Superproductions, premières et travellings de Cabiria

De la difficulté de replacer un film et les évolutions techniques pionnières dans l’histoire

Cabiria, Giovanni Pastrone 1914 | Itala Film

Il n’est pas rare de voir certaines affirmations historiques faire autorité dans les milieux cinéphiles et perdurer encore longtemps après malgré avoir été cent fois contredites. Exemple ici avec l’idée bien répandue mais erronée, qui doit être vraie parce qu’on peut le lire sur Wikipédia (alors qu’il suffit de faire quelques recherches pour se convaincre du contraire), que Cabiria, film de Giovanni Pastrone sorti en 1914 serait à la fois le premier « blockbuster » et le premier à utiliser le « travelling ».


Si on pouvait essayer de regarder des films en évitant de chercher à tout prix à les placer dans l’histoire, ce ne serait pas plus mal. « Le premier blockbuster », « le premier travelling », « le premier flashback », je m’y essaie aussi à l’occasion, et c’est plutôt casse-gueule. La moindre des choses pour commencer, c’est d’éviter les certitudes. Resituer un film dans un contexte historique et technique, c’est bien. Affirmer sans le moindre doute que telle ou telle technique est utilisée pour la première fois dans tel ou tel film, c’est déjà plus présomptueux. Que des pseudo-historiens aient été assez futés pour avoir vu des milliers de films rares et parfois perdus à une époque où il était bien plus compliqué qu’aujourd’hui de voir certains d’entre eux, et malgré cela, se trouver assez téméraires pour avancer des certitudes historiques, c’est leur problème, il faut bien qu’ils légitiment leur profession. Mais quand on est cinéphiles, a fortiori quand on connaît peu et mal cette période (ce qui malgré tous nos efforts sera toujours le cas), mieux vaut prendre ses précautions, et, au moins, utiliser le conditionnel. La différence avec autrefois, c’est que l’information passe mieux, et que toute une communauté de cinéphiles peut à tout moment apporter la preuve d’exemples venant contredire la parole académique et traditionnelle. Et cette communauté ne s’en est jamais privée : quelques recherches rapides permettent de s’en convaincre.

Parler de superproduction pour l’époque… ? D’accord, à partir de combien une grosse production devient-elle une superproduction ? Certaines productions pouvaient être massives à l’époque. Dire que c’est la première superproduction laisse penser que le film a révolutionné l’histoire du cinéma en modifiant les modes de production de l’époque, passant des petites productions sympathiques de Méliès aux massives productions italiennes. Si Cabiria a dépensé un kopeck de plus que Quo Vadis ou que bien d’autres films de l’époque aujourd’hui oublié, ça en fait donc la première superproduction ?… Non, on n’en sait rien. Comme toujours, il est plus probable qu’il n’y ait pas eu de bonds évolutifs et qu’il y ait tout simplement eu une surenchère dans les procédés, les effets ou les moyens. Et rien ne dit par ailleurs que ce film ait coûté à l’époque plus cher qu’un autre produit sur la côte est des États-Unis de la même période et pour lequel les coûts de production étaient probablement et proportionnellement plus lourds… Ces comparaisons, en plus d’être passablement inexactes, sont parfaitement insignifiantes.

Pour ce qui est des travellings, il faut aussi faire preuve de prudence. De quoi parle-t-on ? De travelling technique ? Ils existaient dès les films tournés par les opérateurs Lumière (certaines vues de Venise sont des travellings). On peut également citer A Trip Down Market Street. Quant à être aussi sûr de soi de l’emploi pour la première fois d’un travelling « narratif », je n’en serais pas aussi certain. Bien sûr, il est important de rappeler que pour « les historiens », le film marque l’avènement du travelling. Mais encore une fois, il me semble important toujours de rappeler l’extrême fragilité d’une telle affirmation, et surtout sa faible pertinence. Il y a deux procédés qui mettent toujours en émoi les cinéphiles : les travellings et les plans-séquences. Ce sont les procédés les plus racoleurs, les plus voyants, et sans doute, parmi les plus faciles à opérer, comparés à d’autres, bien plus utiles au récit et cependant plus transparents. Foutre des roulettes à sa caméra et s’émouvoir de cette incroyable ingénuité quand les idiots d’alors utilisaient des véhicules pour opérer ce genre de procédés, ça me fait un peu rigoler. On comprend alors que le « bond évolutif » suivant, la grande invention qui fera rentrer le travelling au panthéon des procédés les plus flamboyants, soit alors… les rails (à défaut d’être le « faire savoir », art de la communication et de la prétention vous faisant passer pour des inventeurs que vous n’êtes pas).

Évidemment. Planter sa caméra dans une bagnole et opérer un travelling parfois même en ignorant que l’on est en train de produire un tel procédé, c’est bon pour les amateurs ; y ajouter de petites roulettes et donner un petit nom à ce qu’on croit avoir inventé, c’est déjà beaucoup plus sophistiqué ; mais alors, le summum de la sophistication, c’est bien les rails ! C’est bien pourquoi, pendant des décennies, on faisait attendre ces stars en loges pour que se mette en place la véritable star du film… On l’attendait, il est là, il est prêt… le travelling !

Oui, sinon, un simple panoramique, c’est tout aussi bien. Seulement, ça aurait sans doute été plus vendeur, si on le maniait à la force de l’esprit, qu’on l’invoquait, le suppliait… Ah ! merci dieu de la cinétique universelle d’exaucer nos prières ! Regardez comme il se lève, comme il gonfle, comme il lévite ! Oh, Dieu ! Voilà qu’il tourne sur son axe à présent !

Prudence, donc…

Notons par ailleurs, et ça, c’est une certitude, que Griffith n’avait nullement besoin d’être influencé par Cabiria pour avoir l’idée, avec Intolerance, d’une partie « péplum » (ou « antique », parce qu’à ma connaissance, ça doit être le seul “péplum” à Babylone — peut-être que là encore Griffith voulait être « le premier » en grillant les Romains…). D’une part, les péplums existaient depuis belle lurette (quand il a fallu trouver des acteurs à placer devant la caméra, qu’avaient-ils à jouer ? des situations antiques… l’héritage du théâtre). Et d’autre part, je doute que l’idée de son film lui soit précisément venue en regardant ces films italiens… Intolerance n’étant pas un péplum, mais un film en trois époques distinctes dont une se situe dans l’antiquité. Pour plagier l’autre, disons que c’est un détail de l’histoire. (Autres précisions, si le film est découpé en « épisodes », il semblerait que tous aient été diffusés d’une traite lors d’une seule projection. Les films — ou intrigues — découpés en épisodes et diffusés, là, morceau par morceau étaient très répandus à l’époque, et sont, eux, les descendants des miniséries. Sauf que Cabiria n’en est pas un. Ce qui serait intéressant à savoir, c’est justement s’ils avaient l’intention de le diffuser comme un serial et s’ils avaient alors décidé de diffuser le film d’une traite. Là encore, probable qu’on ne dispose pas de cette information. Peut-être en invoquant le dieu de la cinétique universelle…)

Quelques exemples :

A Trip Down Market Street (1905) :

General Electric Company factory interiors (à 1 minute) :

Alors certes, ça n’a pas nécessité un million de dollars de production et de publicité. Chaplin utilise le même procédé en 1916 dans Charlot et le Comte, et même principe de travelling dans l’axe, le film italien usant, lui, de travellings latéraux. Plus que de « l’invention » du travelling, ce serait alors peut-être plus correct de parler de film ayant popularisé le procédé… Bien qu’on fasse difficilement plus populaire que Chaplin, mais on lui reconnaît rarement son influence en tant que technicien.

Autres exemples de travelling narratif antérieur :

The Song that Reached His Heart. A Story of the Lumber Regions of Western Canada (1910) (à 10:30) :

Encore antérieur (1904) :

Subject of the Rogue’s Gallery (33 secondes) :

Mais l’innovation de Cabiria ne serait-elle pas alors le travelling latéral ?

Ah ? Des films usent déjà du procédé dans la profondeur, et la grande innovation du film serait de reproduire le procédé… sur la latéralité ? Bah, c’est déjà moins révolutionnaire. D’autant plus que ce qu’on y voit n’est pas précisément des travellings latéraux, parallèles à des sujets, comme on l’entend le plus souvent quand on parle de « tracking shots », puisqu’en l’occurrence ici les mouvements se font plus de biais, voire plus dans la profondeur (c’est le cas des premiers, et pour les plus connus, c’est franchement de biais, jamais — il me semble, pas envie de revoir tout le film pour ça — strictement parallèle, donc latéral), ce qui est d’ailleurs l’intérêt d’un tel mouvement, parce qu’il casse la rigidité géométrique d’un mouvement effectué en profondeur ou dans la latéralité. Ça fait un peu des deux, ça permet de changer plus ou moins d’échelles de plan tout en faisant entrer dans le champ de nouveaux pans du décor. Avec de grands mouvements « de biais », tu fais ainsi un procédé qui s’avère particulièrement descriptif, mais le film, puisque la caméra est presque en permanence positionnée sur roulettes, produit une multitude de mouvements d’ajustement souvent imperceptibles. Ça fait déjà moins innovation géniale, et peut-être un peu plus « trouvaille » pour profiter à plein des décors, sans forcément avec l’intention d’en faire un procédé réellement narratif.

Et ça casse encore plus l’affaire quand il faut passer l’épreuve des différentes traductions. Différents termes, pour des procédés pas forcément tout à fait identiques. Ça facilite les méprises quand on est amené à échanger des informations ou des idées d’un bout à l’autre de l’Atlantique, et que les légendes urbaines entre « spécialistes » se répandent à la vitesse du téléphone arabe. Si on parle nous de travellings (latéraux ou non), étant présent avec une jolie jupette sur le tournage, je n’entendais les opérateurs dire que des « avanti ! avanti ! endiamo ! imbecili ! » quand il était question de bouger la caméra, et si les Ricains ont un temps parlé de « Cabiria shots » ou de « Cabirian movements », ils parlent, eux, de tracking shots ou de dolly, pas de notre « travelling » national qui sent bon le camembert. La latéralité, ils s’en foutent plus ou moins parce que leur terminologie semble un peu fluctuante (quand l’innovation est de biais déjà…), et selon d’autres historiens, certains parleront pour ce film de dolly ou de tracking, rails ou pas rails. Et pour cause (ou pas), la dolly sert plutôt à jouer sur la profondeur (avec un effet « zoom », s’approchant ou se reculant par rapport à un sujet), et le tracking jouant plutôt sur la latéralité, mais une latéralité d’accompagnement. La caméra n’étant pas montée sur rails, produisant des travellings descriptifs (et ne servant pas à suivre un sujet), produisant des mouvements… de biais (elle se promène ou elle s’ajuste comme on peut le faire avec un panoramique d’ajustement ou d’accompagnement), on ne peut donc, que ce soit en anglais ou en français, utiliser avec précision l’une ou l’autre terminologie.

Il n’est pas question, précisément, de « travellings latéraux », mais de « travelling » tout court pour définir ce qui n’est que des « mouvements de caméra » sans préciser leur nature parce qu’ils sont à la fois trop nombreux, trop divers, et pas assez précis ou conformes à une terminologie spécifique. Ça bouge, c’est du travelling.

(On trouve ce même problème de terminologies pseudo-exotiques qui se muent vite en idiotismes particuliers à un domaine avec des termes français qui peuvent avoir un usage fluctuant, mais qui, repris par des critiques internationaux, puis par les cinéphiles, et enfin, par les Français : « films noirs », « femme fatale », « auteur » n’avaient probablement le même sens figé et bien particulier quand il a été repris par les critiques internationaux. Même « scénario », je serais curieux de savoir si en italien, il n’a pas une signification plus générale et moins spécifique au cinéma.)

Pour une liste des « premières » avec ajouts en fonction des trouvailles, on pourrait ainsi presque commencer ainsi :

Aparagraphe des panoramiques (narratifs, donc volontaires) :

The Country Doctor, 1909 (début du film) :

The Wishing Ring, 1914 : (après 58 minutes) :

Au paragraphe des travellings avant :

Subject of the Rogue’s Gallery, 1904 (à 30 secondes)

The Song that Reached His Heart. A Story of the Lumber Regions of Western Canada (à 10:30) :

A Trip Down Market Street, 1905 :

Child of The Big City, 1914 (après 15 minutes) :

Chercher à Phantom Ride (travelling avant depuis un train) et sur Encyclopedia of Early Cinema publié par Richard Abel

Charlot et le comte, 1916 (18 minutes) :

Ou encore un des premiers tracking shots volontaires non véhiculés :

Twiligh of a Woman Soul, 1913 (3:30) :

Bauer remettra ça dans After Death en 1915 (50 secondes) :

Et ce ne sont que des exemples. Il y en a forcément d’autres. Et Cabiria, en 1914, est au milieu de tout ça. La différence, c’est que bien que ne parlant pas encore de blockbuster, on peut supposer que quand un géant lève le moindre cil, la planète entière frétille.

Dernière chose concernant la technique des pionniers. La technique elle s’est toujours mise au service de la narration. Sauf quand on fait de la 3D ou du cinémascope, qui n’ont qu’un but commercial. La technique, elle est plutôt dans l’art de provoquer une obsolescence programmée de ce qui précède pour mieux affirmer un nouveau support inutile. Pastore, comme Griffith, il n’a rien fait de tout ça, il racontait des histoires. Être le premier à utiliser une technique, quand elle est narrative, l’essentiel, c’est surtout d’être celui qui l’intégrera le mieux en tant que technique narrative, au profit du récit (parfois, elle ne l’est pas, comme chez Porter avec l’usage du montage alterné dans The Great Train Robbery), et celui qui lancera la mode. Toujours une question à la fois de savoir-faire et de faire-savoir. Être expert en savoir-faire ne garantit pas d’être expert en faire-savoir.


Commentaire datant de 2015 qui est une suite de réponses en confettis faites à un bonhomme qui prétendait, entre autres, que je confondais travelling avant et… zoom (en 1914). Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour défendre des idioties partagées par des tenants de la pensée académique.

Cabiria est disponible, avec ses travellings à roulettes en or massif, un peu partout sur le Net.