Targets, Peter Bogdanovich (1968)

Carton plein

Note : 4 sur 5.

La Cible

Titre original : Targets

Année : 1968

Réalisation : Peter Bogdanovich

Avec : Tim O’Kelly, Boris Karloff, Arthur Peterson, Nancy Hsueh, Peter Bogdanovich

Premier « carton »

Bonnie and Clyde vient de sortir, les studios sont moins regardants sur la violence exposée à l’écran, toutefois, on peut lire que pour faire passer plus facilement la pilule, la Paramount aurait tout de même imposé un carton liminaire condamnant les tueries de masse et appelant à une meilleure législation sur les armes. Peter Bogdanovich n’aurait pas voulu de cette introduction (elle fait peut-être un peu rire jaune aujourd’hui en voyant que la situation n’a guère évolué depuis), pourtant, pour moi, elle est essentielle à ce que le film ne pâtisse pas d’une brutalité confiée ainsi sans filtres au regard du spectateur, regard peut-être encore mal aguerri en 1968 à des approches manquant à ce point de mise à distance (mais même pour un spectateur actuel, il ne me paraît pas judicieux de faire l’économie d’une telle introduction).

Je suis loin d’être fan en général de ces annonces, mais le film est tellement froid et violent qu’un tel carton d’explication donne le ton pour la suite, annonce la couleur de la violence, et surtout, la condamne sans laisser de place au doute. Parfois, l’absence de doute, l’absence de mise à distance avec un sujet problématique, ça tue un film. Tout le contraire ici où l’évidence ne fait que le renforcer : sans le piratage du “message” initial par un autre imposé par le distributeur, sans le travestissement de l’orientation du film que ses auteurs auraient sans doute encore voulu plus violent (comme un gros pavé lancé dans la vitrine bien tranquille de ce grand magasin à jouet qu’est Hollywood), je ne suis pas sûr que cette approche sans fards à la violence n’aurait pas fini alors par provoquer un malaise suffisant à détourner définitivement le spectateur du film. Il y avait un risque sans cela à tomber dans les excès d’un Tueurs nés (tourné des décennies après, on y retrouve le même rapport à la violence) ou… dans ceux d’un Samuel Fuller (qui a d’ailleurs participé au scénario : pas fou le Sam, il file à un novice un film qu’il n’aurait même pas osé faire, histoire de le voir s’y casser les dents à sa place).

Manque de bol, Sam, Bogdanovich a eu la chance des débutants avec lui. Probable que sa femme, Polly Platt, ne soit pas étrangère non plus à la réussite du film (créditée pour diverses choses au générique, mais de mémoire, dans Le Nouvel Hollywood — où par ailleurs Bogdanovich y est présenté comme en enfoiré, surtout avec elle —, Peter Biskind y révélait qu’elle était largement responsable du succès du petit Peter sur ses premiers films). On peut imaginer aussi que l’écriture en séquences parallèles durant tout le film aurait pu permettre, même sans ce carton explicatif, une bonne mise à distance avec les séquences suivant l’évolution du tueur. Mais n’ayant pas pu expérimenter le film sans ce carton introductif, je ne pourrais pas en être certain… Ce serait intéressant d’ailleurs que des primospectateurs voient le film tel que Bogdanovich l’avait conçu.

Bref, l’histoire de ce carton illustre une nouvelle fois et à lui seul, toute la question parfois insoluble du traitement de la violence au cinéma. Et ce n’est pas rien d’être parvenu (peut-être malgré la volonté de Bogdanovich) à s’extirper sans dommage de ce piège.

Deuxième « carton »

Une fois la question de la distance avec la violence réglée, l’aspect le plus réussi selon moi du film, reste ces séquences de violence froide et de pure mise en scène dans lesquelles la caméra suit l’assassin. J’avais cru comprendre que La Bonne Année avait marqué un tournant avec une manière de coller un personnage avec une caméra mobile qui inspirera Stanley Kubrick (et plus tard Gus van Sant), mais apparemment, l’opérateur du film arrive à un même résultat cinq ans avant le film de Claude Lelouch (László Kovács est aux manettes, et l’année suivante, il signera l’image d’un film qui se place pas mal en termes de mobilité : Easy Rider).

Coller ainsi aussi près du tueur permet de créer une tonalité singulière, très réaliste, qui ne fait que renforcer la tension : dans la gestion du temps et le jaillissement soudain de la violence, puis très vite la peur du prochain moment où elle apparaîtra au milieu d’une normalité terrifiante, on y retrouve quelque chose à la fois d’Hitchcock et d’Haneke.

Et, paradoxalement, cette réussite n’aurait pas été possible sans un acteur jouant l’indifférence, la normalité. Le film est clairement un hommage au cinéma de papa (à la fin, notamment, c’est l’acteur du vieux monde interprété par Boris Karloff qui met un terme au chaos initié par cette jeunesse sans repères représentée par le tueur), et je suis persuadé qu’un Fuller, que le William Wyler de la Maison des otages, le Kazan des Visiteurs (tourné quatre ans après), ou tout autre aîné de Bogdanovich n’aurait pas manqué de demander à l’acteur qui interprète le tueur de jouer le personnage perturbé, névrosé, rongé par la culpabilité (comme c’est souvent le cas à l’époque des belles heures de l’application du code Hays). On le sait aujourd’hui, les tireurs de masse montrent souvent un détachement, une sérénité et une absence totale d’émotions durant leur tuerie. Et cela ne fait que renforcer le réalisme du film. Samuel Fuller ou Oliver Stone seraient éventuellement tombés dans un autre piège : ne pas en faire cette fois des névrosés, mais des fous s’amusant de leur toute-puissance criminelle.

On diffère ainsi dans Targets de l’approche réactionnaire de la violence au cinéma qui, comme cherchait à la représenter le code Hays, est toujours le fait de dégénérés. Même si on sent Bogdanovich soucieux d’honorer le cinéma de papa à travers sa vedette vieillissante, ce qui ressort du film, c’est surtout une critique féroce de la société américaine. Le jeune tueur n’est pas un détraqué sorti de l’ombre, au contraire : c’est précisément cette normalité de la vie en banlieue vantée par les promesses du rêve américain qui a rendu possible l’éclosion de la violence. Les promesses des pionniers d’un monde meilleur n’ont finalement pas été tenues : ce monde préfabriqué est en réalité une prison où confort et conformité vont de pair. Avachi douillettement dans son canapé pour suivre le programme du soir à la télévision, le futur tueur cherche encore une issue à sa violence encore contenue. Mais personne ne l’écoute. Ce monde standardisé dans lequel il erre sans but lui semble être fait pour un autre, et à force de déshumanisation, de désenchantement, il n’aura d’autre choix que de devenir un monstre pour détruire cette maison de poupées où rien ne semble lui être réel. Quand plus rien ne semble réel, même la mort n’a plus aucun rapport avec la réalité, et elle devient la seule limite que l’on s’autorise afin de sortir de sa prison. Le constat est assez clair : les monstres ne naissent plus dans les ruelles sombres des quartiers moites et pauvres des grandes capitales, mais des fausses promesses sur lesquelles l’Amérique s’est construite. Le rêve américain, quand on l’éprouve, n’est qu’un cauchemar de déshumanisation. Le bonheur ne peut être standardisé. Et les monstres ne sont pas ceux que l’on croit.

Roger Corman est à la production, en 1962, il réalisait son chef-d’œuvre, The Intruder, où on y voyait de la même manière un prédicateur raciste offrir une jolie image du mal : le diable s’habille en Prada comme dit l’autre, et peut-être que Corman aurait soufflé cette idée à Bogdanovich. « Who nose », comme dirait Peter “Droopy” Bogdanovich en bon français.


Targets, Peter Bogdanovich 1968 La Cible | Saticoy Productions


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Juste sous vos yeux, Hong Sang-soo (2021)

Le retour du film prodigue

Note : 3.5 sur 5.

Juste sous vos yeux

Titre original : Dangsin-eolgul-apeseo / 당신의 얼굴 앞에서

Aka : In Front of Your Face

Année : 2021

Réalisation : Hong Sang-soo

Avec : Lee Hye-yeong, Kwon Hae-hyo, Kim Sae-byuk

Nouvelle actrice, nouveau départ. On commence à comprendre la technique Hong Sang-soo (à laquelle il ne peut rien) : c’est à l’échelle de toute une filmographie, ce que j’ai appelé parfois l’effet La Maman et la Putain. Le film d’Eustache était chiant et long, mais parce qu’il était long et ne s’appliquait qu’à nous montrer à l’écran les mêmes acteurs, on finissait par s’habituer et par rentrer dans le jeu, dans le rythme du film, ou sa logique propre.

Il parait ainsi évident qu’à piocher ici ou là un film au hasard du cinéaste, il y ait peu de chance de s’y laisser prendre. Mais la force des films de Hong Sang-soo, c’est pour beaucoup ses acteurs. Et les acteurs doivent en être conscients parce qu’ils le lui rendent bien : j’ignore précisément la technique de direction d’acteurs du cinéaste, mais ils sont tous sur la même longueur d’onde. On peut imaginer des tentatives avortées avec des acteurs, mais en général, quand des acteurs ne sont pas faits pour certaines techniques de jeu, ça se voit tout de suite. On ne verra donc jamais ces essais ratés s’ils existent. Pour les autres, ça ne peut être qu’un plaisir de retrouver un cinéaste qui les met si bien en avant et qui, je le pense compte tenu du résultat, leur laisse autant de libertés.

Je m’étais plaint parfois de certains de ses acteurs. Je ne sais pas si c’était dû au film, à l’habitude que je n’avais pas encore prise de les voir, si je suis tombé sur les acteurs d’une époque avec qui le cinéaste aura finalement choisi de ne plus travailler, le fait est que ce serait intéressant de revoir ces films découverts en début de chaîne pour voir si l’expérience nouvellement gagnée à voir certains d’entre eux, dans d’autres rôles, permet de les voir sous un autre angle et ainsi d’apprécier différemment les œuvres vues parfois peut-être trop tôt. Il n’y a toujours qu’un film (même si Hong Sang-soo s’applique à refaire ce même film depuis vingt ans), pourtant, quand on le revoit, on en voit toujours un autre…

Je verrai. C’est bien aussi de rester sur les premières impressions. Autrement, on passerait notre temps à tout revoir. C’est juste une perception, farouchement esclave de nos habitudes de spectateurs, avec laquelle il ne faut pas être dupe. Et je suis désolé, toujours, d’en revenir au relativisme. Parce que oui, ça fait relativiser toutes les appréciations et la valeur que l’on donne aux choses.

Au début du film ici, donc, le visage de l’actrice principale ne m’était pas bien familier, et on peine à s’intéresser ou à comprendre ce qui la ronge. On parle d’un rendez-vous qu’on apprend très vite être un entretien avec un cinéaste qui compte faire un film avec elle. Elle n’a pas tourné depuis longtemps, partie depuis aux États-Unis. La relation entre elle et sa sœur est ainsi intéressante, mais (désolé de te le faire remarquer, Sang-soo) aussi beaucoup anecdotique, même quand on la revoit à la lumière de ce qu’on apprend après. Peut-être parce qu’elle prend un peu trop de place justement. Et parce que c’est tout naturellement qu’on pense qu’elle est au cœur du film (alors qu’elle ne sert qu’à illustrer la détresse du personnage principal).

On commence à comprendre où veut en venir le cinéaste quand « l’actrice » profite que son rendez-vous soit reporté de quelques heures pour se rendre à un autre endroit : la maison où elle a grandi. Tout passe toujours par le dialogue chez Hong Sang-soo — dialogues qui en révèlent toujours plus que ce qu’ils semblent dire d’abord dans leur apparente trivialité. Mais à force d’agréger les indices (et les informations), on finit par avoir une meilleure vue d’ensemble. Plus tard, l’actrice dira au cinéaste que ses films sont comme des nouvelles, et précisément, c’est peut-être une technique narrative qu’on rencontre plus dans la littérature (et encore plus dans la nouvelle qui fonctionne assez souvent sur les mêmes principes « d’exposition, indices et chute ») qu’au cinéma. Une manière d’aborder les choses sans avoir l’air d’y toucher. Bref, on comprend alors la solitude et la nostalgie de cette femme venue retrouver des images lointaines, probablement de bonheur, de son enfance. On ne sait pas encore pourquoi, mais ce n’est sans doute pas sans raison. Image rare chez le cinéaste : celle d’une enfant, qui vient s’approcher de l’actrice. On ne verra jamais son visage, sans doute parce qu’il s’agit plus d’une apparition : l’image sans visage de la petite fille qu’elle avait été à grandir entre ces mêmes murs.

Et puis, ellipse brutale, comme souvent chez le cinéaste qui favorise les longues séquences installées. Un visage familier : Kwon Hae-hyo, l’acteur au ton si ironique et pince-sans-rire qui parfois semble interpréter le pendant face à l’écran du cinéaste. L’entretien entre l’actrice exilée et le cinéaste. La première est directe et semble percevoir toutes les techniques louches de mâle usant de son autorité pour gagner les faveurs des femmes. Pourquoi l’entretien se tient-il dans un bar fermé ? Pourquoi le cinéaste a-t-il demandé à l’assistant de les laisser ? Etc. Ici, en tant que spectateur, quand on sait à quel point les films du cinéaste peuvent être inspirés par la réalité, on aurait presque la curiosité de savoir s’il y aurait réellement une telle actrice n’ayant joué que dans un film qui l’aurait marqué au point de vouloir la refaire tourner trente ans après… (L’actrice est la fille du cinéaste Lee Man-hee avec qui, apprend-on sur Wikipédia, la mère productrice de Hong Sang-soo aurait travaillé. Possiblement, les deux filsde se connaîtraient donc depuis l’enfance.) Quoi qu’il en soit, elle finit par expliquer qu’elle ne pourra pas faire de film avec lui, et tout ce qui suit est follement passionnant… et triste. L’humour heureusement ne manque pas de ponctuer l’humeur sinistre de cette seconde partie bien meilleure que la première. Et comme toujours, c’est à travers l’alcool que les personnages se livrent. Comme toujours, le cinéaste raconte l’histoire d’un retour.


Juste sous vos yeux, Hong Sang-soo 2021 Dangsin-eolgul-apeseo | Jeonwonsa Film


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Seule sur la plage la nuit, Hong Sang-soo (2017)

Gueule de bois

Note : 4 sur 5.

Seule sur la plage la nuit

Titre original : Bameui haebyeoneso honja / 밤의 해변에서 혼자

Année : 2017

Réalisation : Hong Sang-soo

Avec : Kim Min-hee, Seo Young-hwa, Kwon Hae-hyo, Jeong Jae-yeong, Moon Sung-keun, Song Seon-mi

Peut-être le plus digeste des films très autocentrés du cinéaste. Oui, il nous y expose des événements plus ou moins en rapport avec sa propre vie et avec celle de son actrice principale (du moins, on peut l’imaginer), mais il faut reconnaître qu’après vingt ans à peaufiner un dispositif cinématographique et une écriture somme toute bien personnelle, le bonhomme sait y faire.

On retrouve globalement les acteurs qui se sentent probablement le plus à l’aise dans ce dispositif, car je n’ai plus grand-chose à dire sur les acteurs ou sur la manière d’aborder leur personnage… À ce niveau, tout est parfait, et le plaisir est là, celui de retrouver des acteurs pour leur charme et souvent pour leur second degré. L’ironie, c’est encore ce qu’il y a de plus charmant à suivre dans ces derniers films de Hong Sang-soo.

Concernant la forme, le cinéaste reste, cette fois, assez sobre (autant qu’il peut l’être, à l’image des personnages qu’il convie autour d’une table) : un leitmotiv burlesque au sens assez abscons (l’individu qui demande l’heure, qui suit les deux Coréennes à Hambourg et qui lave la porte-fenêtre un peu plus tard dans l’appartement), une construction en deux parties (départ après le scandale, retour au bercail où le scandale n’en finit pas de hanter le personnage principal). Et puis, une séquence qui se révèle être un rêve : une habitude chez Hong Sang-soo, un caprice d’étudiant, mais on est habitué, il est pardonné (surtout que ça ne fait que rajouter à la solitude de l’actrice et va donc ainsi dans le sens du récit, on échappe à l’effet de surprise et de mauvais goût habituellement rattaché au procédé).

J’attends toujours le chef-d’œuvre, cela dit. On est dans le haut du panier ici, mais il manque la marche supplémentaire qui me laisserait coi, ébahi et plein d’admiration. Elle a raison ton actrice, ta chérie ou ton personnage principal : arrête peut-être de raconter ta vie, pour voir, et mets-toi plus en danger, explore. Garde le meilleur de ton style, et imagine une histoire qui colle parfaitement avec la forme, mets-toi en quête d’une évidence, tente d’en faire peut-être à peine plus dans un sens, ou au contraire, tends vers plus de minimalisme ou d’incommunicabilité, de contradictions, d’injustice… Au travail, fainéant.

Sinon, je m’amuse à repérer les tics de langage auxquels les acteurs sont autorisés à avoir (dans le cas d’improvisation dirigée) ou dans son texte (toutes les séquences semblent être de l’improvisation dirigée, avec probablement un certain nombre de passages obligés, mais le cinéaste semble tout de même laisser beaucoup de champ à ses acteurs). Je n’ai remarqué qu’un « aille-go » qui est pourtant un tic de langage très courant chez les Coréens (équivalent à « zut », mais avec des variantes que j’ignore, mon traducteur vocal par exemple traduit ça par « oh, mon Dieu ! »), pas beaucoup plus de « keurenika » (« tu sais », balancé à la fin de chaque phrase pour ponctuer une discussion), en revanche, ça balance énormément de « créo », de « qeuré », de « qeuré-ka » (traduit par « ah bon », « d’accord », « bien », « tu crois ? »). Encore cinq cents ans et je suis bilingue. D’ici là, Hong Sang-soo aura produit quelques chefs-d’œuvre.

그래.


Seule sur la plage la nuit, Hong Sang-soo 2017 Bameui haebyeoneso honja Jeonwonsa Film


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Irene Cara et la fame éphémère ou miraculeuse

Théâtre

SUJETS & DÉBATS

Hommage à Irene Cara.


Irene Cara dans Fame, Alan Parker (Metro-Goldwyn-Mayer) 1980 chantant Out Here On My Own de Michael Gore et Lesley Gore (RSO Metrocolor Records)


Talent sous-exploité ou miraculeux comme des milliers d’autres, en plus des deux ou trois chansons de génériques chefs-d’œuvre des glorieuses années disco, Irene Cara apparaissait surtout dans ce grand moment « mièvre » au piano dans une des meilleures séquences de Fame :

Fabuleuse capacité d’Hollywood à ne pas exploiter des talents quand ils apparaissent. Irene Cara sera assimilée à deux grands films disco, mais si elle dansait dans Fame (et assumait un rôle de danseuse avant que les producteurs ne décèlent ses talents de chanteuse) avait plutôt un corps fait pour la danse classique, loin des standards athlétiques et mégarythmiques des années 80. Son exploitation future était sans doute prémonitoire dans cette séquence où elle joue devant une salle vide.

Fame est le film d’une jeunesse agitée, assoiffée de reconnaissance, et certaines séquences comme celle-ci servent de contrepoint à toute cette agitation.

J’avais vu ça dans les cours et écoles de théâtre à l’époque. Comme dans Fame, tous les talents s’expriment à leur manière et les élèves touchent à tout sans connaître forcément leurs points forts : on y découvre tout à coup des élèves patauds doués avec leur corps, des timides nuls dans tout trouver leur “voix” au détour d’un exercice de chant, des acteurs qu’on pensait établis dans un registre ou des seconds rôles qui se révèlent meilleurs que les autres en en abordant un autre, etc.

Dans Fame, musiciens, danseurs, chanteurs se heurtent à une pression et une concurrence féroce. Irene Cara aussi veut réussir, mais elle touche à tout sans véritablement exceller dans un art en particulier : piètre actrice (en vrai, elle a une jolie bouille, mais elle peine à convaincre dans ses quelques séquences dialoguées), corps frêle, manque d’assurance, elle finit par écrabouiller la concurrence dans cette séquence en jouant justement sur ces faiblesses quand justement personne ou presque ne la regarde et s’excuse même pour finir de chanter quelque chose de mièvre. Ce sont toutes ces différences et ces paradoxes qui sont parfaitement exploités dans cette séquence qui révèlent la véritable nature des métiers de la représentation.

Malheureusement, comme on le voit dans la série et le film, ces instants de grâce ne durent jamais : si le film exploite et illustre parfaitement ces moments rares appelés à ne pas se répéter, tout comme la cruauté du métier, c’est la norme dans la réalité où personne n’est là pour immortaliser ces miracles éphémères et où les réussites sont le fruit de persistance, de chance, de piston ou de malentendus. Pour que ces miracles éphémères n’en soient plus, il faut des metteurs en scène et des auteurs trouvant chez ces acteurs les parfaits messagers de leurs idées. Or, chacun travaille de son côté et les acteurs qu’on présente à l’écran seront souvent les plus réguliers, les plus volontaires, les plus agressifs, les plus prétentieux, les plus socialement établis, rarement les plus talentueux ou les plus prometteurs. On remerciera donc les producteurs et créateurs du film d’avoir su modifier la conception première du film qu’ils voulaient faire pour s’adapter à un petit miracle qui venait de prendre corps et grâce sous leurs yeux.

Deux ou trois petits tours de chant devant une salle vide et puis s’en vont… C’est aussi pour ça que cette séquence était admirable. Au milieu de l’agitation de tout le reste, elle révélait la nature profonde et paradoxale des métiers de la scène. Merci à Irene Cara d’avoir au moins incarné, un peu trop bien, à l’écran (et donc en dehors), ce paradoxe. Derrière son succès tout relatif à elle, fait comme tous les succès de malentendus et de chance, il y a tous les éclairs de génie, les petits miracles éphémères, que le public ne verra jamais. Trois ans après Fame, Irene Cara écrira et interprétera un autre monument de la musique pop pour le finale de Flashdanse, mais elle n’apparaîtra déjà plus à l’écran, Jennifer Beals jouant le premier rôle et Marine Jahan exécutant les non moins célèbres séquences dansées du film. Un petit tour et puis s’en va.

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, Serge Bromberg, Ruxandra Medrea (2009)

Les bonnes intentions

Note : 3.5 sur 5.

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot

Année : 2009

Réalisation : Serge Bromberg, Ruxandra Medrea

Avec : Romy Schneider, Bérénice Bejo, Serge Reggiani, Jacques Gamblin

Belle autopsie d’un désastre. La démarche est originale : réaliser un documentaire-enquête sur un film inachevé longtemps resté une légende en en expurgeant des rushes devenus aujourd’hui célèbres.

Rater un film pour un cinéaste de génie, ce n’est pas rare, ce qu’il l’est déjà plus, c’est d’être incapable de le finir, et de voir plusieurs décennies après un distributeur chercher à en recoller certains morceaux… Netflix avait déjà golemisé le film inachevé de Orson Welles, The Other Side of the Wind, avec un résultat contrasté. L’occasion en tout cas de découvrir pourquoi certains films peuvent tourner à la catastrophe. Ces films ont plus de valeur historique que réellement artistique.

Ayant pris un peu la grosse tête après quelques succès, Clouzot voit donc les choses un peu en grand pour un film psychologique. Au milieu des années soixante, la psychologie, du moins les troubles psychologiques, c’est un peu les effets spéciaux d’aujourd’hui : son recours est facile, souvent racoleur, coûte moins cher que la technologie ou les décors exotiques, donc beaucoup de cinéastes, y compris des vétérans, se lancent dans cette mode.

Le projet semble avoir pris des dimensions disproportionnées quand un studio américain s’en est mêlé, et on sait ce que l’argent des studios a fait de cette décennie à Hollywood… Le paradoxe, c’est que Clouzot cherchait, et pensait pouvoir faire, quelque chose d’innovant avec de gros moyens.

De ce qu’on peut voir de ces séquences en couleurs, « cinétiques », c’est plutôt réussi, reste à savoir si ça peut avoir sa place dans un film narratif. En 1964, date du tournage du film, c’est aussi l’année où Teshigahara tourne La Femme des sables : sans savoir si le réalisateur français avait eu les mêmes aspirations que le cinéaste japonais ou même si par hasard il avait vu le film que Teshigahara avait lui achevé, on peut deviner qu’autant sur le plan sonore que sur le plan des séquences d’hallucinations, c’était vers quoi Clouzot aurait sans doute voulu aller. Mais si cela marche dans La Femme des sables, c’est sans doute déjà parce que les effets sont très peu soulignés (rien que l’usage intermittent de la couleur aurait probablement proposé une accentuation trop marquée dans le film de Clouzot), mais aussi parce que, il me semble, dans le film japonais, les émotions que cherche à partager Teshigahara sont des émotions quasi primaires : le désir, l’incompréhension, l’inconfort, l’ennui, la peur… Alors que la jalousie, thème de L’Enfer, je n’ai pas beaucoup d’exemples en tête qui pourrait me laisser penser ou me convaincre que ce soit un sentiment particulièrement facile à rendre au cinéma.

La jalousie, d’une manière générale au cinéma, elle est éprouvée par les personnages, et le spectateur s’y identifie assez peu. Ce n’est d’ailleurs pas forcément toujours plaisant à suivre, puisqu’il s’agit d’un sentiment antipathique largement connoté négativement… C’est peut-être placé face à cette difficulté que Clouzot se trouve incapable de donner corps à ses personnages. On le voit bien d’ailleurs avec les plans qui nous restent : si Clouzot pense peut-être réinventer l’eau chaude avec ces séquences psychédéliques (alors qu’il ne fait que réinventer des effets quarante ans après de l’avant-garde), et si ces séquences prises séparément valent le détour (si personne ne peut savoir ce que ç’aurait pu donner montée dans un film, peut-être même en en gardant que des fragments infimes), le problème se situait probablement bien plus ailleurs.

Si aucune des séquences dialoguées n’est intégrée au montage par Bromberg (probablement parce qu’il manquait la piste sonore des séquences), restent les séquences en noir et blanc de la vie quotidienne que Clouzot aurait sans doute voulu monter en plans-séquences : les séquences sont muettes et le cinéaste y aurait sans doute ajouté une musique. Et le problème, c’est que ces séquences sont mal dirigées. Je veux bien croire que Clouzot était un réalisateur pointilleux qui préparait tout à l’avance, il avait manifestement des problèmes non seulement pour s’attirer la confiance de ses acteurs, mais aussi tout simplement pour les diriger. Que ce soit les premiers ou les seconds rôles. Tous surjouent affreusement là où, pour des séquences de la vie quotidienne, il faut en faire le moins possible. Plus encore, quand il est question de suggérer un sentiment naissant fait de suspicion, de peur de l’abandon, et de solitude. On ne montre pas tout ça avec si peu de délicatesse.

Je suis peut-être dur à juger Clouzot, et en faire presque la critique d’un film qui n’existe pas, mais après tout, le film a suivi le même sort que le film de Orson Welles, lui-même inachevé, monter des décennies plus tard, avec là encore une particularité : pouvoir faire non seulement la critique d’un film inachevé, mais aussi affirmer que le film dans le film, réalisé, là encore en couleurs, par la femme du réalisateur, était beaucoup plus intéressant que le film du réalisateur lui-même ; donc faire la « critique » d’un film inachevé, s’amuser à en deviner les faiblesses (quitte à se demander si le réalisateur lui-même, voire toute l’équipe, n’était pas tout aussi conscient des mêmes faiblesses), ça devrait rester possible. Comme à mon habitude, je prends mes aises avec les films des autres (et c’est d’autant plus facile si le réalisateur n’a pas fini son film et n’est plus de ce monde) : le spectateur a tous les droits.

Une étrangeté historique donc, pleine d’informations, qui diffère sans doute avec le film inachevé de Welles par la volonté d’en faire un film à part entière sur le film en question, pas prétendre achever l’œuvre ratée d’un cinéaste qui manifestement avait souhaité faire chier son monde plutôt que de faire son travail.


 

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, Serge Bromberg, Ruxandra Medrea (2009) | Lobster Films, France 2 cinéma, Canal +


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La La Land, Damien Chazelle (2016)

Et la dansité, alors…

Note : 3.5 sur 5.

La La Land

Année : 2016

Réalisation : Damien Chazelle 

Avec : Ryan Gosling, Emma Stone

En général, l’histoire dans une comédie musicale n’a souvent que peu d’intérêt ; elle est le prétexte, ou le point de départ, à des numéros chantés ou dansés ; c’est un habillage qui se contente de peu de subtilités. Or, le problème ici, c’est justement que le film ne tend pas suffisamment à mon goût vers la comédie musicale. Pendant tout le développement du film, et ce pendant au moins une heure, des chansonnettes, deux petits tours au piano électronique sans grand intérêt, tout le reste, c’est la mise en scène d’une amourette tout ce qu’il y a de plus banal pour une comédie musicale. Et pour une comédie musicale, le nombre de numéros proposés pour nous mettre en émoi est par conséquent ridiculement bas.

L’ascension dans les coulisses de Los Angeles est sans doute aussi moins photogénique que celle tournée dans d’autres films à Broadway. Peut-être parce que pour honorer le jazz, on peut toujours le faire à l’écran en jouant du jazz…, honorer le Vieil Hollywood comme semble vouloir le faire Damien Chazelle, une fois qu’on a rejoué un classique à la manière d’une comédie musicale, difficile d’illustrer la passion du personnage féminin, qui est probablement celle aussi du réalisateur, autrement qu’à travers des pièces underground, des castings ou un film à succès dont on ne verra jamais rien. La cinéphilie, ou son versant professionnel, l’amour de la comédie, à Los Angeles, est probablement moins ma tasse de thé qu’un même sujet autour du monde du spectacle situé à New York (à moins d’en montrer un aspect bien particulier : Boogie Nights, Boulevard du crépuscule, et quelques crans en dessous : Ed Wood, ou récemment Il était une fois Hollywood…).

Peut-être aussi est-ce le problème de se concentrer sur une relation sentimentale un peu unidimensionnelle… Comme quoi, si l’histoire n’est qu’un prétexte, encore faut-il y apporter tous les éléments habituels du genre : où sont donc passés les personnages secondaires ? Existe-t-il seulement des exemples de films où une intrigue si resserrée autour de deux personnages principaux qui seraient une réussite ? Même dans un musical ? Hors comédies musicales, que ce soit par exemple dans les films de Cassavetes ou de Woody Allen, je n’ai pas le souvenir qu’ils y aient totalement gommé cette présence nécessaire de personnages en en faisant de vulgaires accessoires… Mais peut-être ai-je aussi simplement du mal à mettre le doigt sur ce petit détail qui peine à me convaincre. Des contre-exemples, j’en trouverai toujours.

Revenons-en à La La Land : j’insiste, un tel déficit dramatique aurait pu être compensé par un plus grand foisonnement de danses et de chants. On accepte en général les faiblesses de l’un (déficit dramatique) si on nous garantit les petits plaisirs nécessaires de l’autre (les séquences musicales). Peut-être, Chazelle faisait-il plus confiance à l’émotion entretenue par ses deux acteurs entre les séquences que par l’intrigue (même très mince) avec ce désir d’en savoir plus à la scène qui suit ou avec la peur au contraire de ce qui pourrait advenir, ou encore par le plaisir sans cesse renouvelé de voir des séquences dansées ou chantées… Mystère.

Bref, même si j’ai du mal à l’expliquer, il manque bien un petit quelque chose incapable de satisfaire mes attentes, et le résultat c’est une impression de gnangnan, de vide et de profonde insatisfaction.

Chazelle m’incite à me laisser convaincre par ses acteurs ? Soit. Je l’avoue, je suis toujours aussi passionnément fasciné par le talent de Emma Stone. Un œil, une intelligence, une vivacité, de la dérision, de l’imagination, et une justesse folle qui lui permet de reproduire en un regard une situation qu’on pourrait deviner rien qu’en la regardant jouer (en la regardant le plus souvent écouter pour être précis). Elle a aussi ce sourire rare que certains ont dans les yeux, ce sourire qui s’illumine d’un coup, souvent par politesse ou par intelligence sociale, et qu’on exprime pour montrer sa surprise (feinte ou non) de voir quelqu’un, ou de comprendre ce que veut dire l’autre en lui proposant ainsi, par les yeux, une connivence polie. Parce qu’il y a chez certains, cette noblesse d’âme qui quand ils en regardent d’autres (que quelques-uns considéreraient avec une condescendance à peine voilée) les font sentir plus importants qu’ils ne le sont. Un bon acteur, c’est un acteur qui sait mettre en avant son partenaire, celui qui sait le laisser parler en donnant vie, par l’écoute et le regard, à son discours ; il en va de même pour les individus : monter l’estime qu’ont certains d’eux-mêmes et qui ont peu le loisir de se sentir à leur place dans le monde, c’est se grandir soi-même, montrer une estime discrète par son écoute et un sourire poli à la moindre personne qui vous fait face quel que soit son statut, sa position ou son charme propre, c’est se montrer soi-même civilisé, donc digne d’être aimé. C’est une forme de tatemae à l’occidentale : nul besoin de savoir si on est sincère quand on montre du respect à l’autre, montrer la voie, ne pas brusquer l’autre, c’est triste de l’admettre, mais c’est un bon moyen, aussi, pour gagner une certaine forme de paix sociale. Qu’on appelle cela la classe, le charme ou l’intelligence, peu importe, Emma Stone le montre à chaque fois dans ses films… Et moi qui serais sans doute plus une sorte de troll aussi aimable qu’un agent du fisc ou un inspecteur des travaux finis, bref un sauvage à l’intelligence sociale très limitée, ça m’en bouche un coin. J’aurais presque l’impression face à un tel personnage d’être la créature de Frankenstein qui rencontre la petite au bord du lac et qui lui tend ses fleurs… Gare à toi, Emma, à ne pas être trop aimable avec les monstres qui pourraient innocemment te faire du mal.

Quant à Ryan Gosling, (on va troller un peu monsieur, mais on va commencer par les fleurs), loin d’être tout aussi fan de ces interprétations droopiesques, ou de sa personnalité en général, l’acteur est surtout convaincant comme danseur. Si la vase…, la valse pardon, ce n’est pas encore tout à fait ça, la maîtrise qu’il montre dans sa première scène dansée (et pas loin d’être la seule, d’où ma frustration) avec Emma Stone est impressionnante. Le problème est bien là, pour une fois que j’apprécie l’acteur à l’écran, on ne m’en donne pas assez pour mon argent. Une intrigue un peu faible, trop de sentimentalisme (chanté pour le coup), trop de piano, et pas assez de comédie musicale. Pas assez de danse, de swing, de tap, de peps, de rock s’entend. Imagine-t-on West Side Story sans les Sharks et les Jets ?!… Imagine-t-on un film avec Eleanor Powell sans numéro de claquettes ?!… Fred, sans Astaire ?!… Le Général sans la France ?… Où est le beat, l’attaque en rafales, la nuance, le contrepoint, le coup de coude dans les côtes ?!…

Reste que si le modèle de Damien Chazelle, c’est Jacques Demy, je m’avoue vaincu : si son idéal, c’est laisser Gene Kelly dans un coin et chanter que les papiers bonbons sont jolis pendant une heure, alors oui, je ne mange pas de ce pain-là. Et j’attendrai l’inspiration suivante. Après tout, les tentatives pour ranimer le genre ne sont pas si rares : Swing Kids, de Kang Hyeong-Cheol, par exemple était une belle réussite.


 

Land, Damien Chazelle 2016 | Summit Entertainment, Black Label Media, TIK Films


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Le Chemin de l’espérance, Dino Risi (1952)

L’omnibus des désillusions

Note : 2.5 sur 5.

Le Chemin de l’espérance

Année : 1952

Titre original : Il viale della speranza

Réalisation : Dino Risi

Avec : Cosetta Greco, Marcello Mastroianni, Liliana Bonfatti, Piera Simoni

Dino Risi pour son second film a probablement plus l’œil tourné vers les comédies américaines des années trente qu’une volonté déjà (ou la possibilité) de réaliser des satires à l’italienne. Si l’ode au cinéma qu’on devine dans le titre ne ment pas sur les désillusions produites à la chaîne dans l’usine à rêves qu’est Cinecittà, aucun humour acerbe, aucune satire, juste le portrait plein de tendresse pour ces acteurs et techniciens qui n’accéderont jamais à la lumière ou à la reconnaissance.

On sent peut-être la volonté chez Risi de calquer les films de coulisses américains sur Broadway (les films de troupes d’acteurs comme Pension d’artistes), mais ça ne prend pas, ou ça prend mal avec un premier acte qui fait plutôt penser au spectateur que le film tournera principalement autour de deux personnages, un cameraman et une jeune actrice. À moins que ce soit un biais d’apparition affectant les spectateurs du vingt et unième siècle. En 1952, Marcello Mastroianni n’est pas encore la star qu’il sera plus tard, si bien que notre regard de spectateur, à son apparition, pense tenir son personnage principal quand il en est en fait rien… L’affiche du film pourtant ne trompe pas, elle. Malgré cela, le premier acte de présentation semble hésiter entre films de coulisses et films de couple : Marcello disparaît alors un long moment, le récit se recentre sur les actrices, puis il revient, et au final on ne sait plus trop à quel film on vient d’assister.

En dehors de la direction d’acteurs, du goût de Risi pour les petites phrases amusantes en arrière-plan pour ponctuer une scène, l’acidité future du cinéaste n’y est pas encore décelable. Pas non plus de personnages caricaturaux sur le devant de la scène (ils sont présents, mais plutôt dans les seconds rôles) : Marcello est jeune et beau, plein de classe comme dans les futurs Fellini (avec moins d’assurance, mais avec ce petit quelque chose de nonchalance aristocratique qui hypnotise ; un vrai jeune premier), les hommes mûrs sont respectables ou presque (les mauvais caractères, encore une fois, sont laissés aux seconds rôles), et les demoiselles sont délicieuses et, fait rare dans le cinéma de Dino Risi, occupent les premiers rôles. À se demander si on est encore dans une comédie… Il faudrait plutôt parler de chronique douce-amère et désenchantée, d’une photographie d’une époque aux studios Cinecittà, ou d’une ode bienveillante dédiée à ces petites gens du cinéma. La véritable comédie à l’italienne, acide et bouffonne, viendra plus tard pour Dino.


 
Le Chemin de l’espérance, Dino Risi 1952 Il viale della speranza | Mambretti Film

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Shakespeare Wallah et The Householder, James Ivory

Duet

Note : 4 sur 5.

Shakespeare-Wallah

Année : 1965

Réalisation : James Ivory

Avec : Shashi Kapoor, Felicity Kendal, Geoffrey Kendal

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Note : 4 sur 5.

The Householder

Année : 1963

Réalisation : James Ivory

Avec : Shashi Kapoor, Leela Naidu, Durga Khote

— TOP FILMS 

Ces deux premiers films de James Ivory me laissent sans voix. Je ne m’attendais pas à ça. De Ivory, je ne connaissais que le cinéma très à la mode dans les années 80 et les années 90 (peut-être un peu oublié aujourd’hui). Pourtant, il a commencé par deux films étranges tournés au Bengale avec une équipe qui lui restera longtemps fidèle (et qui sera donc responsable en partie des films plus connus de son âge d’or).

The Householder est clairement un film tourné à la Satyajit Ray, mais c’est fait avec quasiment le même génie. C’est terriblement conservateur, la morale du film pouvant être « tout finit toujours par s’arranger dans un mariage arrangé », mais voilà, c’est beau, et ça, aucune idéologie ne peut y résister.

Shakespeare Wallah s’ancre peut-être plus dans ce qui deviendra la marque des films futurs de James Ivory : une jeune actrice anglaise officiant avec ses parents acteurs depuis toujours en Inde qui s’éprend d’un Don Juan local (joué par le même acteur que dans le film précédent).

Comme pour le film précité, c’est dans les détails de la mise en scène que Ivory se montre particulièrement doué. Ce n’est pas seulement dans la construction des plans, mais dans la gestion des temps forts. On devine un excellent directeur d’acteurs. Avec pour paradoxe, un phénomène que j’ai rarement rencontré, mais qui peut arriver avec des acteurs faits essentiellement pour la scène : chez certains acteurs, si tout le jeu facial, émotionnel ou de corps est savamment étudié et signifiant (chaque geste semble être pensé pour caractériser son personnage), la diction n’est pas toujours très juste. L’ironie par exemple, c’est que l’actrice jouant une célébrité de Boolywood, jouant par conséquent des scènes ridicules dans ses propres films, joue admirablement bien les séquences “naturelles”. Et cela, alors même que son rôle est à la fois ingrat et difficile à jouer (rôle de femme jalouse, vulgaire et possessive). Celle qui lui fait face, la jeune Felicity Kendal, me paraît beaucoup moins juste dans ses intonations, mais est toujours parfaite dans ses expressions… Le sujet semble d’ailleurs inspiré par ses acteurs, vu que les trois acteurs “européens” de la troupe sont parents dans la vie. Les histoires les plus curieuses prennent parfois leur origine dans la réalité…

Merveilleux.


Shakespeare-Wallah, James Ivory (1965) | Merchant Ivory Productions Cohen Media Group

 

The Householder, James Ivory (1963) | Merchant Ivory Productions


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Once Upon a Time in… Hollywood, Quentin Tarantino (2019)

Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants hippies…

Note : 3 sur 5.

Once Upon a Time in… Hollywood

Année : 2019

Réalisation : Quentin Tarantino

Avec : Leonardo DiCaprio, Brad Pitt, Margot Robbie, Bruce Dern, Al Pacino

… et on n’eut jamais à séparer l’œuvre de la vie de l’artiste…

J’avoue être quelque peu désarçonné quant à la manière de saisir cet étrange objet proposé par Tarantino. D’une part, je vais être honnête, j’adorerais applaudir à nouveau un de ses films : pour être un fan de la première heure, j’ai toujours eu avec lui des attentes importantes et une relative bienveillance. Et cela malgré les nombreuses déceptions. (Tout le crédit d’ailleurs que je porte au petit Quentin, on le doit peut-être au seul Pulp Fiction ; et faudrait alors se demander si de mon côté, je n’ai pas vu et compris son film d’une manière trop personnelle — mais c’est aussi ça, la marque des chefs-d’œuvre, se laisser approprier par son public).

J’ai donc un léger souci avec Once Upon a Time in… Hollywood. Et il est assez simple : je ne le comprends pas (je m’y suis aussi globalement ennuyé, mais c’est lié). Si je ne le comprends pas, c’est bien que de toute évidence, Tarantino a voulu nous dire quelque chose. Un quelque chose de bien trop confus (comme toujours quand on décide de le faire avec un film). D’habitude, le réalisateur se contente de dire son amour du cinéma, c’est le principe des références permanentes, et de faire joujou avec. Ici, le principe me semble plus prétentieux (sans connotation), ou plus ambitieux disons, en brodant une histoire fictive autour d’une autre, sordide, connue pour avoir été un tournant dans la culture populaire américaine à la fin des années 60. Cette histoire tragique, c’est celle de Sharon Tate, femme de Polanski, assassinée dans sa résidence à Los Angeles par des disciples de la secte de Charles Manson alors qu’elle était enceinte… Quand on connaît cette histoire, plus ou moins en détail, on comprend vite le contexte supposé du film : Quentin Tarantino nous montre les quelques heures précédant la tragédie, il y mêle alors des personnages réels (Tate donc, Polanski et toute la clique, mais aussi quelques stars qui, comme toujours, ne semblent être que de simples joujoux sortis de la boîte à jouet du réalisateur) et des personnages fictifs. On aurait peut-être dû y voir déjà un indice de ce qui suivra, puisqu’il est question d’une vague starlette de la télévision sur le déclin et de sa doublure. De sa doublure… Je ne suis pas fort en symboles, mais peut-être faut-il y voir un jeu de superposition ou de niveaux de réalités divers… Je ne saurais trop expliquer cela, mais j’ai un peu l’impression que Tarantino, au-delà du symbole ou de la thématique de la copie non conforme, n’y voit pas mieux que moi dans son histoire (un peu comme un enfant — puisque Quentin ne cesse de jouer dans tous ses films — qui se mettrait à philosopher sur la vie).

À l’heure du film, je suis attentif à ce qui se passe, je ne comprends pas bien où Tarantino veut me mener, et il n’est pas encore question de discours sur la réalité et le cinéma ou sûr que sais-je encore. Ayant compris (ça, oui) que Tarantino n’allait cesser d’invoquer, pas seulement le passé comme il le fait d’habitude en amoureux cinéphile du cinéma d’autrefois, mais bien un fait divers qui fut un tournant, disons…, socioculturel, je regarde le film presque comme un documentaire. C’est peut-être mon tort, mais je pense à ce moment-là à Short Cuts d’Altman. Je n’en ai qu’un vague souvenir, mais je me souviens d’un film contant les dernières heures d’une poignée de personnages sans autre connexion que le fait d’habiter la même ville, encore Los Angeles, avant un tremblement de terre. Comme des relents de film pré-apocalyptique : le calme, la fête, les fleurs dans les cheveux, avant la tempête. D’un simple point de vue conceptuel, ce point de départ, ou ce sujet choisi par Tarantino, m’allait très bien : l’idée de faire intervenir à la fois le passé réel (allusion à un fait réel connu, sans compter les milliers de références culturelles) et le futur diégétique (la connaissance presque hitchcockienne d’un drame annoncé, la crainte de son accomplissement), ça me séduisait plutôt ; et c’est un peu grâce à ce type de procédés narratifs que le cinéaste de Pulp Fiction avait, d’une certaine façon, dynamisé le cinéma des années 90.

Ça restait séduisant, cependant, tant que le film gardait jusqu’à la fin cet aspect documentaire, choral, à la Altman (d’un Altman raté peut-être, je vais y revenir, mais tout de même). Le problème, c’est que le film prend un tournant… pulp inattendu (quoi que, s’agissant de Tarantino) et que là, je suis comme partagé sur ce qui a bien pu traverser l’esprit de Tarantino pour en arriver là. Quelles que soient les hypothèses plus ou moins probables pour expliquer ce revirement, j’ai peur qu’aucune n’arrive à me convaincre. Je veux bien croire que torde ainsi la réalité pour se rapprocher de la fiction ait été dès le début souhaité par Tarantino (logique du jeu de la « réalité-fiction-fiction-doublée-réalité »…) ; mais cela impliquant un fait réel, ce serait malgré tout d’un goût assez douteux (on ne fait plus joujou, cette fois, on réveille les morts, on joue à la poupée avec eux, on leur réinvente une histoire, et surtout on les fait échapper à leur fin tragique comme s’il était question d’un caprice de petit dieu omniscient).

L’hypothèse la plus probable, c’est encore que Tarantino n’avait aucune idée de ce qu’il voulait faire, qu’il se soit pris à rêver, tel l’adolescent éternel qu’il est, qu’il pouvait finir par trouver une issue intelligente après avoir pris la parole sans avoir la moindre idée de ce qu’il voulait dire ; et que le sujet choisi cachait en fait, non pas un discours, mais une fascination morbide pour un acte d’une extrême violence dont les éléments pouvaient évoquer chez lui le pire de ce qu’il se savait capable d’écrire tout en étant conscient qu’il lui serait impossible de le faire. L’invocation d’un tel fait divers aurait donc été un procédé pratique pour lui : elle lui permettait d’évoquer une séquence à la violence insupportable connue de tous sans jamais avoir à la montrer. Il aurait l’occasion de détourner les yeux au moment de la « scène à faire » attendue et crainte de tous, et de jouer à un autre petit jeu hypocrite plein d’une fausse catharsis : celui de retourner le destin et de massacrer les massacreurs. Une réalité alternative pour nous dire quoi ? Dans quel but ? Que c’était mieux avant, que Hollywood aurait été mieux (ou seulement différent) sans Charles Manson ? Vraiment ? Tarantino en défenseur de la culture hippie ? Ça n’a pas beaucoup de sens. Alors quoi ? Que la fiction est toujours profitable à la (tragique) réalité ou que Hollywood a toujours le pouvoir de tout faire pour que la réalité devienne fiction, et que, accessoirement, toute fin s’achève de manière heureuse (ce que suggère très fortement le dernier plan) ?…

Avant ce twist uchronien qui semble bien amuser Quentin (et qui peut être justifié par la nature même du massacre : les tueurs de Charles Manson — dans la réalité — s’étaient trompés de cible ; alors, s’ils s’étaient trompés, pourquoi ne pas imaginer ce que ça pourrait être s’ils se trompaient encore de cible…), le dilemme du film est là : arrive fatalement dans l’esprit du spectateur, comme dans celui de Tarantino, l’instant où on se pose sérieusement la question : comment montrer cette séquence d’une extrême violence ? Osera-t-il seulement la montrer ?

La solution la plus simple, la plus évidente, et la seule possible semble s’imposer alors : fermez les rideaux — ou plutôt rouvrez-les —, tout cela n’est qu’une farce, on va jouer. Et puisqu’il ne faudrait pas que cela soit seulement « rigolo », on invoque l’artifice (et le sens supposé qu’il serait censé prendre) de la « réalité alternative » (c’est du moins ce que j’aurais dit si j’avais compris le film). D’accord, Tarantino s’en tire en échappant à un « tout cela n’était qu’un rêve » (ou les effets d’une cigarette au LCD), en disant que tout ici n’est… qu’uchronie (et si, et si, et si…). Et… après ? Qu’est-ce que cette pirouette nous dit-elle du sujet en question, de la violence, du cinéma, de Hollywood en particulier ?… Ça n’a aucun sens, et c’est bien ça qui me pose problème. Si tout cela est du cirque, j’aimerais au moins qu’on ne m’ait pas fait croire le contraire. Surtout j’apprécierais que cela ne se fasse pas sur le dos de personnes réelles. D’accord, les artistes ont tous les droits, y compris celui de travestir la réalité ou l’histoire. Mais leur devoir, c’est aussi de le faire avec talent (et cohérence). Et dans ce Once Upon a Time… Tarantino en manque, de talent.

Ça, c’était pour le fond. Sur la forme, Tarantino fait… n’importe quoi.

Je vais commencer par ce que je connais le mieux, et par le positif. Je trouve peut-être du talent à Brad Pitt sur le tard, mais sa présence, c’est encore ce qui m’a le plus convaincu dans le film. Le ton juste (autrement dit, pour un Tarantino, la distance juste dans l’ironie : parce qu’il faut garder assez de distance dans sa composition pour laisser au spectateur l’occasion de finaliser l’humour, le ton tarantinesque, et ne pas tomber au contraire dans une interprétation qui se regarde jouer), le rythme juste, et un personnage qui, me semble-t-il, sait apparaître, aussi, différemment que tel qu’il semble écrit : il dépasse la fonction, il impose une présence, un style ; autrement dit, il ne joue pas à la lettre le rôle de la doublure niaise, lourde, vulgaire, bagarreur qu’on aurait pu craindre. L’âge aidant, peut-être, je le vois aller vers la simplicité, la distance…, tout ce qui fait qu’il a réussi cette fois-ci à me rendre son personnage sympathique.

Je ne peux pas en dire autant de Leonardo. Le fait d’arriver à prendre du plaisir à voir un des deux dans un buddy movie, c’est déjà pour moi un miracle statistique. Malgré tous ses efforts, DiCaprio n’arrive jamais ni à me faire rire, ni à m’attendrir. On pourrait même être en droit de se demander où sont les répliques tordues et amusantes du Tarantino du début, celui presque beckettien du verbe avant l’action (même si son Godot à lui finit toujours par arriver, un peu comme la bombe d’Hitchcock que l’ado Quentin se plairait certainement à faire exploser comme on joue avec un coussin péteur). Ç’aurait pu aider le pauvre Leonardo, qui force comme il l’a toujours fait, et qui n’a plus que ses grimaces pour nous divertir. À en croire les références laissées comme d’habitude par Tarantino comme des indices, son personnage serait un croisement entre un Clint Eastwood, un Burt Reynolds et d’autres stars hollywoodiennes, qui au contraire des deux premières, s’étaient exportées vers l’Eldorado italien à la fin de leur carrière. Un bel hommage fait par Tarantino à ces acteurs allant cachetonner en Italie aux heures les plus noires du système hollywoodien (les studios étant concurrencés par la TV, omniprésente dans le film). Un beau rôle auquel Leonardo ne fait pas vraiment honneur. Burt Reynolds, bien qu’un peu vieux (et surtout bientôt mort), aurait été parfait pour le rôle (la distance, il l’avait, le rôle lui serait allé à ravir justement parce qu’il avait suivi ce chemin… jeune, et tout simplement parce qu’il en était sans doute le principal inspirateur : on aurait frôlé le coup de casting de génie comme celui de proposer autrefois le rôle de Vincent Vega à John Travolta). Considérant que Brad Pitt serait la doublure, on aurait pu imaginer plutôt Luke Perry dans le rôle principal : là encore, le symbole aurait été joli, lui, le mal-aimé du cinéma à cause de son lourd passé à la télévision. Et surtout, surtout, parce qu’il est avec Brad Pitt, le seul acteur qui à mes yeux est irréprochable dans le film. Alors bien sûr, je ne suis pas directeur de casting, et on imagine ce que cela aurait pu donner (proposer des acteurs, littéralement, à l’agonie), mais quand un acteur ne vous convainc pas, on n’y échappe pas…

Parmi les autres acteurs peu convaincants, je pourrais citer le sosie de Steve McQueen (l’hommage des doublures de Tarantino va peut-être un peu loin). Je suis le seul à préférer un acteur ne ressemblant pas le moins du monde au personnage connu qu’il est censé représenter, mais disposant des mêmes caractéristiques : le charisme, le charme ?! Et puis, une telle star, on ne prend pas le risque de lui saloper la bouche avec des mots qui ne seraient pas les siens, même quand on est Tarantino ; un peu comme on évite de donner la parole à des Jésus ou à des Hitler si on ne veut pas être certains de tomber dans le ridicule.

Le pire, c’est encore l’actrice interprétant Sharon Tate. Même principe, un semblant de ressemblance, mais une actrice jouant au pied de la lettre son personnage et comprenant (si tant est que Tarantino lui-même ait compris la réussite de son style, quand il l’est…) mal le style du réalisateur. On pourra dire que jamais Tarantino n’a écrit de personnages féminins convaincants (Pam Grier paradoxalement respectait cette forme de distance, mais c’était une actrice trop limitée), et ce serait oublier l’un de ses personnages les plus emblématiques : celui de Mia Wallace interprété par Uma Thurman. Toujours une question de distance. Pourquoi la distance pour ce qui n’est qu’un personnage de gourde ? Justement parce qu’on se trompe, à mon avis, à faire de Sharon Tate une starlette décérébrée. Remarquez qu’on peut réaliser des chefs-d’œuvre tout en tombant dans la caricature et le dénigrement (Orson Welles salopait de la même façon la réputation de la géniale Marion Davies dans Citizen Kane), seulement ça n’aide pas quand le reste n’est pas non plus au niveau… Margot Robbie (Sharon Tate, donc) adopte la même méthode que celui qu’elle ne croise finalement jamais dans le film, Leonardo DiCaprio : l’outrance. Là encore, tout est question (et cela l’a toujours été chez Tarantino, on dira) de doublure et de mauvaise copie : Sharon Tate jouait les imbéciles, mais pour être convaincant dans cette difficile entreprise, je le répète souvent, il faut assurément ne pas l’être. Un personnage stupide, il ne faut pas le rendre plus stupide qu’il n’est, tel que suggéré à travers les dialogues ou les situations : il faut le rendre drôle. Je l’avais écrit en commentant le film dont il est vaguement question à un moment ici quand Tate se présente à l’accueil du film projeté dans lequel elle joue : dans La Vallée des poupées, son interprétation est ce qu’il y a de plus réjouissant dans le film. On voit d’ailleurs (très) furtivement son talent lors du film qu’elle va voir en salle.

Après ce long chapitre sur la distribution (et encore, je coupe au montage ce que j’aurais à dire sur la réalisation*), je reviens sur un des gros défauts du film. À un moment, le traitement m’évoquait Short Cuts d’Altman : le temps pris par Tarantino à décrire les décors disparus de sa ville fétiche, au-delà de l’énumération platement décorative (et ne faisant pas forcément sens aux spectateurs barbares), apportait une note documentaire à son film. Il le faisait pourtant toujours dans un style qui lui est propre : rien du naturalisme à la Altman, Tarantino, c’est plutôt les soldats de plomb, les trains électriques, les gros sabots, le musée Grévin ou La Classe américaine… Bref, c’est presque aussi documentaire que folklorique, comme pouvaient l’être les spectacles de Buffalo Bill sur le Far West.

Seulement, même avec cette approche, quelque chose clochait. Tarantino a toujours joué dans ses films sur la lenteur : le verbe précède toujours l’action, l’action étant la confirmation presque prédictive de ce qu’affirmait le verbe… Tarantino a, me semble-t-il, toujours fait reposer ses films, à l’échelle des séquences en particulier, sur la force d’une situation ; une force de situation qui tient pour beaucoup dans sa manière de faire imbriquer dans une intrigue souvent complexe des séquences éparses dont on devine peu à peu la cohérence sous-jacente. Or, ce qui pose problème dans Once Upon a Time, c’est que les situations reposent sur rien. On retrouve, c’est vrai, le même goût pour les croisements et ses hasards (ceux-là même qu’on trouvait dans Pulp Fiction ou dans… Short Cuts), mais contrairement aux autres films, c’est ici le style documentaire qui prime, vu qu’on n’a aucune idée, en dehors de la fin attendue, d’où Tarantino veut en venir : le montage alterné fait autour de trois personnages principaux (dont deux seulement se retrouvent régulièrement) ne laisse pas deviner une interaction réelle avant le dénouement. Si bien que cette lenteur habituelle, censée autrefois préparer le terrain pour une finalité crainte (un assassinat, ou un tout autre type de violence), devient institutionnelle et formater dans le seul but… de causer ou de « documenter ». Il ne s’agit plus de causer avant d’agir, mais de causer pour causer ou causer pour parsemer ses dialogues de références chéries. Le montage alterné permet de faire reposer l’intérêt d’une situation sur le dialogue des séquences entre elles. Quand le rapport entre les scènes est peu évident, fabriqué, le dialogue est tronqué et les séquences montées entre elles ne se répondent pas. Le rythme disparaît, au lieu d’éveiller la curiosité, on installe l’ennui et l’incompréhension. Il ne s’agit alors pratiquement plus de montage alterné, mais de montage parallèle (alternance de séquences sans rapport direct), procédé justement inventé, et sans grand lendemain, par Griffith dans le Hollywood naissant (Intolérance). On verrait Tarantino plutôt faire un hommage au nouvel Hollywood qu’à l’ancien.

À noter aussi que ce mélange de fiction et de réalité pose intrinsèquement un autre problème : on ne cesse (c’était mon cas) de se questionner sur la nature, réelle ou fictive, des éléments et événements mis sous nos yeux. Et ça nous place dans une position quasi-permanente d’inconfort. Ce dilemme ne naît pas avec Tarantino, mais son cinéma allant volontiers vers du fantaisiste, le grand écart entre faits réels et fiction, entre histoire et Histoire, fait d’autant plus réagir. (Je n’ai par exemple pas bien compris ce que le personnage de Brad Pitt allait chercher dans le ranch de la Manson Family. Je croyais qu’on y retrouverait Charles Manson — furtivement aperçu sur Cielo Drive pour une apparition semble-t-il « historique » —, et on tombe sur… Bruce Dern.)

On dira que je fais sans doute le difficile, mais je ne peux pas mentir. Tarantino est pour moi l’archétype du réalisateur qui prend sa caméra pour s’amuser et nous amuser, et qui dès lors qu’il tente de faire sérieux, à l’image et dans un style différent de Steven Spielberg, ne peut pas être pris justement au sérieux. Il y a des types, souvent très brillants, qui ont un don pour raconter des histoires, amuser, nous mettre en joie, et qui dès qu’ils essaient d’adopter un discours plus profond tombent dans d’épouvantables banalités. Eh bien, Tarantino est de ceux-là. J’apprécie sa volubilité, même quand elle s’exprime à travers la caméra, surtout quand elle passe par les mots ou par la création de personnages hauts en couleur. S’il s’agit de multiplier les références, les citations, de faire un travail documentaire, ou de tenir un discours sensé, je passe la main.

*à l’image du casting, je crois aux vertus des contraintes pour la réalisation : le « je peux le faire, donc je le fais » a rarement donné de grands films (le casting de Pulp Fiction, quand on y pense, était plutôt improbable, or Tarantino aurait déjà pu s’entourer des têtes d’affiche, au lieu de ça, il a filé à Bruce Willis… un rôle parmi d’autres ; et je continue de penser que DiCaprio n’était pas le meilleur choix pour le rôle — en même temps, s’il fallait m’écouter, il ne le serait jamais… le meilleur choix).


 

Once Upon a Time in… Hollywood, Quentin Tarantino (2019) | Columbia Pictures, Bona Film Group, Heyday Films


 

 

 

 

 

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Quitting, Zhang Yang (2001)

La vie de famille

Note : 4.5 sur 5.

Quitting

Titre original : Zuotian

Année : 2001

Réalisation : Zhang Yang

Avec : Jia Hongsheng, Jia Fengsen, Chai Xiuling, Wang Tong

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Brillant.

Joyeux retour aux années 70 pour la forme avec une sorte de mix entre Lenny et Family Life et un personnage principal qui n’a qu’une idole, John Lennon (en plus de se revoir en boucle Taxi Driver). Là où le film détonne en revanche, c’est qu’en plus d’être une de ces « histoires vraies » (donc parfaitement banales) évoquant les troubles psychologiques, addictifs et relationnels d’un acteur chinois prometteur retiré prématurément de la scène, tous les “protagonistes” (à commencer par le principal) jouent leur propre rôle.

Il faut imaginer un réalisateur aller voir Greta Garbo lui demander si elle veut bien réinterpréter les premières années de sa vie d’errance après son retrait du cinéma, et elle, accepter. « Et sinon, pour les autres personnages, vous pensez qu’ils accepteraient de jouer leur propre rôle ? » « Je ne sais pas, je m’en fous, demandez-leur. »

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Quitting, Zhang Yang (2001) | Iman Film Company, Xi’an Film Studio

Le film commence sous la forme d’un documentaire dans lequel le réalisateur dit vouloir mettre en scène la vie de cet acteur durant cette longue parenthèse où il s’est réfugié dans un appartement avec sa sœur et ses parents. Face caméra, Hongsheng, avec un peu de défiance ou d’inconscience, consent à rejouer les quelques années de trouble qu’il vient de vivre. Tout au long du film, on reviendra ainsi parfois avec ses amis ou les membres de sa famille pour donner du recul à ce qu’on vient de voir, commenter ou annoncer ce qui va suivre. Comme dans le théâtre grec ou brechtien, on force la mise à distance pour pousser le spectateur à donner du sens à ce qu’il voit, essayer de comprendre une situation, ses origines, son évolution, la vision que chacun des protagonistes pouvait s’en faire… Des voix off viendront aussi tout simplement se coller aux images, à la manière du style documentaire toujours (qu’on remarque dans Lenny ou dans certains films de Woody Allen) ou comme si un personnage venait à commenter sa vie à travers des bonus. L’idée, à ce stade, est bien de comprendre ce qui a poussé Hongsheng à se retirer du métier, raconter ses années de doute, et percer le secret de son mal-être. Comprendre, éclairer, la démarche de la plupart des documentaires.

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Ses parents, dans ce qui est maintenant une reconstitution du passé, s’interrogent tout comme nous sur les raisons qui ont poussé leur fils à quitter le champ des caméras et des projecteurs, et ils viennent ainsi spécialement de province pour aider leur fils à ne pas sombrer un peu plus. Parce qu’ils ne savent rien alors, ils ne peuvent se fier qu’à ce qu’ils ont appris dans les médias, et on dit que si Hongsheng a arrêté le cinéma, c’est parce qu’il était tombé dans la drogue. Ils craignent alors de le voir basculer et vont jusqu’à le suivre pour s’assurer qu’il ne fait aucune mauvaise rencontre. Mais ils refusent encore de voir que la drogue (ou l’alcool) n’est pas la cause de son refus de travailler et de se couper de tout : lors de ses escapades or du foyer familial reconstitué, il ne fait rien d’autre que se promener, échapper à un monde qui lui est étranger, ne rencontre personne et semble au contraire à la recherche de quelque chose qui ne cesse de le fuir et que personne pas même lui ne saurait identifier. La drogue n’est pas la cause, mais le révélateur d’un malaise plus profond. Hongsheng doute en permanence de lui-même, des autres, ce pour quoi il fréquente si peu de monde ; surtout, on l’apprend peu à peu, il a pris conscience que ses talents d’acteur n’étaient pas à la hauteur de ses ambitions (étrange mise en abîme quand on le revoit rejouer une séquence où il se regarde dans un film « d’époque » et se trouvant tellement à chier qu’il en détruit son téléviseur) ; pire encore, il juge la qualité des productions dans lesquelles il a joué sans intérêt. Tout lui paraît fade et c’est d’abord pour échapper aux illusions d’un monde qui le déçoit qu’il tente en vain une clé (la drogue) capable de l’aider à atteindre son idéal. Son doute est là, principalement. Il y a la haine de ce qu’il fait et du monde dans lequel il a évolué et qui semble avoir tué en lui tout espoir et toute vie. La reconnaissance, on le comprend alors, si elle peut être pour certains le moteur de toute ambition, ne signifiait rien pour lui parce qu’il se jugeait en fonction de valeurs étrangères au statut que pourrait lui offrir celui « d’acteur prometteur ». Hongsheng ne se réfugie pas seulement dans la drogue ou l’alcool : en quête d’un idéal, sans comprendre encore qu’il chasse encore des illusions, il développe une fascination pour John Lennon, au point de désirer, imaginer, être son fils. L’acteur à la retraite nourrit alors une nouvelle ambition et s’entoure de musiciens, avant de se rendre compte très vite, là encore, qu’il ne sera jamais l’égal, ou le fils, de son maître… Le dur apprentissage de la vie passe par la reconnaissance de ses propres imperfections et de ses limites. Pour certains artistes bercés par des images, des idéaux ou des espoirs inatteignables, cela peut être impossible à concevoir.

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Le plus étonnant dans cette affaire, ce n’est pas tant l’histoire, ou la singularité de la forme, l’audace même, car si le pari était déjà hautement improbable au départ, ce qui est sidérant c’est que ça marche. L’exécution tout du long tient du miracle et la maîtrise parfaite. La caméra est virevoltante, mais sans effet superflu, juste ce qu’il faut pour apporter un brin de lyrisme et de distance… C’est de l’incommunicabilité de celle qui fait qu’un personnage ne cesse de se sentir seul et jamais en phase avec le monde dans lequel il vit, et ce malgré la présence de ses proches. Il y a la drogue bien sûr, il en est souvent question mais on ne la voit jamais, et au fond tout tourne autour des relations des personnages et de leur incapacité à vivre ensemble et à se comprendre. Si ça marche, c’est qu’au niveau de la direction d’acteurs rien ne peut laisser penser qu’on a affaire à du cinéma. Rejouer son propre rôle n’est pas l’assurance que ce qu’on produit soit des plus naturel. On peut être dans l’incommunicabilité, il y a toujours une nécessité au théâtre comme au cinéma qui est celle d’écouter ses partenaires. L’incompréhension doit naître du sens de ce qu’on comprend, des intentions qu’on prête à l’autre, de la peur de sentir l’autre cacher quelque chose… L’expérience peut être singulière, le fait que Hongsheng et son père soient des acteurs professionnels, et encore plus parce que tout ce beau monde devait en plus faire rejaillir des conflits probablement toujours pas refermés, c’était bien un pari, et le résultat pourtant est là.

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Et puis, on pouvait se satisfaire jusqu’à la fin de cette maîtrise, mais dans le dernier tiers, une idée fait basculer encore plus le film dans une autre dimension, une de ces idées que Greenaway utilisait déjà génialement dans le Bébé de Mâcon et qui fait perdre la tête au spectateur à ne plus savoir distinguer la réalité de la fiction. On suit cette famille, on sort parfois pour prendre l’air mais le plus souvent on est resserrés comme dans un huis clos entre les trois ou quatre pièces de l’appartement. Pendant les deux premiers tiers, on pourrait se dire que le réal est doué à nous filer à chaque séquence un angle différent, à ne pas se répéter, et cela sans trop en faire…, eh ben, c’est qu’il y avait une raison à tout ça. C’est que les murs sont des murs de théâtre. La caméra pouvait prendre du recul, il suffisait de virer le décor hors champ… Et ça, on nous le montre en prenant tout à coup de la distance… Encore plus de distance. Comme si la mise en abîme d’un acteur jouant à l’écran son propre rôle n’était pas suffisant. Car toute cette réplique d’une tranche de vie bien réelle, ne se reproduit pas seulement pour les besoins du cinéma, devant les caméras, mais au théâtre. On y est, la caméra s’éloigne, les murs disparaissent, mais c’est le même espace, le jeu tout à coup devient aussi plus théâtral, porté vers la salle qu’on commence à deviner au-delà des premières rangées de sièges, les lumières tombent en douche sur les acteurs qui viennent maintenant à réciter leur texte, à produire un ou deux monologues… La forme composite du film se confirme une fois de plus : de la réalité au documentaire, du documentaire à la fiction cinématographique, et du cinéma au théâtre…

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Et là, la classe des petits génies qui ont en plus la politesse de ne pas parader ce qui pour eux est parfaitement normal : l’idée peut-être géniale, audacieuse, l’exécution parfaite de maîtrise, mais on n’insiste pas, et au bout de deux minutes à peine, on passe à une autre séquence en replongeant dans le vif du sujet. On y retournera deux ou trois fois mais avec la même subtilité, sans forcer… Les génies ne donnent jamais l’impression de trop en faire. Forcer ses capacités, c’est crisper le spectateur : là encore, c’est ce qu’on apprend au théâtre. Pendant tout ce temps, Hongsheng était en quête d’un idéal et forçait sa nature jusqu’à se compromettre dans les excès, tous lui faisaient remarquer. Il pensait pouvoir trouver des réponses à ses interrogations dans la drogue ou la musique quand tout était déjà là autour de lui : sa formation au théâtre, son père directeur d’un théâtre provincial, ses errances multiples le ramenant à un théâtre à ciel ouvert… Et peut-être après tout, s’il avait fait confiance au réalisateur, c’est que lui aussi avait cette culture.

Ce qu’on cherche parfois en vain peut se révéler être tout proche…

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L’acteur aura finalement repris le travail, peu de temps avant la sortie de ce film, apparaissant dans Suzhou River, remarqué dans divers festivals et par la critique en 2000. Et puis plus rien. On imagine que ses vieux démons ont dû rejaillir parce qu’il se suicidera dix ans plus tard en 2010, un peu de la manière annoncée dans le film…

Une vraie réussite. Singulière, audacieuse et parfaitement aboutie.



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