Hymne au spoil

Cinéma en pâté d’articles   

L’expérience cinéma   

J’aime les spoils, mais vous ne les aimez pas. J’aime les spoils et si vous ne les aimez pas, c’est que vous vous couchez déjà et vous vous préparez seulement au pire.

Car loin d’être un frein au plaisir, le spoil en est au contraire un des meilleurs lubrifiants. Le spoil titille, interroge, prépare le terrain et ouvre la voie. Le spoil est le royaume de ceux qui savent, veulent savoir, et qui ne se dictent pas leur conduite par les dictateurs de l’instant, ceux qui cherchent à moins se faire voir pour mieux nous tromper, ceux qui envoient de la poudre aux yeux et chez qui pourtant rien n’est magie. Le spoil appartient au domaine du rêve, au fantasme, à la simulation, aux histoires qu’on se raconte, aux légendes transmises oralement, parce qu’il aide à se représenter, parce que se faire raconter — spoiler — une histoire, c’est se la mettre en bouche par maman et papa. De la bouche à la bouche, l’oreille n’y entend rien, on avale tout, c’est de la bouillie prémâchée et on en redemande parce que cette nourriture de l’esprit nous grandit.

Le spoil, c’est la Force, la lumière, la connaissance, le savoir, et son refus le plus radical nous fait basculer vers le côté obscur. Le spoil, c’est le rêve et la réflexion, quand l’absence de spoil, c’est la prédominance de l’action. Le fait prime sur la manière. Le spoil initie aux prémices de l’amour cathartique, quand son refus est la recherche du plaisir immédiat, bête et vulgaire. Façon gang bang, il faut enchaîner les actions sans rien y voir, sans rien y comprendre. Baise et tu réfléchiras après. Non, le spoil pousse à la contemplation, au rêve, et excite le plaisir, met les sens en éveil.

Le Fantôme de l’opéra

Belle génération. Qui s’interdit de rêver. Qui préfère qu’on lui dévoile, nue, le fait, l’acte, de la manière la plus crue possible, sans préliminaires, sans petit bisou dans le cou, sans cigarette « alors, c’était comment ? » Sans spoil, vous vous gâchez l’un des plus grands plaisirs, celui de se raconter le film, de le voir avant de l’avoir vu. De ne pas voir quoi, mais comment. Parce que si c’est le quoi qui domine, ce n’est plus la nature de l’acte qui importe, mais le nombre de fois où on le répète, encore et encore, au lieu de se poser et de s’imaginer comment s’y prendre le mieux.

Non, je n’ai pas encore vu le nouveau Star Wars. Oui, en attendant, je fais monter le plaisir, je me le fais spoiler pour ne rien gâcher à mon plaisir. J’en sais déjà assez pour le représenter sans doute bien meilleur qu’il ne l’est réellement. Et si le film parvient malgré tout à me surprendre sur la manière d’échelonner, de construire, d’organiser ce que je sais déjà, mon plaisir n’en sera que plus grand — ou déçu. Déçu, non pas parce que je me suis fait spoiler le film d’une traite par le film même et qu’il en dit moins qu’il n’en montre, mais déçu surtout parce que le film n’aurait pas répondu à mes attentes, à mes fantasmes : oui, je sais ce qui s’y passe, non je ne sais pas comment tout cela prend forme. Ce qui fait la valeur d’un récit, c’est moins l’acte en lui-même que la manière dont s’organisent entre eux ces éléments dramatiques.

Richard III

Alors, spoilons-nous, parce que savoir n’a jamais rien gâché à la fête. Après 66 révisions de l’Empire contre-attaque, je n’en veux toujours pas à Irvin Kershner de me spoiler toute l’affaire.

On dit que dans un récit, toute l’histoire, la fin en particulier, se trouve déjà énoncée dans son introduction. Les surprises sont l’ennemi du plaisir. Hitchcock qui s’y connaissait pour nous la suspendre, comme au billard, annonçait toujours la couleur. Parce que ce qu’on imagine est toujours meilleur que ce qu’on voit.

La nouvelle génération se refuse de voir le moindre spoil sur le caillou, comme pour se convaincre qu’elle peut rester éternellement enfant : ne rien voir, ne rien appréhender, et multiplier malgré tous les actes pour se convaincre dans l’instant que le plaisir se mêle seul au bonheur. Mais ce n’est que jouissance du présent. Si le spoil fait peur, c’est qu’aussitôt qu’il se dévoile, il semble perdre toute saveur. Si son goût se gâte, c’est bien que sa saveur est suspecte. Et que pour mieux nous le cacher, on nous plonge déjà vers autre chose. Une recherche permanente du plaisir, d’une jouissance aveugle et sans fin, et son assouvissement immédiat, n’est plus du plaisir. Une recherche sans attente, sans fausses pistes, sans désillusion, c’est le contraire du plaisir. Une image vit en nous parce qu’elle est matière à rêve, si elle est tout de suite remplacée par une autre, et sans fin, dans une résolution constante d’un présent intempestif, jamais annoncé, vite oublié, le rêve prend fin et s’étiole là où il devait prendre corps : sur l’écran. Qu’est-ce que ce monde désillusionné qui remplace l’attente et le savoir par la jouissance partout et maintenant ? L’immédiateté, c’est le vide, le plus constant. La mort. Mettez-vous des ornières surtout pour ne pas voir où on vous mène. Ne pas savoir, ne rien comprendre, et se laisser mourir…

Les histoires sont mortes. Vous êtes morts. Tout est mort. « Agonise, mais jouis encore mille fois avant de tomber. » Vous pouvez en avoir peur, seulement parce que c’est annoncé, spoilé. Heureux les innocents qui n’ont rien vu venir… parce que ceux-là ne mourront pas plus idiots que quand ils sont nés. Et pas beaucoup plus riches en partant. « Nu, je suis venu, nu, je suis parti. » La belle plénitude du vide, entendre sans écouter, voir sans comprendre, sentir sans ressentir. Un jaillissement de vie, une cigarette qui se consume et qui bientôt s’éteint, une dernière fois, et « alors, c’était comment ? » « J’ai déjà tout oublié. » C’est que tu es déjà mort.

Alors oui, il faut aimer le spoil dru et ferme.

« Mettez-le-moi bien en bouche, jeune fille, que je m’y glisse, et qu’au creux de votre cou enfin, je puisse vous baiser. Tendrement. »

Le dire, c’est déjà le faire. Le faire, à deux, avec la langue, avant de se gratter, c’est déjà du plaisir.

« Et quand on s’y glissera, à deux, sur nos fauteuils bas, déjà tout mouillés d’avoir sué ce qu’on sait, veut, et attend, le plaisir n’en sera que plus grand. »

Le spoil lubrifie et devrait tous nous mettre en joie. Vive le spoil et que la Force ne vous quitte pas.

Madame Doutefire