Le drame est-il mort à Hollywood ?

  

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À voir Martin Scorsese s’en prendre aux films de superhéros et à voir quelques classements de films de la décennie s’achevant, je me suis demandé si mon impression, voire ma crainte, de voir les films dramatiques hollywoodiens étouffés derrière les surproductions Marvel et autres, était fondée.

Films de genre partout, films d’époque pour parler de sujets de société pourtant bien actuels, drames nulle part, sinon dans le cinéma indépendant, souvent sans génie et fauché relayé par Sundance. N’est-ce qu’une impression ou le drame se porte-t-il vraiment mal à Hollywood ?

Avant d’établir l’état de santé du genre cinématographique qu’est le drame, il faut d’abord définir ce qu’est le drame. C’est un genre assez spécifique, sans doute à la fois le plus commun et celui qui se marie le plus facilement avec d’autres. Mais je voudrais resserrer sa définition aux drames réalistes, sans trop d’artifice, parlant de notre époque sans avoir recours à des procédés de mise en scène trop tape-à-l’œil, à des retours narratifs vers le passé, à des histoires relatant sur la durée l’histoire d’un personnage réel (un film comme Erin Brockovich est une histoire vraie centrée sur un personnage réel, mais il s’attache à décrire un épisode particulier et unique de sa vie, je le compte donc comme drame pur, même si ça peut être discutable). Il faut par ailleurs que l’intrigue implique un nombre limité de personnages et se restreigne à un temps diégétique relativement court (de quelques heures à quelques mois), excluant les fresques ou les films choraux. J’y inclus un bon nombre de comédies dramatiques (puisqu’elles parlent potentiellement de leur époque, et que l’humour peut y être une constituante de la vie ou du caractère des personnages), les comédies romantiques (c’est même la règle au cours des années 30-50, comme un héritage des mélodrames d’autrefois), et parfois, j’y intègre les drames avec en toile de fond la guerre (ce ne sont pas à proprement parler des films de guerre, mais les films tournés pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple, traitent d’un sujet contemporain et des conséquences d’une guerre sur le quotidien de personnages de tous les jours ; Voyage au bout de l’enfer n’a que très peu de séquences à proprement parler « de guerre », par exemple).

Voilà pour donner une idée de ce que j’entends par « films dramatiques ».

Quelques exemples célèbres nominés aux Oscars avec des thèmes variés pour achever cette définition : Qui a peur de Virginia Woolf ? (le couple), Will Hunting (l’éducation), Million Dollar Baby ou Rocky (le dépassement de soi, le sport, même si pour le second, on est à la limite du lyrisme), 12 Hommes en colère (le jugement), Kramer contre Kramer (le divorce), Macadam Cowboy (le désœuvrement), Le Mirage de la vie (rejet et identité de soi).

Pourquoi est-ce important d’écrire, de filmer, des drames réalistes ? Parce que, me semble-t-il, ça démontre assez bien la capacité d’une époque, d’une société, à parler d’elle-même, à se faire le reflet des problèmes ou des obsessions de ce qui la caractérise. Toutes les œuvres d’art ont fait ça au cours de l’histoire, c’est donc relativement important, et le signe, me semble-t-il, d’un art en bonne santé.

Pour en venir brièvement (ou pas) sur Martin Scorsese. De ce que j’en ai compris pour ne pas avoir bien suivi l’affaire, c’est qu’il s’inquiétait de voir les films de superhéros prendre autant de place dans le cinéma contemporain. Je pense que c’est un peu prendre le problème à l’envers. En réalité, je ne suis pas sûr que les films de genre aient autrefois toujours participé aux soirées bis ou aux secondes parties de soirée (ils restent juste moins dans les mémoires et apparaissent moins dans les ouvrages d’histoire du cinéma). Si les films de superhéros trustent ainsi les classements, c’était autrefois souvent le cas des comédies musicales, des thrillers, des films d’aventure ou de guerre. S’il y a eu peut-être un tournant avec la génération Spielberg-Lucas qui a pu rendre crédible la mise en scène d’univers fantaisistes, et cela de plus en plus, c’est vrai, depuis une vingtaine d’années, et à quoi participent et profitent les films de superhéros, pour moi, cela reste des fantaisies. Est-ce qu’on y perd à troquer des Mélodie du bonheur pour des Iron Man ? Je ne suis pas sûr. Les publics ont toujours affectionné les films les faisant rêver, les divertissant. Et sur ce point, en quoi une comédie musicale serait-elle plus respectable que des personnages avec des superpouvoirs ? Sans compter que je ne pense pas que Scorsese soit lui-même un parfait exemple dans ce qu’il critique, parce qu’il ne réalise peut-être pas de films de superhéros, mais il s’est bien éloigné depuis longtemps des drames réalistes (si tant est qu’on puisse inscrire ses premiers films dans cette veine, plutôt que de les ranger directement dans la case « crime films »), pour s’attaquer à des films de genre, souvent d’époque donc chers, et destinés à un public large en quête « d’aventures visuelles », s’approchant parfois au plus près de la fantaisie (Hugo) qui est l’antithèse même des drames réalistes : ils disent forcément sur notre époque (comme la SF le fait toujours), mais la qualité des drames est souvent de poser les problèmes frontalement auxquels parfois toute une société est confrontée et doit répondre.

De quels problèmes contemporains Martin Scorsese parle-t-il dans ses films ? Aucun. Ses personnages n’ont peut-être pas de superpouvoirs, mais depuis trente ans au moins, il réalise des films pour faire du spectacle, de la fantaisie. Il participe donc complètement au grand divertissement général, à celui, peut-être parfois hypocrite de notre monde (mais qui est le même que celui de 1917 à ce niveau, je pense), qui est de se détourner de la réalité, de s’en exclure, peut-être pour mieux la supporter. J’ai personnellement, par exemple, une petite aversion pour la grande hypocrisie de ces films « d’époque » hollywoodiens traitant de sujets graves, actuels, qui n’osent pas montrer frontalement les problèmes qu’ils décrivent dans la société et l’époque auxquelles ils sont censés s’appliquer, et qui par le biais de la fantaisie (la reconstitution d’une époque, c’est de la fantaisie), cherchent plus à faire du spectacle qu’à réellement mettre en scène les sujets qu’ils mettent en scène.

Après cette longue digression, il est temps d’établir un semblant de méthode, un angle « d’étude » (sans prétendre non plus à l’exhaustivité : l’idée, c’est de me faire une idée, pas de faire un audit), pour tenter de comprendre si oui ou non le drame réaliste est malade à Hollywood. (Je me concentre sur Hollywood ; partout ailleurs, il est en pleine santé : difficile de faire des films de superhéros en Iran ou en Autriche).

Pour cela, eh ben, on va faire simple et compter les films nominés aux Oscars au cours de l’histoire s’approchant le plus de cette définition du « drame pur » ou du « drame réaliste ».

Regardons : entre 1927 et 1950, une cinquantaine de films nominés aux Oscars sont des drames, avec une bonne domination des drames romantiques. Entre 1950 et 1975, grosso modo 25 films pourraient être définis comme de drames réalistes ; 21 drames entre 1975 et 2000 ; 9 pour la décennie 2000-2010 ; et 7 entre 2010 et aujourd’hui.

Depuis quarante ans, on tourne donc en moyenne avec un drame pur tous les ans nominés. Aucune variation sensible au cours de ce nouveau siècle, malgré une étrange impression, partagée par beaucoup, que le cinéma se résume de nos jours à des suites ou à des films de superhéros. Ces dernières années, ont été nominés, par exemple : Lady Bird, Manchester by the Sea, Room, Whiplash, Philomena (même si j’ai un doute pour celui-ci), Amour et Winter’s Bone.

Il n’y a pas vraiment de baisse significative au niveau des Oscars donc. N’est-ce alors qu’une impression ? Eh bien, peut-être bien. Après tout, je répète souvent que les suites de films à succès, les franchises, les séries B à succès produites comme de véritables séries A, les films de genre qui se hissent au top du box-office, ne sont pas vraiment une invention du XXIᵉ siècle, ni même une constante depuis l’avènement des « blockbusters » (Jaws ou Le Parrain, selon les sources). Depuis l’invention du cinéma en fait, le public vient y trouver une forme de spectacle capable de lui faire oublier son quotidien. Si les frères Lumière ont illuminé quelques années l’imagination du public en lui montrant des « vues » filmées à l’autre bout de la planète, ce sont très vite des cinéastes pleins de fantaisie comme Méliès qui ont pris le relais et qui ont fait le succès du cinéma (Méliès, c’est bien celui qui passe pour un superhéros dans un film de Martin Scorsese). C’était ensuite le temps du mélodrame (la fantaisie tenait alors surtout plus des extravagances invraisemblables de l’intrigue), des aventures exotiques, puis des films d’horreur, de gangsters, des grandes adaptations en costumes, des comédies musicales ou des comédies tout court… Le drame, le pur, le dur, le réaliste, s’il était donc commun dans les années 30 avec sa constituante romantique, il n’apparaîtra réellement qu’autour des années 40-50, avec notamment Elia Kazan, Nicholas Ray ou William Wyler. Puis viendront Richard Brooks, Sidney Lumet, Mike Nichols, Stanley Kramer, et un qui devrait bien se demander ce que le brave Martin fabrique depuis quarante ans et qui a bon dos de critiquer les films pour adolescents alors qu’il ne vaut probablement pas beaucoup mieux : John Cassavetes (en voilà un qui en pondait pas mal des drames, souvent en marge de Hollywood, et qui lui, n’a jamais été nominé aux Oscars).

Et pour compléter, qu’est-ce qui au temps des premiers films de Martin Scorsese, et bien avant, remplaçait les films de superhéros au box-office ou dans les nominations aux Oscars ? Si ce n’étaient des drames, c’était quoi ?

Quelques exemples :

  • Les films catastrophe : La Tour infernale, Airport
  • Les westerns : Shane, La Chevauchée fantastique, Le train sifflera trois fois
  • Les fresques historiques : Quo Vadis, La Robe, Jules César, Les Dix Commandements, Ben-Hur
  • Les comédies musicales : Broadway Melody, West Side Story, La Joyeuse Divorcée, La Glorieuse Parade, Un Américain à Paris, Moulin Rouge ou même Le Magicien d’Oz
  • Les adaptations poussiéreuses : Les Hauts de Hurlevent, Pygmalion, Roméo et Juliette, Hamlet, David Copperfield,
  • Les films de cape et d’épée : Les Aventures de Robin des bois, Ivanhoé, Capitaine Blood
  • Les biographies : La Vie d’Emile Zola, L’Histoire de Louis Pasteur, Un homme pour l’éternité, Gandhi
  • Les films de guerre : Patton, Apocalypse Now, Né un 4 juillet, Le Pont de la rivière Kwaï, Cheval de guerre

Un des seuls genres rarement à la fête aux Oscars (et réservé alors aux secondes parties de soirée au cinéma), c’était précisément la science-fiction (au sein de quoi on peut ranger les films de superhéros). Au siècle dernier, seuls Orange Mécanique et E.T avaient reçu des nominations. Depuis, le genre s’en tire mieux. Mais le fait qu’il soit plus pris au sérieux, mieux réalisé, et qu’il truste les premières places au box-office, se fait-il au détriment des petits drames ou du « vrai cinéma » ? Manifestement non. Pas plus qu’autrefois les comédies musicales, les films catastrophe, les adaptations bibliques ou de grands classiques, les westerns ou les biographies de personnages illustres. Peut-être qu’il y a toujours eu en fait de la place pour tout le monde et pour tous les genres.

Bref, pour conclure, le drame réaliste à l’américaine est-il en péril ? Eh bien, en fait, peut-être pas autant que l’époque et l’impression du moment ne semblent le laisser penser. Pour me convaincre, il m’a bien fallu d’abord utiliser une source, certes loin d’être exhaustive, mais un minimum objective. Et alors non, depuis que Marvel fait des films, il n’y a probablement pas moins de drames (et des bons, c’est encore l’essentiel) à Hollywood.

Me voilà rassuré. Je peux maintenant aller voir Star Wars.


En rab, et pour se convaincre encore que le cinéma américain ne meurt pas étouffé derrière les productions « fantaisistes », un top 5 des drames réalistes de ces dix dernières années :

  1. Frances Ha, Noah Baumbach (2012)
  2. Blue Valentine, Derek Cianfrance (2010)
  3. Whiplash, Damien Chazelle (2014)
  4. Room, Lenny Abrahamson (2015)
  5. Carnage, Roman Polanski (2011)

(Que des films qui n’ont pas été tournés à Hollywood, évidemment…)