Se grimer en noir pour jouer Othello quand on est un acteur blanc est-ce raciste ?

Je réponds à la polémique suscitée par un acteur (Gérard Darmon, pour le nommer) ayant partagé sur les réseaux sociaux une image de lui en Othello tout barbouillé de noir. Quelques intrépides Docteur La Morale ont vite fait de condamner l’acteur sur ces mêmes réseaux allant jusqu’à employer le terme de blackface sans savoir manifestement à quoi il se rapportait.

La seule question légitime que cette histoire devrait soulever est d’un ordre plus général. D’un point de vue strictement personnel et professionnel, je ne vois pas ce qui pourrait condamner Gérard Darmon à vouloir à son tour interpréter Othello en usant alors de maquillage pour se conformer au texte de Shakespeare. Le problème en fait se situe ailleurs. Tant qu’à faire, dans un rôle de Noir, autant en prendre un. Et tant que ce ne sera pas la règle, oui, on peut se demander si c’est opportun à une époque où légitimement on s’interroge sur l’invisibilité de certains groupes. Mais faut-il pour autant s’émouvoir qu’un Blanc interprète un personnage de Noir dans une pièce qui lui tient à cœur ? Ce serait tomber dans l’excès inverse. En revanche, il faudrait s’assurer que tout est fait, notamment dans le théâtre ou la télévision publics, pour que ce travail de mise en avant des minorités soit effectué. On s’émeut facilement qu’un acteur puisse se peinturlurer la peau en noir, beaucoup moins que les médias, et le service public en particulier, participent activement à cette invisibilisation. Gérard Darmon, c’est un acteur, il fait ce qui lui plaît, ce n’est pas une institution ou une entreprise, il n’a donc aucun devoir d’exemplarité. Il pourrait jouer le Petit Chaperon rouge que ça relèverait toujours d’un choix personnel. Faire la promotion des minorités, c’est une question sociétale et politique, pas personnelle ou professionnelle.

Il convient ensuite de rappeler le caractère souvent symbolique d’éléments décoratifs dans le théâtre. Chez Shakespeare, à l’origine, pour préciser qu’une scène se situe dans une plaine, un panneau pour signifier symboliquement où on se trouve suffit. C’est seulement avec l’invention de la mise en scène (peut-être un peu avant au cours du XIXᵉ siècle) au début du XXᵉ qu’on commence à vouloir adopter des approches plus réalistes et donc à intégrer des éléments de décor de plus en plus évolués pouvant aider le spectateur à situer la scène autrement que par de simples éléments symboliques. Il en va de même pour les costumes ou le maquillage. À l’époque même de Shakespeare, les rôles de femme étaient joués par des hommes en robe : ce qui choquerait aujourd’hui ou ce qui paraîtrait ridicule était la norme à l’époque (même si on peut par exemple trouver des traces de commentaires amusés quand des vieilles vedettes jouent des jeunes premières ou même quand Sarah Bernhardt joue Lorenzaccio). Les acteurs pendant longtemps ne correspondaient pas non plus à l’âge supposé des personnages : Roméo et Juliette, en plus d’être joué à l’origine par deux hommes n’était probablement pas jouée pendant longtemps par des adolescents. Et on retrouve cet écart… symbolique sans doute dans tous les types de théâtre à travers le monde : le réalisme n’apparaît que tardivement, et la règle est alors celle des « emplois » : on pouvait jouer ainsi les jeunes premiers jusqu’à très tard (cet aspect — sexuel au moins — est montré dans des films comme Adieu ma concubine ou Mr Butterfly). On trouve encore dans le cinéma muet des traces de ces artifices symboliques où un simple élément de costume, un postiche, un accessoire, servait à identifier le type de personnages rencontré. Et ainsi, quand on joue un Noir, sans pour autant parler de blackface, on se grime en noir. Parler de vraisemblance, de réalisme, chez Shakespeare, n’a longtemps pas eu beaucoup de sens. Autant pousser le réalisme jusqu’à l’absurde et ne faire jouer Shylock que par des acteurs juifs, les assassins que par des assassins, les rois que par des rois, les fantômes que par des fantômes, les chevaux que par des chevaux (c’est le point de départ comique des Acteurs ambulants de Naruse révélant le changement de paradigme effectué sur toutes les scènes du monde), etc.

Othello, Suart Burge (1965) | BHE Films, National Theatre of Great Britain Production

Voilà pour le réalisme et le contexte historique de la représentation théâtrale. Le blackface maintenant. Parler de blackface pour Othello, c’est à la fois un non-sens et un anachronisme. On pourrait dire simplement que Gérard Darmon se maquille en noir, mais non, on préfère dire qu’il fait un blackface, manière rapide de condamner son geste à travers un homme de paille. C’est soit une méconnaissance de ce qu’est un blackface, soit de la mauvaise foi facile livrée à peu de frais (condamner sur les réseaux sociaux, ça n’applique pas beaucoup de conséquences, sinon positives, celle de bien se faire voir de son réseau qui s’offusque avec nous, avant de passer rapidement à une autre indignation). Quand on parle de blackface, c’est parler spécifiquement d’une pratique ramenant à un contexte particulier et à une époque particulière. On n’est pas censé le savoir quand on intègre tous les outils de l’indignation nord-américaine sans en connaître pour autant les subtilités historiques et culturelles. Le blackface est donc une pratique parodique, souvent raciste, apparaissant dans des minstrel shows aux USA au cours du XIXᵉ siècle. C’est du cabaret, l’équivalent aujourd’hui de Touche pas à mon poste ou de The Voice (si on veut). Tous les numéros de blackface ne sont probablement pas racistes parce qu’il en existe une forme qui relève de la performance, non de la parodie de la culture noire américaine : on en trouve des traces là encore au cinéma, en particulier dans Bessie à Broadway de Frank Capra (ou dans Le Chanteur de jazz).

Avec Othello, on est loin de ce contexte : Othello est une tragédie anglaise où le Maure n’a rien de parodique et d’irrespectueux. Voir un Blanc se grimer en noir dans ce contexte, c’est adopter la grandeur du personnage. Parce que oui, ce qu’on oublie de dire d’Othello quand on pointe du doigt le fait qu’il soit noir, c’est que c’est surtout un officier, un personnage jouissant d’un rôle important dans la société dans laquelle il évolue. Le Maure, c’est le boss. On est donc très loin de l’image du nègre dépréciatif (donc raciste) du blackface. Il est assez curieux de voir certains justiciers venir s’émouvoir et condamner un travestissement censé pour eux être une référence raciste (ce qui est en réalité anachronique et hors contexte donc) quand le personnage décrit est à l’opposé des clichés racistes (des clichés racistes dont ils sont par conséquent les seuls interprètes, victimes ou coupables, c’est selon).

Dans la pratique du travestissement (et pratiquement tout, à l’origine, est donc travestissement au théâtre — faut-il encore préciser aux professionnels de l’indignation numériques que les hommes continuent aujourd’hui de se maquiller avant de rentrer sur scène ?), ce qu’il convient de juger, c’est la notion méliorative ou péjorative du geste. Quand Billy Wilder fait des films de travestissement, ils sont presque tous mélioratifs : quand Jack Lemmon et Tony Curtis se travestissent en femme, Wilder ne moque pas la femme ; quand Ginger Rogers se travestit en gamine de dix ans, ce travestissement ne moque personne : si on rit, on rit de l’incongruité de la situation et de l’absurdité des autres à venir facilitées par la crédulité extrême des personnages qu’elle rencontre ainsi déguisée.

Dans Othello, le personnage n’a rien de péjoratif. Le méchant de l’histoire, c’est Iago, qui trompe son supérieur : Othello. Et Othello, ce n’est pas un Noir qui fait des danses ridicules et parle bizarrement. C’est un officier, un boss, le boss : le voilà le côté mélioratif. Donc, voir un Blanc se grimer fièrement en noir quand il se prépare à jouer Othello, c’est exactement le contraire du racisme. Le travestissement (le mimétisme) tend ici non pas à moquer un individu censé être inférieur, soumis et ridicule, mais au contraire, à coller à une image positive de Noir — une des rares de la culture classique. Et comment pourrait-il en être autrement d’ailleurs, parce que si on peut suspecter au Shylock de Shakespeare de véhiculer une certaine idée négative du juif, il serait assez anachronique de voir dans son Othello un quelconque rapport avec la situation des esclaves dans les Amériques : la pièce a été jouée pour la première fois en 1604 et les premières colonies d’esclaves sur le continent américain datent de 1619.

Othello, Orson Welles (1951) | Scalera Film, Mercury Productions

Othello est donc très loin de l’image de l’esclave des champs de coton moqué dans les minstrel shows, c’est un officier maure, noir, dont il faut trouver les modèles bien plus au Moyen Âge dans un univers méditerranéen bien plus cosmopolite et multidimensionnel que celui, ségrégationniste et binaire, qui apparaîtra plus tard sur le continent américain. Othello est donc un officier aux origines mal définies, mais assurément africaines, qui travaille pour la grande cité de l’époque : Venise. La pièce est l’occasion de nous montrer et de nous rappeler que ces situations (un homme noir puissant) existaient à la Renaissance dans le monde méditerranéen. Il a un statut, la grande classe en somme, et son drame, c’est l’histoire d’un homme de pouvoir qui commet l’irréparable en étant manipulé par un subalterne jaloux. Othello, c’est un puissant, un homme qu’on envie, loin de l’image de l’esclave noir véhiculée dans les blackfaces.

Vous en voyez beaucoup des exemples où des Blancs s’identifient à des Noirs au point de vouloir se grimer pour leur ressembler ? En voilà un. Adopter le noir d’Othello, c’est revêtir sa puissance, son aura. C’est puissamment mélioratif, c’est montrer une image positive des Noirs, c’est faire de la peau noire une teinture noble. Et je vois même en réalité bien plus de respect dans ce geste que dans celui de certains Noirs faisant tout pour se lisser les cheveux ou s’éclaircir la peau pour répondre à un cliché culturel qui serait que la beauté ne saurait être autre chose qu’une beauté adoptant les caractères ethniques européens. Ne voir l’histoire des Noirs africains qu’à travers le prisme des esclaves américains, c’est quelque peu réducteur, et donc, pardon de le dire, plutôt raciste. C’est un peu reproduire malgré soi l’imaginaire raciste bien représenté un jour par un ancien Président de la République dans un discours adressé en Afrique en proclamant que l’homme africain n’était pas assez entré dans l’histoire… On en revient à l’invisibilisation. Ce qui est problématique, ce n’est pas de se grimer en noir quand le Noir en question est un homme noir de pouvoir dont l’histoire est antérieure à celle de l’esclavage des Noirs d’Amérique ; ce qui est problématique, c’est de refuser d’admettre qu’au Moyen Âge un Africain pouvait être un homme de pouvoir en Europe et d’en rester à des clichés coloniaux quitte à adopter des clichés qui ne sont même pas ceux de notre histoire, mais ceux, toujours pas bien compréhensibles pour nous, des clichés raciaux nord-américains. N’en rester avec les Noirs qu’à un statut de victimes, c’est bien plus problématique (et raciste, puisque stigmatisant et infantilisant) que de se peindre fièrement le visage en noir.

Quant à la question de la couleur de peau d’Othello, il faut préciser que bien qu’étant Maure, le texte précise à plusieurs reprises la couleur de peau du personnage. Quand on prétend donc qu’un acteur d’origine nord-africaine pourrait tout autant jouer le personnage sans avoir à se grimer en noir, ben, pas tout à fait en fait. C’est dans le texte : il faut au minimum le suggérer, et l’artifice est encore le moyen le plus simple pour ce faire ; à défaut bien sûr que l’acteur soit noir (Paul Robeson avait la couleur, comme la carrure, pour le rôle). Quand on joue Cyrano, on met bien un faux nez pour l’occasion ; prendre un Gérard Depardieu et son gros pif n’y suffiront pas forcément. C’est aussi une convention symbolique : ce qui est clairement énoncé dans un texte doit apparaître clairement sur scène (le noir doit ici être aussi clair que le nez au milieu de la figure). Alors, comme toutes les conventions, celle-ci est discutable, et à discuter (cf. mon précédent article sur la possibilité de s’écarter de ces codes de représentation : Libertés et distanciation dans les films historiques et dans les biographies), mais qu’on en discute pour de bonnes raisons. Pour des raisons esthétiques, non morales.