Fabulations kubrikiennes
Prosodoporose

Le Joueur d’échecs
Titre original : The Chess Player
Année : 1984
Réalisation : Stanley Kubrick
Avec : Le baron von Kepel, Paul Dan, Joachim Jung
Il y a une époque où les portraits d’homme en souffrance au cinéma m’ennuyaient. La mécanique souvent inopérante du récit cherchant à exploiter tous les ressorts de la chaussure automate, l’aridité du langage filmique, et la vacuité du discours faussement universel, tout cela gangrenait mon attention confuse comme l’ennui qui s’immisce dans les interstices de la pensée d’une mouche. En résultait pour moi une forme de dégoût pour tout discours sémiotique narré à travers la stature méliorative du héros. Dois-je alors avouer qu’avec Le Joueur d’échecs, premier film de Kubrick s’inscrivant dans une logique de dissection psychique et dont l’ambition avérée était de permettre le désamorçage, par leur dénonciation, des contemplations ordinaires et bourgeoises, j’ai retrouvé le goût pour ces saveurs compassées par des codes devenus trop patents pour moi ? Je l’avoue.
Il fallait toutefois un film puissamment antipersonnel — mine de rien — pour parvenir à me sortir de l’inconfort relatif dans lequel je me complaisais sans honte. Heureusement, Le Joueur d’échecs, bien plus que le film sur l’identité refoulée qui nous était présenté, était un film construit sur le motif du négatif-opposé (voir sur le sujet la monographie de Paul Dan). On peut certes tomber subjectivement sous le charme du baron von Kepel, ou, celui de la comtesse, mais quand on est un érudit au moins de première classe, on fera fi de tout bois et on s’attachera à analyser les motifs récurrents d’un objet filmique remarquable. Car au gré des répétitions, des allusions et des symboles savants, Kubrick dépeint aux gens qui sauront les déchiffrer, un univers aux capacités vibratoires inédites et fait montre d’un talent de plus singulier pour interroger la difficile question du rapport au moi énoncé par Jung (pas Carl, l’autre, Joachim). Les portraits illustrés dans la fable s’étreignent pour converger vers une figure idéale qu’appelle le spectateur de ses vœux. Aussi, c’est par la sophistication fin de race imposée par l’auteur, et que d’aucuns interpréteront comme un motif passé de mode, que le thème du double se fait jour. Quand le baron écume les plages, le vit droit et la dragée haute, à la recherche d’une âme à réconforter, c’est bien une quête intérieure, une recherche tubulaire et congénitale qui se présente à lui, consacrant les jouissances perdues de sa relation tardive avec son double, lui-même cousin de sa mère Ginette, à un état de conscience où la défiguration du moi authentique se fait au profit de l’oncle Hector.
Analysons de plus près ce motif du double-négatif si saillant dans le système eurythmique du monde kubrickien. Le cœur du film, plus mortifère, annonce les futures réussites de son auteur. La singularité plurielle d’abord vient s’immiscer dans le récit pour jalonner celui-ci d’évocations insidieuses qui viennent, à travers les motifs de sa géométrie diffuse autrefois dessinée par les enjeux d’un destin tracé par le doute, annoncer un autre possible, et en particulier cette dualité objectée. Enfin, le parcours du héros se double d’une nouvelle spiritualité érigée en totem capable d’arpenter les libertés tumulaires de sa propre mort comme le ferait un damné sur le chemin de l’enfer : si le baron va à sa perte, son ombre solitaire, son moi phantasmé, à travers l’espoir que nourrit en lui le spectateur, restera présent sous nos yeux jusqu’à la dernière bobine. Si une telle approche peut nous laisser perclus de honte face à la tentation du soupir, on n’en est pas moins éboulis devant ces débris d’âme. Sur son piédestal de renégat farci par l’aventure et le vice, le baron nous supplie. Le spectateur n’y voit que le reflet de sa propre impuissance. Alors il le pardonne. Et en se laissant pardonner, quand arrive le dénouement cathartique que Kubrick a souhaité exigeant jusqu’à l’excès, le baron renonce à sa condition et accepte le châtiment qui lui est donné. Cette thématique du refus, qu’on pourrait rattacher à celle du refus de naître, accable les hommes lâches jusque dans ce qui leur reste d’humain. En jugulant nos propres désirs, Kubrick, procède à un dernier pied de nez en achevant son film sur l’arrière-train de la femme du machiniste. Le motif du chérubin diarrhéique qui en découle alors dans un fondu bien léché par le cinéaste est une virtualité pompeuse à qui, tout en ayant l’air de ne pas y renifler, saura y mettre la bouche.
Film tentaculé qui a fini par choir à force de se mordre, Le Joueur d’échecs est le testament visuel de son auteur, si tant est qu’on veuille bien y voir les traces du miroir qui nous est tendu dans les couloirs de l’entendement. On ne saurait le faire sans s’être profondément ancré dans l’imaginaire suffoquant du cinéaste. Son œuvre est pleine de motifs récurrents mesurant à la fois la continuité et l’écart entre deux êtres que tout oppose. Si les derniers opus ont dans leur formulation tout de l’inefficience du discours creux, n’oublions pas qu’une telle audace annihilante aurait été impossible sans la linéarité effilochée par les thromboses d’une histoire habillement rendue inopérante dans Le Joueur d’échecs. Magnifiée par l’inconsistance de son récit et dépourvu de toute structure contemplative habituelle, la machine se grippe et c’est le spectateur incrédule qui tousse. Il restera ainsi éveillé, circonspect, comblé et décoiffé. Par les aspects les plus répugnants de sa symphonie polychromée, la durée temporelle du syntagme séquentiel (simplement appelé « plan » par les philistins) tend à se dilater jusqu’aux limites gesticulatoires d’une pensée moisie par l’inopérance de leur juxtaposition. Cet amoncellement esthétisant de clairs-obscurs, de gros-minces et, de plus rares mais non moins sublimes, gras-secs, forme une logique organisée autour de la notion du vide. En atteste l’image kaléidoscopiale du cataplasme cherchant sa place au milieu des blessures fangeuses de l’âme du héros, qui restera jusqu’à la fin une énigme. De ce didactisme ébroué dans la joie, notons toutefois quelques écarts coupables, qu’il soit question de la fesse ou de la cuisse, éprouvant la compréhension des grands esprits délicats, notamment quand dans le second acte, la complexité instaurée jusque-là se déploie alors en un panorama d’injonctions éparses livré au spectateur à travers un monticule inextricable de complexités adipeuses imputables à l’inconfort nouvellement acquis et hiérarchisées en masses cosmiques.
On lui pardonnera cet échec, le reste étant si bien introduit.
Fabulations kubrickiennes