The Page Runner, De cryptide en Scylla

Non à Blade Runner 2, non à Blade Runner 3, non à Blade Runner Summer Trilogy, non à Blade Runner Reload, non à Blade Runner machine cut, non à Blade Runner : Le Retour du loup, non à la scottification des esprits, non à la réplication de deux chefs-d’œuvre miraculeux, non à l’altération d’un univers unique.

 

The Page Runner (trois nouvelles dégénérées issues de l’univers de Blade Runner) :
De cryptide en Scylla
L’Émulation des Titans
Le Poète en lame courte

 

The Page Runner

 

Au deuxième jour de l’incubation, les cellules qui ont subi les mutations inverses produisent des colonies rétromutantes. Les rats quittent le navire. Alors le navire coule.

(Blade Runner, 1982)

 

De cryptide en Scylla

 

Je n’ai jamais su qui était ma véritable mère, et je crains de ne jamais le découvrir. Pourtant, le temps presse, car je n’ai plus longtemps à vivre : les derniers renifleurs qui m’ont pris en chasse m’ont identifié un syndrome de Mathusalem à, pourtant, quarante ans passés. Pour vous qui vivez en dehors de la Terre, quarante ans vous paraissent sans doute être un âge de jeune homme, mais ici, encore plus pour nous autres hutérains qui vivons dans les forêts pour éviter les runners, il s’agit là d’un âge conséquent. J’ai retiré l’une de ces saloperies de renifleurs et ai réussi à déchiffrer les codes cachés dans ses entrailles lors de mon dernier passage à Sacramento. C’était la première fois que j’accédais à ces données. Et le moins qu’on puisse dire, au-delà de la révélation d’une maladie dont les effets ne s’étaient jusque-là jamais manifestés au point de me faire douter du diagnostic des renifleurs, c’est qu’elles expliquent en tout cas les raisons du harcèlement permanent dont je suis victime de la part des autorités de Los Angeles depuis plusieurs années. Car mon taux de procratrites jette un voile incertain sur mes origines. Il faut toutefois rester prudent : il pourrait s’agir d’une ruse pour me forcer à réactiver les réseaux de résistance de mon père, Rick Deckard, aujourd’hui disparu, mais dont la mémoire est encore vivace auprès du peuple des forêts. Je ne voudrais pas trahir sa réputation en me montrant indigne de lui.

Cette révélation, qui me pousse à retrouver les traces d’une mère, et à travers elle, d’hypothétiques frères qui auraient des procratrites susceptibles de me guérir, m’exhorte à réunir au fond de moi toutes les références sur cette mère invisible dont mon père rechignait toujours à me parler enfant. Il m’avait dit qu’elle était une réplicante, qu’ils n’avaient vécu qu’une année dans un bonheur permanent, mais il était toujours resté muet sur les circonstances de sa disparition. Si depuis lors, la possibilité même de son existence ne m’avait, je dois l’avouer, jamais effleuré l’esprit, je ne peux m’ôter de la tête cette idée, désormais, que si les renifleurs m’avaient détecté depuis tant d’années pour mes procratrites (mêmes malades), je ne pouvais être le fils de deux réplicants. Leur présence indiquait au moins une hybridation. Mon père étant connu pour avoir été un spécimen de la série abandonnée des Nexus-4, cela voulait dire que ma mère était humaine. Mais si elle était née du ventre de sa propre mère, m’avait-elle portée en elle ? Si ces révélations sont exactes pourquoi m’avoir caché sa nature ? A-t-elle eu une autre descendance humaine ou hybride ? Est-elle seulement encore vivante ? Qu’ai-je été pour elle ? Suis-je encore hutérain comme je l’ai toujours cru, et comme mon père me l’avait toujours laissé penser, ou suis-je cette sorte d’hybride répugnant à cheval entre l’homme et l’automate ?

Depuis les Colonies, mes introspections marmottantes doivent vous paraître bien étranges. Je n’ai même aucune assurance que la portée de mon scapulaire tronien soit suffisante pour arriver jusqu’à vous. Je vous conjure pourtant de bien vouloir m’aider dans mes recherches, car je sens les runners tout près, et je m’étonne qu’ils ne m’aient pas déjà capturé, ou retiré.

Si vous vous interrogez sur ce qui vous vaut ces messages de la Terre, c’est que j’ai appris que vous aviez perfectionné le test du chien bouilli que nous autres sur Terre nommons « scottie ». Lors de mes précédentes palpations, tous les tests s’étaient révélés positifs : il ne faisait aucun doute que j’avais connu les premiers mois de mon existence, et jusqu’à ma « naissance », dans un utérus artificiel comme tous mes amis hutérains de la forêt Stanislaus. Il y a quelques années, quand j’ai rencontré la femme du réplicateur qui s’était chargé de ma conception, elle m’avait déclaré que la réplication s’était effectuée normalement. Quand je suis retourné la voir après mon reniflage sauvage pour lui demander des informations sur ma mère, elle parut apeurée, doutant tout à coup de mon identité, et s’empressa de me dire qu’elle n’en avait aucun souvenir. Après quoi, je ne pus rien lui demander d’autre. C’est ainsi que je rentre en contact avec vous, sans grand espoir de réussite, pour savoir si vous pourriez procéder sur moi, depuis les Colonies, à votre test dont on n’a entendu que du bien sur Terre. Car, si je doute de ma propre identité, de celles, de plus en plus, de mes amis, ou de ceux qui m’ont mis au monde, nous sommes l’un pour l’autre des inconnus. Et, d’après ce que j’ai pu entendre depuis mon scapulaire, vous avez plaidé auprès des sages pour le respect et l’entente entre humains, hutérains, réplicants, et même comme c’est à craindre me concernant peut-être, hybrides. C’est assez pour que j’aie plus confiance en vous qu’en quiconque. Dan, l’ami de Sacramento qui m’a aidé à déchiffrer les données capturées au cœur du renifleur, pourrait reconfigurer l’engin selon vos directives.

Si vous acceptez de procéder au test, je me dois toutefois de vous rappeler quelques informations.

Les hommes des villes, ainsi que leurs serviles compagnons Nexus de la dixième série, appellent les hutérains des forêts de Californie, les cowboys. Non pas qu’il y ait encore des chevaux, des ânes, des vaches ou des chiens dans nos forêts, ne rêvons pas. En fait, les hutérains sont affublés d’une excroissance, commune, semble-t-il, à tous les fils de réplicants habitant ces forêts. Nul n’en connaît véritablement la cause, mais certains ont émis l’hypothèse qu’elle était le résultat d’une dose anormalement élevée de diphalmate dans le bain hutérain altirocollagènique qui nous voit « naître ». Nos parents ayant approché au cours de ces cinquante dernières années des réplicateurs sans liens les uns avec les autres, cela rend cette possibilité tout à fait improbable. D’autres attribuent à la forêt de Stanislaus des propriétés spécifiques propices à certaines mutations… Bref, quelle qu’en soit la raison exacte, cette curieuse excroissance fait tenir les hutérains, le plus souvent, jambes écartées, arquées, à la manière des cowboys. Cette posture les ferait tout autant passer pour des primates à la démarche dégingandée, et ce n’est pas sans une certaine fierté que les hutérains se laissent nommer ainsi… C’est tout juste derrière le scrotum que les hutérains traînent cette excroissance, prostatique, dit-on, grosse comme un pamplemousse. Certaines offrent un spectacle tout à fait saisissant, très couru dans nos forêts. J’en sais quelque chose : au cours de mes quelques décennies d’existence, aucune hutéraine ne m’a trouvé à son goût. Jamais. Je n’ai vraiment rien d’un cowboy. Ne riez pas, il m’a fallu atteindre vingt-trois ans pour connaître ma première femme, et c’est en ville que j’ai dû la trouver. Une réplicante de bordel. Imaginez-vous la chose…, ce que cela peut représenter pour un hutérain (ou ce que je croyais être alors) de coucher avec une réplicante. C’est comme payer pour coucher avec sa propre mère !

Dois-je y voir la preuve que je suis hybride ?

Les médecins que j’ai réussi à consulter en ville et qui avaient effectué de précédents tests scottie sur moi indiquaient que ma prostate était de taille commune pour un homme. Pour un homme. Cela aurait dû éveiller mes soupçons, mais en allant plus loin dans les tests, l’absence de procratrites attestait d’une stérilité parfaite, caractéristique, cette fois, des hutérains (même si elle est de plus en plus répandue chez les humains de notre planète). C’était plutôt de nature à me rassurer, les hybrides possédant ce taux de procratrites tout à fait caractéristique les plaçant au seuil de la stérilité, entre la stérilité complète des réplicants et la fécondité des hommes.

Seulement, à présent, le taux révélé par le renifleur me ferait presque passer pour un homme du XXe siècle…

Quand après la mort de mon père, tous les runners et leurs renifleurs semblaient être sur mes traces, nous pensions que les autorités de Los Angeles craignaient de me voir prendre la relève. Or, je n’ai jamais été bien courageux, et j’ai eu durant ces années autant de succès dans les réseaux de résistance qu’auprès des femmes. Ce qui paraît curieux et invraisemblable quand on y pense, c’est que si les autorités cherchaient à me piéger ou à se servir de moi, elles auraient pu être ainsi les responsables de ces tests scottie tronqués (à moins que ce soit ce dernier reniflage qui soit un piège ?). Pourtant, cela m’obligerait à croire à la complicité de tous les praticiens ayant pratiqué ces tests sur moi… J’ai beaucoup discuté avec Dan après ce reniflage sauvage. Il émet l’hypothèse folle que si je n’étais pas issu d’une parenté hybride entre un père répliquant et une mère humaine, mais bien hutéraine entre deux réplicants, et que si je demeurais une cible privilégiée des runners, ce n’était peut-être pas précisément en qualité d’hybride qu’ils me chassaient, mais parce que mon taux de procratrites réel (tel que révélé par ce dernier reniflage) montrait aux réplicants (et plus encore à leurs enfants hutérains) qu’ils n’auraient plus besoin un jour de passer par un réplicateur pour se reproduire. Ainsi, leur idée ne serait pas de me retirer en tant qu’hybride, mais de me suivre pour comprendre le processus ayant provoqué un tel taux de procratrites chez un hutérain. Selon Dan (qui ne remet jamais en question le diagnostic du renifleur parce que ceux-ci, travaillant en réseau, partageraient ces informations depuis ma naissance), si ma mère se révèle être humaine, et donc, si je suis hybride, ce ne serait pas moins problématique pour les autorités, car ils auraient avec moi la preuve qu’une hybridation homme-réplicant (dans des conditions qui resteraient à définir) pourrait produire une génération d’individus capables seuls de procréer, une génération fertile donc, donc indépendante des réplicateurs. Si l’une ou l’autre de ces deux hypothèses se révèle exacte, ce serait problématique pour la Rosenchild Company qui détient les droits exclusifs de la production de réplicants. Si les hybrides sont, comme on nous le laisse croire, stériles, la société garde le monopole sur la production des réplicants de loisir et des réplicants thérapeutiques ; si au contraire, les hybrides deviennent des sujets capables de procréer grâce à un taux de procratrites proche de celui des hommes (voire, un jour, supérieur), et c’est le drame pour la Rosenchild Company… Surtout si ces hybrides sont comme moi atteints de la maladie de Mathusalem sans en présenter jamais les symptômes ; ça mettrait en doute, du même coup, la fiabilité des marqueurs de fécondité que sont les procratrites. De telles hypothèses seraient une menace pour les intérêts non seulement de la Rosenchild Company, mais aussi des autorités angelines dont les taxes découlent presque entièrement de la commercialisation des réplicants auprès des derniers humains de la planète qui peuvent s’en offrir. Ces hypothèses, si elles expliquent pourquoi les tests scottie avaient jusqu’à présent donné sur moi toujours les mêmes résultats, n’en restent pas moins aberrantes. En un sens, cela signifierait que les autorités m’auraient toujours localisé en ville, qu’ils avaient un contrôle sur les réplicateurs clandestins et sur leurs bains hutérains, ou qu’ils pourraient s’accommoder d’une réplication d’hybrides et d’hutérains tant qu’ils en avaient secrètement le contrôle et que leurs taux de procratrites restaient bas, ou qu’ils parvenaient à le faire croire. Je devais ainsi la vie peut-être au fait qu’ils n’avaient pas encore découvert le secret de ma conception. Avais-je été conçu dans un bain hutérain ou dans un utérus ? Étais-je hybride ou hutérain ? Seule ma mère pouvait leur répondre. C’était elle qu’ils essayaient depuis tout ce temps de joindre à travers moi.

Quand je repense à cette histoire, je ne peux m’empêcher de rester sceptique. Le plus simple serait de croire que le renifleur intercepté ne disait pas, lui, la vérité ; peut-être même avait-il été programmé pour se laisser capturer et me fournir des informations contradictoires… Je me refuse de trop y penser sans votre aide. Peut-être vaudrait-il mieux découvrir un jour que je suis endormi, quelque part, sous un arbre, et que je rêve… Mon existence se résumerait ainsi au songe d’un voltigeur résigné, saisi dans sa chute après un écart… À moins que le monde n’existe qu’à travers les yeux des hommes qui nous ont créés. Nos créateurs, nos parents ou nos dieux. Si ceux-là peuvent agir sur notre existence, tels des auteurs ou des maîtres, pourquoi demeurent-ils sourds à nos suppliques ?

Dites-moi, Rachèle Patrick, êtes-vous de ceux-là ?… Voilà des jours que je vous transmets mon histoire en boucle à travers ce vieux scapulaire tronien, et qu’aucune réponse ne me parvient… Je dois être fou à me hasarder à vous décrire ce qui à vos yeux n’a aucune signification.

Oublions cela. Je savais que la transmission avait des chances de se perdre dans les vagues cosmiques et, me voyant comme je le suis, assis sur une branche d’un arbre, non pas encore endormi, mais perché haut, et seul, perdu dans mes pensées d’homme qui se sait condamné, j’ai de la peine, croyez-le ou non, pour cette mère que je n’ai pas connue et qui est peut-être quelque part sur cette planète. M’a-t-elle aimé comme je commence, je crois, à l’aimer ? Les hommes sont faits pour se transmettre ce qu’ils ont de plus précieux. Avez-vous une mère Rachèle ? Je veux dire… L’avez-vous bien connue ? Est-il commun dans les Colonies que les parents survivent longtemps après avoir transmis la vie à leurs enfants ? Je n’ai connu que mon père, et c’était comme s’il était un étranger pour moi. De lui, me reste ce que ses amis ont pu me dire de son passé, ce que d’autres qui avaient entendu parler de ses exploits ont pu me rapporter. Si mon père, déjà, n’avait jamais été qu’une image insaisissable dans ma mémoire, comment aurait-il pu, en l’absence de cette mère, me transmettre quelque chose d’elle ? Un visage, un désir de voir grandir une part d’elle-même qui lui ressemblait ; lui indiquer la direction à suivre, et surtout, lui transmettre ce que les femmes humaines ont de plus précieux : son amour. L’amour, non pas parfois un peu forcé et froid, maladroit, d’une mère hutéraine — ou d’un père distant —, mais celle d’une femme, d’une mère, qui m’aurait nourri et porté en son sein. Où est-elle à présent ? Pourquoi mon père ne m’a-t-il rien dit à propos de sa disparition ? Est-elle seulement vivante ? A-t-elle fui en voyant la nature hybride de la créature à laquelle elle avait donné vie ? Quand j’interroge ma mémoire et que je suis la cohérence du récit de mes origines, je prends peur en comprenant qu’on m’a caché la plus élémentaire des certitudes identitaires : naître ou ne pas naître. Les hommes naissent, par deux fois, entre les cuisses d’une femme ; les hutérains naissent larvés dans un incubateur altirocollagènique ; les réplicants sont modelés jusqu’à leur mise en service par un réplicateur. Moi, je ne sais rien de ma mère, et j’ignore même jusqu’à la manière dont je suis né. Voilà la question. C’est terrifiant de se savoir ainsi trahi par ses propres concepteurs.

Maintenant, je ne sais si c’est l’idée du vide maternel qui surgit d’un coup depuis mon reniflage, mais un élan impérieux me pousse à la retrouver. Si d’aventure elle est vivante, qu’importe si l’ombre d’un runner traîne à mes côtés : qu’il nous engloutisse tous deux.

J’éteins le scapulaire, j’ai les yeux qui bouillonnent dans leur orbite à force d’écrire. Je tenterai une autre transmission dans quelques semaines. Pas avant. Un test scottie m’a été proposé par un médecin bien connu des hutérains de l’île de Vancouver. C’est trop loin de Los Angeles pour que j’y soupçonne une quelconque manipulation des autorités. Il va me falloir plusieurs jours pour rejoindre Victoria, et le scapulaire ne ferait qu’attirer les renifleurs à moi. Je vous recontacterai depuis l’île, si je ne suis pas fâcheusement retiré par un runner d’ici là ou mort d’une maladie dont je ne vois toujours pas venir les premiers effets.

Qui qu’ait été ma mère, je dois survivre. Sous quelque forme que ce soit. Préserver au moins ma mémoire.

Philip R. Deckard.

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Le Poète en lame courte

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