Une déclaration de guerre

 

Une femme de chambre en toge, armée d’une lance et portant contre son flan un casque d’Athéna, s’avance et s’adresse au public.

LA FEMME DE CHAMBRE : Madame Kouks s’excuse et vous remercie d’être venus à sa rencontre, mais elle ne pourra pas vous recevoir aujourd’hui. Elle a contracté un rhume et le médecin lui a interdit de recevoir du monde.

Le public commence à sortir de la salle.

LA FEMME DE CHAMBRE : Non, non… Je vous en prie, ne partez pas encore ! Monsieur va vous recevoir dans le salon Rouge et Noir.

Elle part avant de se raviser.

LA FEMME DE CHAMBRE : Oh, j’oubliais ! Ne bougez pas, restez assis… Le salon est juste derrière le rideau ! Nous sommes au théâtre… Vous le savez, Madame Kouks est une ancienne grande actrice de la scène russe… (Elle marque une pause en attendant en vain une réaction du public) Bien ! Ne bougez pas : je vais prévenir Monsieur.

La femme de chambre salue le public avec son casque d’Athéna et repart dans les coulisses.
Le rideau se lève. Décor de salon noir et blanc. Meubles antiques, bibelots en tout genre, porte-fenêtre ouverte vers un jardin à l’arrière-scène. On entend les grenouilles. C’est le soir.
On s’agite en coulisse et, enfin, côté cour, un homme élégant, perruque et talons compensés, apparaît.

MONSIEUR (se tenant la tête) : Mon Dieu, mon Dieu… quelle histoire !

Il se rend compte de la présence du public et s’approche, tout naturellement, pour s’adresser à lui.

MONSIEUR (avec un ton de conférencier) : Vous ne le savez sans doute pas… Je viens de l’apprendre. La France déclare la guerre à l’Espagne ! Quelle histoire, mais quelle histoire !… Oh, restez assis, je vous en prie ! Croyez-vous que cette guerre durera assez longtemps avant que nous en ayons terminé ?! Votre patriotisme peut bien attendre quelques minutes ! Vous avez payé votre billet, vous vous êtes assis confortablement, vous avez promis à votre chère moitié une soirée exceptionnelle… Ce sera court, et nous allons faire au mieux. Oh, certes, la nouvelle est grave et a son importance. Je ne doute pas qu’elle ferra les grands titres demain dans les journaux, mais je vous en prie, attendons d’en savoir un peu plus. L’Espagne, c’est bien loin ! Avant qu’ils ne l’apprennent, ils l’auront déjà perdue, cette guerre !… (Il se force à rire et reprend brusquement son sérieux) Ce sont des choses qui arrivent… (Changeant une nouvelle fois d’humeur, en levant l’index) D’ailleurs, pas plus tard que la semaine dernière, ma femme et moi étions de voyage en Scandinavie, comme nous en avons pris l’habitude tous les quatre ou cinq ans, et nous y avions appris que la région était souvent remuée par des guerres dont nous n’entendions que très peu parler sous nos latitudes…

La femme de chambre réapparaît. Sans sa lance. Son casque d’Athéna est toujours posé sur sa tête.

LA FEMME DE CHAMBRE : Monsieur ! C’est affreux, Madame vient de faire un malaise !

MONSIEUR : Elle respire encore ?

LA FEMME DE CHAMBRE : Je crois. Je ne lui ai pas demandé…

MONSIEUR : Eh bien, allez vérifier ! Si elle respire encore, il n’y a pas mort d’homme. Je ne vais pas rappeler le médecin alors qu’il vient juste de nous quitter. « Un rhume, rien qu’un rhume ! » a-t-il dit. Vous étiez bien là, Charlotte ? C’est bien ce qu’il a dit ?

LA FEMME DE CHAMBRE : Oh oui, Monsieur. Très bien… Bon ben, j’y retourne alors.

MONSIEUR : Si elle ne répond pas, tentez-y toujours un petit coup de lance…

LA FEMME DE CHAMBRE : Oh, oui, Monsieur, mais c’est que j’ai déjà essayé.

MONSIEUR : Et alors ?

LA FEMME DE CHAMBRE : La lance n’a pas répondu, Monsieur. Je crains que ce soit très grave !

MONSIEUR : En effet, ça semble même sans espoir…

LA FEMME DE CHAMBRE : J’y retourne, Monsieur ?

MONSIEUR : Allez-y, Charlotte… Mais revenez-moi entière, je vous en prie !

LA FEMME DE CHAMBRE : Oui, Monsieur.

Et elle sort.

MONSIEUR (complètement défait, à lui-même) : Quelle triste journée !… (Il s’adresse au public avec peu d’entrain) Y a-t-il un docteur dans la salle ?

Un homme épais, en costume, avec une barbe de psychanalyste, se lève.

MONSIEUR (très calme) : Formidable… Approchez-vous, je vous en prie. Ne soyez pas timide.

Alors que l’homme monte sur scène, la femme de chambre réapparaît, sans voix, immobile. Tous trois se regardent sans rien dire. Puis, l’homme salue timidement les deux protagonistes, ainsi que la salle. Monsieur finit par lui faire signe de s’asseoir sur une chaise près d’un bureau côté jardin.

MONSIEUR (s’adressant à la femme de chambre) : Eh bien… Est-elle morte ?…

LA FEMME DE CHAMBRE (un peu triste) : Oh, non, Monsieur ! Elle est bien vivante…

MONSIEUR (agacé) : Eh bien, quoi alors ? Parlez !

LA FEMME DE CHAMBRE (toujours triste) : Madame s’est étendue sur le lit et demande à voir le médecin.

MONSIEUR : Eh bien, ça par exemple !… Eh bien !… (Il hésite, puis, s’adressant à l’homme à la barbe de psychanalyste) Docteur ?… Vous êtes bien docteur, n’est-ce pas ?

LE PSYCHANALYSTE (gêné, mais poli) : Oui, en effet, monsieur. Je suis venu avec ma femme et ma fille… Voyez, elles sont assises au troisième rang. Mais peut-être ne suis-je pas tout à fait ce qu’il faut pour la situation ?

MONSIEUR : Comment ça « la situation » ? Vous êtes médecin ?!

LE PSYCHANALYSTE : Je suis psychanalyste freudien de mouvance lacanienne, monsieur…

MONSIEUR : Eh bien… Un psychanalyste lacanien, c’est exactement ce qu’il lui faut ! Elle souffre… (il cherche ses mots) comme d’une sorte de castration. Ça lui est venu tout à coup. Vous savez comment sont les femmes d’un certain âge !…

LE PSYCHANALYSTE (souriant) : Monsieur, vous m’enchantez… Le thème de la castration chez la femme ménopausée est en effet très présent dans nos sociétés modernes, et il me serait…

MONSIEUR (le coupant) : Très bien, très bien… Charlotte ?

LA FEMME DE CHAMBRE : Monsieur ?

MONSIEUR : Veuillez accompagner monsieur dans la chambre de Madame.

LA FEMME DE CHAMBRE : Est-ce que monsieur reste pour dîner ?

MONSIEUR : Mais je ne sais pas, ma petite Charlotte… voyons ! Posez donc la question à Madame… Pensez-vous que cela soit si important aujourd’hui, alors même qu’une guerre vient d’éclater ?

LA FEMME DE CHAMBRE : Une guerre ?!

MONSIEUR (lui faisant la leçon) : Mais bien sûr, Charlotte… Seulement, vous ne vous intéressez pas à l’actualité… Alors, je vous en prie, à présent, ne vous séparez plus de votre lance et de votre casque ! Et on s’étonne après cela que les guerres soient perdues et que les grandes dames se retrouvent clouées au lit avec un rhume ! Revenez-moi entière, ma petite Charlotte ! Entière !…

LE PSYCHANALYSTE
 : Pardon, monsieur, mais de quelle guerre s’agit-il ? Je ne suis pas au courant. Une guerre avec qui ?

MONSIEUR : Mais avec l’Espagne, pardi ! Eh bien, eh bien… Vous n’étiez donc pas là au début de la représentation ?

LE PSYCHANALYSTE : C’est-à-dire que…

MONSIEUR : Je vois… Vous n’écoutiez pas ! Quel beau psychanalyste faites-vous !

LE PSYCHANALYSTE : Je pensais que ce n’était qu’un préambule, veuillez m’excuser ! Voyez… Je suis venu avec ma femme et ma fille… (il les cherche dans la salle) Ma femme est une fan absolue de Madame Kouks !…

MONSIEUR (vexé) : Oh, je comprends… Maintenant, si vous voulez bien nous excuser, nous avons une pièce à finir… Et je crois que… (il regarde à son tour dans la salle) si votre femme et votre fille veulent rejoindre Madame Kouks dans sa chambre, Madame n’y fera aucune objection… (Faussement aimable) Je vous en prie, madame, mademoiselle, montez sur scène ! Voilà… merci ! (La salle commence à se vider) Non, non ! s’il vous plaît… regagnez vos sièges. La chambre de Madame n’est pas aussi grande…

Les deux femmes montées sur scène, elles rejoignent le psychanalyste et la femme de chambre.

LA FEMME DE CHAMBRE (bas, au psychanalyste) : Vous n’allez pas lui donner des suppositoires ? Madame a horreur de ça !

Ils sortent. Longue pause. Le téléphone finit pas sonner. Personne ne répond. La femme de chambre réapparaît.

LA FEMME DE CHAMBRE (à Monsieur) : Vous ne répondez pas ?

MONSIEUR : Voyons, Charlotte, vous voyez bien que je suis occupé…

La femme de chambre hausse les épaules et décroche le combiné.

LA FEMME DE CHAMBRE : Allô ?!… Oui, c’est moi-même. Très bien… très bien… Oui… C’est entendu, je lui dirai… Merci, au revoir.

Elle raccroche et, sans rien dire à Monsieur, retourne vers la chambre de Madame Kouks.

MONSIEUR (l’arrêtant) : Eh bien ?…

On entend alors des cris soudains en coulisses.

LA FEMME DE CHAMBRE (s’élançant vers la chambre où semblent venir les cris) : Madame !

MONSIEUR (énervé) : Charlotte !!!

LA FEMME DE CHAMBRE (faisant volte-face) : Monsieur ?!

MONSIEUR : Eh bien !… Le téléphone ?

LA FEMME DE CHAMBRE : Ah ! C’était le médecin de Madame.

MONSIEUR : Et ?!

LA FEMME DE CHAMBRE : Secret professionnel, Monsieur…

De nouveaux cris, cette fois plus étranges.

MONSIEUR (impératif, ignorant les cris de sa femme) : Charlotte ! Vous pensez sérieusement qu’un jour comme celui-ci où la France déclare la guerre à l’Espagne…

LA FEMME DE CHAMBRE : Ce n’est rien, Monsieur. Il ne faut pas que Madame voie de psychanalyste. Monsieur le médecin de Madame connaît le docteur qui analyse actuellement Madame…

MONSIEUR : Eh bien ?

LA FEMME DE CHAMBRE : Il le déconseille, Monsieur. C’est lui qui l’a invité. Et comme il a déjà vu la pièce, et que Madame est malade depuis le jour de la première, un psychanalyste freudien de mouvance lacanienne ne pourrait pas lui faire de bien. Si la pièce avait eu deux actes, la question se serait posée autrement, mais comme vous le savez, la direction du théâtre ne nous autorise qu’une petite demi-heure… Il préconise donc d’en rester à un acte, tel qu’il a vu la pièce le jour de la première, et me demande ainsi de faire sortir ce psychanalyste, sa femme et sa fille, du lit de Madame.

MONSIEUR (chagriné) : Ça peut être si grave que ça ?

LA FEMME DE CHAMBRE : Ça aurait été bien plus grave encore si monsieur le psychanalyste était venu à la représentation avec sa mère. Monsieur le médecin de Madame ne voulait pas alerter la direction du théâtre. Et comme c’est un ami de Monsieur, il pensait vous faire plaisir, car voilà dix jours que vous êtes seul ou presque sur scène en remplacement de Madame. Et il vous trouve formidable.

MONSIEUR : Et quand comptiez-vous me dire cela ?

LA FEMME DE CHAMBRE (continuant) : Il me rappelle également de ne pas oublier les gouttes de Madame. Comme vous le savez, je les ai oubliées à la représentation de jeudi et il avait vite fait de le remarquer. La santé de Madame n’est pas en danger, mais il pense que c’est ce qui a provoqué le malaise de Madame. J’étais fatiguée ce jour-là, et je vous prie de bien vouloir m’en excuser, Monsieur. Mais… mon petit chat. Vous savez, celui que j’ai recueilli et que Madame ne voulait surtout pas voir… Eh bien, mon petit chat, Monsieur, avait disparu, et j’étais toute chagrinée. Vous aviez bien vu ce soir-là que je n’y étais pas tout à fait et me l’aviez même fait remarquer. Pourtant, je n’ai rien dit. Parce que je ne voulais pas que cela affecte la représentation. J’ai oublié de donner ce soir-là les gouttes de Madame, je sais que c’est de ma faute. Je crois que Madame s’en est aperçue et ne me l’a pas fait remarquer. Elle déteste prendre son traitement et rechigne bien souvent à prendre quoi que ce soit si monsieur son médecin n’est pas là pour lui donner. Alors vous pensez bien qu’elle n’avait rien dit… Seulement, lui… l’avait bien vu…

On entend siffloter et on tape à une vitre de la porte-fenêtre donnant sur le jardin. Charlotte va ouvrir. Un adolescent lui remet un pli et lui en fait signer un autre. L’adolescent repart en sifflotant. Une fois parti, les grenouilles se remettent à chanter.

LA FEMME DE CHAMBRE (à mi-voix) : L’ordonnance pour Madame…

Et elle repart vers la chambre de Madame Kouks sans rien dire de plus.
Après une pause, Monsieur s’approche du public, ôte sa perruque, et s’essuie le visage :

MONSIEUR (à lui-même) : Et dire que nous devions entamer une tournée le mois prochain en Espagne… (Au public) Mesdames, messieurs, bonsoir. Vous allez voir à présent une représentation du Cid de Corneille par la troupe du Petit Triollet, mis en scène par Fabienne Minard. Nous vous prions de bien vouloir nous excuser pour les désagréments occasionnés par cette brève représentation. Mais ce soir, vous le comprendriez sans doute, un petit chat manque à l’appel. Kouks ke kout ! Spasiba, bonsoir.

Il rejoint les coulisses, alors qu’à l’opposé, vers la chambre de Madame Kouks, on entend de grands éclats de rire.

Fondu au noir. Chants des grenouilles. Rideau.


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