Réponse à la table ronde* animée par Nicolas Martin le 1ᵉʳ février 2020 lors du festival du film fantastique de Gérardmer et de l’émission La Méthode scientifique de la veille dédiée au « mystère de la malédiction du cinéma SF en France »**.
*à retrouver ici ; ** à retrouver ici

Musidora dans Les Vampires, Louis Feuillade (1915)
À l’occasion du festival du film fantastique de Gérardmer, une table ronde a été organisée autour de plusieurs cinéastes français et animée par Nicolas Martin. J’avais comme d’habitude commencé une petite réponse aux diverses interventions entendues à cette occasion, et puisque cela n’a cessé de dépasser le simple cadre d’une réponse, j’en fais un billet que j’essaierai toutefois de faire court (perdu) pour en rester à mon idée initiale, celle que cette discussion était assez symptomatique d’un certain mal français dans le cinéma domestique qui repose essentiellement sur un système hérité d’une longue politique de cinéma d’auteurs et de centralisation culturelle, le tout accentué par la prise de pouvoir des réalisateurs et critiques de la nouvelle vague dans les années 60.
Cette émission, dédiée par Nicolas Martin, à « l’imaginal », sans qu’on ne sache en réalité s’il est question de cinéma fantastique ou de cinéma de genre(s) dans sa globalité, suivait une autre de la veille enregistrée lors du même festival du film fantastique pour l’émission La Méthode scientifique, dédiée, elle, certains vendredis, à la science-fiction. Cette table ronde étant la continuité de l’émission de la veille, il n’est pas inutile de rappeler son titre, car il définit sans doute mieux l’interrogation (et probablement la frustration de spectateur), légitime à mon sens, de Nicolas Martin pour ces deux émissions : « Le mystère de la malédiction du cinéma SF en France ».
Fortuitement, en écoutant l’émission, je suis tombé sur une citation de Martin Scorsese définissant son travail : « Your job is to get your audience to care about your obsessions. » Il est amusant de noter qu’il n’est pas surprenant qu’une telle phrase puisse être prononcée par un réalisateur du nouvel Hollywood. Il y a dans celle-ci deux termes qui disent tout de l’opposition entre deux conceptions et deux cultures opposées dans la manière de produire, de créer, ou même de voir et de commenter des films : « audience » et « obsessions ». Si les réalisateurs du nouvel Hollywood ont eu, et ont encore un demi-siècle après, tant d’importance pour les cinéphiles que nous sommes, c’est qu’ils parvenaient, après une décennie où les différentes nouvelles vagues de cinéma « d’auteur » éclipsaient le cinéma hollywoodien jusque-là hégémonique dans le monde depuis la Première Guerre mondiale, à réconcilier ces deux notions. « Audience » et « obsessions ». Si les nouvelles vagues diverses des années 60 semblaient prendre le contre-pied du cinéma de divertissement en disant que les « obsessions » devaient être au cœur des films produits, en se détournant parfois du public, il y avait, si on reste dans le stéréotype, une seule volonté à Hollywood de contenter son public. Or, si un Coppola peut commencer sa carrière avec Corman chez qui (en dehors de The Intruder) la quête de sens n’a pas sa place et où le film de genre est précisément une manière de surenchérir sur les attentes du spectateur, ce même Coppola, tout amateur de cinéma qu’il est, de son histoire et de ses formes, viendrait forcément un jour à s’interroger sur la nature de ce cinéma qui fleurissait partout ailleurs dans le monde et qui faisait la part belle à l’individu et à ses « obsessions » pour reprendre le terme de Martin Scorsese. Si lors de cette vague du nouvel Hollywood, à la fin des années 60 et lors des années suivantes, quelques jeunes barbus rencontraient un tel succès, c’était sans doute à la fois parce qu’ils étaient férocement attachés à une culture domestique faisant des films des produits destinés à un public, mais aussi parce qu’ils étaient tout aussi désireux pour beaucoup d’entre eux à bénéficier de ce statut venu d’Europe qui mettait l’homme, l’auteur, et donc le réalisateur, au cœur de toute… l’industrie cinématographique (ce qui a parfois été le cas dans l’histoire du cinéma américain, mais le plus souvent, l’industrie est dirigée par une logique de studio et par le star system).
Le plus amusant, pour reprendre cette phrase de Scorsese, c’est que je suis persuadé qu’aujourd’hui, qu’on soit Américain ou Européen, qu’on soit plutôt amateur de films de divertissement ou qu’on soit amateur de films d’auteur, on lira différemment cette phrase en fixant notre attention plutôt sur le début ou la fin de la phrase. Les uns comprendront qu’il faut avant tout capter l’attention du public, les autres, qu’il faut exposer ses obsessions personnelles dans un film.
Là où cela devient triste, c’est que si la critique française semble avoir donné le la, jusqu’à Hollywood, pour donner plus de pouvoir au réalisateur, cela reste, commercialement parlant, toujours au profit du seul cinéma hollywoodien. On pourrait même dire que si le cinéma de genre s’est extirpé au cours des années 70 d’une logique de pure exploitation pour offrir au spectateur des films de genre de qualité (Le Parrain est un crime film, voire un néo-noir sur lequel les studios, avec l’aide de campagnes de publicité massives, misaient gros — alors que les films noirs étaient jusqu’alors des films de série B ; et Les Dents de la mer est un film d’horreur qui laisse penser — peut-être à tort — que les plus jeunes enfants peuvent le voir avec le reste de la famille), il s’est fardé avec plus ou moins de réussite « d’obsessions » que certains critiques se sont depuis évertués à analyser (au sens presque psychanalytique). Or, la différence avec le cinéma européen, et français en particulier, c’est que rarement, et surtout pas à une échelle industrielle, la culture de production des films s’est enrichie de la culture hollywoodienne (ce qu’on retrouve encore avec l’opposition : industry versus art). Bien sûr, le marché domestique faisait toujours une part belle aux divertissements locaux, mais comme le signale un intervenant, cela a toujours été au profit d’un seul genre, le plus trivial, le plus rassembleur : la comédie. On est loin effectivement de l’« imaginal ».
Pourquoi la production française a-t-elle toujours été incapable de se structurer en studio, ou de moins en moins (on rappelle que les premiers studios sont français), et donc de proposer des films de genre (s’il est entendu que seules une industrie et une production de films massive peuvent engendrer un type de produits, d’abord de mauvais goût, à des publics spécifiques) ? Principalement à cause de cette culture qui met le cinéaste, l’auteur, au cœur des films. Le désir d’un auteur doit toujours prévaloir sur celui du spectateur. On est bien dans le pays qui culturellement a vécu avec une chaîne de télévision unique pendant des décennies (dont nous sommes encore les héritiers à travers un système où les futurs diffuseurs décident de la nature du continu sans pour autant se mêler de la création à proprement parler), qui continue de dépendre très largement d’un centre culturel unique basé à Paris, voire d’une instance décideuse à la limite des méthodes soviétiques d’autrefois : l’avance sur recette (paradoxalement, ce système appauvrit qualitativement les films dits de « divertissement » et enferme les « auteurs » dans un seul genre possible, car respectable, le drame, et les restreigne, puisque ce sont des auteurs, à des budgets, disons, assez peu fantaisistes).
Et le problème, c’est qu’il nous est impossible de sortir de cette logique. Notre cinéphilie est nourrie par la politique des auteurs. Il suffit de voir à quel point le même cinéaste phare, vénéré par les critiques des Cahiers du cinéma dans les années 50, Hitchcock est encore aujourd’hui, parfois plus que ses œuvres, le symbole, voire parfois la porte d’entrée, de toute une cinéphilie.
Sans vouloir leur manquer de respect, je rappelle qui étaient présents lors de cette table ronde : deux cinéastes qui représentent bien le type de cinéma produit et la manière dont on se fraie un chemin en France pour réaliser des films et porter sur l’écran ses « obsessions » : Christophe Gans et Olivier Assayas. C’est sans doute moins vrai pour le cinéma de genre, quand il arrive tant bien que mal à émerger, sur un malentendu, dans le paysage français du film, mais il ne me semble pas tout à fait anodin de rappeler que ceux qui réalisent en France, souvent (à l’exception de purs produits commerciaux domestiques, des comédies donc, qui existent, mais que je ne connais pas je dois l’avouer), sont en premier lieu des auteurs qui écrivent SUR le cinéma. Le phénomène, s’il ne date pas des années 60, s’est accentué toujours plus depuis que les critiques des Cahiers du cinéma se sont lancés dans la réalisation. Si on se demande où sont passés les films de genre français, on pourrait tout aussi bien se demander où sont passés les films de la « qualité française ». (Ces comédies qui font plusieurs millions d’entrées, mais qu’aucun cinéphile ne semble voir.) Je rappelle qu’à l’époque des films de la nouvelle vague, les films tournés en studio n’étaient pas rares, que le système de promotion et de l’accès à la réalisation était bien différent, et qu’il a fallu plusieurs décennies pour imposer cette nouvelle manière de faire du cinéma presque exclusivement tourné vers le « cinéma d’auteur ». (Et cela pour une raison assez simple : qui fait l’histoire du cinéma ? Les spectateurs qui vont voir les films et qui continuaient d’aller voir Gabin et de Funès ou les critiques/théoriciens du cinéma ?)
En soi, que des écrivains SUR le cinéma viennent à réaliser des films ne me pose aucun problème. Mais il faut en revanche remarquer que cela a certaines conséquences évidentes et que parmi ces conséquences, je compte l’absence de films de genre (l’impossible mise en place d’une logique d’industrie du cinéma favorisant l’émergence de films de genre, pour être plus précis). Cela a été évoqué, il me semble, lors de ces deux émissions : les films de genre naissent rarement de la volonté d’un auteur de faire un film ; ils naissent, au contraire, de la volonté d’un studio, même fauché, d’atteindre un certain type de public en lui promettant un produit codifié par des œuvres préexistantes. Sauf que depuis les vidéocassettes et les diffusions à la télévision de films doublés (voire de films étrangers sous-titrés), le spectateur français, cinéphile, trouve son bonheur en piochant dans des productions étrangères qui auront en plus toujours l’avantage de lui offrir un certain exotisme. Le Français, en plus d’être cinéphile, a ce défaut d’être ouvert sur le monde. Or, si ce sont des auteurs, des individus, voire des cinéphiles presque toujours, qui viennent à faire des films, on oublie peut-être un peu vite, aussi, qu’il y a dans les films de genre une logique bien plus du faire que du dire. En un mot : si les cinéphiles, futurs auteurs, sont presque toujours éblouis dans les films de genre étrangers, par les « obsessions », pour reprendre encore le terme de Scorsese, ils en oublient que c’est la technique, le savoir-faire, la culture du faire d’une production, d’un studio, qui rend possible ce qu’eux veulent y lire. Si bien que quand, eux, se retrouvent en position de faire des films, ils cherchent surtout à y dire quelque chose de leurs « obsessions » et en oublient le nécessaire passage à la technique. Le savoir-faire ne s’improvise pas, et du début de la phrase de Martin Scorsese, le your job is to get your audience to care about, il n’en est, et ne peut jamais en être question. C’est un peu comme si, pour former des acteurs, on conseillait aux apprentis à aller voir des pièces, à les commenter, et qu’au lieu des castings, on repérait les acteurs selon leur lettre de motivation ou leur CV. Non, pour apprendre, on va sur scène, et on apprend à jouer la comédie par l’intermédiaire d’un professeur, on apprend à se frotter à la concurrence, à penser son métier, à être jugé, à se remettre en question, etc. Pourquoi est-ce que pour faire des films, que ce soit pour des drames ou des films de genre, ce serait différent ?
Alors… si l’opposition que j’en fais entre cinéma de divertissement (ou de genre) et cinéma d’auteur paraît trop grossière pour certains, si le recours à la phrase de Martin Scorsese n’y suffit pas, je peux encore le dire autrement : la vision française du cinéma (en tout cas celle imposée par ceux qui commentent les films) obéit à une logique de « motifs », quand le cinéma de genre, de divertissement obéit à une logique de « how ? ». Dans une culture, on demande à ses « faiseurs » d’apprendre à « faire et raconter », dans une autre à « expliquer et dire ». Pour reprendre un slogan de la sécurité routière, j’aimerais presque dire que « celui qui commente, c’est celui qui ne conduit pas ». Ce n’est pas parce qu’on est habile à parler des films qu’on sera expert à en réaliser. Pire, le fait, dès l’écriture, de devoir justifier ses « motifs » auprès d’une institution pour (pré-)« vendre » son film, me semble procéder à une mise à distance volontaire de l’auteur vis-à-vis de son projet afin d’être avant tout capable de lui donner un sens avant même qu’il soit réalisé. On en vient à vouloir proposer un service après-vente avant même que le produit soit conçu. Or, tout cela, c’est du commentaire, qui justifie peut-être certains « motifs » propres à des films, mais qui ne disent rien du film lui-même, de la capacité de son auteur à le diriger, et qui surtout ne s’appliquera jamais à un film… bassement tourné vers le plaisir du public.
(Et peut-être le plus drôle — ou le plus affligeant —, c’est qu’il y a un même système d’avance sur recette pour les comédies. On détermine donc à travers une note d’intention d’un auteur, si une comédie sera réussie ou non.)
Comme tout produit, un film s’adresse à un public. Il y a un marché, de la concurrence. Et pour réussir, dans un système produisant des films de genre, il faut parfois se faire sa place en racolant le spectateur. C’est même selon moi l’origine même des genres. Il y a filon : le public qui apprécie un certain type de films reconnaît avec les « genres » la possibilité de ne pas être déçu. Un genre, c’est un label. C’est rassurant. Et quand je parle de racolage, je ne suis pas loin de comparer les deux logiques opposées de production à une prostituée et à une escort girl. Pour reprendre un terme utilisé par Olivier Assayas, je crois au contraire que si, la principale caractéristique du cinéma de genre (fantastique ou autre), c’est son caractère ludique. Le spectateur vient avant tout, comme avec une prostituée, y trouver du plaisir. Un plaisir qu’il espère immédiat et constant. Et c’est ensuite, peut-être pour se dédouaner d’y avoir pris tant de plaisir, que certains professionnels du commentaire prennent un autre plaisir à y trouver des « motifs » récurrents ou des « obsessions » susceptibles d’être analysés, codifiés, rangés dans des cases. S’il y a un domaine où les Français sont doués, c’est bien dans cet aspect. Les Français ont inventé le « film noir » alors même que ceux qui le faisaient n’en avaient pas conscience et ne pensaient jusque-là ne faire que des « crime films ». L’étiquette, savoir passer les plats, écrire les menus, dresser la table, on sait faire. Un genre en soi…
Un autre exemple pour illustrer cet aspect amusant, c’est l’affiche française de Terminator. On peut y lire exposé fièrement comme un label qualité, la mention : « Grand Prix d’Avoriaz ». En France, on n’a pas de films de genre, mais on a des idées. On découvre, on révèle, on comprend avant tout le monde. Ça peut être une qualité, mais quand on est plus à même de trouver des qualités dans les films fauchés du voisin plutôt qu’à mettre en place des dispositifs favorisant la création ou… l’industrie de « mauvais genre », c’est aussi problématique. C’est formidable que Olivier Assayas découvre les films d’arts martiaux hongkongais, seulement j’ai moins confiance en lui s’il s’agit de le voir pratiquer le grand écart dans un film. Le faire savoir vs le savoir-faire. Ce sont deux « arts » bien différents…
Et si c’est une question aussi culturelle, il est navrant de noter que la culture, au lieu de suivre des modes (ce qui ne serait pas si mal), nous enferme dans nos préjugés. S’il est juste de rappeler qu’une part de la SF est née en France, on pourrait également mentionner le théâtre de Grand-Guignol qui était à mi-chemin entre mélodrame et horreur. Que reste-t-il de cette horreur ?… Une culture s’efface quand les historiens et les critiques chargés de la rendre s’évertuent à la banaliser au profit d’une autre plus « respectable ». Il est de bon ton cinquante ans après de rappeler que c’est en France que sont nés les premiers studios, les premiers serials, les premiers superhéros, la SF… c’est déjà trop tard : la génération qui s’est mise au travail s’est déjà évertuée à copier leurs aînés mis en lumière par les critiques et historiens du cinéma, et donc à produire des films « à motifs ».
(Et puis, j’aime bien Jean-François Raugé, mais arriver à dire que Chabrol fait des films fantastiques, là, chapeau ! « On ne réalise pas assez de films de genre en France ? — Comment ? Mais ne regardez-vous donc pas les films de Chabrol ? »)
La solution ?
Puisqu’une partie du plaisir du spectateur français potentiellement tourné vers le fantastique se dissout assez bien dans sa quête d’exotisme et sa soif de cinéma d’ailleurs qui fait presque sa marque, je doute qu’il y ait un réel marché hexagonal en matière d’industrie bas de gamme à partir de quoi il faudrait sans doute se reposer ensuite pour espérer voir des productions de genre plus ambitieuses. En revanche, s’il n’y a rien à attendre non plus des avances sur recettes (dont la priorité doit être de permettre l’émergence sans doute d’un cinéma d’auteurs fauché), on aurait en revanche un grand intérêt à voir un rapprochement entre divers éditeurs/distributeurs de contenu afin de proposer des adaptations d’œuvres bien françaises haut de gamme. On a eu Le Cinquième Élément à une époque, et on voudrait prétendre qu’une telle production, même avec des fonds français, serait techniquement impossible à faire ? Malgré tout ce qu’on peut dire sur le manque de savoir-faire en France, il y a un domaine qui regorge de techniciens capables de reproduire une telle expérience visuelle : la publicité. Pour le coup, c’est bien une question de moyens, pas de savoir-faire. Et si un jour, une telle association prenait forme, il y aurait sans doute quelque chose à faire, un peu à la manière de ce que peut faire Marvel. De la SF, on en a écrit ; et la BD regorge d’histoires prêtes à être adaptées. Et cela, à un rythme industriel. Les coups pour voir, ça fait des coups, et puis, plus rien. C’est bien pourquoi, il vaut mieux produire une ribambelle de films fauchés à partir d’un même filon, d’un même genre, d’une même « collection », plutôt que produire des films avec potentiellement la qualité d’une série B, mais avec les moyens d’une série A. Le risque industriel est majeur, et le public n’a pas le temps de se dire : « Hâte d’aller voir le nouveau Valérian », ce qu’il faisait au temps de Feuillade. Qui sait d’ailleurs… peut-être que le salut du fantastique en France viendra des serials modernes. Les séries.
Nouvelle réponse donnée à une autre émission « vendredi fiction » de la méthode scientifique sur Twitter :
Je réponds ici, pas la force de pondre un article comme l’année dernière. Parce que comme l’année dernière, je suis à peu près d’accord sur rien, et guère convaincu par le discours des réalisateurs présents.
D’abord le positif. Je suis persuadé que faire, produire, ça reste la première condition pour changer les mentalités, tant pour ce qui est de la perception des donneurs d’argent que de celle du public. Peu importe la qualité, le cinéma de genre, partout où il s’est développé, l’a fait par la quantité. S’il y a donc une impulsion pour la SF comme il est dit dans l’émission, il y a des chances que cela crée un marché. Un marché, ça répond d’abord à une demande (et elle est immense en France), ensuite à un élan, c’est conforté ensuite au moindre bon film qui émerge de nombreux navets, et c’est ensuite une habitude qui se crée.
On n’en est pas encore là. Et si je reste assez circonspect, c’est qu’il me semble entendre toujours le même discours et voir les mêmes circuits préférentiels pour espérer disposer de suffisamment de fonds pour produire de la SF domestique.
Quand j’entends les mêmes réalisateurs souvent passés par les mêmes écoles de cinéma chercher à passer par le système d’avance sur recettes, du soutien du CNC, des régions, des télévisions pour trouver un budget, je me dis qu’on n’avance pas. Un cinéma de genre, ça ne fonctionne pas avec la même logique qu’un cinéma d’auteurs. On ne convainc pas plus des décideurs ou le public avec un « bon scénario ». En plus, cela a été dit, il y a une immense culture de la création SF en France en dehors du cinéma (elle existe cependant bien plus que cela a été dit, mais elle est souvent faite par des créateurs par ailleurs réalisateurs d’autres types de cinéma, même Godard a réalisé de la SF). Le scénario n’est pas une œuvre ; ça en France on a encore du mal à le concevoir. Peut-être aussi parce qu’on n’a aucun moyen de savoir sur quel autre critère définir un bon projet.
Mais en matière de SF, pour moi, il n’y a pas de bons projets, il n’y a que des mauvais décideurs. Parce que ceux qui décident de donner l’argent appartiennent à un système de cinéma d’auteurs.
Un « auteur » de SF, il ne quémande pas une poignée de millions pour réaliser son rêve : se rendre compte qu’aucune idée couchée sur le papier ne prend corps à l’écran comme il espérait, réaliser qu’il tourne enfin avec des acteurs sans ne s’y être jamais préparé, ou s’apercevoir, au bout du compte, que son « bon scénario » à des allures de grande publicité de 1 h 40 avec de jolies images et des effets spéciaux à trois millions.
Avant de viser la lune, messieurs, et mesdames, il serait bon de viser l’orbite basse, et surtout, de s’essayer à des projets innovants, quitte à ce qu’il y ait de la casse.
Si c’est une question de scénario, la littérature française, la BD regorgent d’histoires toutes faites qui auront en plus l’avantage de voir venir un public déjà connaisseur, voire bienveillant (mince, on parle du public français, c’est vrai).
Surtout, la SF, ce n’est pas forcément des voitures volantes. Parce que quand Marker fait La Jetée, il a besoin d’avance sur recette ? Il a besoin de trois millions pour « donner à voir » ? Non. La SF, avant de bénéficier de moyens grands formats, pour donner à voir, elle a deux solutions : la surenchère dans le mauvais goût (la multiplication des effets, ça donne des séries B, il y a un public pour ça) et la suggestion. Je dirai même que presque tous les meilleurs films de genre sont des films jouant sur la suggestion. Spielberg est évoqué dans l’émission, mais avant de faire Rencontres du 3ᵉ type, il réalise un film d’horreur où son principal effet spécial (le « monstre ») est défaillant. Condamné à ne rien montrer, il ne montre plus que l’angoisse. C’est curieux un spectateur, il est doué d’empathie. Montrez-moi une voiture qui vole à un million, et il va falloir lui en remettre chaque seconde. Un fix d’effet spécial toutes les dix secondes comme le boulimique à besoin de sa dose de sucre. La suggestion, elle, elle dure. L’angoisse éprouvée après la première disparition, elle reste, et on sent les suivantes monter. Y a quoi dans le scénario ?
Rien.
Quand vous réalisez Le Horla (et cela a été déjà très bien fait), vous avez besoin d’un scénario original, vous avez besoin de l’accord du CNC, vous avez besoin d’un acteur à la mode ?
Non, vous avez besoin d’une caméra (il y en a 60 millions en France), d’un bon lieu de tournage, d’une bonne direction d’acteurs (et ça, c’est mon dada, mais des réalisateurs qui le jour du tournage apprennent qu’il y a des acteurs à diriger et qui n’ont aucune notion de jeu, ça fait peur — Méliès était acteur en passant, lui faisait du cinéma ; les Lumière, du cinéma–tographe), et enfin, de savoir monter son film (et ça, ce n’est pas rien, mais un réalisateur qui ne s’est jamais frotté à un acteur, c’est un réalisateur qui n’a aucun sens du rythme — moi aussi j’ai rêvé pouvoir danser comme Travolta à ma première boom, mais ça marche pas ainsi). En gros, faites vos films sur YouTube, faites de la série B bien grasse ou du Lynch donnant sa version du Cri du hibou, faites-vous remarquer là-bas (ou ailleurs), mais faites, produisez-vous, et vous aurez un jour les moyens comme Romero de faire vos navets en ajoutant trois zéros à votre budget. Et alors, parmi tous ces monstres de la nature ravissants deux ou trois fans, il sort un Cronenberg ou un Carpenter, vous pourrez alors rêver devenir Spielberg ou Lucas.
Parce que donner 6 millions cinq fois par décade pour voir des voitures volantes lécher le ciel comme le dauphin de l’affiche du Grand Bleu ou le frère 3D de Fernand Réno se perdre dans les couloirs moites de Bunker Palace Hôtel, je ne suis pas sûr que ça crée un marché, au final.
Vive la SF.