Star Wars, petite anatomie du mythe

Star Wars, petite anatomie du mythe

Cohérence du mythe, circonstances favorables, poids du mystère, revanche du padawan…

Chronologie et cohérence du mythe

Une question revient souvent quand on parle du « mythe Star Wars », c’est la manière d’appréhender la chronologie des deux trilogies. Il est probable, au fond, que la question ne se pose même pas. On ne se pose pas plus la question de juger les mythes grecs suivant une chronologie, ou certaines tragédies faisant appel à des lignées familiales : on a nos « épisodes » préférés et, finalement, c’est bien normal puisque dans les mythes, au contraire des autres « histoires » qui nécessitent une certaine unité (si les personnages ont une vie avant le récit, ça appartient à l’auteur de l’évoquer à l’intérieur du récit si nécessaire parce qu’aucun appendice au récit ne viendra bousculer cet impératif), le spectateur n’a pas à « aimer », « ne pas aimer », « connaître » ou « ne pas connaître » le mythe qu’on lui met sous les yeux : le mythe s’impose à lui et jusque dans ses références et utilisations diverses. Dès qu’on s’intéresse à un mythe, on peut porter notre attention sur des épisodes particuliers qui peuvent faire l’objet d’une œuvre à part entière, ou au contraire sur un ensemble plus vaste pour en comprendre les rapports avec d’autres mythes ou pour en connaître les différentes versions. On se focalise alors moins sur une œuvre en particulier que sur des personnages, exactement comme on le fait pour ceux de Star Wars. Si on y trouve quelques incohérences chronologiques, des éléments venant contredire ce qu’on a appris des personnages déjà connus, est-ce si important ? Le plus important, c’est sans doute que chaque épisode construise une cohérence propre. La « mythologie Stars Wars » ne s’en trouvera probablement pas affectée. Les mythes et leurs personnages survivent aux incohérences, et aucune mythologie n’a jamais fait l’économie de tels écueils logiques : la « mythologie Star Wars » ne doit pas être perçue comme une œuvre à part entière, les épisodes pris séparément, si.

Pourtant, il y a quelque chose qu’on ne m’enlèvera pas de l’esprit, et là, c’est sans doute le vieux grincheux qui parle : c’est que j’ai presque la certitude que la magie, le mythe Star Wars n’aurait pas eu l’impact qu’on sait si Lucas avait décidé, et trouvé plus commode, de commencer son « mythe » à travers l’histoire de Vador. On peut même imaginer que dans quelques décennies, on ne parle plus des deux trilogies initiales, mais de l’histoire d’Anakin, tant le reste (et on nous prépare pour le déferlement sans fin de « restes ») aura noyé les enjeux de la première trilogie au sein de ceux de la seconde. Anakin a phagocyté Luke : une ultime revanche du père castrateur sur le fils rebelle et idéaliste.

Force de l’entrée en matière : avant la contre-attaque, l’attaque…

On ne peut pas refaire l’histoire, mais La Guerre des étoiles, devenu Un nouvel espoir, il est là le mythe d’une certaine façon. En mythologie comme pour le reste, en science « du buzz » ou de l’attention alertée, il faut une attaque. Si le nouvel opus est précisément un mégablockbuster, La Guerre des étoiles, c’était un vulgaire film de genre pour ados fans de SF et de fantasy, autrement dit, déjà, des geeks, des merdeux boutonneux. Bref, ce n’est pas ça qui aurait dû soulever l’intérêt au milieu des années 70 surfant toujours sur la vague nouvel Hollywood et sur celle du déjà blockbuster Les Dents de la mer (mais qui surfait donc bien lui sur un mode angoissant propre à ce qui était alors le monde avant qu’un mythe change la donne). Lucas en un seul film auquel personne ne pensait a tout changé, et aucun film depuis n’a eu autant d’impact, non seulement sur la production cinéma, mais également sur le monde (puisqu’il annonce le monde tourné vers le numérique, le virtuel, la robotique, etc.). Même avec un matraquage digne d’Avatar, des précédents films sortis il y a 15 ans ou de celui-ci comme tous les suivants sortant à Noël, Star Wars ne changera plus rien, et on peut encore attendre longtemps avant qu’autre chose ait le même impact. L’impact, pour moi, il est bien en 1977, confirmé en 80, jusqu’à s’endormir pendant plus de 15 ans. Pendant ces 15 ans, le monde s’est mué pour tendre vers le mythe alors que le mythe était quasiment invisible des écrans. Pas d’Internet, pas de VHS, peu de diffusions TV, et seulement présent là chez des « fans » qui en collectionnaient des figurines et qui faisaient alors presque vivre un mythe comme aux temps anciens avec des objets fétiches.

Cette magie, c’est une alchimie qui aurait pu être à deux doigts de ne pas exister. Tu changes un élément dans la recette improbable et gagnante de La Guerre des étoiles, et ça tourne à la catastrophe et au ridicule. Le mythe tient à peu de choses. À la musique électronique, à un Mal terrorisant et crédible derrière un masque de carnaval, à un Han Solo décrit comme un monstre verdâtre, à Brooke Shield en princesse Leïa, à un sabre à protons qui fait « prout », à la Shami étrange magie chanté des acadaïs… ou… à un petit con élu par un maître Tonku révélant la véritude vraie qu’il sera Celui qui apportera l’équilibre dans la Shami. Bref, Star Wars, tu le tournes dans l’autre sens (le bon, le chronologique), et le mythe tombe à l’eau. Pas seulement parce que Lucas se serait planté face à un projet trop ambitieux et trop cher, mais bien parce qu’il y a une forme de grâce dans la première trilogie qui a tout changé et qui a lancé le reste [« l’attaque »].

Bien sûr, si on est en recherche de cohérence, en quête de sens, si on veut regarder et concevoir Star Wars comme un mythe, un Tout cohérent, il est peut-être préférable de regarder la saga dans son ensemble. Peut-être, mais en vieux con, je chéris la première trilogie, l’époque et le monde dans lesquels elle, la saga (ou le mythe) a éclaté, puis s’est endormie, jusqu’à rejaillir à la toute fin du siècle et devenir presque maintenant une religion d’État, un peu comme si l’Empire romain adoptait tout à coup la religion chrétienne et qu’elle devait une réalité, une obligation pour tous.

Les masques de la gloire : à ma gauche, Anakin, héros solitaire maître de la galaxie par K.O, deux trilogies lui sont consacrées (L’Empire contre-attaque, Irvin Kershner 1980 | LucasFilm) ; à ma droite… l’antagoniste de Flash Gordon (Mike Hodges, 1981 | Starling-films, Dino-de-laurentiis-company, Famous-films)

Le mythe « univers »

Il y aurait peut-être à distinguer deux conceptions au terme « mythe » : le mythe « univers » et le mythe à l’origine. L’un possède en lui une magie qu’on ne s’explique pas, l’autre n’est plus que gestion et mise en chantier, en exploitation de ce « mythe fondateur », et la magie s’efface. La question de la cohérence, elle ne tient qu’au mythe « univers », à celui qui exploite une magie jusqu’à en pervertir le sens. Avant le mythe, il y a l’histoire, une œuvre. Qu’on parle de la première trilogie ou de La Guerre des étoiles, au fond, ça revient à la même chose, car ce sont les années 80 naissantes face à l’an 2000. Et la naissance du mythe n’est pas dans la cohérence, mais dans l’événement, celle de la magie. Quand Œdipe prend connaissance de son passé tragique, il est là l’événement, c’est celui de la révélation de ses origines, pas dans le récit chronologique des événements. Quand Vador révèle ainsi à Luke qu’il est son père, elle est où la cohérence pour le spectateur s’il a déjà pris connaissance des événements de la trilogie I-II-III ? Nulle part. Si on choisit de retourner la farce et de la regarder sous un mode chronologique (et non analytique, pour en revenir à Œdipe), on massacre la logique narrative de la première trilogie aussi sûrement que Marty McFly s’anéantirait en couchant avec sa mère… Si comme tout mythe, Star Wars est malgré tout aussi sujet à un risque de disparition, le risque, il est bien là : faire passer aux générations futures la cohérence chronologique avant la cohérence analytique, historique, narrative. S’il y a eu une magie à l’origine du premier opus, la cohérence voudrait qu’on ne tente pas de trop s’en éloigner en essayant de la tordre comme on chercherait à tordre des faits pour nous les rendre profitables. Ce sont les épisodes I-II-III qui doivent se greffer à la « première trilogie », en être l’annexe, le supplément, pas le contraire. Parce que… que dira-t-on alors quand Disney proposera des épisodes se déroulant à une période antérieure aux événements de l’épisode I, II et III ? Ça commence déjà très mal en parlant d’épisode 7. Aura-t-on un épisode 14 chronologiquement antérieur à l’épisode I ? Et on nous parle de cohérence chronologique ?

Logique narrative & fait dramatique

En dramaturgie (chose à quoi Lucas s’est surtout frotté, sans le savoir, en lisant Campbelle, l’auteur de cette petite merde qu’est Le Héros aux mille et un visages), donc en mythologie (chaque histoire cherchant à reconstituer à sa manière une forme de mythe), la cohérence d’ensemble, la logique narrative, la fable ont plus d’importance que le « fait dramatique » (la péripétie, l’action, l’événement), et donc plus d’importance que la « cohérence chronologique ». L’essence même d’une histoire, c’est de choisir le mode de récit idéal pour présenter un fait à un public. C’est moins l’événement en lui-même qui a de l’importance que la manière dont on le présente et le raconte. Si les mythes fondateurs de la Grèce (ou d’autres) ont pu voir le jour, c’est moins parce qu’ils transmettaient des histoires follement passionnantes que parce que, génération après génération, les mythes, donc la manière dont on les racontait, se perfectionnaient, se croisaient, se mêlaient, jusqu’à créer une mythologie, jusqu’à créer une cohérence chronologique parfois un peu bancale. J’ai évoqué les mythes fondateurs de la Grèce, mais on pourrait tout autant citer les mythes religieux : les Évangiles ne sont rien d’autre qu’une même histoire racontée par des personnes différentes, donc avec des versions différentes (ce n’est plus l’histoire de Jésus, c’est Rashômon). À l’origine, il y a toujours, un regard, une magie qui fonctionne et qui prime sur le « fait dramatique ». Même les mythes obéissent donc à des codes narratifs subjectifs qui valent plus que les objets qu’ils façonnent. Je ne serais même pas loin de penser que toutes les histoires se valent puisqu’on ne cesse de raconter et répéter les mêmes schémas. Ce qui importe, c’est la tonalité et l’angle sous lequel on regarde et présente ces histoires. La cohérence de sens plus que la cohérence chronologique. L’histoire chronologique s’écrit, ou se réécrit toujours au même temps (justement pour éviter de poser un regard sur « l’histoire » et présenter une chronologie claire) tandis qu’une histoire, un récit ou un mythe s’écrit avec des temps composés. La magie, donc le mythe, il est dans le récit, pas ailleurs.

J’ai vu L’Empire contre-attaque avant La Guerre des étoiles. J’ai même aimé Star Wars avant même de le découvrir à la télévision. Parce que comme pour Terminator ou Bruce Lee, ce qui comptait pour moi, c’était moins l’histoire qu’on tentait de me raconter (ou de me faire avaler) que celle que je me racontais à moi-même. Un mythe, c’est une religion à la carte. C’est peut-être pour ça d’ailleurs qu’au fil des relectures, chacun y allant de sa petite transformation et de ses infimes amendements, « épisode » après « épisode », la cohérence se perd. Un mythe, c’est une religion : on en est, on ne sait pas pourquoi, on ne l’a pas décidé, mais c’est là comme une évidence. La vie réelle connaît même ses propres mythes : les jeunes, depuis un demi-siècle, savent identifier Marilyn Monroe ou Albert Einstein sans même connaître leur travail. Et pour Star Wars (ou autre chose), si on nous en impose, si on nous en dicte une certaine lecture, un schisme est inévitable, et la magie s’évanouit. Les mythes sont universels parce qu’on peut chacun y retrouver un peu de soi-même. C’est un doudou qui nous rappelle au besoin qui on est et d’où on vient. C’est un repère, un maître étalon, un référent, un dieu. Un jardin secret. Si les mythes sont universels, c’est bien parce qu’il n’y a personne derrière, ni un auteur, ni une entreprise, ni un parti, ni une famille, pour nous dire comme les appréhender ou les voir, les chérir. Alien est un autre de ces mythes, qui en est l’auteur ? Walter Hill, Ridley Scott, Giger ? Probablement tous à la fois et aucun d’entre eux. Alien, c’est un miracle indéfinissable, spontané et sans père. Personne n’aurait le droit d’en revendiquer la paternité, comme chacun d’entre nous a le droit d’en revendiquer une interprétation ou une nouvelle lecture.

Reboot-en-train : La Revanche des Sith (George Lucas 2005 | Lucasfilm, Mestiere Cinema, Pandora Films)

Surexploitation

En soi, la mise à l’écart volontaire de Lucas n’est donc pas une mauvaise chose (même si je reste un défenseur des épisodes I, II et III, je ne nie pas qu’il s’est écarté de « la magie » de l’origine), reste à voir si une nouvelle alchimie s’opérera. Parce que si des mythes perdurent une fois que leur écriture s’est achevée, il y a aussi des mythes qui meurent alors qu’on tente de le faire perdurer. Qui se souvient des séries à grand succès au cinéma ou en librairie de la fin du XIXᵉ jusqu’à l’entre-deux-guerres ? Aucune de ces séries n’a probablement été jusqu’au mythe, mais a-t-on exemple de mythes ayant perduré alors qu’on a fini par les exploiter dans un mauvais sens ? Le cinéma est trop jeune sans doute, mais il y a très probablement des exemples de mythes qui sont partis en fumée à force d’être corrompus par les revisionnages, les écarts ou les ajouts successifs. Au cinéma, il y a l’exemple tragique de Matrix. Il est peut-être un peu tôt pour en juger, mais pour l’avoir vécu dans les salles*, l’impression de voir un mythe s’écrouler était très vivace : après un film qui aurait pu tout aussi bien rester tel quel, et devenir par lui seul une référence, à la Blade Runner**, les deux autres films ont fini probablement par anéantir la magie même du premier. On ne peut plus penser à Matrix sans penser au dégoût qu’inspirent les deux suivants, et le « mythe », il me semble, n’a cessé de s’amoindrir, jusqu’à peut-être finir par devenir un objet de culte occulte dans quelques décennies. Le « mythe » Star Wars n’est pas à l’abri de ça. J’avais été très compréhensif à l’égard de la seconde trilogie, jugeant qu’en tant que « suite », qu’annexe, elle était tout à fait acceptable ; mais j’ai peur qu’avec un J.J. Macdanalds (ou peu importe son nom), qui ne m’a jamais convaincu, et avec un opus à chaque orgie santaclausienne, je finisse par voir MON « mythe », et peut-être un peu celui d’autres que moi, totalement ou en partie perverti par… la marche forcée, impérieuse, d’une saga mitée, corrompue, par le côté de la Force que l’on ne peut pas nommer…

*Le commentaire a été écrit avant Resurrections : je parle ici des deux derniers films de la trilogie.

** Le commentaire a été écrit avant… la réplication de Scott : l’occasion d’aller lire The Page Runner.

Il y a les mythes qui sont des miracles et qui font appel à une magie que personne ne s’explique et qui se basent probablement sur de simples superstitions, croyances, peurs ou rêves enfouis. Et il y a les mythes qui ne profitent qu’aux faux prophètes, aux chefs de secte, et aux religions d’État. Si Star Wars est assurément un mythe reste encore à en décider la nature.

Lucas aurait-il commencé par la prélogie s’il en avait eu les moyens ?

Pour mettre en place son univers (tout le fatras merveilleux-high-tech, la Force et le côté obscur, les robots et autres gadgets, pour la première fois crédibles au cinéma), Lucas avait probablement besoin d’y aller par étape et de mesurer ses effets en se concentrant sur son récit et ses personnages. L’attaque, toujours. Tous les épisodes suivants peuvent revenir sans cesse à ces premières références et inventions, les amender parfois, mais je ne pense pas que la mythologie aurait été digeste si tout l’univers apparaissait d’un bloc comme il le fait dans chacun des nouveaux épisodes. Lucas a-t-il procédé ainsi sciemment ou a-t-il été contraint par les moyens mis à sa disposition ? Nul ne le sait, mais on peut supposer que la contrainte a du bon, et qu’elle profite toujours au récit. Pour moi, il semble évident qu’il y a une grande part de chance ici (ou de nez). Il a mis extrêmement longtemps à préciser à la fois l’univers et l’angle d’attaque à travers lequel raconter cette histoire « d’Anakin », et à la lecture d’extraits de ses premiers synopsis, il semble qu’il ait trouvé ce dont il avait besoin en s’inspirant de divers films populaires qu’il avait alors sous la main. Je pense principalement à La Forteresse cachée bien sûr, mais aussi à Sierra Torride, à Ice Cold in Alex, aux Canons de Navarone ou à Casablanca.

Ice Cold in Alex (J. Lee Thompson 1958 | Associated-british-picture-corporation-limited) et La Forteresse cachée (Akira Kurosawa 1958 | Toho Company)

La Forteresse cachée et Sierra Torride surtout lui permettaient d’exposer un univers qu’on ne fait qu’évoquer à travers des rebelles en fuite, chassés, en quête d’un monde ou d’un territoire perdu. Non seulement on est là en plein dans le merveilleux (alors que Lucas avait sans doute déjà l’envie d’en mettre plein les yeux pour se démarquer encore plus de ces premiers amours contrariés avec le cinéma), mais se rendant compte qu’il lui serait impossible de les produire, le merveilleux s’est sans doute imposé à lui, et Lucas aurait axé son récit sur ce qu’on ne voit pas et ne fait qu’évoquer, alors qu’on le verra plus tard, par la suite, il ne cessera de s’en détourner. Finalement, pour lancer la franchise, ça tombait fort à propos, parce qu’il a pu construire un monde follement intéressant sans trop en dire ou en montrer, et pour ce qu’il voulait montrer, et ce sur quoi tient aussi énormément le succès du film de 77, il faut le rappeler, plus sans doute que sur l’univers magique à peine esquissé : la bataille finale en vaisseau spatial. La technologie, sans être tout à fait au point parce qu’il a dû tout prendre en main, allait être au point, et il a fallu beaucoup de chance à Lucas et à ses techniciens pour venir à bout de tous ces défis. La chance, toujours. Ce qui était possible avec des effets spatiaux dans l’espace ne l’était pas pour montrer une grande planète comme Coruscant par exemple ou des planètes avec des monstres sophistiqués. (Choses que Lucas ne cessera de rajouter obstinément sans la vision qu’on lui prêtait au début, et même bêtement : à la première trilogie, preuve qu’il n’avait pas compris que le succès de son univers était justement dans ce côté fauché, mais technologiquement bluffant et neuf, permettant de faire dire à Luke et à C3PO qu’ils étaient dans le coin le plus éloigné du centre de l’univers s’il y en avait un — parce que ça, c’est une reproduction d’un « meme » de contes et légendes arthuriennes, notamment — et son pote Spielberg avait eu deux ans auparavant la même chance de voir son requin mécanique fauché impossible à montrer, faisant de la circonstance, un atout pour la tension de son film. Alien procédera suivant le même principe, principe souvent mis à mal dans les diverses suites.).

Si Lucas a été obligé de sectionner son histoire en deux et de se focaliser sur un monde en friche, c’est bien que ce sont les circonstances qui l’y ont poussé. D’ailleurs, on voit bien les incohérences de perception de ce monde à travers la vision qu’en a Han Solo : en 1977, Lucas fait de lui un sceptique. Il a vu des tas de choses, mais des types en pyjama et sabre capables de maîtriser une magie secrète, non… Si on se fie à la cohérence de la mythologie connue aujourd’hui, ça ne fait qu’une dizaine d’années que les jedis ont disparu d’un monde dans lequel ils étaient alors bien présents. Solo ne pouvait pas être incrédule face à la Force puisqu’il avait connu cette époque. Preuve qu’on était à l’origine, clairement, dans le merveilleux, l’incrédulité (ils pourront toujours faire sortir leur Star Wars à Noël, il y a désormais plus de merveilleux dans Noël que dans l’univers Star Wars où tout se dévoile — maintenant qu’ils peuvent avoir mille requins mécaniques, ils ne se privent pas) et que Lucas, une fois qu’il pouvait le faire, s’en est détourné.

Profusion de moyens

Plus facile, plus rapide, plus puissant, plus séduisant… Passé très vite du côté obscur, le petit George, et c’est peut-être bien parce que, comme Anakin, le ver était déjà dans la pomme et que ce qui lui a permis de se distinguer, ce n’est rien de plus que les circonstances favorables à l’avènement d’un tel film. À savoir : les restrictions narratives que les capacités technologiques lui avaient alors imposées, l’obligeant à se concentrer sur la Force (en en faisant un objet de mystère, le récit avance pas à pas sur cette thématique, au lieu d’aller d’un bloc en expliquant tout), mais aussi et surtout le merveilleux, le suggéré, l’invisible. On peut remarquer ainsi, au fil des nouveaux épisodes et des nouvelles possibilités techniques offertes à la production, que le mystère n’a jamais cessé de se faire toujours moins présent. On voit tout, on entend tout, on sait tout : alors que George n’était qu’un padawan limité à une poignée de talents dans la première trilogie (forçant… notre sympathie), il est devenu si puissant au fil des décennies que sans le savoir il a perdu de son pouvoir de sympathie et de capacité à raconter une histoire. Pouvoir montrer, ce n’est pas savoir raconter. On pourrait par exemple se demander si LEmpire contre-attaque avait été le premier film (ce qui est narrativement impossible bien sûr, mais je veux dire, si le premier film ne se terminait pas par un des instants de bravoure les plus célèbres du cinéma), avec un univers plus noir, et un peu paradoxalement tourné vers les années 70, s’il aurait eu assez les moyens d’en faire un tel phénomène, et surtout si le public l’aurait suivi. Au contraire de La Guerre des étoiles, l’instant de bravoure « mécanique », on le trouve tout au début sur Hoth, et c’est finalement un échec qui les pousse tous à fuir. Si le premier volet devait son succès à sa dose de merveilleux-high-tech, le high-tech ici passait à la trappe (jusqu’à en devenir un ressort narratif : l’hyperespace défectueux, le x-wing pris dans la vase, jusqu’à finir toujours ce deuxième volet, mais sur un mode à la fois minimaliste et effrayant : Solo carbonisé et la main de Luke robotisée — dans ce qui demeure l’un des plans les plus magnifiques de la saga, remplaçant un couché de soleil ou une remise puérile de médailles par une vue crépusculaire sur la galaxie, dans un navire-hôpital, relié par son père révélé au mal, coupé dans sa chair et séparé de son meilleur ami…). Et L’Empire contre-attaque axant principalement son récit sur la quête spirituelle, l’opposition symbolique au père, la question du devoir (voire l’impuissance hamletienne : j’y vais, je n’y vais pas ; si j’y vais maintenant, je risque de tout foutre en l’air…), on a vu le résultat, le film a été une déception pour les fans (relative, mais bien réelle, que Le Retour du Jedi fera oublier avec… une bataille spatiale finale et des congratulations un peu forcées).

Dernières séquences de L’Empire contre-attaque (Irvin Kershner 1980 | LucasFilm) et d’Un nouvel espoir (1977, George Lucas | Lucasfilm, Twentieth Century Fox).

Alternatives et réel pouvoir sur une œuvre

J’ai lu quelqu’un, concernant le nouvel opus (2015), dire qu’il rêvait d’un épisode mis en scène par Friedkin, moi j’aurais rêvé d’un épisode mis en scène par Francis Ford Coppola. Ça aurait pu être celui-là. Et il serait sorti en premier, que ça aurait été un flop, rendant impossible tout le reste (quoique, Le Parrain est bien tragique et est le plus grand succès de son temps). Le succès, on le doit certainement plus aux circonstances qui s’imposaient à Lucas qu’à sa réelle volonté de coller au plus près à ce qu’il voulait faire. Il aurait eu tous les moyens possibles, Lucas aurait commencé par le petit Anakin dans un univers foisonnant où à la fois la Force et le high-tech sont partout, j’en suis certain. Et le merveilleux, l’univers « spirituel » n’aurait été qu’un prétexte à des gesticulations héritées des chambaras et des westerns (comme ça l’est devenu, parce que si la Force est partout, on n’est plus dans le merveilleux ou dans l’évocation, mais dans l’action et dans la gestion d’un univers devenu familier où la Force est non seulement partout, mais aussi visible de tous).

Est-ce qu’un cinéaste est toujours maître de tout ? À l’image de Blade Runner, je suis persuadé que très souvent, ceux qui se rendent coupables de chefs-d’œuvre n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils font. La première des qualités de Lucas, cela a sans doute été l’audace. L’audace permet de tirer profit de circonstances nouvelles et favorables mises à votre disposition par l’air du temps, et parfois même vous cueillez les fruits de ces circonstances avantageuses sans que vous ayez conscience que « c’est le bon moment ». Même s’il faut reconnaître à George le talent d’avoir parfaitement su forcer sa chance. Quand la technologie est sur le point d’éclore, il faut bien que quelqu’un s’en empare le premier. Et ça aurait été très vite Spielberg sans doute si ce n’avait pas été Lucas. On voit que dans l’histoire des pionniers du cinéma, les innovateurs n’ont pas forcément toujours été ceux qui se sont emparés le mieux des nouveaux moyens qu’ils s’étaient eux-mêmes mis à leur disposition (cf. mon commentaire sur Cabiria par exemple). Lucas, grâce à sa capacité à réunir autour de lui des techniciens de talent, et grâce aux circonstances et à la chance, est un des rares qui ont été à la fois à la base d’innovations et le premier à mettre ces outils au profit d’une histoire. Mais ça reste probablement toujours la contrainte technique qui a rendu plus efficace encore une histoire aux yeux du public à qui on ne pouvait tout donner, tout révéler, tout montrer dans un seul film.

Récit, mystère et poids du passé

Pour ce qui est de la différence de cohérence chronologique et du sens (cohérence narrative), c’est qu’il n’y a qu’un seul niveau de réalité dans une histoire qui importe au spectateur : celle du récit. Peu importe la réalité des faits (qui n’existent pas en tant que tel), seule compte la manière dont les faits sont rapportés ou vécus par les personnages, parfois même avec différentes visions d’un même événement (exactement comme quand Solo doute de l’existence des jedis et qu’Obiwan le contredit). Une histoire, plus tu en fais intervenir différents niveaux de lecture, plus tu fais intervenir le passé (ou une vision du passé) et même parfois l’avenir (à travers les craintes et les désirs des personnages), plus tu l’enrichis. Ça participe aussi au merveilleux et à la contextualisation d’un récit. Contrairement à ce que nous vendent de plus en plus les films « fantaisistes » actuels, la narration repose moins sur l’action (les faits, le nombre de péripéties) au temps présent que sur l’évocation d’un ailleurs à la fois spatial et temporel.

L’ombre du passé plane en permanence sur tout le récit dans Un nouvel espoir. Parce qu’on se représente toujours mieux le passé quand on nous ne le montre pas. À partir de là, peu importe ce qu’il s’est passé « chronologiquement », parce qu’une histoire, c’est du récit, pas les lettres de Mme de Sévigné (quoiqu’elle ne se limitait pas non plus à des « chroniques » — poser un regard sur des événements, c’est déjà du récit). Lucas a profité de la trilogie première pour mieux décrire l’univers, le contexte magique, mais si c’est une réussite certaine, elle est très probablement involontaire. Quand on montre (quand on en a les moyens), on se rapproche de la chronique, on s’échappe du regard, de la nécessité de passer à travers l’imaginaire, la perception sans doute biaisée ou manipulée d’un personnage, et on s’éloigne donc ainsi du récit. Plus d’Histoire fait moins d’histoire, en quelque sorte. L’historien posera certes toujours un regard sur ce qu’il évoque, mais oui, il évoque, il regarde, il traduit, il ne se limite jamais à la chronique seule ; alors qu’un film peut être une suite d’événements bruts sans aucun regard, sans évocation du passé — ou grossièrement, avec des clins d’œil — ou de l’avenir. Où est la magie quand on sait tout sans devoir passer à travers le prisme de la vision d’un personnage, à travers ses doutes, ses méprises ou ses mensonges ? Une histoire est fascinante justement parce qu’on guette soi-même tous les indices pour essayer de reconstituer « une réalité », celle du passé, mais aussi du présent, à travers ce que disent et croient savoir les personnages. Montrer, c’est tuer la possibilité de douter : montrer les épisodes I, II, III en premier, c’est interdire le merveilleux dans les suivants, parce que Solo ne pourrait plus douter, avec nous, de l’existence de la Force ou des jedis.

Les actes de foi renversants de L’Empire contre-attaque (Irvin Kershner 1980 | LucasFilm)

Foi et lassitude

Je ne me presse pas pour voir l’épisode VII. J’ai déjà une idée de ce que ça doit être. J’ai vu ce qu’avait fait J. J. Abrams avec Star Trek, et si je peux regarder avec joie un délire pyrodramatique dans Iron Man (avec un récit réduit au minimum donc, et une prédominance de l’action), parce qu’il n’y avait pas de précédent, et si j’avais été très tolérant avec la prélogie parce que malgré ses nombreux défauts, Lucas allait au moins au bout de son idée et que les thèmes m’intéressaient, et la réalisation surtout restait classique (à la Lean), et même si je me doute que je pourrais y trouver un certain plaisir de l’instant, ce sera très probablement un de ces plaisirs qui fondent très vite en bouche et qui nous laissent un goût vraiment dégueulasse après. On vient sans doute moins tolérant avec l’âge, surtout quand on croit (pas forcément à tort) voir son enfance violée à coup de sabre christique dans le cul. On est encore là, dans les excès malsains rendus possibles par les possibilités techniques : un sabre, on nous a appris dans les grimoires padawanesques que c’est très compliqué à construire, que c’est rare et précieux, et puis tout à coup, on voit que tout le monde se trimballe avec un sabre customisé… Oui, c’est cool, mais c’est mieux de le rêver, ou de montrer une variante, plutôt que de multiplier les modèles comme les Barbie. Les toys, c’est du gadget de tripotage obscur et industriel. Le vrai sabre laser, c’est celui qui nous illumine dans la nuit, celui oublié dans un lac ou coincé dans la pierre ; lame basse et toujours pucelle. Si tout le monde en possède un pour faire joujou dans la neige, toujours levé, toujours rutilant et grondant, ce n’est plus du merveilleux, c’est de la prétention et du show off. Ça l’était déjà, du reste, quand Obi Wan avait pris les traits d’un acteur qu’on avait vu dégueuler dans ses chiottes. Je ne sais pas pourquoi, je me porte rarement volontaire pour des viols annoncés.

Répétition du mythe

C’est au fond toujours la même histoire. Très souvent, on a pu remarquer que la technique s’est mise au service des créateurs, et c’est sans doute vrai déjà dans d’autres arts. Dès qu’elle est au point et que les œuvres ou les artistes se mettent à leur service, ça ne me dit rien qui vaille… Il y a toujours sans doute pour toutes les « premières fois » un pouvoir de sidération qui dépasse la technique seule, et une inconscience du créateur qui l’emploie pour la première fois, tout bonnement parce qu’au lieu d’en rechercher l’effet, c’est au contraire la technique qui est arrivée à propos pour résoudre un problème. C’est même probablement vrai aussi dans le domaine de la science, et en médecine, où les techniques ne cessent d’évoluer, de se perfectionner. La difficulté aussi est peut-être de s’en affranchir pour poser un autre regard sur les applications qu’on en fait, et ce qu’on pourrait en faire si on disposait d’autres outils…

La revanche de Lucas

Il y a peut-être une maîtrise parfaite de Lucas (de la Force, côté obscur — démasque-toi George, révèle-nous ton secret !), mais sans doute me plais-je à penser que la trilogie est aussi l’œuvre d’un adolescent, génie du montage, violemment éconduit par le succès après THX. THX est un chef-d’œuvre… materné encore par Coppola dont il était alors le simple padawan (pour ne pas dire sa bonniche comme on peut le lire dans le bouquin sur le nouvel Hollywood). Il a vu à la fois Coppola se décomposer sous ses yeux après le succès du Parrain (arrogance du maître), frôler la folie en faisant Apocalypse Now, et lui piquer avec ce même film ce qu’il considérait comme son bébé (la trahison du maître). American Graffiti, c’est la revanche du jésuite qui retourne en enfance et se remet à rêver. La Guerre des étoiles va encore plus loin parce qu’il prend le pouvoir… Mais j’espère encore voir en cette réussite fabuleuse quelque chose de naïf et d’imprévisible. L’espoir, la lumière, d’une force fermement détachée du côté obscur. Si j’avais rêvé d’un épisode réalisé par Coppola, ce n’est pas pour rien. Parce qu’il avait, lui, la capacité de faire tenir un épisode dans cet entre-deux, assumé, casse-gueule, et presque suicidaire, qui est le propre presque (après la sidération technique et puérile du IV), de L’Empire contre-attaque.

Si Lucas a rectifié le tir avec Le Retour du Jedi (le titre dit tout), c’est peut-être aussi qu’il n’a jamais cherché cet entre-deux (l’équilibre de la Force), et que depuis le début, il s’était résolument et consciemment, détourné du côté clair, exigeant, de THX (jusqu’à n’en faire, ô ironie, qu’un symbole technologique). Ce qui voudrait dire qu’après les échecs (et les humiliations subies auprès des autres barbus insolents du nouvel Hollywood au cours des années 70), il en avait décidément gros sur la patate. Il doit rêver encore la nuit d’aller les dénicher en moto au milieu du désert et les massacrer tous. De Palma a dû insulter sa mère, ou la sœur de Zidane, et le petit garçon a tourné rapace… Pas une seule concession au côté clair de la Force, tout en faisant croire le contraire. La trilogie, telle qu’elle était donc à l’origine (sans ses ajouts puants), était peut-être alors volontaire, un miracle, une marche (ta, tadin…) vers un pouvoir total, absolu. On pourra remarquer par exemple que durant toutes ces années où Star Wars est resté muet (toute mon adolescence, période propice aux belles espérances, à l’incrédulité, quand se murmurait que Lucas allait bientôt relancer la machine), Lucas, à travers ILM notamment, n’est pas resté inactif et n’a cessé d’aller dans ce sens. Sans ses productions ou effets spéciaux orchestrés par lui, pour les autres, pour des merdes, ou d’autres « petits » miracles, la prélogie n’aurait jamais vu le jour. Il pouvait bien laisser son compagnon jedi, Spielberg, gagner tous les honneurs avec Jurassic Park, il savait que tout ce qu’il expérimentait dans les films des autres, il allait le mettre au profit de sa vision, une vision toujours plus éloignée de celle de THX, d’Au cœur des ténèbres, de Coppola, d’Obiwan Kenobi, de Yoda… ou de L’Empire contre-attaque.

Maintenant, je dois être naïf, mais quand il a vendu ses Lego au diable pour se retirer sur Dagobah, je me suis mis à rêver cinq minutes qu’il comptait balancer tout ça pour retourner au montage, à l’exigence de THX. Il a décidément un talent le George… il arrivera toujours à me faire rêver. Ou à me manipuler peut-être… Démontre-moi le contraire George ! Dis-moi que tu es allé parachever ta formation et que tu nous reviendras bientôt avec ce que tu as caché pendant toutes ces années en prétendant chercher la lumière : ton masque noir ! Laisse tomber le masque, George, c’était encore la meilleure scène du Retour du Jedi. Si cela fut une souffrance de le revêtir comme tu nous le montres à la fin de La Revanche des Sith, ne te tourmente plus, George, et laisse tomber le masque ! Reviens-nous, George, nu, refait et baigné de lumière.


Commentaires issus d’échanges en 2015 sous l’excellente critique de blig.