Les Chemins flottants – Les lumières dans la nuit chantante

Table des matières

 

Les Chemins flottants

La Mort de la poésie ou la Victoire du confusionnisme amphigourien

 

 

I

ANTI-POÈME

 

 

Les lumières dans la nuit chantante émerveillent l’œil du promeneur oublié du sommeil qui est l’éclaireur, l’aventurier de l’aurore.

 

Je m’étais toujours levé de bonne heure à la campagne, mais jamais je ne m’étais promené si hâtivement pour rejoindre ces bords du fleuve. Depuis quelques mois déjà, je venais tous les matins y reposer mon vieux cœur fatigué, et c’était avec une grande tristesse que je recouvrais les paysages longtemps oubliés de mon enfance. Quand je venais m’y promener autrefois — sans doute dès mes tous premiers pas — mes expéditions dans le cœur de la nature m’en apprenaient chaque fois un peu plus sur les plaisirs du monde ; j’aimais me dire que chacun de ces pas traçait un nouveau chemin vers les découvertes de l’amour ; chaque jour passé dans les broussailles de la vie repoussait un peu plus les limites de mon affection pour cette terre. Les herbes hautes et sauvages, les sentiers inaugurés dans l’innocence des habitudes, les différents petits bois qui ignoraient alors tout des hommes et dont je fus le premier amour hésitant, toute cela avait été pour moi la maîtresse de la vie, la douce initiatrice de mes sens d’enfant. Mais les temps anciens s’étaient dissipés. J’avais déserté ce pays, j’avais renoncé aux rêves parfumés de l’aube de la vie, à l’arôme exaltant de l’amour naissant, aux intuitions fragiles éveillées en présence d’une mère ; je m’étais laissé aveugler par l’ombre de l’oubli, laissé emporter, séduire, corrompre par la vanité du monde ; et je l’avais abandonnée, elle, la compagne idéale qui m’avait vu naître, à la secte des hommes, aux artifices et aux fards misérables de leurs cités.

Un coin près du fleuve cependant demeurait inchangé depuis ces années. Il était comme cet ami auquel on ne portait guère attention, la vague connaissance polie et désintéressée, vite oubliée, et dont la présence finalement nous réjouit parce qu’elle rappelle les amis de jadis, ceux ayant partagé avec nous la vie naissante et qui ne jouent plus que sur la terre désolée du temps. Ce coin tranquille près du fleuve, autrefois si sauvage, où je n’aurais jamais pensé venir m’aventurer, était devenu pour moi le dernier refuge isolé du monde moderne. Les reflets évanescents de son aube sonore soufflaient en moi les sons saisissants de la conscience recouvrée. Y revenant chaque matin ces derniers mois, j’espérais y retrouver la campagne de mon enfance, honteux et peut-être jaloux d’avoir laissé cette adorable terre de mon passé — terre longtemps méprisée mais aujourd’hui adorée — foulée par la masse insignifiante des gens de la ville.

Les souvenirs de mon enfance s’étaient figés autour de ce fleuve. Il avait baigné l’ascension puérile de mon être jusqu’à l’instant terrible où l’appel du vice avait pris forme en moi. Mon aventure dans le monde des hommes — aventure d’orgueil qui m’épuisa toute la vie durant — avait mis le voile de l’ombre sur ma jeunesse. Incapable de trouver dans l’insouciance du moment, dans les viles satisfactions du pouvoir, la solution à mes interrogations de toujours, une voix avait soufflé en moi les pensées audacieuses de la vie rêvée des hommes : gloire, richesse, exil, toutes ces idées qui débordent en nous comme une vague sur nos esprits naïfs, et qui ne résolvent rien.

Par quelle infamie m’étais-je laissé abuser ? Devais-je achever ma vie sur cette voie des viles jouissances du monde ? Était-ce absurde de vouloir arracher à la civilisation des hommes les vestiges épars de l’innocence perdue ? de vouloir embrasser à nouveau les charmes naturels de mon premier amour ? La folie m’emporterait peut-être vers ses dédales de brumes, la nostalgie des mourants m’envahirait peut-être jusqu’à douter du temps, mais avant de partir, il me fallait réanimer l’instrument dépoli et éteint chargé d’entretenir les fragiles traces du passé et m’excuser de la grande lâcheté de ma vie.

Seul ce coin oublié près du fleuve pouvait aider ma mémoire dans cette quête. Ici, ce matin : je la retrouverai — belle, pure et fraîche, nue et sereine. Et il fallait venir avant le chahut du monde.

Dès mon réveil, jetant depuis mon lit un coup d’œil à la fenêtre de ma chambre, je compris que la brume avait éveillé en moi les prémices d’un rêve plein d’espoir : dans le tombeau ombragé de la nuit, elle s’était transpercée de lumière et les étoiles avaient transpiré du ciel comme une sueur lactée. L’aube de ce dernier jour était pour moi le retour enivrant à la source endormie du souvenir. Seul résidu vivant de ce rêve, une intuition sauvage venait me dire du haut de son phare invisible qu’une expérience étrange et nouvelle m’attendait sur le rivage.

Je savais qu’avant l’aube prochaine tout serait fini.

 

La suite :

On se réveille lentement de ses rêves…

Table des matières