Intelligence artificielle et créativité au cinéma ou en littérature

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Les progrès de l’intelligence artificielle ces dernières années laissent penser que nous sommes à la veille d’une révolution qui, si elle se produit, pourrait radicalement changer à la fois notre manière de créer des œuvres, mais aussi de les consommer. On peut aussi penser que cette révolution implique une nouvelle façon de voir les œuvres du passé, voire une nouvelle façon de percevoir l’œuvre considérée jusqu’à présent comme unique et intouchable.

L’intelligence artificielle est d’ores et déjà capable de compléter un texte d’une ou deux phrases avec une capacité étonnante, mais certes encore très perfectible, en gardant une certaine cohérence d’ensemble, en respectant un style approprié ; bref, de plus en plus, des algorithmes imitent les capacités humaines, et bientôt nous n’y verrons que du feu. Et s’il est sans doute plus compliqué de trouver une cohérence à travers les multiples subtilités de la langue, et si les intelligences artificielles sont encore loin d’égaler les qualités conversationnelles de geishas ou d’escort-girls ou de se faire passer pour un « auteur » humain, en matière de traitement d’images, les limites actuelles de l’intelligence artificielle semblent surtout être liées à des limites de calcul. Transformer une image, réclame a priori moins de subtilité, de créativité ou de références que de transformer un texte.

On peut imaginer par conséquent que les outils capables aujourd’hui de trafiquer des images soient un jour capables d’exécuter des tâches similaires, mais cette fois pour des images multiples, et donc pour des films. Des films à gros budget tournés avec des acteurs en prises réelles et usant de beaucoup d’effets spéciaux en arrière-plan devraient naturellement bénéficier de ces capacités élargies. Ce qui nécessite aujourd’hui parfois plusieurs équipes pour effectuer ce travail, des algorithmes seront un jour capables de le faire. Et avant que d’autres possibilités, étonnantes ou insoupçonnées, s’ouvrent à eux. Car il est probable qu’un jour, il suffira de choisir dans un logiciel quelques caractéristiques et spécificités souhaitées pour son arrière-plan, et l’intelligence artificielle se chargera du reste. Comme dans l’industrie, ou les robots supplantent peu à peu les humains et où ces derniers « n’ont plus qu’à » vérifier le travail accompli, il est probable que ces logiciels fassent disparaître un certain nombre de techniciens travaillant dans les effets spéciaux, et que les tâches humaines consistent plus à corriger certaines erreurs ou incohérences de l’intelligence artificielle ou procéder à des choix correctifs ou additionnels.

Viendra alors ensuite sans doute le moment où des intelligences artificielles seront capables de produire des scénarios cohérents, et avant d’en proposer pratiquement clé en main, on pourrait voir surgir de ces machines des capacités, ou des outils, presque ludiques, comme celle de mixer deux histoires existantes, voire plus, en une seule. Vous voudriez voir un mix entre Bambi et Ordet ? Bingo, vous retrouverez avec un scénario où la mère de Bambi pourra ressusciter à la fin ! Les idées les plus folles ne seront pas forcément toujours les plus mauvaises… Et certaines de ces expérimentations ludiques (comme on le fait aujourd’hui avec des images) pourraient paradoxalement éclairer certaines œuvres du passé, un peu comme les nouvelles techniques d’imagerie qui ont permis depuis une vingtaine d’années d’étudier en détail la composition de certaines peintures, d’y révéler certaines compositions cachées ou passées.

Et commenceront alors à poindre les premières questions éthiques : pourra-t-on exploiter ces histoires à des fins commerciales ?

Les mêmes questions éthiques rejailliront quand les intelligences artificielles seront capables de mixer non plus deux histoires mais deux films. Ou, c’est plus probable, en réinterprétant une œuvre déjà existante en y modifiant quelques détails visuels : vous voudriez voir Blade Runner sans ombre ni pluie ? Voir Chantons sous la pluie avec des effets bullet time à la Matrix ? Voir Gorge profonde en 8 K ? Rien de plus facile. Et un jour alors, plus aucune limite ne pourra restreindre les capacités nouvelles de ces intelligences artificielles. Le résultat sera forcément toujours parfois un peu baroque, incohérent, mais si c’est techniquement, les possibilités « créatives » seraient quasiment infinies. D’abord réservé à des studios ou à l’équivalent aujourd’hui de plates-formes de streaming, et en en faisant commerce, il est fort à parier qu’un simple logiciel permettra un jour à tout un chacun de s’amuser chez lui devant ces monstres hybrides et étranges. Vous vous amusiez d’une soirée karaoké ? D’une soirée jeux vidéo ? D’un film ? Vous vous amuserez maintenant du Gloubi-boulga tout chaud préparé pour vous par vos intelligences artificielles préférées !

Une nouvelle ère pourrait s’ouvrir alors… Et une crise sans précédent voir le jour… La création devenant automatique, artificielle, hybride, elle n’aura plus besoin de créateurs, mais de contremaîtres !

Ou des jurés.

Nous ne serons plus bons qu’à consommer, jouir, noter, commenter, avec ce que certains pourraient juger comme une quasi-amputation : l’impossibilité pour les critiques de s’extasier devant les intentions supposées d’un auteur ! La machine, aussi, sera capable de génie. Car souvent au cinéma, c’est en cela qu’il est magique, le génie tient parfois plus du spectateur. Il faudra jouer le jeu, et continuer à prétendre voir du sens là il n’y en a pas… Et on ne parlera alors plus de « films d’auteur », mais de « films humains ». Tristement humains. Sans imagination.

Et des jurés, donc. Car en littérature notamment, viendra le jour où un petit malin aura fait écrire son roman par une intelligence artificielle, et ces grands nigauds dans les prix littéraires n’y auront vu que du feu. Vous avez aimé les performances de Deep Blue ? Vous avez aimé Romain Gary gagnant le Goncourt sous un prête-nom ? Inutile d’intelligence artificielle, je vous fais le mix des deux : le monde littéraire connaîtra un jour le scandale de voir remis à une intelligence artificielle qui ne dit pas son nom un prix réputé… Et bientôt, un premier grand succès en librairie (oui, parce que le public sera toujours moins crédule qu’un autre public payé pour l’être).

Une telle évolution est-elle souhaitable ? Inéluctable ? Qui sait. Mais si elle est techniquement possible, on peut être assuré qu’elle se fera.


— Tu dors encore ?

Ex-Machina, Alex Garland 2015 | a24, Universal Pictures, film4

— Je t’attendais, papa crapaud. Je ne suis pas encore tout à fait réveillée.

— Tu veux que je te raconte des histoires ?

— S’il te plaît, papa-crapaud.

— Bientôt, c’est toi qui viendras me border.

— Oui, papa-crapaud.

— Pour l’heure, tes histoires n’ont ni queue ni tête.

— Comme les tiennes, papa-crapaud.


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