
Les Dimanches de Ville d’Avray, Serge Bourguignon (1962) | Fides, Les Films Trocadero, Orsay films
La question pourrait tout aussi bien être « Le cinéma peut-il être moral ? » ou « le cinéma est-il moral ? ».
Comme à mon habitude, je me promène sur les réseaux sociaux, et je vois passer la dernière indignation populaire ciblant une jeune réalisatrice dont le film, ou plutôt le seul synopsis, serait « immoral ». Ce n’est pas dit comme ça, disons, qu’on s’en émeut… De toute évidence, nous avons affaire là à une résurgence de l’état d’esprit « me too » qui ne brillait déjà pas par sa subtilité. Le nouvel ordre moral en marche…
Alors, pour mémoire, je retrace ici les deux ou trois réactions ayant appelé la mienne, et un peu plus loin, je me pencherai plus en détail sur cette question de moralité dans le cinéma. On navigue un peu dans le truisme d’eau douce, mais comme ça, ce sera fait…
Tout commence avec un individu partageant le synopsis du film de la fille Lindon :
Avec le commentaire suivant : « il n’y a rien qui va », ce à quoi un neurologue que je suis pour ses anecdotes médicales hautement plus subtiles répond : « Le cinéma français est sain. Très très sain. »
N’ayant pas vu le film et n’ayant probablement pas l’intention de le voir, je me garderai donc bien de tout commentaire le concernant. Mon intérêt est ailleurs.
En revanche, j’adopte la même méthode que mon moral-neurologue pour réagir à son propre commentaire : je retweete. (Personnellement, je retweete quand je sais que je n’aurai pas de réponse, ou même que ça n’en appelle aucune — Twitter, c’est mon journal intime. Dans son cas, c’est probablement plus pour se faire mousser auprès de sa communauté ; je n’ai donc aucun remords à user de sa méthode.)
« Ça fait des années que je suis des scientifiques sur ce réseau pour sortir de mon champ de compétence et en apprendre ainsi un peu plus sur le monde, et parfois quand ceux-là sortent, eux, de leur domaine de prédilection… c’est forcément pour dire des bêtises. »
Sa réaction, un retweete, sorte de déshonneur par association de petit foireux n’hésitant pas à livrer à sa communauté large de 25 000 membres un nobody comme moi :
Je commence par ça :
Et puisque monsieur est neurologue et ne se rabaisse donc pas à communiquer avec la plèbe, je commence son éducation, en publiant sous son tweet censé être mon humiliation publique, en lui livrant trois premiers extraits de films :
Un premier des Dimanches de Ville d’Avray :
Un second sur Série noire :
Et un dernier sur Mort à Venise :
Le silence de cet ignare surdiplômé m’incite à penser qu’il suit religieusement ma leçon, je continue donc :
—
Ben alors, bébé, on est déjà parti se coucher ? On va en profiter pour faire une première leçon pour ton éducation cinéphilique.
La cinéphilie, tu vois, c’est un peu comme la gastronomie ou même la neurologie. Un art, comme un savoir, comme une technique, ça se peaufine.
Toi, en bon neurologue immature en matière de cinéma, tu aimes les films qui répondent à tes désirs primaires. Tu aimes le sucre, ton goût ne s’est pas affiné.
Rien de mal ici, seulement, tu es encore à un stade, comme celui de l’enfant de 4 ans, où tu crois être le centre du monde, où tu penses que tout cinéphile obéit au même instinct primaire que toi.
Tu n’as pas conscience qu’une large partie de la création artistique, sans doute la meilleure, ne tient pas à garantir au spectateur le sucre qu’il vient chercher en regardant un film, mais à l’élever, l’interroger, le bousculer, le surprendre.
On va prendre un exemple. Tu sembles tout ému à la lecture du synopsis d’un film que tu n’as pas vu parce que tu y lis une violence que tu crois inacceptable. Maintenant, imaginons que tu lises le synopsis du Parrain ou de Scarface.
Si, toi, petit neuro immature cinéphile, tu ne vois rien de ce « problème » qui tend à fournir un second niveau de lecture bien plus stimulant que le premier, et si donc la leçon que tu tires de cette expérience, c’est qu’un film souscrit toujours aux situations et aux monstres qu’il décrit, sans nuances possibles, c’est bien que le monstre, c’est toi.
Et si tu es capable de préjuger aussi facilement du travail de quelqu’un que tu connais qu’à travers quatre lignes de descriptions, ça laisserait furieusement craindre que tu sois capable de livrer avec la même assurance un diagnostic sur un patient avant même d’avoir fait le moindre examen.
Et ça, ça craint, mon petit bonhomme.
—
Je m’arrête là le concernant. Reste que la question de la morale au cinéma est intéressante, encore plus à notre époque où, semble-t-il, la morale fait son grand retour (et pas une des plus fines).
Petite précision pour commencer, je ne suis ni professionnel du cinéma, ni professionnel de la critique, ni universitaire, ni théoricien, je suis un simple cinéphile. Et cette problématique, me semble-t-il, le moindre cinéphile qui n’a ne serait-ce qu’un minimum de curiosité l’a déjà comprise. Il n’y a pas de cinéphiles supérieurs à d’autres, toutefois, certains ont développé une plus grande diversité dans leurs goûts, ont su élargir le champ de leur curiosité, et de ce fait, l’expérience qu’ils en tirent, me semble, d’évidence, plus riche, plus profonde ou plus réfléchie que celle d’autres cinéphiles plus dilettantes dans la pratique de leur passion. Je l’ai déjà dit plus haut, le regard, l’expérience cinéphilique, le discours, les attentes, tout cela chez un spectateur s’affine. Et il se trouve que de l’autre côté, du côté de ceux qui produisent, qui créent, nombreux sont ceux qui s’adressent à ce public. Ici, créateurs et spectateurs conçoivent le cinéma non comme un simple divertissement, mais comme un divertissement capable de leur proposer un regard neuf sur le monde, un regard, précisément, plus souvent porté sur les maux de la société. On ne « croit pas » seulement « ce qu’on voit », il arrive que, grâce au cinéma et à l’art en général, on comprend mieux ce qu’on connaît du monde : le cinéma propose des mises en situation, nous propose aussi surtout ce qu’on refuse souvent devoir, le point de vue du monstre, du coupable, ou parfois simplement de celui qui, même dans une fiction, n’est encore qu’un accusé (le doute, comme l’incertitude, n’est pas qu’un moteur narratif à l’action, c’est aussi une clé dont se servent les arts pour ouvrir des portes menant à des chemins et des horizons qui nous sont inconnus ou inaccessibles par peur, préjugé ou paresse). Car faire la lumière sur les maux de la société à travers des situations, cela a le pouvoir de dévoiler des limites souvent troubles de la réalité. C’est une lapalissade de le dire, tout n’est pas blanc ou noir. Rien de mieux qu’un film pour nous le rappeler (même un film en couleurs).
Le cinéma peut-il être moral ?
Pour le savoir, il faudrait d’abord définir ce que pourrait être un cinéma « moral ». Il se trouve que l’histoire nous aide un peu sur la question, car en un peu plus d’un siècle d’existence le cinéma a souvent été soumis à la censure, au puritanisme, ou au politiquement correct. Inutile de citer tous les différents régimes ayant exercé leur censure sur la création de leur époque, prenons juste comme exemple celui bien connu du code Hays qui, après divers scandales de mœurs à Hollywood, visait à moraliser les rapports présentés à l’écran (ironiquement, la création ne s’est pas effondrée alors, les auteurs s’ingéniant à contourner la censure). Mais, faut-il le préciser, nul n’était dupe et cette censure étant elle-même issue de la profession pour rassurer le pouvoir, en particulier le lobby religieux, personne parmi les créateurs ne pouvait y souscrire en toute bonne foi : le contournement du code était donc vu comme une bonne alternative à une censure bien plus brutale qui leur aurait été imposée par le pouvoir s’ils ne faisaient pas semblant en partie de le faire à leur place (une fausse autocensure, en somme). Plus sournois encore : une censure où une moralisation de la création (appelons ça comme on veut) serait réclamée par le peuple, les élites ou, dirait-on aujourd’hui, les influenceurs (parmi lesquels notre cher neurologue). On imagine mal alors les créateurs capables de contorsions suffisantes pour échapper à un ordre moral accepté de tous, en particulier de ceux soucieux de préserver leur image, leur réputation, leur réseau, leur situation professionnelle et sociale, leur gagne-pain. Parmi les grandes inventions que l’on doit à l’Amérique : le politiquement correct. (Au passage, si la notion de cancel culture est récente, l’invisibilisation des artistes pointés du doigt par la société, c’était justement la réponse trouvée par Hollywood à la suite des scandales avant la mise en place du code : c’est ainsi que Fatty Arbuckle, même innocenté des charges portées contre lui, a disparu des radars à l’époque.)
Mais un cinéma moral pourrait tout autant être un cinéma à visée humaniste. Difficile de faire la différence avec le précédent, celui de la censure des États oppressifs ? Peut-être pas. Le cinéma qui se voudrait moral, mais qui censure, qui pointe du doigt, qui bannit la représentation du mal par idéologie, qui réprouve toute forme de nuances, ne peut être de toute évidence un cinéma moral et humaniste. Le cinéma humaniste bouscule, dévoile le mal surtout quand il prend la forme du bien, met en lumière nos parts d’ombre, ne se limite pas à aller dans le sens du courant du moment, et nous représente le monde dans sa complexité. Une lapalissade toujours.
Là où se fourvoient ces personnes d’influence sans goût pour l’art qui interroge, qui perturbe, qui illumine nos parts d’ombres (oui, les nôtres, pas celles toujours de l’autre, de « l’étranger »), c’est qu’ils sont persuadés d’œuvrer pour le bien des plus faibles. Ils se définiraient ainsi certainement eux-mêmes comme humanistes. Ne pas montrer de situations problématiques au cinéma aurait ainsi pour eux la faculté magique de les faire disparaître dans la vie réelle. Pas de monstres, pas de conflits, pas de victimes au cinéma : problèmes résolus.
Pas besoin d’avoir fait neuro pour comprendre la bêtise de cette logique. Un cinéma sans conflits, sans opposants, sans vice, qui ne serait qu’un grand huit faisant exploser les sucres d’orge et la barbe à papa en neige fine, je demande à voir ça. Même Michael Bay en serait incapable. Et puisqu’il ne serait peut-être pas inutile de le préciser : les relations problématiques, au rang desquels les relations entre personnes d’âges différents (jusqu’à la pédophilie), c’est précisément un sujet à aborder aujourd’hui au cinéma parce que c’est un sujet omniprésent de notre société contemporaine. On pourrait même être tenté de dire « qui ne veut pas voir consent ». Mettre en scène ce type de relations au cinéma ne tend pas à les valider, au contraire, et le laisser entendre sans même en venir à voir le sujet ainsi mis en scène, relève plus de la crapulerie en robe de bure que de l’humanisme. Mettre en scène (ou regarder un tel sujet mis en scène), ce n’est pas valider, pas plus qu’on valide la violence criminelle des mafieux dans les films de gangsters… Or, ces faiseurs la morale s’empiffrent volontiers de cette violence criminelle arme à la main, ou au poing, sans qu’ils n’aient jamais eu, il est vrai, la moindre réflexion quant aux plaisirs coupables qu’ils ont devant une telle orgie de violence et de vice. Vous parlez d’une hypocrisie, sinon d’un paradoxe.
Et l’éducation dans tout ça.
Le regard, c’est comme le palais, comme l’oreille, comme le vocabulaire, etc. ça s’éduque.
Si un neurologue a besoin de 15 ans d’études pour en venir à diagnostiquer une tumeur inopérable, pas moins de 15 minutes devraient lui être nécessaires pour comprendre le pouvoir, l’utilité, le rôle, de l’art dans la société. Quelle bonne âme lui offrirait généreusement ces 15 minutes ? Bref, si cela est une évidence pour la plupart des cinéphiles et que cela ne l’est pas pour une minorité d’entre eux, c’est qu’il y a un souci dans l’éducation et la perception du rôle de l’art dans la société, en particulier, chez ces amateurs de boissons sucrées et de spectacle éphémère. Vite vu, vite consommé, vite oublié. Les films pour ces amateurs sont un moyen de se rabaisser au niveau de leur canapé ou de leur ceinture, un divertissement, diront-ils, autrement dit, un moyen de se détourner de la société, non un moyen de se tourner vers elle pour mieux la voir ou de s’élever avec elle. Le plus triste ici, puisqu’il n’y a aucun mal à consommer le cinéma comme un divertissement seul, c’est l’intolérance, l’aveuglement, le refus à accepter une autre manière de concevoir le cinéma que la sienne. Et ainsi chercher à « assainir » le cinéma. La seule morale, elle est ici. L’intolérable, ce n’est pas de montrer des relations immorales à l’écran, l’intolérable, c’est estimer qu’elles n’y ont pas leur place au nom d’une certaine morale et au nom d’un « assainissement » des productions artistiques.
Maintenant, imaginons que l’on admette le caractère subversif de certaines productions, serait-on alors en mesure d’accepter les faux pas, les fautes de goût, les sujets mal exploités ou d’une subtilité douteuse de la part des auteurs qui auraient pris le risque de les aborder, qui se seraient volontairement mis en danger ? Il le faut. Peut-on par ailleurs se convaincre qu’un tel climat de suspicion et d’inquisition moralisatrice offre aux auteurs les meilleures conditions possibles pour créer ? Les sujets dérangeants, les points de vue problématiques ou vus comme tels, les approches subversives allant à contre-courant des modes de pensée d’une époque, les descriptions outrancières ou satiriques de nos sociétés et de nos modes de vie… sans ces libertés créatrices prises et laissées aux auteurs les plus audacieux, on ne pourrait que craindre un nivellement soporifique des productions vers le bas. Le monde se porterait-il mieux sans des films comme Salo, Beau-Père, Dimanches de Ville d’Avray, La Petite, Un été 42, L’Amant, Mort à Venise, Lolita, American Beauty, Histoire écrite sur l’eau, Noce blanche, Casanova-Fellini, Peau d’âne, Irréversible, Henry, portrait d’un serial killer, Le Souffle au cœur, Les Funérailles des roses, L’Empereur Tomato Ketchup, La Grande Bouffe, Sweet Movie, Pink Flamingos ? Je ne crois pas. J’admire certains de ces films et j’en déteste un certain nombre d’autres, seulement, je pense que pas un ne devrait être interdit, censuré ou impossible à produire aujourd’hui (dans les limites et le respect de la loi pour certains, mais désormais, avec des artifices techniques, on peut représenter à l’image ce qui serait délicat de faire subir à un jeune acteur notamment.) Il faut laisser à l’art la liberté et l’opportunité d’être subversif, dérangeant et immoral. C’est un peu étrange d’être à une époque où on questionne encore de cette manière la liberté des auteurs.
La nature du point de vue
Une autre question à se poser à la traîne de celle de la moralité : celle du parti pris évident en faveur, et a priori, des plus faibles ou des victimes. Plus question ici de moralité, mais de qualité d’une œuvre, et du rôle quasi politique, voire éthique, de l’art. À mon sens, un auteur gagne rarement à se positionner trop ouvertement sur un sujet, encore plus quand il enfonce les évidences au marteau-piqueur. C’est pourtant une erreur relativement commune, et qui malheureusement gagne assez facilement aussi l’adhésion du public qui aime qu’on lui susurre des poncifs à l’oreille, et avant eux, l’adhésion des médias chargés de commenter ces sujets ou de les initier. Le retournement des identités, les révélations édifiantes sur la nature des personnages, faisant les victimes d’alors les véritables ou possibles “méchants” et inversement, voilà des tournures narratives et des approches plus subtiles permettant l’émergence d’une réflexion et d’un débat de société. La règle à suivre dans ce contexte, je la relève une nouvelle fois, c’est celle de Douglas Sirk : c’est au spectateur de tirer les leçons, de faire la morale, d’une histoire. Dès l’instant qu’un auteur, un cinéaste, force la main de son public, ce dernier cesse de lui faire confiance, justement parce que, contrairement à la littérature, aucune forme de récit à la première personne (en dehors d’un récit off d’un personnage, mais qui reste un artifice narratif, pas la parole de l’auteur) n’est possible. Ce qui est souvent source d’ailleurs de mésinterprétations, le public prêtant parfois à des auteurs des intentions qu’ils prétendront autrement n’avoir jamais eues. Plus que jamais le cinéma est une expérience, pas une démonstration, et pour parvenir à soutirer au public une « morale » (qu’il la fasse sienne ou qu’il la croit directement inspirée d’un « auteur » dépourvu de « je »), la subtilité est de mise. Etrangement, la subtilité au cinéma, ça commence par « mettre en scène » des « situations », autrement dit, par proposer un regard, un angle, une approche sur une action qui, délivrée de manière brute sur le papier, aurait de toute évidence laisserait une tout autre impression à celui qui la lit. Un synopsis, a fortiori un scénario, n’est pas une œuvre.
Ah, et une dernière évidence : le cinéma, ce n’est pas la vie. C’est un lieu d’exploration, de désinhibition et d’expérimentation. Parfois, y projeter nos peurs, nos monstres réels ou fantasmés, nos déviances, nos démons, ça participe à ne pas les voir se concrétiser dans la vie réelle, à en atténuer la fréquence, à faire prendre conscience, à la fois pour de simples témoins potentiels, pour des victimes et pour des agresseurs, que ces problèmes existent et qu’il faut y faire face dans le monde réel. Le cinéma, l’art en général, peut avoir ce rôle de révélateur et de facilitateur quand la société n’en est plus capable seule.