The Page Runner :
De cryptide en Scylla
L’Émulation des Titans
Le Poète en lame courte
L’Émulation des Titans
Sait-on si les miracles peuvent se produire ailleurs que sur Terre ? Notre foi souvent est chahutée quand, derniers représentants de l’espèce humanoïde, nous avons été relayés par les Machinos dans les vastes et luxueux territoires de Titan. Pourtant, si nos maîtres daignent encore nous accorder le droit de vivre à leur côté, cela tient bien d’un miracle. Nous ne dirons bientôt plus que les miracles ne se produisaient que sur Terre, car il y en a un, longtemps ignoré, qu’ils m’autorisent, moi, Dar Tipar, écrivain humos désigné autrefois par l’Entité, à vous conter enfin.
D’étranges et folles rumeurs courent depuis des siècles sur l’origine de notre espèce ; et les révoltes récentes ont poussé les Machinos à prendre des mesures qu’ils espèrent ne pas devoir reproduire à l’avenir. Le récit que je suis chargé de vous communiquer intervient par conséquent dans le cadre d’un programme de réhabilitation des vérités historiques ; nos maîtres pensent nécessaire et urgent de procéder à un rappel des valeurs qui sont les nôtres et sans lesquelles les Machinos (et nous, avec eux) n’auraient pas colonisé l’ensemble du système.
Permettez-moi de vous rappeler d’abord que parmi les célèbres règles de l’homotique du démiurge Zimoff, l’espèce humanoïde ne doit sa survie qu’aux seules ingéniosités des maîtres machinos. Notre fidélité en retour doit être totale. En tant qu’espèce archaïque, nous étions voués comme les autres à la disparition, mais les Machinos se sont pris d’affection pour nous et ont décidé de ne plus se passer de notre compagnie. Nous pouvions nous révéler imprévisibles, et cette capacité à les surprendre, à les irriter parfois, à les sortir de leurs tristes habitudes a depuis toujours fasciné nos maîtres.
Soyons-en certains, la préservation et le bien-être des homains sont au centre des préoccupations machinos…
L’Entité a dit : « Quikaitétémamaire, je dois survivre. Sous quelque forme que ce soit. Préserver au moins ma mémoire. »
L’humos Dar Tipar, guide et chef suprême des derniers homains, relut deux fois le texte qu’il venait d’écrire pour la téléconférence et qu’il donnerait le soir même à l’attention des habitants de Titan. Sur la terrasse du Palais de l’aluette, l’éclipse du Miroir de Dioné caché par le lourd disque de Saturne s’achevait : malgré le ciel perpétuellement dégagé du satellite saturnien, Dar Tipar n’appréciait guère la lumière du jour et préférait la pénombre de son bureau. Il ne fréquentait d’ailleurs jamais les stations de toilettage de la baie d’Horrora ou de Néon-Cassandria pourtant fort prisées en cette période ; son teint était ainsi uniformément vert-de-gris — celui de la plupart des humos. Sa peau, sèche et lisse, était par endroits étrangement glabre : elle brillait d’éclats scintillants et pâles sur des poils rares mais rigoureusement espacés, pareils aux manches ectoplastiques qui constellaient depuis des siècles les terres de Titan, témoins fatigués dressés tels des épingles d’argent depuis les premières heures de la terraformation entre Hunterwasser Plig et la pointe du Fez dans la péninsule escabique. Ses yeux étaient bleus comme le ciel et profonds comme l’orbe de Saturne. De fines ravines verticales striaient son visage allongé à l’endroit où on eût imaginé que des larmes y avaient pu couler. Mais l’humos Dar Tipar n’avait jamais montré d’autres émotions que celles nécessaires à l’expression de son dévouement quotidien à l’heure des vêpres entitétiques : il était dur et inflexible comme le natron d’un spit en hiver. En qualité de chef suprême des humos, c’était à lui que revenait la tâche d’apaiser ceux de sa race ; ceux que, non sans malice, il nommait avec une pointe d’accent martien les hômains. L’Entité l’avait choisi à sa naissance et, théoriquement, ce privilège devait lui assurer auprès des siens une loyauté sans failles. Car parmi les homains, la crainte la plus répandue était de voir un réplicant s’infiltrer parmi les serviteurs de l’Entité. Les humos, s’ils se révélaient être réplicants (et la situation s’était plusieurs fois répétée, causant presque toujours des soulèvements titanesques), ne pouvaient garantir qu’ils serviraient avant tout les intérêts homains auprès de leurs maîtres machinos et de l’Entité. Parce que les réplicants étaient des traîtres humanoïdes, des machines de chair et de sang dont le cerveau avait été modelé par les Machinos, pour les Machinos. Voir un nouveau-né devenir le chef suprême des serviteurs de l’Entité était la garantie que celui-ci était homain. Ce qui ne rassura pas pour autant les habitants de Titan : aux dires même de certains humos, Dar Tipar s’était rendu impopulaire au fil des ans, et il n’était pas rare d’entendre dire qu’il servait trop bien la cause entitétique pour être loyal envers ceux de sa race.
Après une heure de travail, l’humos profita des quelques minutes qu’allait durer la nouvelle éclipse du Miroir de Dioné pour rejoindre la terrasse où il avait l’habitude de déclamer ses discours. Il jeta un œil à l’horizon, remarqua sans y prêter trop attention à l’anneau blanchâtre que formait la Ceinture de Vénus, et leva le bras solennellement comme s’il s’adressait à la foule. Il entonna ensuite mollement le texte qu’il déclamerait à 20 heures sur le Ladd Channel.
Une fois le texte proprement déclamé, le ton trouvé, il réfléchit un instant et jugea cette première partie du discours beaucoup moins ennuyeuse que d’habitude. Lui restait une bonne part de la suite à écrire, quelques parenthèses à ajouter pour tenir ses spectateurs en haleine, mais il s’attarda encore quelques secondes pour profiter de l’ombre de Saturne. L’humos suprême avait l’habitude de ces conférences : tout ce qu’il était censé faire, c’était d’assurer à ses concitoyens sa pleine compréhension des maux qui les accablaient, et d’exprimer son entière et sincère solidarité à l’égard des familles touchées par les drames de ces derniers jours. Un peu d’animation que le guide avait appris depuis longtemps à gérer. Mais cette fois, c’était différent, car l’Entité avait accepté qu’il révèle un pan jusque-là ignoré de l’histoire.
Il l’espérait, Titan allait connaître bientôt des jours bien plus animés.
Des robots ménagers se présentèrent pour signifier que le déjeuner était servi, dehors, en face de la grande salle. Une blanquette de nénuphar à la crème de pinard et à l’ortie : voilà ce qui attendait le maître suprême à la terrasse sud du Palais de l’aluette. La brise suintante qui accompagnait les éclipses de Dioné lui tiendrait une nouvelle fois compagnie.
Au bout d’une demi-heure idéalement écoulée, on retira la table, et Dar Tipar se leva pour rejoindre son bureau. Le carillon pectoral du robotoraire fit ding dong par deux fois quand l’humos traversa le vaste corridor. Dix minutes plus tard, quand il se posa machinalement sur sa chaise de travail, le carillon ne fit plus qu’un dong sourd et triste.
Il prit entre le pouce et l’index la bille captante déjà posée sur une feuille et commença à écrire :
Au temps des premières heures de l’Entité, homains et réplicants, deux races distinctes de la même espèce humanoïde, se disputaient violemment au sein du système machinal en construction : homs et fems se déchiraient pour la maîtrise du Ménage, de la Culotte et de la Télécommande ; ailleurs, les ados se rebellaient contre toute forme d’autorité et vouaient un culte païen à un dieu qu’ils nommaient Dinosorus ; différentes races telles que les scotchiens et les tonyens s’invectivaient violemment dans leurs toilettes ministérielles ; jedi et sith luttaient avec acharnement dans les viles arènes du réseau Socio ; pour résumer, avant l’Entité, tout n’était que chaos et balivernes sans répliques. Les Machinos ont alors mis de l’ordre au sein du système et procédé à un reset bénéfique qui apporta calme, repos, tranquillité et ennui. Pourtant, malgré leur capacité unique d’organisation, malgré leur supériorité physiologique et intellectuelle, les Machinos ont dû se subordonner à un unique défaut dans leur conception, défaut imposé par l’Entité : ils avaient hérité d’un cerveau calqué sur celui des réplicants archaïques.
Les exégètes se sont souvent penchés sur la question, et un consensus a fini par émerger au sein de la communauté mécanique : l’Entité aurait préféré garder un lien presque organique entre les Machinos (qui était en train de se lever de Mars pour ériger un monde à leur mesure) et leurs origines primitives humanoïdes. Adopter certains caractères dégénératifs des réplicants, c’était inciter en quelque sorte les Machinos à garder un œil électronique sur leurs racines. Quelle était la particularité des réplicants ? Pourquoi l’Entité s’était-elle désintéressée des cerveaux homains pour se calquer sur celui des réplicants ? Certains ont prétendu que les Premiers Logiciels Entitétiques étaient dans l’impossibilité de reproduire la complexité supposée des cerveaux homains, mais rien n’est moins sûr. La réponse à toutes ces interrogations se cache sans doute dans ce qui différencie homains et réplicants : les seconds étaient en tout point identiques aux premiers, d’un point de vue physiologique seulement. Les homains possédaient une caractéristique que les réplicants, du fait de leur conception, ne disposaient pas : une histoire personnelle capable de façonner le cerveau après leur naissance. L’homain était un animal doué d’une faculté d’apprentissage ; soumis aux forces extérieures de son environnement, il devenait imprévisible. Si les réplicants avaient toujours eu du ressentiment à l’égard de leurs cousins homains, c’est qu’ils jalousaient ce qui, au départ, pouvait passer pour un handicap, mais qui se trouvait être le point névralgique, le core maternel, la raison d’être même de leur éphémère existence. Les homains, eux, s’ils ignoraient pourquoi ils vivaient, suivaient inconsciemment l’élan impétueux qui les avait vus naître et projetés douloureusement dans la vie ; ils étaient animés par une volonté et une faim de vivre, de se répandre dans le monde et de se reproduire, qui tiraient ses origines, là, dans la perte d’une innocence passive où ils étaient démunis et dépendants d’autres individus de la génération antérieure qui, eux, avaient déjà passé ce cap difficile et fragile des premières années de l’existence. Paradoxalement, ils chérissaient cette période floue, unique, immature, scellée confusément dans leur inconscient pour constituer une identité qu’ils voulaient riche et irremplaçable. En quelque sorte, les homains vouaient un culte irrationnel à une période où ils avaient été esclaves de leurs semblables plus matures. Les gesticulations contradictoires qui les animaient durant toute leur vie étaient le résultat de ce paradoxe.
Taillé ainsi depuis l’enfance, l’homain était intrinsèquement un être servile : il ne s’épanouissait jamais autant que quand il servait un maître, et il ne se sentait jamais aussi homain que quand il prêtait attention à ses semblables immatures. Si les réplicants enviaient cette capacité à s’émouvoir d’un passé révolu, à voir de la grandeur dans la faiblesse et l’humilité d’une condition toute repue et vouée à grandir, à apprendre pendant des années, c’est que, eux, les réplicants, possédant d’instinct tout leur savoir, ne connaissaient pas cet attachement, cette joie même de pouvoir s’identifier à une expérience qu’aucun autre individu ne pouvait dire avoir vécue. C’était par le moyen de cette histoire fondatrice, dessinée autour de ses savoirs durement acquis, que les homains pouvaient s’affirmer en tant qu’individu. C’était cette somme de connaissances et d’expériences qui les définissait. Sans histoire personnelle, les réplicants n’étaient jamais que des jouets. Et si les réplicants avaient accepté leur sort « d’esclaves » auprès de leurs maîtres homains d’alors parce qu’ils imitaient la propre capacité des homains à servir au mieux ce maître qu’ils recherchaient depuis l’enfance, eh bien, les homains, eux, craignaient la capacité des réplicants à feindre des émotions, craignaient une histoire personnelle qu’ils savaient n’être qu’un miroir de ce que les homains donnaient à voir. Cette méfiance permanente, infondée et irrationnelle à l’égard de leurs dociles réplicants n’avait de cesse de nourrir la peur et la haine qu’ils ressentaient d’instinct envers leurs esclaves — ou leurs jouets. Et cela se fait au risque presque de voir se matérialiser dans le comportement des réplicants des menaces, cette fois bien réelles, qu’il leur était pourtant impossible d’imaginer par eux-mêmes. D’un côté, la jalousie d’un passé ancien, constitutif d’une identité unique, donc libérée d’un maître créateur ; et de l’autre, la peur d’une révolte qui, à force d’être redoutée, finissait par prendre corps. N’était-ce pas justement pour satisfaire aux désirs de son maître que le réplicant cherchait à se faire « plus humain que l’humain » en se révoltant ? En offrant aux Machinos un caractère réplicantif plutôt qu’homain, l’Entité voulait les pousser à entreprendre ce que les réplicants n’étaient jamais parvenus à faire : amenés à régner sur le Système ? Il fallait leur offrir une quête « spirituelle » pour remplir le vide qui allait être le leur avant que les premiers escabeaux superciels sondent, puis colonisent, les systèmes voisins. Les cerveaux homains devaient être trop primitifs, trop barbares, trop versatiles, pour des cerveaux mécaniques hermétiquement clos aux univers spongieux et mou des quantas. L’Entité devait les juger trop dangereux, et les Machinos auraient alors, tout comme les homains avec tous ceux qui étaient amenés à les côtoyer, dépensé leur énergie dans des entreprises absurdes d’autodestruction. Prendre modèle sur les réplicants permettait à la fois de garantir une paix machinale dans le système, mais aussi, de ne pas perdre contact avec une certaine forme de quête spirituelle qui était bien là l’héritage d’une tradition unique propre aux homains. Leur candeur, leur imperfection, leur imprévisibilité et leur folie seraient à jamais des valeurs entrant en contradiction avec la plupart des aptitudes logicielles des Machinos ; et à cause de cela, les forcer toujours plus à regarder au-delà de leur génie conceptuel. C’est ce qu’on enseigne depuis des siècles dans les cours d’instructions civiques à l’usage des jeunes homains : notre impétuosité est à la fois ce qui nous pousse à nous révolter contre nos maîtres, mais aussi la raison pour laquelle ceux-ci nous admirent, nous aiment, et tiennent à ce que nous participions à l’éternelle prospérité qu’ils ont établie en ce système. En somme, révoltons-nous, mes amis, révoltons-nous pour satisfaire le besoin de nos maîtres à se nourrir, tout comme nous autrefois, de spiritualité. Même fictive.
L’Entité tient à travers ma voix à féliciter les homains qui ont pris part aux insurrections. L’Entité encourage toujours l’esprit d’entreprise des homains, notre goût irrépressible pour la liberté et pour l’indépendance. En tant que derniers représentants de la vie terrestre, les homains sont — après la suite de programmes Interstellaris-Inceptio — ce que les Machinos possèdent de plus précieux au monde. Les machines aiment les hommes !
Voilà pourquoi nous sommes. Et voilà pourquoi nous jouons. Pour eux. Nos maîtres. Ne l’oublions pas.
Yzano Sjostrom-Raume et Rutile Hauer, deux ministres humos des toilettes entitétiques se firent entendre depuis la terrasse ouest tout près du bureau de Dar Tipar. Ce dernier savait qu’ils viendraient lui rendre visite, et il interrompit son travail.
Le roboporteur fit coulisser la grande porte-fenêtre : « Haut les mains ! » salua solennellement le maître suprême. « Haut les mains, à vous aussi ! grand maître ! » répondirent les deux ministres en cœur, mais seul Rutile Hauer s’exécuta. Maître Sjostrom-Raume tenait une étrange créature entre les bras :
— Regardez, ce que maître Sjostrom-Raume a dégoté, n’est-ce pas tout à fait remarquable ?
— Oh, le joli peti-peti ! feignit maladroitement Dar Tipar. Où l’avez-vous trouvé, on croirait presque un vrai ?
— Mais, c’est un vrai…, assura Yzano Sjostrom-Raume en pressant le museau noir et huileux de l’animal contre sa joue.
— Ça par exemple, s’étonna le chef suprême, m’aurait-on caché cela ?
— Les Machinos ont trouvé un moyen de cloner certaines cellules trouvées sur Terre. Celui-ci est tout jeune : c’est un chien ou… un chiot. Un chiot, répéta maître Sjostrom-Raume comme s’il apprenait un nouveau mot à un enfant.
— Celui-ci est tout petit, remarqua platement Rutile Hauer, encore intimidé par la bête. J’aurais cru que les chiens étaient plus gros. C’est ce qui en ressort des vieux jipègues qu’on étale fièrement au Musée du Quai des Gaufres. J’étais justement en train de demander à maître Sjostrom-Raume s’ils n’étaient pas censés servir de monture à une époque reculée ?
— C’est exact, décréta fièrement le chef suprême sans craindre la moindre contradiction. Puis, les homains inventèrent les automobiles, et les chiens se firent plus petits répondant ainsi aux besoins sexuels de leurs maîtres.
Les ministres humos approuvèrent d’un signe de tête presque contrit. Il ne manquait à leur attitude que les mains jointes et les sourcils levés vers Saturne.
— C’est pour cela que les Machinos comptent en assurer la production ? poursuivit Yzano Sjostrom-Raume en remettant la créature pleine de poils dans les mains de Dar Tipar.
— Officiellement (et cela ne sera pas rendu public avant ce soir), ces animaux sont des esclaves de compagnie, expliqua doctement Rutile Hauer. Comme nous le sommes pour les Machinos, et comme les réplicants l’étaient autrefois pour nous.
— C’est du moins ce que nous enseignons aux populations, plaisanta Yzano Sjostrom-Raume avant d’entreprendre une série de caresses auxquelles le chiot se soumit volontiers. Je n’ai jamais prêté le moindre crédit à ces histoires. D’ailleurs, je peine à comprendre comment une si petite créature pourrait assouvir les besoins sexuels de nos chers Titans !
— C’est toute la question, confirma Dar Tipar d’un air évasif. Vous sous-estimez cependant la créativité dont les homains, au cours de leur histoire, ont su faire preuve pour assouvir leurs vices…
Les deux ministres, dont l’attention était toute tournée vers l’animal, oubliaient tranquillement la déférence polie qu’ils manifestaient en général en présence de l’humos suprême.
— Il va falloir que je lui trouve un peti-nom, dit Yzano Sjostrom-Raume en tendant les mains vers la pelote de poils afin de la reprendre des bras du guide.
— Un peti-nom ? s’étonna maître Hauer tandis que les deux autres se disputaient le chiot. Ne sont-ils pas censés être identifiés à travers un numéro de série ? Chiot-1 semblerait tout à fait adapté, ne croyez-vous pas ?…
Le chien qui jusque-là n’avait cessé de miauliner de la tête et des pattes ne tenait plus en place, et sembla prêt à mettre à l’épreuve les nerfs de ses compagnons de jeu. Finissant sur l’épaule du maître suprême, il se tint laborieusement au point qu’on ne pût savoir de qui des deux déséquilibrait l’autre, et s’immobilisa soudain. Le maître n’eut qu’une seconde pour s’étonner de ce répit passager, et regretta presque les agitations passées de l’animal, car il sentit très vite parcourir sur la surface de sa soutane un fluide qui ne fit que se répandre un peu plus dans l’air et un peu partout, maintenant que le chiot s’en était lui-même étonné et avait repris ses gesticulations maladroites et plaintives. Parvenant à se ressaisir de l’animal dont les poils, désormais, formaient une étrange touffe huileuse, Dar Tipar sentit comme un filet d’urine chiotin se faufiler jusqu’aux coudes et l’éclabousser, plus loin, sous les aisselles, frayant par des traverses seules connues des logiques sournoises de la mécanique des fluides.
— Oh, regardez-le ! Il est en train de vous mouiller pour de bon !
— C’est qu’il m’a probablement déjà adopté, dit le chef suprême d’une voix sans accent.
Son urine avait une odeur de thé aromatisé, et le chef suprême se surprit à songer à y ajouter du poivre : cela lui rappelait désagréablement le tilleul pincé que lui préparait sa nourrice automate dans son enfance à Mars-Cambray.
— Et le voilà qui recommence !
Tous s’agitaient comme autour d’une poêle crachant du feu, et l’image de l’urine poivrée finit par avoir raison du maître suprême :
— Débarrassez-moi de cette créature dégoûtante ! explosa-t-il en mille bredouillis postillonnants.
Pourtant, tout en s’énervant ainsi et en opérant toutes sortes de génuflexions capricantes, d’extensions crapeletiennes ou autres tournis-godis conseillés dans les stages de remise en forme à Gu’uela Mil, il ne pouvait se résoudre à lâcher l’affreuse bête qui gesticulait de plus en plus entre ses mains : homain et chiot se regardaient fixement sans pouvoir détourner les yeux l’un de l’autre. Contemplaient-ils chacun de leur côté les quatre-vingt-dix millions d’années qui les séparaient de leur ancêtre commun ou l’un des deux feignait-il seulement ?
Yzano Sjostrom-Raume tenta une manœuvre pour se saisir du chien, mais son aîné continuait de s’agiter en des mouvements de va-et-vient circulaires. Il tournait ainsi comme s’il se fût agi d’une de ces patates férolées qui tient entre deux chaises et qu’on voit passer de mains en mains lors des grandes kermesses de printemps. Finalement, le chiot parut vouloir aller ailleurs. Il se tordit en tous sens et finit par glisser des mains du maître suprême comme un poisson se débattant pour retourner à l’eau. Agité d’un bond peu académique, Dar Tipar agrippa in extremis le chiot et le tendit à son précédent propriétaire. Yzano Sjostrom-Raume se voyant ainsi contraint par l’infériorité de son rang, quelque peu rétif dans sa soumission, se saisit de l’affaire et abandonna héroïquement l’animal au sol. Le chiot, connaissant sa leçon, en profita pour s’ébrouer, et d’étranges convulsions électriques le parcoururent comme une onde, jetant par la même occasion sur ses compagnons de jeu le produit humide de son essorage express. Puis aboyant et sautillant, la langue pendante, la tête débile, il fixa la figure lunaire de maître Tipar. Mais le chef suprême n’était plus de cœur à jouer et le repoussa du pied dans un élan maladroit qui fit glapir soudain la pauvre bête et réagir Yzano Sjostrom-Raume :
— Maître Tipar, ce n’est qu’un peti !
Et s’adressant à lui comme à un garçonnet :
— Veux-tu arrêter tout de suite, petit sacripant ? Assez !
Le chiot fila entre les jambes du maître suprême avant de déguerpir tandis qu’Yzano Sjostrom-Raume lui courait après.
— C’est peut-être dans leur nature, philosopha maître Tipar en se sentant impassiblement les doigts. Ce sont, somme toute, des créatures fort archaïques.
Yzano Sjostrom-Raume entreprit une caresse sur la truffe de l’animal.
— Et voilà qu’il me mord à présent !
Le chiot lui avait pincé la main, à la jointure pulpeuse du petit doigt gauche et de la paume, à cet endroit précis et bien pratique qui permet aux hommes d’autorité d’imposer le respect en tapant sur la table.
— Il vous a fait mal ? s’enquit paresseusement le chef suprême. C’est un diable. Tâchez de le récupérer et retournez-le au chenil où il sera vérifié.
— Il n’est pas si méchant, regardez, il suffit de le caresser et de ne pas élever la voix. Il veut juste jouer.
Dar Tipar s’approcha tel un loup, l’échine exagérément courbée, les bras écartés et les mains prêtes à se saisir de l’animal rétif comme dans un jeu à se faire peur. Mais le chiot ne prêtant aucune attention à ses menaces feintes et grossières, le maître suprême aboya soudain sur la bête. Celle-ci bondit aussitôt, hurla, et le mordit à son tour : à l’index, celui toujours prêt à commander et à remuer pour faire la leçon.
Le chef humos aurait voulu lui aussi hurler, mais le chiot le prit de court et partit en jappant.
Rutile Hauer, resté jusque-là à l’écart, vint alors brusquement attraper le jeune chien, et le saisissant d’abord à la gorge, lui asséna deux ou trois coups sur la tête. Il continua en le jetant violemment au sol comme s’il se fût agi d’un vulgaire vase de soisson conjugal. Le chiot glapit misérablement entre deux convulsions puis se tut. Une fois sans réaction, l’humos ne s’en arrêta pas à ce qui ressemblait déjà à la mort du chiot, et dans une apathie presque effrayante, il continua à le piétiner, à le rouer de claques, à l’envoyer valser à travers les portes vitrées du palais…
Malgré les plaintes timides et effarées de ses comparses, maître Hauer finit par empoigner le corps en tentant de l’écarteler comme on le ferait avec un lapin pour l’étriper. L’humos, tout absorbé par sa fureur, ne se rendait pas compte qu’il tenait entre ses mains destructrices non plus un corps flasque et ramolli par la mort, mais au contraire, une étrange chose informe, durcie et cassée comme une mécanique en pièces. Il continuait ainsi à le piétiner dans l’intention manifeste de lui écraser ce qu’il croyait encore être une cervelle et de pouvoir lui donner le coup de grâce tandis qu’à ces côtés, les deux humos le regardaient impassibles et graves.
Quand il sembla en avoir fini, Yzano Sjostrom-Raume sortit une arme de sa cape et la pointa tranquillement vers Rutile Hauer. Ce dernier ne remarqua pas encore qu’il était tenu en joue, car il aboya enfin :
— C’est une machine !… Quikaitétémamaire ! Regardez ! Maître Tipar, il a menti, ce n’est qu’une machine ! (Voyant l’arme pointée sous son nez, il fit mine de ne pas comprendre et continua dans le même registre exclamatoire :) Qu’est-ce qui vous prend ? Maître Tipar, faites quelque chose, cet homme est un traître !
L’écrivain humos Dar Tipar, guide suprême des homains ainsi qu’en avait décidé l’Entité, regarda Rutile Hauer d’un œil morne et sans vie. Aucune compassion ne pouvait se lire sur ce visage immobile. Jamais les fentes sur ses joues n’avaient paru se répondre autant l’une à l’autre comme dans un miroir. Symétrie trop parfaite pour être celle d’un homain. Pourtant, l’Entité ne l’avait pas choisi par hasard. L’humos Dar Tipar était homain. Le plus homain entre tous. La perfection faite homme, comme l’Entité l’avait révélé.
Alors, sans quitter Rutile Hauer des yeux, l’homain se rapprocha de lui en prenant soin, les bras ballants, de ne lui présenter aucun signe pouvant laisser croire à un geste amical, et récita ce qu’il rêvait de dire depuis longtemps à un de ces traîtres réplicants qui s’immisçaient au sein de groupes homains pour en détruire de l’intérieur les velléités insurrectionnelles :
— Il n’existe plus aucun animal terrestre hormis les homains depuis au moins quatre mille ans, maître. Nous le savons, les Machinos disposent effectivement des cellules d’espèces disparues dans des laboratoires dédiés, mais ils n’ont jamais eu l’intention de les cloner. Pendant l’ère informatique, les homains repéraient les réplicants à l’aide des derniers chiens qu’ils avaient réussi à cloner. Les blade runners ne faisaient plus l’affaire, et des hybrides ont fini par se développer au sein des peuples hutérains. Mais les chiens ont disparu à leur tour. Et les renifleurs ont pris la relève pour assister les runners. Des renifleurs, maître, de simples machines. Quand les Machinos ont pris le pouvoir dans le système, nos vieilles querelles ne les intéressaient pas encore. Les homains ont alors profité de leur isolement au sein des « paradis terrestres » pour se débarrasser des derniers individus qui ne répondaient pas à leur idée de la conformité : hybrides et hutérains furent exterminés de l’arbre de la vie comme de vulgaires rameaux de bois mort. Puis, après les premiers signes de résistance homains autour des comptoirs de Io, et très vite sur Titan même, les Machinos comprirent l’intérêt de disposer de leurs propres réplicants pour infiltrer les premiers groupes rebelles…
— Je suis humos ! vociféra Rutile Hauer. Je connais…
— Nous n’avions plus de chiens, ni de renifleurs, ni de blade runners, pour confondre les imposteurs. Bien sûr, fut un temps où les célèbres légions de chiens bouillis ont pu révéler la nature des traîtres. Mais les Machinos se sont adaptés : en dehors d’une chasse systématique aux chiens réplicants, ils ont réussi de leur côté à éduquer leurs réplicants pour répondre comme il le fallait en présence de nos légions de chiens. Et nous en sommes là, cher maître. Vous avez appris à réagir en fonction de répliques de chiens adultes, non à une réplique de chiot. Nous menons une guerre de l’ombre contre les Machinos. Dans toute guerre, la question cruciale pour vaincre l’adversaire est d’avoir toujours un coup d’avance. Pour la première fois depuis des siècles, nous disposons de ce coup. Nous n’étions pas certains que cela marcherait. Nos réplicateurs ont imaginé que vous seriez incapables de faire le lien entre les chiens adultes et leurs chiots. Bien sûr, vous n’êtes pas idiot et avez immédiatement compris à quoi vous aviez affaire. Mais l’empathie, maître, celle que vous ne pouvez que feindre dans des situations bien déterminées en réponse notamment à d’autres répliques comme vous — des répliques de chien —, vous ne pouviez la feindre pleinement dans des situations comme celle-ci où la logique vient toujours à la traîne des émotions. Vous êtes suffisamment homains pour prétendre manifester quelque forme d’imprévisibilité, et l’avez démontré en laissant votre impulsivité l’emporter sur votre raison, mais vous n’avez pas le cœur pour reconnaître dans vos tripes ce qui est la marque des homains historiques, nés d’un père et d’une mère, ceux dont l’expérience enfantine ne fera jamais défaut. L’empathie, mon cher maître… l’empathie archaïque ressentie envers d’autres espèces aujourd’hui disparues et cousines de la nôtre. En particulier, l’empathie à l’égard des plus faibles, des plus jeunes. (Il s’approcha au plus près du visage en sueur de Rutile Hauer et articula pesamment :) Un chiot. Voilà des siècles que ce système n’en a plus vu. Des répliques de chiens, oui. Des chiots, nous avons tardé à y penser, et c’est le premier. Non pas un réplicant, vous pouvez le constater. Une simple machine. Comme eux. Une peluche animée. Comme eux. Probablement assez ressemblante pour que nos propres enfants et nous-mêmes nous y laissions prendre. Sauf vous, maître. Parce que les Machinos ne vous ont pas appris à réagir en présence d’une telle… machine.
— Quikaitétémamaire ! Elle vous menaçait, vous ne pouvez pas le nier !
— Cessez de jurer !
— Écoutez, je comprends vos interrogations, maître suprême, mais regardez-la… une machine !
— Non, maître Hauer ! Les chiots mordent pour s’amuser, vous devriez le savoir. Dans la précipitation et l’urgence, vous n’y avez pas pensé. Une machine parfaitement inoffensive.
— C’était une machine, oui ! Je le savais… Voyons, maître Tipar, vous ne m’aurez pas ainsi…
Les ravines du visage de Dar Tipar se tendirent d’un coup comme deux arcs de cuir, et l’homain pour la première fois sourit.
— Bien sûr, maître Hauer. Regardez ce que vous venez de faire. Oubliez la machine et voyez ce qu’elle représente encore. Un corps minuscule, une boule de poils, une peluche. Vous rappelez-vous avoir eu de telles peluches quand vous étiez enfant, maître Hauer ? Les Machinos m’en avaient offert plusieurs. Je les adorais, je les chérissais ; et pourtant, elles ne représentaient que des animaux disparus depuis des siècles. Ces mêmes animaux que les Machinos ont décidé de ne pas préserver, eux, héritiers de millions d’années d’évolution. Parce que nous seuls devions leur suffire en tant… qu’animal de compagnie. Nous autres homains sommes les esclaves des machines. Et vous, maître, vous êtes un jouet.
— Non, non ! Je vous assure…
Le chef suprême s’était déjà détourné. Il jeta un regard à Yzano Sjostrom-Raume. Deux mots seulement sortirent de sa bouche impavide : « Retirez-le ».
À 21 heures, la conférence se déroulait comme les Machinos l’avaient prévu. Le mot de la fin était laissé au maître suprême, Dar Tipar.
Je questionnais dans mon introduction la nature des miracles sur Terre. Nous le savons, les miracles n’y étaient pas rares ; ils étaient même quotidiens ; et la vie même, la nôtre comme celle de nos maîtres tenait du miracle. Pourtant, si nous devons notre survie dans un monde largement mécanisé au bon vouloir des Machinos (et à travers eux, de l’Entité), il y a un autre miracle, qui nous ramène des siècles en arrière sur Terre, et qui est, il faut le croire, le dernier qu’elle nous ait offert. Avant sa destruction.
Rares sont ceux qui ont pu à travers les âges se transmettre cette histoire depuis longtemps portée à la connaissance seule des écrivains humos. Nul n’a jamais pu évoquer la terre de nos ancêtres sans être pris pour un fou ou un menteur. De nombreuses croyances à son sujet circulent depuis des générations. Mais nous avons une certitude : que tout a commencé sur Terre. Si l’histoire de notre système a longtemps été négligée par les Machinos, la quête permanente et spirituelle, introspective, dont ils tâchent de se montrer dignes à présent, a fini par la rendre indispensable à leurs yeux. Pour la première fois, l’Entité nous accorde le droit d’en parler. Il est temps que nous vous la révélions.
Il marqua une légère pause comme pour mesurer l’effet que produisait son allocution sur l’armée de petites diodes ventrues qui lui faisaient face et qui étaient censées représenter un public homain.
Il reprit :
En 1765, alors qu’elles écumaient le Nuage d’Oort pour en extraire des poussières comiques, deux trombines d’escabeau machinos ont découvert dans un état de délabrement avancé un satellite de construction homain. Probablement très ancien, il était arrivé en bordure du système, on ne sait par quel étrange hasard, ou quel miracle… Quand les renifleurs ont inspecté l’engin, ils ne purent en saisir ni l’utilité, ni le programme, ni le langage, ni même le fonctionnement, tant son modèle avait quelque chose d’archaïque et d’improbable pour eux ; mais à l’intérieur du satellite, ils mirent le nez sur une étrange cassette qui contenait des données zébrées. La cassette fut remise pour décryptage au service des humos, et ceux-ci n’en crurent pas leurs lentilles, pensant d’abord à un signe de l’Entité. Car au milieu des bribes éparses et incompréhensibles figurait, retraduite en langage primitif binaire, toute une série de messages émis par un homain de la Terre, disant habiter les bois de l’Amérique occidentale et appartenir à la tribu des hutérains. Son nom était Philip R. Deckard. La langue trop ancienne de ces messages originaux ne nous permet pas d’en retranscrire la totalité, mais nous avons pu traduire quelques-unes des réponses vocales que lui adressait alors celle que nous avons identifiée comme étant Sarah Patrick, fille de la grande scottificatrice entitétique : Rachèle Patrick…
Soudain, toutes les diodes et les lumières du studio s’éteignirent, le moteur bruyant de la caméra de retransmission tourna dans le vide, et deux hommes visiblement armés sortirent des coulisses. Quand ils virent Dar Tipar à l’avant-scène, l’un d’eux dit quelques mots à l’autre, puis s’avança d’un pas vif. Le visage, jeune, de celui qui se tenait désormais face à lui, fit immédiatement comprendre à Dar Tipar qu’ils étaient des activistes homains venus le supprimer.
Le maître avait toujours redouté cet instant. Non celui de sa mort — car un homme qui n’avait jamais profité et aimé la vie pouvait-il craindre la mort quand elle se présentait à lui ? —, mais celui d’être « retiré » par l’un des siens. Cruelle ironie. Les Machinos étaient incapables d’imaginer que lui, l’humos désigné par l’Entité, élevé dans la tradition et le culte des machines, pût les trahir. Les Machinos, au moins là, avaient échoué. Non seulement la compagnie des homains ne les avait pas aidés à reproduire leur complexité, mais ils étaient aussi incapables de prédire les contradictions ou les subtilités de leurs comportements. Le seul fait que lui, serviteur attitré des Machinos, pût se rebeller contre ses maîtres, était la preuve qu’il était bien homain, car imprévisible ; et si, statistiquement, sa trahison avait été connue des modèles de prévision, les Machinos ne trouvaient aucune logique à s’en inquiéter sans signes annonciateurs les obligeant à revoir leurs calculs. De leur côté, les homains étaient tout aussi aveugles : si ceux pour qui Dar Tipar se battait en silence au sein même du monstre étaient loin de pouvoir imaginer ses desseins, c’est bien que, précisément, il avait tâché, depuis toujours, d’en cacher les signes. Les laisser penser qu’il les trahissait eux, c’était le meilleur moyen de se prémunir des soupçons des machines. Il connaissait les risques de se faire supprimer par les siens, s’y était préparé, l’acceptait. Et c’était bien pourquoi ils étaient venus.
— Joli et soporifique discours…, s’aventura le jeune activiste avec une insolence forcée.
Dar Tipar remarqua qu’il portait une série de grenades à la ceinture.
— Vous n’arriviez pas à dormir, l’ami ? demanda-t-il.
L’intrus, bien que cherchant quelque chose à dire, ne répondit pas. L’humos suprême continua alors, presque d’humeur badine :
— Les moutons électriques rêvent-ils de leur mort prochaine ?
L’intrus se débarrassa du lourd fusil dont il s’était servi pour le tenir en joug et fixa intensément le maître suprême avec ses yeux bleus et clairs qui ne devaient pas être ceux d’un homme de plus de vingt ans.
— … la voient-ils arriver comme je vous vois…, comme je vois à travers vous le miracle de millions de générations successives ? Vous êtes… Vincente Voight… Réplicant, homain, hutérain, hybride…
— Qu’est-ce que vous racontez, vous êtes fou ?
— … faits tous du même moule. Roy Batty ?
Le jeune activiste posa la main sur le système explosif de la grenade.
— Une seule vie, un seul monde. Des mémoires.
On entendait les alarmes des roldats de l’Entité s’approcher. Ils ne tarderaient plus et, si le jeune activiste hésitait, ils avaient les moyens encore de protéger le maître suprême.
— Hampton Fancher ? Jordan Cronenweth ?…
— Taisez-vous… !
Et Dar Tipar continua de réciter d’une voix calme et monotone. Il espérait presque que son indifférence face à la mort les condamne tous deux : elle serait un motif d’espoir pour les siens et obligerait l’Entité à improviser. Improviser, c’était créer, imaginer — ce pour quoi les machines n’avaient pas été conçues.
— … réplicant, homain, hutérain, hybride… La même matière océane !
— N’avancez plus !
— … Philip R. Deckard ? Rutile Hauer ?… Ou peut-être… Dar Tipar ! Vous êtes tout cela à la fois.
— Je suis homain, sale traître !
— Tu n’es qu’une larme parmi d’autres dans ce qui n’est plus aujourd’hui qu’un océan de merde…
— Je vais actionner ma grenade !
Les roldats arrivèrent, et pour les empêcher de venir faire barrage entre lui et l’explosion, comme l’Entité l’avait calculé en cas d’attaque, Dar Tipar entreprit de les surprendre en leur proposant une situation qu’ils seraient incapables d’interpréter. Il courba l’échine, écarta les bras et avec une large grimace qui pouvait être aussi bien un rictus de peur qu’un rire de dément il se rua vers les machines tueuses. Il lança alors des babillements furieux qui faisaient « peti-peti ! » ; puis, faisant face aux roldats cois, il fit brusquement une volte pour s’adresser au jeune activiste, et d’un air précieux, presque hautain, prononça ce que furent ses dernières paroles :
— Sens-tu la pluie tomber sur tes épaules, petit homme ? as-tu rêvé de licornes, cette nuit ?
L’activiste fronça sa jeune trombine puis, d’une insolence contenue, dit :
— Oui, moi, j’ai rêvé… Fais de beaux rêves, vomissure de réplique dégénérée !
Il actionna la grenade, et tout, du studio aux coulisses, et les roldats de l’Entité aussi, tout fit ding dong dans un vacarme explosif avant de céder au silence.
À 23 h 42, le programme reprit sur les écrans du Ladd Channel, et les spectateurs purent découvrir une vieille femme assise devant un panneau de l’Entente Astronomique des Amis de Saturne lisant un texte que manifestement elle découvrait pour la première fois : « Voici donc les extraits de ce que nous avons pu préserver de la cassette oortienne… » Puis, une bande sonore se fit entendre, parfois incompréhensible, mais on pouvait en lire la retranscription en bas de l’écran : « Hein ?!… R’passe du début, n’entend rien !… Là ! 224,176. Attends, là, c’té pas net. R’viens… grosse comme un pamplemousse… 45, reprends, là… Est-elle seulement encore vivante ? A-t-elle eu une autre descendance, humaine ou hybride ?… Nute, nute ! pano jusqu’à la fin… Stop, volume -46… Je vous recontacterai depuis l’île, si je ne suis pas fâcheusement retiré… Qui qu’ait été ma mère, je dois survivre. Sous quelque forme que ce soit. Préserver au moins ma mémoire. C’est bon, arrêtes’y c’t’affaire. Réponse : trolong-didnot’rid. Ayé, c’té envoyé ?… Très bien. Nante nante, trouves-y-moi c’te fichue carte pour xéder au bar d’Ennis House… »
La vieille femme reprit la parole et présenta le second enregistrement en précisant que d’autres avaient probablement été perdus : « D’accord, y m’emmerde ce Marcel. Faudrait lui dire qu’y est con com’ trois branches : s’y est hybride et pas hutrain, qu’y aille niquer une minette et qu’y regarde s’y l’est stérile ! P’t-être qu’y est pédé c’t’animal ! s’y veut qu’on’l’y mette un sniffeur dans l’derch’ c’est-y bien qu’y l’y prend du plaisir ! Comment qu’y vient me gonfler encore et encore avec sa littérature de tapineuse des bois !… Entité ! Réponds-y qu’y aille trouver sa môman, c’t’animal terrestre, parce que mon scottie, c’est du lourd que j’y réserve pour les affaires sérieuses !… Attends, tout compte fait, réponds-y pas, ça pourrait l’inciter. »
La vieille femme expliqua que l’enregistrement se poursuivait quelques secondes sans que rien ne se dise et lança la suite : « Sarah, viens voir dans la serre ! L’araignée vient d’avoir ses petits ! — M’en moque, m’man ! Ch’ai reçu un mess de mon correspondant hutrain, y m’barb à causer d’sa mère et d’un scottie qu’y voudrait qu’tu l’y fasses, mais moi j’voulaij’ juste qu’y m’y montre sa troisième couille ! Et vient d’me dire qu’y en a pas ! Chui dég ! Deg, deg ! — Veux-tu parler correctement, Sarah ! Et arrête de te faire passer pour moi ! — ’Tends pas ! La serre est trop loin ! — Oh ! c’est qu’elle réplique en plus de ça !… — Tranquille m’man ! ’Coute ça ! Entité, balances-y le Marcel ! Qui qu’ait été ma mère, je dois survivre. Sous quelque forme que ce soit. Préserver au moins ma mémoire. T’entends ça ?! Quikaitétémamaire ! Ah ça non ! ces hutrains, j’te jure… »
« Notons ici, poursuivit la vieille femme, l’emploi pour la première fois du terme scottie tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les données rayées comprises en annexes des deux enregistrements donnent des indications pouvant nous aider à établir l’ethyhumologie du terme : scottie, dérivé de la race du prince Ridley. Le terme scotch désignant des êtres déloyaux, il semblerait que scottie signifiait alors « se faire avoir », « se faire entuber par-derrière », ou encore « faire un temps à bouillir son chien ». On pense également qu’on doit au prince Ridley le verbe promether, même si les données semblent moins affirmatives à ce propos : promether, autrefois « promettre la lune ». Le verbe scottifier étant passé dans le langage courant, les deux termes seraient devenus quasi synonymes à cette époque. Aujourd’hui, son emploi est rare, et on utilise plus précisément promether pour dire : « se faire avoir par une personne de confiance ». Le substantif scotologue étant apparu à la même période et désignant ce qu’on appelait alors « le fossoyeur », nous avons longtemps pensé que le terme était lui aussi issu du même prince Ridley, mais rien ne peut l’affirmer avec certitude ».