L’imposture de la posture, ou les facilités rhétoriques des guerres auto-immunes

Les capitales

Violences de la société

« faire bloc » « faire la guerre au terrorisme » « rehausser le niveau de sécurité » « l’état d’urgence » « c’est la France qui est touchée, la liberté »

Faire bloc, c’est se faire grossier contre un ennemi invisible, le plus souvent intérieur, qu’on se complaît à modeler symboliquement pour lui donner une consistance identifiable, comme la nécessité de nommer un mal insaisissable tout en se rassurant de la savoir à l’extérieur du « bloc » identitaire. On cherche donc à se prémunir d’un intrus fantomatique qui n’existe qu’à travers notre volonté de le voir prendre corps. Quand des événements graves se produisent alors, leur gravité en est « grossie » par la nécessité d’identifier une menace unique ou la volonté de lier différents événements tragiques à une cause commune et immédiatement identifiable. On attend alors la confirmation qu’une attaque soit formellement identifiée comme « terroriste » comme si cette marque et la possibilité de la réunir à un même mal suffisaient à elle seule d’en faire un événement encore plus tragique et exceptionnel. Alors qu’à raison, il est toujours question d’événements pluriels sans rapport les uns avec les autres. Dans la logique, à la fois des criminels mais aussi des commentateurs, la facilité à relier des agissements criminels à une idéologie, une cause unique, est surtout un prétexte à opposer des « blocs » qui ne sont que des mirages.

Les discours biaisés qui opposent alors ces différents « blocs » ne seraient pas aussi tragiques s’ils ne s’alimentaient pas l’un et l’autre. Que des individus pour x raison décident de tomber dans cette facilité pour légitimer leurs crimes, c’est l’affaire d’un petit nombre, et nul n’ira remettre en cause leur responsabilité dans les crimes perpétrés ; en revanche, il est plus regrettable que des responsables politiques utilisent ce discours de haine, de rhétorique populiste pour s’offrir des petits bénéfices personnels en totale contradiction avec l’intérêt général qu’ils disent pourtant défendre.

En réalité, on ne peut réagir plus mal qu’en cherchant ainsi à identifier « grossièrement » des événements, à « faire bloc », à chercher à mener « une guerre contre ». C’est non seulement perde la « guerre » de la communication, mais c’est aussi offrir un but, un point de chute, à tous ceux qui pourraient se sentir visés, ostracisés, expulsés, méprisés suite à cette volonté de certains opportunistes et démagogues de « faire corps ». On ne fait corps que « contre », que face à un ennemi identifiable. Et quand cet ennemi est mal défini ou pluriel, on grossit le trait pour donner « corps » à cet ennemi. Si l’ennemi n’existe pas, il faut l’inventer. Autant donner à son bourreau la hache qui vous tranchera la tête.

Parler de « guerre contre le terrorisme » ne fait que donner « corps » à un monstre craint, mais en réalité invisible, et pour cause. Il n’y a de « terrorisme » que dans un régime de terreur. Et ce régime est tout autant sinon plus maintenu à travers la volonté d’opportunistes, d’agitateurs et de populistes d’identifier grossièrement des menaces à travers d’une cause ou une idéologie unique, parfaitement identifiable. Un gourou sanguinaire se ferait appeler le fils de Dieu qu’on tomberait dans le piège en le nommant ainsi.

Si guerre il y a, elle est sémantique et logique. Il est facile de plaire, d’adhérer aux passions communes ou de se formaliser à la bienséance, à la répétition des memes sécuritaires, d’appel à l’action. On a toujours le beau rôle. Il est plus dur de se taire ou de s’appliquer à adopter un discours modéré ou de reconnaître la difficulté de se mesurer à des situations dont on aurait tort de nier la complexité.

Une guerre ne se gagne pas, elle ne s’alimente que de haine et de bêtise. Les opportunistes ont tout intérêt à identifier et à définir grossièrement les choses, car les guerres profitent toujours à ceux qui la nomment et la souhaitent sans la faire. Ces opportunistes voudraient faire croire que « l’assaillant », le « terroriste », est un barbare de l’extérieur contre qui il serait urgent de se prémunir. État d’urgence et état de terreur, c’est la même chose. Tout comme les perquisitions sans bases légales, facilitées par un « état de terreur » permanent, sont des « rafles ». C’est une imposture de la posture qui profite à ceux qui la décrètent et la recherchent. La guerre, la terreur, l’urgence ? Une macabre agitation plutôt. Parce que s’il n’y a pas de guerre, c’est une agitation qui crée ses morts.

L’Empire romain a commencé son déclin en offrant une part importante aux étrangers dans leur société que ce soit localement dans les colonies (voire aux étrangers originaires des régions « barbares »), mais aussi au sein même de Rome. Pourtant, les Romains n’ont jamais cessé d’opposer à cette tolérance (qui était probablement aussi pour beaucoup dans la capacité des Romains à faire accepter leur suprématie dans tout l’empire) une logique sémantique de l’exclusion et de l’a priori. Identifier ainsi certains peuples comme des « barbares » tout en leur laissant une grande part dans la vie de l’empire, c’était alimenter un monstre que l’on voulait voir prendre consistance à l’extérieur du « bloc » commun quand en l’identifiant ainsi ils ne faisaient que le faire grandir à l’intérieur. Identifier son ennemi, déjà, c’était lui donner « corps » et amorcer son propre déclin.

Bloc contre bloc.

On ne gagne jamais contre un mur. Surtout quand on participe très largement à le bâtir et qu’il ne fait que réfléchir la haine qu’on lui porte. On ne hait que des totems et des idéologies contraires (la rhétorique grossière du « si je vilipende ceux qui font la guerre contre la liberté, c’est donc que je me bats moi-même pour cette liberté » qu’il faut opposer à la même rhétorique grossière mais tout aussi efficace du « si je dis qu’il faut anéantir les infidèles, c’est donc qu’on ne peut questionner ma Foi et que Dieu est de mon côté »).

Faire la guerre au terrorisme pour instituer un état permanent de terreur pour satisfaire des intérêts politiques personnels, dans une logique de basse communication, comme on fait la guerre aux « barbares », c’est déjà accepter et œuvrer pour la défaite du « bloc » dont on se prétend être le garant, le défenseur.

On ne perd pas de guerre quand on refuse de la nommer comme on refuse de s’établir sur un terrain défavorable choisi par l’ennemi, quand on se refuse de se laisser aller aux facilités des « blocs » identitaires ou de l’imposture de la posture. La terreur, c’est la guerre des pauvres d’esprit, des individus grossiers, des manipulateurs et des opportunistes. La guerre est leur arme pour se défendre de leur médiocrité et de leurs fautes. En la nommant, en l’appelant de leurs vœux, ils la déclarent et laissent d’autres en être les victimes. Plutôt être grand dans un champ de ruine qu’un petit dans un monde encore debout. Il est bien dommage qu’on se perde ainsi à nommer aussi bêtement des monstres sujets à nous faire peur.

Événements pluriels qu’on transforme en « guerre ».

De la même manière qu’une guérilla n’est pas une guerre, un assaut (ou une attaque, un assassinat) n’est pas une guerre. Quand bien même ces assauts seraient multiples, leur nombre n’en ferait pas une guerre. Le singulier aide à laisser penser à un mal, une cause, un ennemi à la fois commun et unique. Une guerre se pratique entre deux entités équivalentes. Si le « monde » est en guerre contre le terrorisme, c’est donc que ces terroristes auraient légitimité à se prévaloir d’un monde équivalent, d’un « bloc » commun. On dit « diviser pour mieux régner ». Certains règnent manifestement très mal, profitant des petits bénéfices de communication à court terme, mais niant tout intérêt commun. Ceux-là mêmes qui ont une logique de « blocs » sont les premiers qui en font douter de la cohérence. Il n’y a ni « bloc », ni guerre, ni « terrorisme » (sinon intérieure). Il n’y a que des opportunistes et des manipulateurs (souvent les deux en même temps).

C’est vrai après tout, faisons « front » et bientôt nous nous sentirons petits en creusant nos tranchées et en y cherchant ceux, devenus grands par leurs discours, qui s’étaient tant agités pour nous y plonger.

Construisons donc des blocs, des totems, des murs, pour mieux nous y taper la tête. Continuons de voir une terreur de l’autre et de l’ailleurs quand c’est bien plus une terreur de nous-mêmes et de l’intérieur dont il est question.

Les fous sont tout autant ceux qui se rendent coupables de crimes ignobles que ceux qui donnent du crédit à leur folie en y voyant des actes d’un même légitime ennemi.

Il n’y a de guerres que celles des fous qui nous y mènent.