Fabulations kubrikiennes
L’inachevée partition

Napoléon Bonaparte, l’homme d’Elbe
Titre original : Napoleone Buonaparte, un uomo d’Elba
Année : 1962
Réalisation : Stanley Kubrick
Avec : Moi-même
Tournage entre entre 1982 et 1997, par intermittence.
J’ai un aveu à faire. J’ai tué Kubrick.
Six ans avant sa mort et dans le plus grand secret, Stan réalisait un film en République tchèque intitulé Napoleone Buonaparte, un uomo d’Elba. Si je peux aujourd’hui témoigner de l’existence de ce film, c’est que j’étais de l’aventure. Oh, ce n’est pas pour me vanter, on a trouvé bien d’autres acteurs servant d’asile à ce grand personnage de l’histoire, mais je suis presque soulagé de savoir qu’on ne verra probablement rien de ce film.
Stanley avait l’habitude de travailler sur le montage le soir même après avoir visionné les rushes, et au moins les deux premières années où il m’autorisait encore à voir le résultat, moi son acteur principal, de ce que j’ai vu, je peux dire que ce n’était pas brillant.
Prétextant que j’avais la bouche grande ouverte les trois quarts du temps, Stan retournait sans cesse les mêmes plans sans jamais être satisfait du résultat, et il imputait bien sûr cet échec à ma grande gueule. Et pourquoi pas la sienne ?…
Je ne discute pas les choix de sa seigneurie, le fait est qu’après six ans de travail, il ne disposait que de quelques plans de la campagne de Russie dont aucun ne concernait son Napoleone.
« Si tu apprécies si peu mon travail pourquoi ne me renvoies-tu pas ? » lui demandais-je un jour.
Pour seule réponse je n’eus qu’un aboiement m’invitant à la fermer. Il n’avait aucune intention de finir son film, je l’ai compris dès le début.
Chaque grand artiste possède une part d’ombre inavouable, un jardin qu’on voudrait préserver intact avant la mort… Et il avait décidé que ce film serait son tombeau.
J’avais une réputation dans le milieu, il ne pouvait pas l’ignorer. J’ai commencé ma carrière cinématographique en 1975 quand on vint me trouver pour interpréter le rôle principal de Jaw. Après une brillante carrière de souffleur-hurleur à Broadway (époque durant laquelle j’ai été remercié pas moins de 14 fois pour mon travail remarquable), c’est naturellement qu’Hollywood s’était intéressé à moi. Mais Spielberg peinait à trouver l’angle idéal pour me filmer et au bout de quelques jours on me changea pour un certain Bruce. Dans ma carrière, j’ai soit été renvoyé, soit été coupé au montage. Kubrick a insisté six ans. Je ne m’explique toujours pas son obstination et le pauvre s’y est cassé les dents pour de bon.
Sa femme a pris soin, à ce que l’on dit, de faire disparaître les rushes, et des 15 minutes montées, on ne verra jamais rien. C’est probablement mieux ainsi.
Fabulations kubrickiennes