Cinéma

Les antifilms
- Un bon film de guerre est un film antimilitariste,
- Un bon western est contre la liberté du port d’armes,
- Un bon film de samouraï montre l’absurdité des valeurs du Bushido,
- Un bon film de boxe lance un coup de poing aux idées reçues
L’antifilm est “contre” les modes, les cadres définis, les usages ou les normes de fabrication d’un film. L’antifilm est en marge d’un système, d’une logique de production. Il s’émancipe des styles, des genres ou des mouvements cinématographiques. Trans-genre, l’antifilm maîtrise l’art du contre-pied et se situe souvent à mi-chemin entre cinéma d’auteur et cinéma commercial.
Quelques exemples.
Blade Runner, Ridley Scott (1982)
À l’époque où le cinéma se tournait résolument vers le public jeune, Blade Runner fait de la résistance, et fait même mieux que ça, car il fait une SF de grand-père, largement tournée vers les ambiances du film noir. Le film sera un flop (prévisible), mais les cinéphiles n’oublient pas, et surtout savent reconnaître l’alchimie parfaite de l’écriture de K Dick, l’art visuel d’un Ridley Scott, et l’univers du film noir. L’anti-blockbuster, l’antifilm pour enfant, l’anti film de SF, l’antifilm d’action.
Tel Achille qui a le choix entre une vie longue mais obscure, ou une vie brève et glorieuse, Batty, lui, est contraint à une vie courte et intense. Ainsi les hommes vivraient une vie longue et tranquille alors que les robots vivraient vite et peu. Bel éloge de la lenteur… « Chaque fois qu’une lumière brûle deux fois plus, elle brûle deux fois moins longtemps. Et vous avez brûlé on ne peut plus brillamment, Roy. Regardez-vous : vous êtes le fils prodigue. »
Nous avons gagné ce soir, Robert Wise (1949)
Un bon film de boxe est un film de boxe qui ne suit pas le mouvement logique d’un match, round après round, des débuts difficiles du boxeur jusqu’à sa victoire déroutante et euphorique du dernier round. Les meilleurs films de boxe commencent là où le match s’achève. Dans la vie comme dans la boxe, ça finit toujours par une défaite. C’est ce qui oppose les deux films sur la boxe de Robert Wise : Marqué par la haine et Nous avons gagné ce soir.
Mieux, si les films sur la boxe sont nombreux, le thème par lui seul peut difficilement offrir un cadre unique à un film. Malgré toute la mythologie qui tourne autour de ce sport, il en reste pas moins que comme tous les sports, la boxe est une activité futile. C’est bien pourquoi dans cette mythologie se rencontre toujours les mêmes clichés, et que tout l’intérêt d’un « film de boxe », est justement de ne pas se contenter d’être un film de boxe. Mais sur l’ambition, la rédemption, l’aveuglement, le sacrifice, etc.
Sang et Or, Robert Rossen (1947)
Comme pour Nous avons gagné ce soir, Sang et Or est toujours un film noir, un genre que l’on ne nomme pas encore ainsi mais qui contient en lui toutes les caractéristiques d’une époque foncièrement pessimiste. Le personnage de film noir est par définition un antihéros, il est l’héritier de la tragédie, celui à la fin inéluctable et à la trajectoire déjà connue, donc là encore le film commence par la fin, grâce à un flash-back. Bientôt le film de boxe tombera dans les excès d’une époque. Le temps sera aux trente glorieuses, à l’optimisme, à l’exaltation des valeurs positives, de la réussite, du combat, de la victoire dans l’adversité… tous les clichés du genre pour faire du film de boxe un événement capable d’attirer les spectateurs hors de leur salon. Et puis, le jeu distancé des acteurs de films noirs, impassibles ou grotesques comme des masques de la tragédie, héritiers encore de l’expressionnisme, laissera place dans les années 50 au jeu de la “méthode” : là encore, l’idée de la performance, celle de l’acteur, primera sur le reste, tous les acteurs voudront alors leur film de boxe. Ces films de boxe ne seront plus des antifilms, des films noirs, mais des film sur le sport, sur le rêve américain. Et souvent, des hagiographies. Les premiers héros de la boxe sont des antihéros d’un monde païen ; ceux qui les suivront devront être des saints du nouvel Hollywood. Tu as dix secondes pour te lever, marcher, retourner la situation à ton avantage, vaincre l’URSS, et lever enfin les bras : tu es un dieu. Le spectateur est content, lui qui déteste les fins prévisibles, comme celles qu’on annonce dans les films noirs ou les tragédies, il s’émeut de voir son héros à terre, et se relever. Ce simple twist suffit à la contenter, et pour éviter de le laisser réfléchir un peu trop, on l’arrose de sueur, de plans et de musique glorifiante. L’Amérique arrogante du « poing dans ta gueule » qui apprendra bientôt à prendre des coups, et qui répondra avec des films de boxe encore plus insipides.
Shining, Stanley Kubrick (1980)
L’antifilm d’horreur, l’anti-gothique.
Kubrick joue d’abord avec le paranormal pour éviter l’évidence des effets. Les apparitions sont-elles réelles ou dans la tête de Jack et Danny ? Danny a-t-il de réels pouvoirs et jusqu’à quel point ? L’horreur n’est donc au départ que suggérée, comme la promesse d’un dénouement gore, comme un récit qui joue, de la même manière que Psychose, sur la peur de ce qui pourrait arriver, et non sur ce qu’on voit ou sait. L’horreur est intérieure, psychologique, à venir (voire passée — principe du territoire maudit).
Et pour bien enfoncer les haches ou les bats sur nos têtes, Kubrick insiste donc en plantant son décor dans un hôtel réaliste, loin des clichés gothiques du genre, et éclaire tout ça d’une lumière de centre commercial : on voit tout, et c’est parce qu’on sait que l’horreur est ailleurs qu’on flippe sa race.
On pourrait dire que tous les films de Kubrick sont des antifilms. Il joue sur les apparences, les attentes, et prend à contre-pied pour produire la critique de ce qu’il montre en même temps qu’il le montre. Il disait par exemple qu’une satire, c’était l’art de montrer le faux comme si c’était le vrai. D’où l’ironie amère, nihiliste (lui disait réaliste) palpable dans tous ses films. Ce qui légitime par exemple les expressions grotesques de Jack Nicholson dans ce film (la grimace utilisée comme masque grossier) ou la violence d’Orange mécanique (le retournement ici étant de présenter une brute finie pour exprimer l’idée à la fin que même pour rendre les criminels meilleurs, ça ne légitime, là, pas les méthodes brutales des gouvernements extrêmes ; ce n’est pas un film sur la violence d’individus en particulier, mais plutôt de la violence potentielle de la société sur les individus, même les plus en marge. Le contraire de la violence gratuite, l’anti film cool. Non, Orange mécanique n’est pas un film cool où on zigouille des vieux en chantant Chantons sous la pluie.)
Lady Yakuza : L’Héritière, Shigehiro Ozawa (1969)
Un bon film de yakuza, c’est un film anti-yakuza.
Toute la série répond toujours au même objectif. Il y a les escrocs, et il y a la sainte pivoine qui parcours le Japon tel le Christ pour délivrer à ces mécréants la bonne parole. Si quelques-uns des chefs qu’elle rencontre sont les archétypes du yakuza plus proche de despote que du bon patron, elle arrive parfois à les retourner, les autres, parce qu’ils ne voient que par la violence devront subir son courroux… Un leader féminin, c’est déjà pas commun, mais pas besoin de trouver une excuse accessoire pour qu’on croit à sa surpuissance, parce que le message est clair : la violence est toujours la plus mauvaise solution, mais tu sais quoi, si tu m’attaques tu vas crever parce que je suis plus fort que toi. Pas de cohérence, c’est comme une allégorie. Elle est la plus forte non pas parce qu’elle nous le prouve ou le vaut bien mais parce qu’elle le doit. Son parcours ne montre pas le monde tel qu’il est (ou seulement à travers les personnages antipathiques) mais comme il devrait être. Même chez ceux censés être les pires crapules.
Comme toute bonne sainte, elle est idolâtrée par une armée de naïfs guignols. Ils sont idiots mais pas si méchants et acceptent toujours la voie de leur maître. Quelques apôtres, mais surtout toujours, le plus improbable, le solitaire, le paria, le « sans étiquette ou apparenté », l’athée. Il suit les mêmes principes que la sainte pivoine, mais son parcours est probablement tout autre, c’est un ancien garçon qui s’est lassé du côté obscur, depuis longtemps repenti, et dont la rédemption n’est possible à la fois qu’en dehors d’un clan, mais aussi en aidant la sainte pivoine. Parce qu’ils se retrouvent à ce moment-là sur le même objectif, et le même constat. Sauf que si la sainte pivoine est née en sachant tout, lui a dû le « voir pour le croire ». C’est un peu la Marie Madeleine et son petit Jésus. L’idole et l’infréquentable. Parce que ce qui compte, ce n’est pas le pouvoir, comme on le voit dans les autres films de yakuza, mais une forme de vertu.
Comme Zatoichi, si elle est infaillible c’est parce qu’elle n’est pas réelle, et son infaillibilité est un fardeau, une arme dont elle préférerait se passer. Si Zatoichi pleure un amour perdu et erre solitaire, la sainte pivoine rêve de voir les hommes unis et en paix. Pour cela elle entre dans un jeu dans lequel le masseur aveugle ne veut se compromettre. L’antihéros en marge ; et celui du dedans pour dynamiter un système de l’intérieur.
La Légende de Zatoichi : Le Masseur aveugle, Kenji Misumi (1962)
Les films de samouraïs montrent très largement les travers d’une profession où si l’honneur et la dévotion semblent en apparence être au cœur des préoccupations de ceux qui s’en prévalent, on y trouve surtout un triste jeu d’apparence dans lequel tous les moyens sont bons pour « sauver la face » et sortir grandi de toutes les situations. Le vainqueur a toujours raison parce qu’il est plus fort que toi…
Zatoichi n’est pas samouraï, mais il est plus fort qu’eux. Son handicap, n’est pas d’être une femme comme la sainte pivoine, mais d’être à la fois aveugle et simple masseur. Là encore, aucune crédibilité. Car on ne dépeint pas une réalité ou ne fait pas un spectacle de la violence, du combat ou des conflits. Zatoichi est plus fort que toi parce qu’il le doit et parce qu’il révèle, lui l’aveugle, la part d’ombre qui se cache chez les “mécréants”. La première scène dit tout : s’invitant dans une pièce réunissant des samouraïs d’un même clan en attendant d’être présenté à leur chef, il ne voit rien, mais il sent tout. De l’odeur nauséabonde de ces hommes comme de leur bassesse à se jouer d’un aveugle. Il voit tout, il sait tout. Et au contraire des samouraïs, il n’est ni dans l’ambition, ni dans la dévotion, ni dans l’honneur, ni dans l’apprentissage, ni dans le complot… Il fait ce qu’il dit, et il dit ce qu’il fait.
L’insolence et la clairvoyance du fou, de l’homme idéal délivré de toute tentation ou de calcul. La liberté de la différence. Et comme la sainte pivoine, il traverse le Japon pour éclairer le monde de sa “sagesse”. Une bonne fessée au bushido.
La Cible humaine, Henry King (1950)
Peck renonce à la gâchette dans un western.
Cloverfield, Matt Reeves (2008)
Après une overdose de monstres, Cloverfield, tout en restant dans son temps en ne négligeant pas les effets spéciaux, revient à une logique de monstre invisible et pousse même à se questionner sur nos ennemis invisibles (quoi ? si si). Le point de vue est volontairement rétréci pour imposer une idée rarement utilisée dans une telle machine où par principe on peut tout montrer. Un peu comme si on dépensait des millions pour suivre une caméra posée sur le cul d’un âne.
Dans le même genre District 9 ou Monsters.
10ᵉ chambre, instants d’audience, Raymond Depardon (2004)
Antifilm de procès. Dans une fiction, tout est millimétré, objectif, on prend son temps, c’est du travail d’orfèvre où seuls les faits et la recherche de la vérité comptent. Pas de ça ici. Dans la vraie vie, un procès est expéditif, les avocats incompétents, les juges et les procureurs arrogants et partiaux, et la vérité des faits, on s’en fout. Plus qu’un antifilm de procès, ce serait même un vrai film de procès. Affligeant et instructif sur la réalité des procédures.
Le Mont Fuji et la lance ensanglantée, Tomu Uchida (1955)
Pas d’action, pas de violence, pas de rythme, pas de musique. Duels captés de loin pour éviter les effets.
Les Sentiers de la gloire, Stanley Kubrick (1957)
La guerre, c’est pas bien.
L’Île nue, Kaneto Shindô (1960)
Contre l’action, contre la rapidité, contre les répliques qui claquent ou la nécessité du langage et de la communication, anti modernité.
Feux dans la plaine, Kon Ichikawa (1959)
La guerre, c’est pas bien.
Rio Bravo, Howard Hawks (1959)
Western sans les grands espaces.
Victime du destin, Raoul Walsh (1952)
Rock Hudson renonce à la gâchette.
L’Étrange Incident, William A. Wellman (1943)
Le monde sauvage, les grands espaces, la liberté, c’est bien, mais à un moment, il faut encadrer tout ça. Même que ça s’appelle la civilisation, à ce qui parait.
L’autre Naissance d’une nation…
Assoiffé, Guru Dutt (1957)
L’anti-Boolywood film. Les numéros sont intégrés au récit, rien de mièvre ou de joyeux, d’entraînant, c’est plutôt mélancolique et cruel.
Harakiri, Masaki Kobayashi (1962)
Le déshonneur des samouraïs.
Johnny s’en va-t-en-guerre, Dalton Trumbo (1971)
La guerre, c’est pas bien, et c’est bien de le rappeler de temps en temps.
Kill, la forteresse des samouraïs, Kihachi Okamoto (1968)
Pour les samouraïs, faites le 15.
La Maison dans l’ombre, Nicholas Ray (1951)
Film noir dans la neige, dans la brousse, allant toujours plus vers la simplicité quand d’autres noirs préfèrent multiplier les couches d’absconcitude.
My Sassy Girl, Kwak Jae-young (2001)
Une comédie romantique, ça se doit (en général) d’être bien propre sur soi, avec des personnages charmants, remarquables… Ici non, c’est vulgaire. L’amour vache.
Tuer ! Kenji Misumi (1962)
Un chambara ? Non, le contraire. Au lieu de découper des corps en morceaux, c’est la structure du récit qui se structure en petites rondelles.
Week-End, Jean-Luc Godard (1967)
Ceci n’est pas un film 24 images par seconde.
Barabbas, Richard Fleischer (1961)
Un homme ordinaire (ou presque) dans un péplum.
Côte 465, Anthony Mann (1957)
La guerre, c’est pas bien II.
Contes cruels du Bushido, Tadashi Imai (1963)
Anti-samouraï, contre les valeurs du Bushido…
Le Nouveau Soldat yakuza : La Ligne de feu, Yasuzô Masumura (1972)
Antipatriotique.
L’Attaque de la malle-poste, Henry Hathaway (1951)
Huis clos au milieu des plaines. Exemple de western noir.
L’Homme des vallées perdues, George Stevens (1953)
Des cow-boys, des vrais. (Des garçons-vachers, donc).
Le Plus Sauvage d’entre tous, Martin Ritt (1963)
La fin des cowboys, l’anti-western sauvage.
Contes cruels à la fin de l’ère Edo, Tai Katô (1964)
Être samouraï, c’est pas bien.
Après la pluie, Takashi Koizumi (1999)
Après la pluie, le nô temps.
The Chase, Yoshitarô Nomura (1958)
Noir rosée.

The Chase
La Servante et le Samouraï, Yôji Yamada (2004)
Les samouraïs, ça fait mal.
Le Samouraï du crépuscule, Yôji Yamada (2002)
Le bushido, c’est pas beau.
Duel de l’aube, Tomu Uchida (1965)
Pas le meilleur de 6 mais une évidence s’impose encore et toujours à Musashi : la véritable « voie du sabre », c’est celle qui dit que le sabre n’est finalement rien d’autre… qu’une arme. Bien joué Takezo, plus qu’un épisode pour t’en convaincre.
Le Troisième Homme, Carol Reed (1949)
L’antifilm noir. Comme Fallen Idol.
Four Faces West (1948)
Anti-western