Analyses et fiches techniques

L’art d’accommoder les mots
Un écrivain, quel qu’il soit, vient toujours à s’interroger sur la richesse et la pertinence de son vocabulaire. Le langage est-il soutenu ou pas assez, use-t-on trop de mots savants, vieillis, argotiques, emploie-t-on les termes adéquats ? Autrement dit, notre usage des mots se met-il au service du récit et de l’histoire ? N’y a-t-il pas un piège qui nous éloigne de notre but si on prête trop attention précisément aux termes employés ?
Face à nos limites, on est amenés parfois à adopter des pratiques susceptibles de masquer nos lacunes, à en faire trop, à retravailler un texte en surface, en confondant vocabulaire et style comme on s’échinerait à peaufiner un paravent ou un vernis propre à masquer l’essentiel. Doit-on bannir ou non les adverbes, cet épithète apporte-t-il réellement quelque chose, serait-il mieux avant ou après le substantif, doit-on faire la chasse aux répétitions, etc. ? Or on se trompe sans doute d’échelle, c’est moins le mot qu’il faut questionner que le syntagme, et plus précisément, les articulations, les groupes de mots. Avant le détail, il convient de soigner le gros œuvre. Et le gros œuvre, c’est la maîtrise des usages syntagmatiques.
Qu’est-ce qu’un syntagme ? Pour faire simple (mais je vais y revenir), c’est un groupe de mots signifiant dans une phrase. Ce n’est pas le terme seul qui importe et qui offre du sens, mais bien son articulation au sein d’un groupe et sa combinaison avec d’autres termes.
Je ne vais pas faire un cours de grammaire ou de linguistique, j’en serais incapable, et l’écrivain n’a de toute façon aucune obligation d’expertise en la matière pour se rendre maître, d’une langue qui doit rester personnelle et naturelle. Toutefois, il ne me semble pas inutile d’apporter quelques remarques concernant ces usages, ne serait-ce d’abord que pour définir à travers certaines de leurs caractéristiques ce qui pourrait poser les bases d’un bon style, d’une écriture correcte.
(Ayant souvent moi-même eu les pires difficultés à trouver le mot juste, ou plutôt donc, la combinaison de mots justes, à éviter les lieux communs, à échapper aux tics, reflets de ma pauvre capacité à m’exprimer, ces questions sont d’abord les miennes, mais elles peuvent s’appliquer, je le pense, à tout le monde soucieux de mieux écrire.)
Dans mon esprit (et de ce que j’en comprends), on peut identifier trois niveaux d’usage de la langue ou types d’articulation : le syntagme, la locution et l’idiotisme.
Un syntagme, c’est selon la définition une combinaison de mots qui se suivent et produisent un sens acceptable. Une locution, c’est un groupe de mots constituant un syntagme figé, ou encore un groupe de mots ayant dans la phrase la valeur grammaticale d’un mot unique. Un idiotisme (dans le sens expression abusive, proverbe, formule toute faite, etc.) est un syntagme populaire, très utilisé, qui a l’avantage d’être a priori compris de tous, mais qui peut présenter le désavantage, à force de jouer avec la connivence du lecteur, de plus se référer à un contexte étranger au récit (souvent par métaphore) qu’à la situation qu’il est précisément censé décrire.
« Mot » est un mot ; « le dernier mot » est un syntagme ; « avoir le dernier mot » est une locution pas loin d’être un idiotisme.
Une locution, c’est donc un assemblage de termes qui ont cessé de constituer un simple syntagme en passant dans le langage courant ; et un idiotisme, c’est une locution, une expression, dont l’usage est devenu proverbial, et en tout cas presque toujours abusif.
Les syntagmes offrent à l’écrivain une gamme de possibilités et de combinaisons qui n’aura que son imagination comme limite. La richesse d’un syntagme sera souvent moins le fait d’un vocabulaire recherché que des combinaisons de termes susceptibles de produire des figures de style. Les locutions étant figées, il convient de les utiliser à bon escient ; le piège, il est dans leur usage intensif, parfois inapproprié, qui tend à les rendre populaires et à les muer alors en idiotisme, parfois même au sein d’une même écriture. Elles présentent l’avantage d’être le plus souvent transparentes, mais toutes ne le sont pas, certaines sont rares ou triviales, et ne conviennent par conséquent pas à toutes les situations.
Quoi qu’il en soit, si tant est qu’elle puisse se mesurer, la créativité stylistique (ou la maîtrise de la langue) d’un écrivain se juge bien là, en sa capacité à se servir du grand répertoire des locutions de la langue française, à user au mieux des combinaisons syntagmatiques à même de fournir au lecteur des images et des assemblages lexicaux compréhensifs et préservés des lieux communs. Il y a des syntagmes qu’un bon écrivain saura rendre riches, et il y a des locutions pauvres ou maladroites dont il faut user avec prudence. Inutile de bourrer un texte de locutions, l’art est dans la mesure et l’à-propos. Le style est au service du récit, l’écrivain s’égarerait à faire de lui l’otage d’une langue qui serait devenue plus importante que lui. Pour ce qui est des idiotismes, en revanche, et pour le coup (locution pauvre), elles sont probablement le plus souvent à éviter même si elles sont très populaires dans certains cercles (journalisme, éducation nationale, communication, politique).
À chacun, pour améliorer sa maîtrise de la langue, de ne plus seulement sortir son dictionnaire ou de s’émouvoir à la lecture d’un mot inconnu. Car l’art d’écrire ne se fait pas à travers l’emploi d’un vocabulaire savant, précieux ou rare, ou à travers la vaine récitation d’idiotismes qu’on offrirait au lecteur comme des clins d’œil, mais à travers la connaissance et la bonne utilisation des locutions existantes, dans la pertinence, la créativité, dans l’usage de ses petits frères, les assemblages syntagmatiques ou, pour leur donner plus simplement le dernier mot, à travers les syntagmes.
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