L’expérience cinéma

La subjectivité tient un rôle essentiel dans le plaisir, la compréhension, la perception d’une œuvre, comme c’est étonnant. Malgré ça, on continue à espérer trouver une entente « subjective », un rapprochement d’intérêts, de goûts, quand on se fait recommander un film ou quand on en recommande soi-même aux autres.
Les chefs-d’œuvre sont de notoriété publique, chacun peut les ramasser à la pelle, les glaner à loisir, se laisser guider par ce qu’il connaît déjà de ses goûts et par ce qu’il imagine déjà trouver au fond de son panier de glaneur de films. Pourquoi aurait-on donc besoin qu’on nous prenne par la main et qu’on nous recommande des films ? En faisant soi-même ses choix, son marché, on limite, me semble-t-il, les déceptions, d’abord, en basant ses choix sur des sources plus ou moins objectives, officielles, en tout cas non pas sur des recommandations faussement personnelles (même si l’histoire du cinéma, les revues, les consensus ne sont pas totalement étrangers aux modes, aux influences, à l’esprit grégaire, on peut voir se dégager à travers eux tout un catalogue de « films à voir », « recommandable »).
Après, je ne vais pas faire l’innocent, la recommandation a surtout un intérêt social, convivial. C’est un peu pour le cinéphile, une manière de parler du temps qu’il fait. Le problème serait beaucoup plus en fait lié au recours systématique de la recommandation dans les échanges. Parce que certains donnent l’impression de ne passer que par elles. Et il faut alors avoir conscience qu’il y a ceux qui recommandent en essayant de s’adapter aux goûts et intérêts de celui à qui ils les recommandent (et pour cela, il faut au minimum connaître la personne à qui on recommande ces films), et il y a ceux qui livrent leurs recommandations comme une sainte parole destinée à tous les types de public. Je ne vois pas beaucoup d’intérêt à se faire recommander des œuvres par ces derniers sinon dans le seul but de bien se faire voir d’eux. Faut savoir ce qu’on cherche.
Un autre problème lié au recours systématique des recommandations, c’est qu’on ne découvre jamais de films par soi-même, on n’est donc jamais susceptible à notre tour de recommander quoi que ce soit. Pire, à force de suivre les recommandations des uns et des autres, on s’en rend un peu esclave : on sait que celui qui nous recommande un film va suivre avec attention (dans le meilleur des cas) notre histoire avec telle ou telle recommandation, et intuitivement, on pourrait être tenté de lui faire plaisir en allant dans son sens et en confirmant son appréciation (dans d’autres cas de figure, certains rejettent ce qu’on leur recommande un peu comme par esprit de contradiction, histoire de bien faire savoir qu’on est libre et qu’on n’aime que les films qu’on a dénichés tout seul dans notre coin — et ce n’est pas bien parce que, là aussi, on demeure esclave de l’avis et du regard des autres).
Pour être moins tributaire du regard de l’autre, et en dehors du glanage orienté par les « autorités officielles » (historiens, critiques, personnalités, etc.), on peut suivre une logique de découverte basée sur le hasard (façon cueillette de champignons dans les bois) ou encore en suivant certaines filmographies. C’est ça être libre pour un cinéphile. On suivra peut-être les mêmes cycles ou rétrospectives partagés par d’autres (et on pourra même y retrouver une certaine forme de convivialité recherchée dans les échanges entre cinéphiles, mais ici à la fois plus historique et à mon sens plus saine : on regarde en même temps, on en discute à chaud ensemble, et non en étant tributaire de l’avis de l’autre), mais on sera moins tenté de biaiser notre ressenti par rapport à celui des autres (même si l’expérience de la sortie au cinéma en groupe pose souvent aussi cette question de la liberté de vue, presque d’opinion, à côté de celle des autres, voir ici).
J’ai toujours eu du mal avec ce principe de conseil de films. J’aime assez peu recevoir des recommandations, en particulier venant de personne que je ne connais pas ; et je me garde assez souvent d’en donner. Il y a des classiques, des classiques qu’on n’a pas vus, des classiques qu’on ne veut pas voir, des classiques « ah bon, c’est un classique ? », et puis d’autres films qu’on pense qu’ils devraient être des classiques, des films qu’on aime parce qu’ils nous rappellent les soirées passées avec tante Henriette, mais dont on se doute qu’Henriette aurait du mal à contenter ce difficile cinéphile de tout l’horizon de la terre, etc. Si ce n’est que pour conseiller les films qu’on aime en espérant que celui à qui on les « conseille » les aimera tout autant que nous, je ne sais pas, c’est un peu comme nier l’existence de l’autre, ses goûts, ses intérêts, pour lui soumettre et l’enchaîner à notre expérience personnelle : « ma cinéphilie doit devenir la tienne ». Approche dangereuse et suspecte. On est plus dans des rapports de cour que dans une simple recherche de convivialité cinéphilique.
Recommandez avec modération. Recommander tue les bébés. Recommander fait puer du bec.
L’EXPÉRIENCE CINÉMA :
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