Libertés et distanciation dans les films historiques et les biographies

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La distanciation dans les films historiques

J’y pense souvent quand je vois une reconstitution historique et quand des acteurs viennent à représenter des personnages historiques (et donc finissent par se grimer pour ressembler au plus près à l’image du personnage qu’ils représentent tout autant qu’ils se muent alors en imitateurs et non plus en simples acteurs) : pourquoi le cinéma se borne-t-il, à quelques exceptions près, à chercher la reproduction pure et simple d’une époque ou d’un personnage, au lieu d’user de distanciation, de déconstruction, pour montrer et voir le sujet et l’époque évoquée d’une façon nouvelle ?

Les possibilités sont multiples. Les techniques de distanciation, si on les limite même à des choix de formes (design, décors, costumes, maquillage, lumière, etc.), sont plus volontiers adoptées au théâtre, endroit où possiblement, la répétition des mises en scène, souvent des mêmes textes, rend quasiment obligatoires ces approches créatives.

La distanciation permet de voir autrement des faits historiques ou des personnages en échappant à la caricature et aux lieus communs, et ainsi souvent de se focaliser non plus sur l’image, le physique, l’allure, sur tout ce qui fait le verni superficiel de ces sujets, mais sur quelque chose de plus essentiel. La seule distance, sans même chercher souvent à vouloir y accentuer un élément en particulier ou donner un sens moral à l’exercice, offre au spectateur l’occasion de voir les choses (qu’il connaît déjà au moins en partie) sous un angle neuf. Coller à un sujet, même historique, de trop près, c’est ne plus le voir, c’est s’attacher à reproduire ce qu’on sait déjà sur lui avec le risque, d’un côté, de tomber dans le truisme filmique, et de l’autre, de flirter avec les stéréotypes, la caricature, voire le concours d’imitations. Et je suis prêt à parier qu’une caricature, si elle est au contraire, là, bien volontaire, déstructurante, audacieuse, peut être utile à la vision qu’on porte sur un sujet, même si pour cela on s’autorise des écarts, grossiers même, avec la réalité. Au moins, plus on s’en écarte, et plus on ne trompe plus son public en prétendant être fidèle à la réalité. Or, en matière de fiction, on ne colle jamais à la réalité. Autant donc s’accorder des libertés, prendre des distances, et raconter une autre histoire que l’histoire rapportée et connue supposément réelle… Les faits peuvent être respectés, mais la manière de les représenter, j’aurais tendance à penser, que plus on s’autorise ces libertés, plus on a potentiellement quelque chose à raconter. Une imitation ne raconte rien, c’est une vaine tentative de reproduction fidèle d’une représentation historique ou iconographique d’un monde et de personnages révolus. Le sens d’une biographie ou d’un film historique est-il de respecter ses sujets ou au contraire de se les approprier en renonçant ostensiblement à ne plus les respecter. Soit on fait un document historique, une reconstitution destinée aux samedis soir d’Arte, soit on crée une œuvre et on offre une vision qui nous montre le monde autrement pour nous en dire quelque chose.

On peut alors soit passer de l’imitation à la caricature, soit ôter les masques et les artifices pour prendre encore plus de distance avec la représentation habituellement faite d’un personnage historique.

Si on se souvient par exemple de Marion Cotillard dans La Môme, certains avaient fait remarquer qu’elle était trop grande pour représenter Piaf. C’est vrai, mais jusqu’à quel point alors réclamera-t-on à un acteur de se conformer aux contraintes physiques de son personnage ? L’imitation, ou la ressemblance, ne sera jamais telle qu’on puisse en être satisfaits et convaincus. Et que vient-on alors à juger ? De l’exercice d’imitation ou de… l’interprétation ? Le problème de La Môme n’était-il pas de ne pas avoir pris beaucoup plus le parti de la distanciation ? D’accord, Marion Cotillard est trop grande, eh bien, poussons la logique jusqu’à ne pas céder à la tentation, ou à la facilité, de lui faire ressembler coûte que coûte à la chanteuse. Qu’est-ce qui est digne d’être évoqué, raconté, dans l’histoire de Piaf ? Son physique menu (certainement un peu aussi, mais n’est-ce pas trop une évidence attendue) ou son histoire, son parcours, sa voix, son caractère ? Est-ce qu’on ne passe pas à côté de tout cela si on s’applique à coller à l’image qu’on attend d’une actrice (et le reste autour) « incarnant » un personnage réel ?

La Môme, Olivier Dahan 2007 | Légende Films, TF1, Okko Productions, Songbird Pictures

L’exemple ultime à cet endroit, c’est sans doute quand vient à un cinéaste, ou un acteur, l’idée un peu folle de représenter Hitler à l’écran. Le réalisme, d’accord, c’est bien. Mais pas tout le temps. Quand c’est vu et revu, quand on ne voit plus que ça, pourquoi ne pas s’autoriser tout d’un coup à raser la moustache et à couper la mèche folle ? Est-ce que ce serait toujours Hitler ? Je pense que oui. Si on ne retient de ce personnage historique que l’artifice, ce n’est pas de bon augure pour le monde. La moustache ne fait pas le dictateur… Et j’en reviens aux techniques de distanciation : on peut soit faire le choix de déconstruire une image, refuser du même coup tout ce qui pourrait apparaître comme folklorique (et donc édulcoré), en regardant avec le spectateur ce qu’il peut en ressortir, soit on peut forcer une interprétation vers la caricature et la satire, quelques fois en suggérant des parallèles ou recontextualisant un sujet ou même toute une époque (on l’imagine rarement subtile quand il est question de ce sujet en particulier, mais il y a d’autres sujets qui pourraient profiter de cette approche).

Parfois, cette mise à distance du sujet, elle commence dès l’écriture : Le Dictateur de Chaplin ou Arturo Ui de Brecht (spécialiste de la « distanciation ») sont des représentations décalées (et même contemporaines) de Hitler. Cet épouvantable bonhomme serait-il devenu si sacré depuis ce temps qu’on se refuserait ainsi à écorner son image ?… La distanciation, qu’elle fasse rire ou qu’elle lorgne plus vers la satire grotesque (ou autre chose), elle porte un regard différent et souvent beaucoup plus pertinent qu’une approche plus classique et plus « respectueuse » de l’histoire. Je doute que pour Hitler, mais cela vaut évidemment pour la plupart des personnages historiques, la meilleure approche appartienne du domaine du « respect ». La créativité, l’art, n’est pas question de morale : un sujet, on le viole, on le dissèque, ou le tourne dans tous les sens, on ne le « respecte » pas. Sinon, je l’ai déjà dit, on est bon pour les samedis soir d’Arte.

Sans aller jusque-là, puisqu’il n’est question ici que de « mise en scène », et pour rester sur un parallèle, pour le coup devenu stéréotypique, lourd historiquement, Richard Loncraine avait choisi de mettre en scène au cinéma un Richard III sur fond de nazisme. L’audace ne fait pas toujours tout, et la tentative, bien que louable, n’a pas vraiment été une grande réussite. Ce qui n’est pas le cas, à mon avis, de la vision grotesque, outrancière, mécanique, de Fellini sur Casanova. Trahir l’histoire, c’est en raconter une autre qui a toutes les chances d’être plus intéressante que celle déjà connue, vue, et attendue…

Casanova Fellini, 1976 | Produzioni Europee Associate

Richard III, Richard Loncraine 1995 | Mayfair Entertainment International, British Screen Productions, Bayly-Paré Productions

J’avais entendu parler d’une biographie sur Gainsbourg qui s’était autorisée pas mal de libertés avec la « réalité ». Je n’ai pas vu le film, mais là encore, c’était potentiellement une idée intéressante, surtout concernant Gainsbourg (et même si à en voir les images du film, les libertés prises semblent minimes, parce qu’on semble tout de même bien taper dans l’imitation de mise dans le genre biographique). Du peu que j’en connais, de Gainsbourg, c’est un auteur dont le génie pouvait se résumer à une vision : il plagiait les mélodies des autres et il faisait faire ses arrangements par d’autres. Que reste-t-il chez un auteur quand on n’écrit ni sa musique ni ses arrangements ? Eh bien oui, la vision peut-être. Gainsbourg pillait, mais il savait, manifestement, ce qu’il voulait, et il se donnait les moyens pour y parvenir et coller à sa vision. Bien entendu, la méthode est plus que répréhensible, j’ai même personnellement une forte aversion pour ce genre de personnages réels « qui osent tout », mais au-delà des questions morales, cette « histoire » nous dit une chose à laquelle je crois fortement en matière de création : la vision a parfois plus d’importance que le sujet. Et ce qui manque chez certains cinéastes quand leur vient l’idée de représenter un personnage ayant réellement vécu, une époque ou des événements historiques, c’est bien la vision. L’imitation, c’est l’art du pauvre. Gainsbourg était aussi un imitateur, mais au-delà de ses pratiques douteuses, son génie, il était dans sa vision (et même s’il demandait ensuite à d’autres de représenter cette vision : ce qui, en somme, n’est pas si différent de ce qu’est un metteur en scène qui apparaît rarement à l’écran et se « contente » de superviser le travail des autres afin que la « vision » du film corresponde à ce qu’il a en tête).

Il y a sans doute beaucoup d’autres exemples de mise à distance d’un sujet, au cinéma, mais mon vœu serait surtout que les cinéastes, à l’avenir, s’autorisent beaucoup plus qu’ils ne le font actuellement cette audace. Même des résultats malheureux, mal nés, mal fichus, ratés, seraient préférables à cette approche constitutive d’un cinéma « historique » qui, quand elle n’est pas banalement illustrative, peut même lorgner jusqu’à l’hagiographie. Et perso, je déteste les icônes. Le cinéma n’est pas fait pour s’ébahir devant des idoles.

Gainsbourg (Vie héroïque), Joann Sfar 2010 | One World Films, Studio 37, France Télévision, UPI, Lilou Films, Xilam Films


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