Paperolles de lecture

À la recherche du temps perdu

Note : 4.5 sur 5.

À la recherche du temps perdu

Année : 1913-1927

Scénario : Marcel Proust

Un amour de Swann

Intelligence vertigineuse d’un mythomane hypermnésique livrant au lecteur toute nue la complexité des raisonnements et réflexions si détestables chez d’autres : le commentaire, l’explication… L’intelligence et la méticulosité sont si prégnantes chez Proust qu’on lui laisse passer ses défauts : son manque de clarté, son intérêt pour ce qui paraît à notre époque si futile, l’irréalisme de certaines situations ou leur faible valeur dramatique (l’épisode où Swann retourne chez Odette en craignant l’y trouver avec un autre homme et voir Proust en faire des tonnes quand vient à Swann le moment de décider ou non de taper au volet de sa belle, le tout pour se rendre compte qu’il s’est trompé de fenêtre… c’est tout de même assez révélateur du style de Proust). À l’image du Miroir de Tarko (ou le contraire), il y a quelque chose dans ce récit qui tient à la fois de l’inceste, de l’impossible et de l’amusement à arriver à se projeter ainsi aussi facilement (ou facticement) dans la vie intime, les pensées même, du père de son premier amour. Le gros du premier volume est ainsi uniquement dédié à l’amour de ce père fantasmé avec une cocotte, et il repart ensuite en reprenant tout son récit à la première personne comme si de rien n’était. Vertigineux toujours, et pour le moins embarrassant, au point qu’on puisse comprendre que s’il y a une bonne part d’expérience personnelle là-dedans, que Proust ait préféré évoquer et inventer un monde parallèle allant même jusqu’à créer des lieux où des personnages historiques qui n’existent pas… Je crains un peu pour la suite, depuis vingt ans, je tourne autour de Proust, mais j’avais bien compris instinctivement que, comme Proust avec sa mère à l’heure du coucher, je ne voudrais jamais quitter Combray. Cette première partie m’avait tellement fascinée il y a vingt ans que je m’étais endormi à la première entrée en scène de Swann…

À l’ombre des jeunes filles en fleurs

J’ai du mal à comprendre comment on peut être aussi précautionneux dans la description de la psychologie des sentiments et en savoir si peu sur les personnages rencontrés. C’était déjà le cas avec Swann, mais avec Gilberte, c’est encore pire : on ne sait rien d’elle, et même sur le jeune narrateur, on ne sait finalement rien à part ces allées et venues incessantes sur la nature de son amour et de sa relation avec Gilberte ; c’est aussi à travers les actions et les décisions qu’on se définit, pas simplement à travers l’étude (réflexions, interrogations, commentaires et comparaisons) qui se veut faussement minutieuse à force de répétitions des sentiments. On ne retrouve en fait rien des artifices géniaux narratifs du premier tome de la Recherche, pire, à certains moments le récit tourne à la description mondaine fatigante. Dans ce premier tome, le décor, l’espace, les objets, donnaient au récit une couleur qui enrichissait le thème de la mémoire : or, c’est beaucoup moins le cas ici, c’est tristement moins visuel, moins sensoriel.

Balbec rehausse l’intérêt de la première partie, on sent peut-être ce lien qu’en fera Visconti avec Mort à Venise (images d’illustration). Celle qui décrit le mieux le style, et donc le caractère de ce petit chou de Proust, c’est encore sa grande mère : « Mais quand même elle se contenterait d’un grattement on reconnaîtrait tout de suite sa petite souris, surtout quand elle est aussi unique et à plaindre que la mienne. Je l’entendais déjà depuis un moment qui hésitait, qui se remuait dans le lit, qui faisait tous ses manèges… »

Du côté de Guermantes

Le triomphe de la mondanité. Proust me perd. Rare moment réellement intéressant et dramatique de ce pavé de bonne famille : la mort de la grand-mère. Si le petit Marcel, devenu grand et con, continue le récit de son ascension dans les salons à la mode, je vais avoir du mal à le suivre jusqu’au Temps retrouvé.

Sodome et Gomorrhe.

Et on y retourne. Comme d’habitude, des mondanités pas très intéressantes, des interrogations, elles, qui le sont déjà plus, sur l’homosexualité (même si Proust se cache derrière son petit doigt et préfère minauder en lui racontant ses pensées intimes), un retour bienvenu mais trop court sur les souvenirs tendres du temps passé à glander à Balbec auprès de sa grand-mère. Parce que c’est ce qu’il y a de plus beau chez Proust… le recours trop rare à mon goût du souvenir nostalgique des êtres qui lui sont chers. Dès que Proust replonge dans un récit chronologique et flou de sa vie pleine de vide (il prend soin de ne jamais rappeler son âge comme s’il s’effaçait le plus possible derrière ses sensations et les sujets mondains de sa “vie”), c’est mortellement ennuyeux ; tout Proust en fait se trouve condensé dans ces passages où il hume le déploiement de ses sens et où il se remémore, et se revoit même en train de se replonger ainsi dans ses impressions passées ou ses souvenirs. Dommage ma petite souris que tu te perdes tant dans les mondanités.

La Prisonnière

C’est devenu une telle habitude, de m’assoupir pendant les longs passages chez les Verdurin, que j’en suis à un point où pour m’endormir, je récite le nom des personnages les plus chiants de la Recherche. Les passages avec Albertine, seuls, sont pourtant de véritables petits chefs-d’œuvre.

… Madame et Monsieur Verdurin, la duchesse de Guermantes, tous les Guermantes, Morel, Cottard, Madame de “Camembert”, Norpois, Saniette, Ski, le Prince von, le premier président, le lift et le chasseur, la princesse de Parme, Albertine (prisonnière), maman… et Marcel !

Proust utilise peu la troisième personne du singulier ou du pluriel. Ici, brièvement, il l’utilise avec le couple Verdurin, mais il l’utilise aussi dans un passage avec Charlus, un peu comme il l’avait fait avec Swann dans le premier roman. Le signe peut-être que Charlus et Swann sont deux identités fantasmées de Proust ou un mélange de souvenirs personnels et de vie fantasmée (beaucoup fantasmée pour Swann, car il y aurait un modèle indiscutable, peut-être dans ce cas le modèle que Proust aurait voulu être).

Proust champion des plantings. Celui de l’épisode de la fille Vinteuil pour suggérer l’homosexualité d’Albertine donne le tournis. Mais globalement, tous les leitmotivs sont des refrains rythmant le récit sur des milliers de pages et qui donnent cette saveur si particulière à la Recherche. J’avoue parfois m’assoupir, et la réapparition de ces thèmes récurrents, ça fait un peu l’effet de notre nom prononcé alors qu’on commence à sombrer… « Hum ? Non, non, je dors pas, je réfléchis. »

Albertine disparue

Donc Albertine meurt et tout ce qui intéresse Marcel pendant 300 pages, c’est de savoir si elle était homosexuelle. Albertine meurt et yolo, je vais enfin pouvoir mener l’enquête. Je t’adore Marcel, pendant que tu t’interroges, au moins, on échappe à toutes les mondanités pour ce coup-ci.

Le Temps retrouvé

Étonnante plongée dans la Première Guerre mondiale. Proust qui, d’habitude, concentre tout son récit sur les commentaires du narrateur avec peu d’évocations contextuelles, ici place précisément ce récit au milieu de la Guerre mondiale avec de réelles mises en situation. Notamment lors de ces séquences avec le baron de Charlus et sa maison de passes ; d’un coup, on se retrouve projeté dans Voyage au bout de la nuit, voire dans Salo et les 120 jours de Sodome, et c’est amusant de voir, et de comparer, à quel point Céline fera presque le voyage inverse de Proust en revenant sur son enfance dans Mort à crédit avec un style toujours, chez lui, basé sur les situations, au contraire de Proust, mais avec une même préciosité dans le style, dans la langue, et qui apparaît ici chez Proust par intermittence avec la même préciosité argotique. (Il arrive que certains extrêmes trouvent un terrain d’entente…)

Waouh ce début du chapitre 3 ! Une sorte de réminiscence ou une redite du début de la Recherche et du chapitre de Combray et de la madeleine, cette fois avec des souvenirs de la place Saint-Marc rappelés dans l’esprit du narrateur par le biais de pavés inégaux. Impressionnant. Si Marcel avait pu soustraire toute mondanité, voire tous les personnages antipathiques de son récit, ne garder que ces réminiscences introspectives, en fait s’il avait pu rester dans sa chambre, ne jamais sortir de chez lui, ne voir personne et imaginer des voyages, des personnages, qui chacun le ramènerait à une portion d’un passé lui-même fantasmé, là oui, ça aurait été encore plus magique. Mais je suis dur, il y a assez dans toute la Recherche d’introspections alambiquées et poétiques (oui, tu es bien un poète, Marcel) pour suffire à mon bonheur.

On dit de certaines personnes qu’elles s’écoutent parler, et ce n’est en général pas un compliment, mais chez Proust, on peut dire qu’il se regarde écrire, et ma foi, c’est assez fascinant : les toutes dernières pages de la Recherche sont en cela assez fantastiques, jouissives. Le narrateur, qui s’est toujours rêvé auteur, double de Proust, qui se dit qu’il serait temps de devenir cet écrivain qu’il a toujours rêvé d’être et qu’il a peur de ne plus être capable de devenir à l’orée de la mort, même accidentelle. Toujours dans une sorte de mise en abîme introspective, il (le narrateur) se sait avoir accumulé d’innombrables idées au cours de sa vie (parfois mondaine), se voit comme une mine dont lui seul serait capable d’exploiter les ressources, et qu’il serait dommage par conséquent de ne pas les exploiter… Touchant et beau. Après mille écarts mondains, la petite souris retourne dans son nid. Le temps retrouvé.


Le Rédempteur, Igor Pejic & Tyef (2020)

Repens-toi et lis

Je suis assez peu amateur de bandes dessinées, mais quand c’est un pote qui s’y colle, je regarde ça avec curiosité, l’œil critique en alerte, même si je ne connais absolument pas les codes et les références du « genre ».

Igor Pejic, c’est notre Jodorowsky de l’ombre : à la base, plutôt un réalisateur idéaliste (il prépare son premier long métrage, une comédie de science-fiction), admirateur depuis toujours de comics, il passe par un financement participatif pour aider à monter un projet de super-héros et s’associe pour cela au dessinateur Tyef.

C’est ainsi que leur bébé prend vie : Le Rédempteur, avec ici un premier long et beau volume sobrement intitulé Naissance d’un héros.

Le résultat, au moins dans sa réalisation, est assez convaincant. Et pour ne pas être, au contraire de lui, un grand admirateur de récits de super-héros, Igor ne m’en voudra pas d’y avoir trouvé surtout un intérêt à l’univers visuel proposé et parfaitement rendu par Tyef. Les deux acolytes ont manifestement voulu jouer sur une hybridation des cultures américaines et francophones de la bande dessinée avec, dans l’esprit, sans doute une inspiration graphique américaine (les personnages sont américains et le récit se déroule principalement à New York), avec une attention importante portée à l’objet BD (couverture cartonnée rigide) qui me semble plus être un usage habituel dans la bande dessinée franco-belge (et des collectionneurs). J’ai acheté une seule BD dans ma vie, moins parce que j’y trouvais un intérêt dans l’histoire que parce que « l’objet » était magnifique : c’était le gros volume de Sha, réalisé par Olivier Ledroit et Pat Mills. On n’en est pas si loin ici : tenir cet objet entre les mains, c’est du bonheur.

Pour en venir sur le fond, l’univers de super-héros, s’il peut me séduire par ricochet à l’écran, j’y avais déjà jeté un œil par le passé, et j’avoue que si la BD, de manière générale n’a jamais été un support qui m’a beaucoup emballé, les comics n’ont pas beaucoup plus fait d’effet sur moi. Si de manière globale, graphiquement, j’y trouve souvent des idées intéressantes susceptibles de nourrir mon propre imaginaire, c’est toujours avec beaucoup de circonspection que je recevais les propositions narratives ou les thématiques soulevées dans ce genre de support. Au cinéma, quand on dit que ça « fait BD », ce n’est pas un compliment, et cela veut généralement dire que l’accent d’un film a été mis sur une esthétique un peu creuse et très travaillée, parfois même volontiers tape-à-l’œil, au détriment d’une histoire souvent caricaturale et mal construite. Et il faut avouer que ces griefs, au cinéma, sont largement justifiés, et tiennent pour l’essentiel des défauts récurrents rencontrés dans la bande dessinée. Mais demander à des récits de fantaisie d’avoir l’exigence, ou la prétention (pas forcément mieux reçue d’ailleurs), qu’un Godard ou qu’un Tarkovski par exemple et au hasard, c’est sans doute trop en demander (ou se tromper tout bonnement de support), et après tout, les exemples réussis d’univers « graphiques » qui soient par ailleurs dramaturgiquement des références au cinéma, je n’en vois pas beaucoup (même si je suis alors plutôt un spectateur indulgent : je le serais en tout cas toujours plus quand Lynch s’essaie à une adaptation « impossible » de Dune que quand Villeneuve réplique, avec la repartie d’un fossoyeur nécrophile, Blade Runner).

Le Rédempteur ne déroge donc pas à la règle. Graphiquement, c’est très réussi ; l’univers donne envie d’en connaître toujours un peu plus ; mais que ce soit le sujet (ou la proposition « mystique » sur quoi reposent tous les enjeux du récit) ou la mise en œuvre dramatique du morceau, ça me laisse, un peu comme d’habitude avec la BD, sur ma faim. (Mais je le répète assez souvent, au cinéma de genre, voire en littérature fantastique/SF, je suis rarement converti aux histoires proposées : quelques chefs-d’œuvre et à côté une large production de films médiocres ou de romans mal pissés ne jouant que sur des concepts efficaces aux dénouements rarement convaincants.)

Comme souvent dans la BD, mais c’est aussi dans son tempérament, Igor semble avoir voulu jouer sur différents genres : le fantastique-gorethique (mélange de gore et de gothique) et l’humour. L’aspect visuel du fantastique de super-héros dans un univers brutal (guerre en Afrique, ruelles sombres de New York et même orgies géantes) m’a plutôt séduit. Le reste, beaucoup moins. Le point m’ayant fait le plus tiquer (mais on sait à quel point j’ai une aversion pour les religions), c’est cette prédominance de la foi et, comme le titre l’indique, d’une certaine conception de la rédemption. Dans un univers de super-héros où le surnaturel (ou l’extraordinaire) est bien sûr omniprésent, cette irruption du religieux me semble assez étrange. Conception sans doute toute personnelle en lien avec ma représentation du monde, c’était déjà le reproche majeur que je pouvais faire à ma « bible », le Sha d’Olivier Ledroit et Pat Mills. Et même si on perçoit derrière un bon nombre de pistes esquissées (susceptibles de représenter dans les prochains volumes) des rebondissements à ce niveau, il y a quelque chose de tordu dans cette proposition qui peinera toujours à me convaincre (que ce soit dans cette bande dessinée ou ailleurs).

Il y a d’ailleurs dans le récit quelques propositions ou usages de procédés narratifs qui ne sont pas sans attirer mon intérêt : il y a une idée de compte à rebours « amusante » qui donne du piquant à la « quête » (rédemptrice) du héros, et certains mystères (dévoilés sans doute dans des volumes suivants) qui sont parfaitement initiés (sous forme de « plantings » bien souvent) et qui réclament déjà de vouloir en savoir plus. D’autres principes narratifs plus classiques et récurrents en bande dessinée (surtout en comics) comme les flashbacks, les flashs, les pensées des personnages, le montage alterné (« pendant ce temps, à l’autre bout de la planète… ») participent à la bonne mise en place du récit et au plaisir qu’on a à tourner les pages. C’est encore là un des aspects les plus réussis du volume.

J’attends la suite, et surtout, j’espère voir un jour Igor tourner la page des super-héros à l’accent de cow-boy pour s’intéresser à d’autres bien de chez nous ! Inscrire ses personnages dans un monde anglo-saxon quand on est Français…, c’est péché ! Les Fantômas, Arsène Lupin, Nyctalope ou Fantômette attendent leurs successeurs !

Le Rédempteur (1er tome), Igor Pejic & Tyef | Good Dream Comics (2020)


Le symbolisme chez Tarkovski

J’ai remarqué que, lorsque j’affirmais ne pas recourir dans mes films à des symboles ou à des métaphores, l’auditoire m’exprimait chaque fois sa plus parfaite incrédulité. On me demande par exemple, avec obstination, ce que représente la pluie dans mes films, ou encore le vent, le feu, l’eau…

Et un peu plus loin pour conclure :

En aucun cas il ne faut confondre volonté artistique et idéologie, sans quoi nous nous privons de nos moyens de percevoir l’art de manière spontanée, de tout notre être…

Toujours le même principe donc, et c’est rassurant en fait. Il n’y a rien à « interpréter » dans les films de Tarkovski. Il ne fait pas appel à l’intelligence du spectateur, sa compréhension, mais à ses sens, sa mémoire.

Aucun « symbolisme » chez Tarkovski.


Paul Valéry cité par Andreï Tarkovski

Tarkovski citant Paul Valéry :

Seul atteint à la perfection celui qui renonce à tout ce qui  mène vers l’outrance délibérée.

Tarkovski se sert de cette citation pour évoquer le style épuré de Bresson. Cela peut paraître un peu étrange parce qu’il reste tout de même chez Tarkovski une poésie qui me semble être le contraire de la sécheresse bressonnienne. Le rapport qu’il fait avec le cinéma japonais me paraît bien plus compréhensible. Il parle de sobriété et de modestie, encore faut-il proposer aussi des images qui ont un sens, un mystère, une aura presque. Alors que Bresson n’a jamais cherché, et de moins en moins film après film, à tendre vers la poésie. La poésie pour lui était déjà sans doute dans cette outrance dont parle Valéry.

Autre citation de Valéry  :

Achever un ouvrage consiste à faire disparaître tout ce qui montre ou suggère sa fabrication.

Cette fois Tarkovski dit sa détestation du cinéma expérimental, de l’artiste qui se cherche plus que celui qui trouve. C’est amusant parce qu’il y a le même principe chez les acteurs à qui on apprend à gommer le superflu et à qui on demande de faire plus que de chercher en permanence. Plus drôle encore, lors de son passage aux États-Unis (je cite de mémoire l’anecdote), on organise une rencontre avec Stan Brakhage qui doit sans doute voir en Tarkovski un cinéaste fortement expérimental (justement parce qu’il propose des images poétiques, mais contrairement au cinéma expérimental elles sont comprises dans un récit, et même si le spectateur n’en perçoit pas le sens, elles sont incluses dans une logique narrative que le cinéma expérimental n’offre jamais). Très honoré donc le cinéaste américain propose de lui montrer ses films dans une chambre d’hôtel. Et là, dès le premier film, c’est un drame, parce que Tarkovski s’emporte, disant que ce n’est pas de l’art, de la merde, etc. Brakhage insiste alors comme un petit garçon soucieux de montrer ses colliers de nouilles à Michel-Ange, et à chaque fois le cinéaste soviétique s’emporte. On n’aurait jamais vu Tarkovski aussi énervé lors d’une « projection ». Et l’autre à chaque fois de continuer : « Attends, le prochain, tu vas peut-être aimer ! ». Pauvre Andreï… Quand l’artiste poète, l’un des grands génies du XXe siècle, rencontre l’un des meilleurs… en partant de la fin… On a donc l’explication ici : Tarko déteste le cinéma expérimental.


Friedrich Engels cité par Andreï Tarkovski

Plus le point de vue de l’artiste est caché, meilleure est l’œuvre d’art.

Va t’amuser après à trouver légitime les assertions critiques prétendant retraduire l’intention de l’auteur.

Un peu plus tard, Tarkovski rappelle une constante, un classique dans la description des grandes œuvres :

Les grandes créations sont ambivalentes et autorisent les interprétations les plus diverses.

En rab, la citation de Tolstoï :

Le politique exclut l’artistique, car pour convaincre il a besoin d’être unilatéral !

En revanche, on pourrait dire que le « politique » constitue un formidable personnage de fiction. Parce qu’en tant qu’individu « excluant » l’art, et donc le doute, la multiplicité des points de vue, l’artifice, et au contraire cherchant l’efficacité du discours de l’instant sans tolérer, en apparence, la moindre inflexion dans son discours, il est un de ces monstres insaisissables, escrocs, subversifs, changeants, qu’affectionnent l’art. D’abord d’apparence inflexible au point de vue et aux idées franches, sur la longueur, l’inconsistance de son discours visant à convaincre ceux qui l’écoutent au moment où ils l’écoutent, tout ça pour ce personnage, forme une matière dramatique insaisissable, infinie, obscure, indescriptible, qui constitue un des meilleurs moteurs de la fiction.

Il n’y a que les monstres qui passent la rampe. Peut-être parce qu’on les craint et qu’on se demande toujours s’ils existent. Et qu’à force de les craindre, on finit par les voir partout. Comme le rêve, la fiction (ou l’art), nous place face à ce dont on a peur, presque pour le transcender, au moins par contradiction, en nous obligeant à réagir face à eux.


Monsieur Levy, ou l’Illusion cosmique d’un demi-matamorien

Commentaire/ critique de La Conjuration des imbéciles, John Kennedy Toole (1980).

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Il faut reconnaître le talent de John Kennedy Toole à décrire assez habilement certaines situations, à faire de l’esprit, bref, à se la ramener s’il n’était question que de juger de sa capacité à écrire. C’est assez réjouissant à lire, après tout, aussi étrange que cela puisse paraître, j’y ai retrouvé par certains aspects les qualités d’écriture d’un Céline ou de l’autre JK (on ne rit pas)… Rowling.

Là où j’ai plus de mal, c’est dans la structure et la finalité du tout (la géométrie et la théologie comme dirait l’autre). Si on peut penser, ou espérer, que ce génie caustique puisse servir à démolir ou dénoncer la bêtise humaine, ce n’est pas seulement à travers quelques répliques bien tournées ou des situations révélatrices qu’on pourrait y parvenir : il faut un but à tout ça. Or de but, il n’y en a pas. JK Toole lance les situations comme elles viennent, dépeint les trajectoires de plusieurs personnages typiques de sa ville, à la manière presque d’un Robert Altman, façon chronique dépaysante et absurde, sauf qu’il semble amorcer un récit initiatique (inspiré ou pas par Cervantès), et on quitte alors la chronique pour une quête décousue, plutôt répétitive voire immobile, engourdie, ou qui devient même souvent carrément vociférante, gesticulatrice, pour en cacher l’errance véritable. Au point qu’on pourrait se demander si JK Toole ne tombe pas dans ce qu’il semble dénoncer à travers son personnage, le manque, donc, de théologie et de géométrie. Tout cela est un peu trop foutraque pour mener quelque part. On l’adapterait au cinéma qu’on serait proche des comédies lourdingues que Ignatius exècre, ou, au hasard, de la série Roseanne avec John Goodman : de l’insolence, pour se défouler un peu, et tout redevient dans l’ordre. Et encore, il y a sans doute plus de géométrie chez Doris Day que chez JK Toole. Parce qu’on compare parfois Ignatius à Don Quichotte, j’y verrai plutôt une apparentée avec Matamore. Ignatius en présente les mêmes limites. Matamore est drôle quand il se vante, quand il fait le récit de ses exploits, quand il délire et que ça reste du vent. Mais qu’on le voit alors à l’œuvre (et ce serait difficile) et on serait obligé de le prendre au sérieux parce que si Don Quichotte ne fait pas de mal à une mouche, Matamore (et donc Ignatius) est bien capable, peut-être pas de bousculer les astres comme il le prétend, mais, du pire… Ignatius est drôle en écrivaillon raté et prétentieux dans sa chambre à vomir sur le monde ; il l’est encore quand il se chamaille et braille sur sa mère, parce que la violence ne peut être que feinte quand elle passe, encore, qu’à travers la langue (on reste dans l’humour screwball, où la suggestion fait tout, où l’opposition de style fait mouche parce qu’Ignatius et sa mère, c’est drôle comme une bonne comédie du remariage entre mère et fils) ; il l’est encore, drôle, en emmerdeur professionnel, en employé médiocre (surtout en vendeur de hot dog), en spectateur de show TV ou de cinéma outré de ce qu’il voit ; et il l’est enfin quand il correspond avec sa libérale dulcinée (même principe d’oppositions extrêmes). Car Ignatius est un fat, dans le sens théologique du terme (non géométrique), et c’est là seulement où il fascine et où on peut garder de la sympathie pour lui. Que lui, l’hippopotame, dise pouvoir foutre un tutu et faire la leçon à des petits rats, et on rit ; mais on rira moins s’il met à exécution ses prétentions, comme un gag qui s’éternise ou se répète. Là où ça devient franchement lourd et moisi donc c’est quand les prétentions viennent à se faire aussi grosses que le prétentieux : Ignatius en Spartacus ou en Fletcher Christian ça ne le fait déjà plus du tout.

Parce que si Don Quichotte nous amuse dans ses périples picaresques, on le suit avec plaisir, ou avec bienveillance, parce qu’on le sait à la fois fragile et plein de bonnes volontés : on rira de ses malheurs, de sa crédulité, de sa douce folie… Ignatius, c’est tout le contraire, c’est un fou, mais un fou furieux ; quand son agressivité se limite à un babillage précieux et savant, on s’amuse de l’écart entre ce qu’il prétendrait faire et, ce qu’on sait, n’arrivera jamais : c’est Matamore mettant à ses genoux les Titans. Mais s’il s’arme d’un sabre en plastique et mène des révolutions, ça en devient con et superficiel. Parce que tout à coup ce n’est plus Ignatius qui part à l’abordage des cons, c’est JK Toole, et ce faisant, se ramasse comme son personnage. La prétention, pas l’action. Là où on entre en empathie avec Don Quichotte, à travers sa fragilité, on ne peut pas en faire autant avec un Ignatius qui, lui, s’en prendrait sans honte à la veuve et l’orphelin. Si certaines diatribes peuvent amuser parce qu’elles ont quelque chose de juste, ou montrent à quel point, comme Don Quichotte, il est à côté de la plaque, d’autres, quand elles ne servent plus qu’à fuir ses responsabilités sont carrément lourdingues s’il n’y prend jamais conscience au fil du récit et ne se contentera jusqu’à la fin qu’à fuir et à médire le monde. S’il parlait plus et agissait moins, voilà qui ce qui en ferait un personnage redoutable, un monstre d’aigreur et d’intelligence qu’on se prendrait à aimer, et à défendre. Or, trop souvent, Ignatius se fait lourd. Parce que lui ne se bat pas contre des moulins.

Le récit s’enclenche avec un accident de la route après quoi le brave homme devra aider sa mère à rembourser les dégâts : il lui fait trouver du travail, lui, le génie oisif et incompris. On aurait pu penser qu’il y aurait alors une évolution, presque initiatique, chez le personnage, que cet accident devienne en quelque sorte la faute initiatrice d’un mouvement, l’événement le poussant dans sa quête, celle qui lui ferait prendre conscience de ses propres torts, de ses erreurs… Le génie, il aurait été là. En plus d’être brillant et drôle, il aurait fini par être réellement touchant en trouvant sa voie. En ne voulant qu’être drôle, et surtout en s’agitant comme un zouave et en retournant toute la ville derrière son passage, on ne voit plus que des gesticulations et des braillements. C’est l’affreux Bibendum de SOS Fantômes. Si les cinquante premières pages sont longues à se mettre en place, il reste encore une autre cinquantaine avant la fin qui est un supplice. Toole aurait gagné, au moins, à raconter certains de ces méfaits (par Ignatius ou par d’autres) au lieu de les décrire. On serait resté dans ce qui fait la saveur du roman, le récit, l’évocation. Certes il n’aurait été plus seulement question de prétention parce que notre monstre matamoresque se serait mis en branle, mais justement, ça aurait été un moyen, à nouveau, de travestir la “réalité” pour en grossir les traits, les exagérer, à travers la langue, le récit, le mensonge… On aurait alors recentré le roman sur la perception excentrique du monde que se fait Ignatius, et sa folie aurait été supportable, car inoffensive.

En réalité on serait presque en droit de nous demander si le véritable héros du roman ne serait pas M Levy dont la trajectoire prend un sens qui me semble moins futile et lâche que celle d’Ignatius. Si l’odieux gros lard finit comme il a commencé, c’est-à-dire à se foutre de la gueule du monde, à chercher à échapper à ses responsabilités, et tout ça laissant en plus l’impression de finir en happy end sur lequel le bonhomme serait le premier à vomir (si on est conciliant on pourrait y voir une fin digne du Lauréat), M Levy, lui, non seulement fait preuve de compréhension à son égard (c’est le véritable philosophe de l’affaire), mais en plus il reprend foi en son travail, semblant vouloir se détourner de son confort oisif pour une ambition juste et mesurée à mille lieues de celles de l’ignoble Ignatius ; et cela non pas dans un détour épilogique qui pourrait laisser penser que l’entrepreneur désintéressé des affaires dont il a hérité puisse tout à coup devenir le chef d’entreprise modèle qu’il n’a jamais été, mais bien parce que sa réussite et son désir de reprendre les affaires en main ne seraient rien d’autre qu’un doigt d’honneur adressé à sa femme qui n’attend qu’une chose, qu’il se plante. Qu’il y parvienne, c’est de la péripétie accessoire, comme toutes celles que nous propose Toole dans toutes leurs largeurs : parce que ce sont bien les prétentions, les volutes de fumée, qui importent ; les mettre tout à coup en scène, c’est patauger dans ses contradictions et se vautrer dans la vulgarité. Le voilà donc l’honnête rebelle de cette histoire. Celui qui finit par affronter les emmerdeurs en face. Ignatius, tout brillant qu’il est, est, et restera, l’emmerdeur qui emmerde le monde merdique. C’est une usine à gaz d’idées savoureuses et replètes : ça tourbillonne, ça tourbillonne, et ça finit coincé dans un engorgement pylorique pour ne jamais prendre forme et consistance… Il ne se sert de sa prétendue intelligence que pour manipuler son monde et n’apprend donc rien de ses expériences : qu’il manipule les foules, les passants, ses employeurs, sa mère, il finira dans la même logique sans avoir changé d’un gramme en se servant opportunément de sa donzelle libérale pour s’échapper du merdier qui l’attend. Odieux envers sa mère, manipulant sa petite amie, rechignant à affronter ses responsabilités, Ignatius reste un Ubu inflexible incapable d’apprendre de ses expériences, un Matamore dont on ne peut plus rire, bref, un enculé, et c’est probablement bien la seule raison théologique qui le tirbouchonne tant à l’intérieur.

Reste l’écriture, le génie épars qui occasionne quelques instants de grâce linguistique. Et là, même si on peut regretter qu’à la traduction, il n’en sorte qu’une transcription évasive, notamment en transposant les différents accents de la Nouvelle-Orléans dans un français parigot certes efficace mais forcément pâlot, on ne peut que louer l’essentiel qui me semble-t-il (du peu de ce que j’en ai vérifié) reste une traduction quasi littérale, respectant l’habileté de l’auteur et de son personnage principal à inventer des tournures souvent épithétiques ou périphrastiques, autrement dit en jargonnant pour jouer des contrastes, et divertir le lecteur en l’incitant à comprendre les allusions ou les circonvolutions, rarement finaudes, mais follement excessives, et c’est bien là l’intérêt de la chose. Mais comme tout est mesure en art, il faut parfois aussi doser ses propres limites… ou du moins savoir les placer. Si le monde manque de théologie et de géométrie selon Ignatius, il semblerait bien aussi que ce soit tout le problème de l’auteur. Finalement, le suicide de l’homme posthumisera l’auteur en donnant un sens à ce qui en était dépourvu… Là où Toole se serait perdu en gesticulations habiles mais vaines pour vendre, et confirmer son talent plein de promesses, ne reste que l’évocation d’un génie que le monde n’aurait su entendre… JK Toole n’a pas eu comme son personnage à mettre à exécution ses pataudes prétentions, on les imagine à sa place. La tragi-comédie qu’il a été incapable de construire dans son roman, il y a mis un terme, comme Ignatius, en s’embarquant dans une voiture. Il ne savait pas plus que lui où il allait ; nous, on sait. Les artistes, c’est comme les mouches ; on ne les apprécie jamais autant que quand ils tombent. Encore faut-il qu’il reste quelqu’un pour lire leur épitaphe. Les éloges funèbres, prétendent toujours, travestissent la réalité, voilà tout ce qu’on pourra jamais trouver de plus théologique et de géométrique en ce monde.

BzzzzZZzzzzzzz
(Je suis une mouche. Non, ce n’est pas ça.)


Roméo et Juliette sont-ils des jeunes cons ?

 

Théâtre   

 

 

Roméo et Juliette, Franco Zeffirelli 1968 | BHE Films, Verona Produzione, Dino de Laurentiis Cinematografica

(Réponse à un commentaire réduisant les deux jeunes amoureux de Shakespeare a des personnages de soap opera.)

Il est, semble-t-il, assez difficile d’apprécier la naïveté dans un monde où même les femmes tendent à avoir des couilles, de l’assurance, des certitudes. La connerie, c’est bien, c’est beau. Aussi.

Que la pièce souffre de sa réputation de drame amoureux à l’eau de rose, c’est probable, sauf qu’il faut apprendre à s’écarter de ses préjugés pour lire les œuvres autrement. Roméo et Juliette ne sont pas des adolescents ? Le concept d’adolescence n’existait pas à l’époque de Shakespeare ? Eh bien, changez “adolescence” par “jeunesse” et ça revient au même. Ce qui compte dans la pièce, c’est leur innocence, pas pour en faire de parfaits imbéciles, mais pour coller à l’archétype des jeunes premiers devant s’intégrer à un monde. Et là, le monde, c’est le monde politique qui oppose leurs deux familles. Il faut voir ça comme une tragi-comédie à la Corneille dans laquelle devoir et passion s’opposent. Ce sont moins des jeunes cons que les victimes du monde auquel ils appartiennent.

La lecture que vous faites de la pièce peut être légitime, toutes les interprétations personnelles le sont, mais ça paraît tout de même assez loin de l’univers de Shakespeare. Paradoxalement, en dénigrant le fait que la pièce vaille que dalle parce que son sujet serait « l’amour magnifique et pur », vous appuyez un peu plus la mauvaise réputation qui est faite à cette pièce et qui est limitée en général à ceux qui ne la lisent pas. C’est une tragédie opposant cet amour magnifique et pur (si vous voulez) à celui de la filiation, au monde, aux règles auxquelles il faut se conformer, malgré ses passions. Au lieu d’être des idiots, ce sont au contraire plus que des adolescents, parce qu’ils se révoltent contre des guéguerres de familles. La morale pointe surtout du doigt la folie, pour ne pas dire la bêtise, des jeux politiques. L’innocence des jeunes amants ne sert que de révélateur de cette folie. Elle est un moyen, non la finalité pour dire : « Oh, que l’amour à vingt ans, c’est beau et pur ! ». C’est d’ailleurs ce qui fait souvent le génie de Shakespeare : cette manière, comme Molière par exemple, d’appuyer là où ça fait mal. Ce n’est pas une ode à la beauté de l’amour naissant, c’est une épingle dans le cul des imbéciles et des querelleurs. Et ce n’est pas non plus le Twilight de la fin du XVIᵉ…

Je ne parle pas ni de parents, ni de réaction, je parle d’opposition, d’une part, entre deux familles (pas dans le sens de « parents », mais dans le celui de « clans »), donc c’est plus la politique qui compte, c’est-à-dire l’idée que deux groupes peuvent s’opposer l’un à l’autre, très violemment, pour des raisons ridicules (il est à parier par exemple que la pièce ait déjà été adaptée en utilisant au hasard une famille musulmane ou palestinienne, à une autre juive ou israélienne) ; et d’autre part l’opposition des deux amants face à cette folie (politique, familiale, clanique). Je ne parle pas de révolte de l’adolescence face à leurs parents. Il est bien question d’une tragédie à la Corneille : la passion face au devoir. Ça se retrouve dans la structure de la pièce. Au début, on a une situation conflictuelle stagnante : les deux familles (clans) se détestent. Un élément va perturber ce monde stable : l’amour improbable entre deux de leurs enfants. Et à la fin, face à la tragédie de la disparition de leurs enfants, on arrive à une « autre normalité » qui va servir de morale à l’histoire : les deux familles vont se réconcilier. La morale de l’histoire ce n’est pas : « Oh putain, on était jeunes et beaux, et on est morts idiots et jolis ! » Non, l’histoire d’amour n’est qu’un prétexte (ce n’est d’ailleurs qu’une infime part des thèmes de la pièce, qui comme toujours chez Shakespeare, sont assez abondants) pour appeler les hommes à ne pas se quereller pour des broutilles, parce que voilà la conséquence de la bêtise humaine : nos jeunes, donc notre avenir, en souffrent. Il y a un peu une resucée là-dedans de La Guerre de Troie et sans doute de bien autres mythes encore.

La question du malentendu, c’est une constante très importante dans l’art. Perso, c’est une question qui me passionne et j’aurais plutôt tendance à penser que toutes les interprétations, même les plus étonnantes, se vaillent. Si un lecteur/spectateur grossit un des traits ou même y voit quelque chose qui n’apparaît pas aux autres, peu importe, parce que l’intérêt d’une œuvre est avant tout qu’elle parle et éveille quelque chose dans l’esprit de celui qui la lit/regarde. Et on le voit ici, ça peut provoquer des “débats”. Même les “spécialistes” pourraient se crêper le chignon sur l’interprétation à faire concernant des détails. Or, je me trompe peut-être, mais un chef-d’œuvre, sa particularité par rapport à d’autres, c’est sa capacité à susciter différents niveaux de lecture et d’interprétation. Surtout chez Shakespeare. Alors que Roméo et Juliette souffre paradoxalement d’être perçue comme une bluette pour adolescents à côté de pièces comme Hamlet ou Le Marchand de Venise, dont la réputation tient beaucoup justement à la manière dont on peut les interpréter, ça ne me pose pas tant que ça de problèmes. Les véritables amateurs de la pièce sauront l’apprécier pour ce qu’elle est, ceux qui n’y voient qu’une tragédie amoureuse n’ont pas plus tort ou raison que d’autres (ils y trouvent leur compte), et ceux qui ne s’y intéressent pas parce qu’ils se font une mauvaise idée de la pièce s’en détourneront et ils auront bien tort de se laisser ainsi avoir par la réputation faite à la pièce… Ça résume pas mal le destin de milliers d’œuvres, victimes de la mauvaise interprétation qu’on en fait. Tant que la pièce est là, que certains peuvent l’apprécier (ou pas), ça reste le principal. Le malentendu est partout, et dans l’art, il est parfaitement sans conséquence. Autant en profiter.

Citizen Kane est réduit à sa mise en scène, Star Wars à ses effets spéciaux, Titanic à Céline Dion, Céline à son antisémitisme… On ne taille des costards qu’à des vedettes. Il vaut mieux être réduit à un cliché qu’à rien du tout et être oublié. Justement parce que chacun peut juger… sur pièce.


 

Théâtre   

 

 

La Compagnie noire – Les Annales de la compagnie noire, tome 1 (1984), Glen Cook

La Compagnie noire – Les Annales de la compagnie noire, tome 1 (150)

L’univers n’est pas inintéressant mais c’est plutôt mal exploité. L’écriture paraît au premier abord efficace avec une bonne densité d’action, des descriptions habiles, un vocabulaire nourri et une bonne dose de mauvais “garçons” ; seulement tout ça cache mal l’inanité de la quête (ou mission) et surtout le développement du bousin dramatique.

Aucune structure. Un canevas qui s’étire mollement tel un chewing-gum sans fin. Pertinence douteuse du choix des scènes (de choix en fait il n’y en a aucun, c’est raconté comme… « des annales », au jour le jour, sans relief, sans ellipse). L’auteur pourrait changer ou couper la plupart des “scènes” ça ne changerait rien à l’affaire, tout est interchangeable (or l’idée d’un canevas réussi donne l’image d’une pyramide inversée ou d’un château de cartes ; on enlève une pièce et tout s’effondre — ça reste une impression, en réalité c’est sans doute rarement le cas).

Parce que des objectifs, des enjeux, on les a jamais en tête, ce qui rend la lecture plutôt laborieuse. On avance de bataille en bataille, et pour meubler les longues soirées, on enfile les scènes de parties de cartes… Le jeu de cartes pourtant, ça devrait faire tilt, c’est signe qu’il ne se passe rien… Toutes les situations semblent ainsi se ressembler : soit on attaque, soit on se repose et on papote.

Des personnages et de la densité donc, mais ça lasse très vite comprenant que ça mène nulle part et que la maîtrise dramaturgique laisse à désirer. La structure, c’est l’armature première d’un récit ; il ne suffit pas d’imaginer un univers, il faut le mettre en scène à travers une histoire qui répond souvent à des règles simples, vieilles comme le monde (même dans un premier tome on doit trouver un semblant de structure avec un début, un milieu et une fin). Sans structure, le roman donne l’impression d’avoir été vite pissé et improvisé, écrit au jour le jour et vite consommé. Pas ce qu’il y a de mieux pour captiver un lecteur médiocre comme moi.


La nouvelle vague, portrait d’une jeunesse (2009) Antoine de Baecque

Et la lumière fume

La nouvelle vague, portrait d'une jeunesse 2009 (150)

Histoire plutôt honnête du mouvement des gosses des Cahiers ; et cela, justement par un ancien rédacteur de la revue.

Honnête, parce qu’il trace les contours de l’histoire de la nouvelle vague (qu’il persiste, comme d’autres, à vouloir écrire en majuscules — la couv’ préfère le tout en minuscule comme pour éviter de choisir) autour d’événements liés à Roger Vadim, faisant d’Et Dieu créa la femme, le film annonciateur de la vague qui va suivre, et du procès opposant le même Vadim à François Truffaut pour une vague, mais symbolique, affaire de diffamation. Une demi-douzaine d’années donc tout au plus pour un mouvement, qui pourrait tout autant être une période de l’histoire, que du vent, et ce sont les premiers concernés qui ont toujours réfuté ce terme, comme le dit Audiard dès 1959, bien “vague”.

Antoine de Baecque rappelle donc les origines à la fois d’une révolution, d’une contestation, qui est surtout la prise de pouvoir d’une jeunesse méprisant les vieux idéaux hérités de la seconde guerre, se rebellant contre ces vieux qui les poussent à aller la faire, la guerre, en Algérie, et contre un système de production leur interdisant de faire ou de voir les films tels qu’ils voudraient les voir.

Si aujourd’hui Et Dieu créa la femme est passablement boudé pour la critique, il est amusant de constater que les Cahiers du cinéma, et donc Truffaut, ont vu dans ce film, et dans son actrice principale, une sorte de renouveau que le futur réalisateur avait appelée de ses souhaits quelques mois plus tôt dans son fameux article contre « une certaine tendance du cinéma français ». À croire qu’on ne peut en France se définir qu’en massacrant ses aînés ou ses collègues (la nouvelle vague elle-même suscitant, et suscite encore, pas mal de mépris, comme une certaine tendance de l’esprit français à s’autoflageller en famille).

Autre ironie, de Baecque rappelle que la notion de « nouvelle vague », avant d’être appliquée au cinéma, était utilisée par Françoise Giroud dans L’Express pour identifier la jeunesse de son époque, puis, brièvement, l’appliquer à la littérature et… à Françoise Sagan, autre phénomène “djeun” contemporaine de B.B. La nouvelle vague était donc un peu comme dessinée à l’avance, parce que avant qu’elle n’arrive, tout le monde en parlait déjà. Sagan, Bardot, puis Chabrol… quand tout ça n’est pas carrément à droite, ça sent bon ce qu’on appellera plus tard la gauche caviar. Vive la révolution. Car l’ironie toujours, en 58, le grand succès sur les écrans, ce n’est pas un film de la nouvelle vague naissante, mais bien un film, sur les jeunes, réalisé par Marcel Carné et écrit par Sigurd, les Tricheurs, où le personnage féminin principal finit par planter sa voiture dans un arbre (toute ressemblance avec Françoise Sagan ou avec tout autre jeune con ne serait pas totalement fortuite). Ainsi, si quelques films de la nouvelle vague ont leur petit succès, c’est surtout au départ, grâce à la volonté de certains de se démarquer du système en place en proposant et en mettant en place d’autres moyens de production qui se révéleront malgré tout rentables, mais le succès sera avant tout critique, institutionnel grâce au soutien des festivals, du ministère (de Malraux), de l’aide à la création (le premier film de la nouvelle vague, le Beau Serge, aura bénéficié à la fois des fonds de départ de sa belle-famille mais aussi de cette aide un peu inattendue qui permettra à Chabrol de se remettre immédiatement au travail pour un second film), et peut-être plus inattendu encore, grâce à l’écho qu’aura cette French New Wave partout dans le monde et en particulier aux États-Unis (New York en somme, où Truffaut continuera de se rendre chaque année pour entretenir son mythe perso, plus que celui de la nouvelle vague, et plus encore que celui du cinéma français, de toute façon invisible par ailleurs en Amérique depuis 50 ans).

Le livre est court, beau, va droit à l’essentiel et plein d’images, d’icônes, du bon vieux temps où les vieux cons étaient encore de jeunes cons. Il rappelle aussi que si la nouvelle vague a profondément changé les méthodes de travail, que c’est malgré tout toujours le même type de cinéma populaire qui faisait recette. Claude Beylie le fait aussi, et c’est important de le rappeler, surtout à l’attention des historiens et des critiques à l’étranger qui ne jurent que par la nouvelle vague et par la « politique des auteurs ». Déjà, Chabrol (qui n’a pas dû assez faire le tour des popotes en Amérique) rappelait que les films estampillés « nouvelle vague » n’était pas un gage de qualité (ça vaut d’abord pour lui) ; et Michel Audiard de tirer la meilleure conclusion possible, dès 1959 : « Ah ! La révolte, voilà du neuf ! Truffaut est passé par là. Charmant garçon. Un œil sur le manuel du petit “anar” et l’autre accroché sur la Centrale catholique, une main crispée vers l’avenir et l’autre masquant son nœud papillon. Monsieur Truffaut voudrait persuader les clients du Fouquet’s qu’il est un terrible, un individu dangereux. Ça fait rigoler les connaisseurs mais ça impressionne le pauvre Eric Rohmer. Car si autrefois les gens qui n’avaient rien à dire se réunissaient autour d’une théière, ils se réunissent aujourd’hui devant un écran. Truffaut applaudit Rohmer, qui, la semaine précédente applaudissait Pollet, lequel la semaine prochaine applaudira Godard ou Chabrol. Ces messieurs font ça en famille. Voilà à quoi joue depuis plus d’un an, le cinéma français. Résultat pratique : L’année 59 s’achève sur des succès de Delannoy, Grangier, Patellière, Verneuil, ces pelés, ces affreux, ces professionnels. Pouah ! Voilà où ils en sont arrivés, ou plutôt où ils en étaient. Car il serait incohérent de continuer à parler d’eux au présent. La Nouvelle Vague est morte. Et l’on s’aperçoit qu’elle était, au fond, beaucoup plus vague que nouvelle. »

Le regard de de Baecque est à peine critique et c’est plutôt une bonne chose, et quand il s’autorise quelques commentaires, ce n’est pas forcément pour épargner ses aînés (tradition française donc, même si lui reste très sage). En revanche, on peut regretter que ne soit pas soulevé à mon sens le problème numéro un de la production française et qui dure depuis cet article de Truffaut en 1954 et qu’à la fois les professionnels et le public (voire les critiques) se sont scindés en deux comme si le cinéma hexagonal, plongé dans une crise identitaire devait forcément choisir son camp. Le schisme est énorme et personne ne semble se soucier de réconcilier les deux, au détriment d’une certaine “qualité”, tristement altérée quand on lui impose le choix d’une affirmation tournant trop facilement à la caricature. Le spectateur peut être en droit de réclamer à ses auteurs autre chose que des films populaires mais pauvres sur tous les plans, ou des films élitistes trop souvent ratés, en tout cas rarement gages de qualité…


La Cité sans nom, H. P. Lovecraft (1921)

La Cité en Dante

La Cité sans nom, H. P. Lovecraft (1921) (The Nameless City)


Exploration gynécologique des entrailles monstrueuses de la terre. Une ville d’horreur figée dans le temps mais qui pourrait très bien se réveiller à tout moment. Même principe, mêmes peurs que La Momie, The Thing  ou Alien.

(Lovevraft = H.R. Giger = Alien.)

Le mythe qu’exploite ici Lovevraft, c’est l’expression cathartique de la peur du père d’engendrer un monstre (psychanalyse de trottoir). En explorant le vagin râpeux de cette inconnue monstrueuse, la femme, la peur de découvrir qu’on est loin d’y entrer le premier, qu’on est loin d’en être le maître, le bâtisseur, l’homme, l’écrivain ou le lecteur, se trouve d’abord happé par son désir de s’y engouffrer, mais très vite est pris de tourments à ce que le lieu se révèle moins amical qu’espéré.

Une femme est un monstre qu’on ne dompte pas : elle ressemble extérieurement à un homme, elle parle la même langue, vit à la surface d’un même monde, mais ses entrailles fécondes pourraient cacher une nature contraire à celui qui voudrait s’y laisser prendre. Une mante paganiste, un génie maléfique, une sirène, qui n’attend plus qu’on la frotte pour libérer ses horreurs.

Lovecraft ne montre pas la réalité. Ce gouffre à la fois espéré et redouté n’existe pas. C’est la peur des hommes qu’il met en scène. Une peur qui en est d’autant plus fascinante que l’objet qui en est la cause attire à elle comme des proies ces hommes qui passaient à proximité.

Terrible découverte donc qu’en ouvrant la « boîte de Pandore », au-delà des couloirs, des failles, des corridors, des tunnels, des conduits, des… trompes, se cache une ville utérine, reptilienne, plus ancienne que nous, et sans doute encore en gestation, prête à nous engloutir dans sa folie une fois qu’on y aura mis les pieds, ou les doigts, ou… les yeux ; et dont, selon toute vraisemblance, on ne peut être l’architecte.

Au mieux en serons-nous les cocus charpentiers. Au mieux en fournirons-nous la clé de voûte.

On change l’âne pour un chameau, et la Judée pour l’Arabie, et voilà. Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu… Ou la version avec les cornes (de cocu) : je suis nu, Jésus, je suis vaincu…

Naissance d’un monstre (à vingt culs). Il n’est pas le nôtre, et pourtant, il va falloir le reconnaître et le voir grandir. Grandir, grandir, grandir… Bientôt ce petit enculé finira par nous tuer. Parce que le monstre est un parasite : car la hantise du père cocufié et du mari jaloux, c’est de devoir se farcir en plus l’œuf de Madame, celui d’une possédée. Que le petit monstre se nourrisse de nos entrailles et se serve de notre nombril comme d’un siphon apéritif ou qu’il s’immisce dans notre tête pour nous rendre fou et faire de nous sa métamorphe chose, c’est du pareil au même. Entrer dans la cité sans nom, c’est déclencher la vengeance des reptiles sur les hommes, de la femme insecte sur l’homme.

Sales bêtes. Monstres sans nom. Qui n’existent surtout que dans l’imagination torturée des hommes. La hantise pour les Rosemary’s babies. Dans les entrailles de celle que j’aime, n’y trouverais-je pas les traces d’un autre homme qui ne pourrait alors n’être que le diable, qu’un monstre ? C’est toujours plus sale dans les entrailles du voisin.