Une rencontre des Acteurs Anonymes. Mikio vient pour la première fois et se présente devant un groupe d’acteurs et de cinéastes réunis en cercle.
— Bonjour, je m’appelle Mikio et je réalise des films, essentiellement des mélodrames ou des drames réalistes.
— Bonjour Mikio.
— Voilà, je viens vers vous parce que depuis un certain temps, j’ai l’impression d’être dans la peau de quelqu’un d’autre.
— On connaît tous ça, mais tu pourrais être plus explicite ?
— Je n’aime pas les mélos que je réalise. Voyez-vous, j’ai commencé dans ce genre avant guerre parce que je pensais que ce serait une bonne idée pour approcher les filles.
— Nous sommes tous comme toi ici, Mikio ! On a une sacrée réputation…
— Je sais… Mais moi, ça ne m’a jamais aidé avec les filles. Elles adorent ce que je fais, c’est certain, mais elles comprennent vite à mon humour qu’il y a quelqu’un d’autre qui se cache derrière le réalisateur.
— Heu, oui. De quel humour parles-tu ?
— Eh bien, j’ai comme qui dirait un humour un peu particulier.
— Tu joues du coussin péteur ? — Les blagues racistes, j’ai toujours dit qu’il n’y avait rien de mal…
— Non. J’ai un humour… absurde.
— …
— Un quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit ?
— J’aime l’absurdité.
— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas si sale que ça…
— C’est comme aimer plus que tout faire rire les autres et en être incapable. Je suis toujours celui qui dans un dîner sort des blagues étranges que personne comprend. Ça met mal à l’aise tout le monde…
— C’est vrai que tu n’es pas très drôle dans ton genre…
— J’ai écrit et réalisé un film pendant la guerre. Je suis parti à la campagne, là où je pensais avoir toutes les libertés pour enfin m’exprimer, prendre les acteurs avec qui je m’entendais le mieux…
— Bah tiens, l’esprit de troupe ! Pourquoi on est là à ton avis ? On a tous ça ici ! Même si tu es un peu sinistre comme bonhomme, tu fais partie de la famille !
— … Je ne me suis jamais senti aussi bien sur un film. Et une fois fini, pour la première fois j’ai eu la sensation d’avoir enfin réalisé MON film, celui qui me correspondait le mieux.
— Ta Liste de Schindler à toi, quoi.
— Oui enfin… Bref, j’étais tout heureux de le présenter au public. Et puis… et puis…
— Oui, on connaît tous ça ici. Le plus souvent, ce sont les bides qui nous amènent ici.
— Aujourd’hui, mon film a eu sa millième note en dessous de 5 sur SC…
— Ah, mais c’est très bien ça ! Ça doit valoir un badge non ? C’est qui ton sponsor ?
— C’est son premier jour, il n’en a pas encore…
— C’est quoi ton film qu’on aille le voir, peut-être qu’on va aimer.
— Les Act…
— Ne le tendez pas les gars. Il essaie de s’en remettre, ce n’est pas facile pour lui, mais il parle déjà en italique, il va y arriver. Mikio ? Répète après moi : « J’ai admis qu’il y avait un fossé entre mes attentes, mes désirs et celles de mon public, je ne chercherai plus à leur imposer quoi que ce soit étant en désaccord avec ces attentes ; j’ai renoncé à être moi-même ; je ne suis plus que le personnage qu’on me dira être… »
— Snif, ça me fait toujours pleurer quand j’entends cette phrase…
— Répète à présent.
— J’ai admis qu’il y avait un fossé entre mes attentes, mes désirs et celles de mon public, je ne chercherai plus à leur imposer quoi que ce soit étant en désaccord avec ces attentes ; j’ai renoncé à être moi-même ; je ne suis plus que le personnage qu’on me dira être.
— Bravo ! Mikio ! Bravo !
— Ah…, c’est formidable, je me sens mieux. Je vais retourner travailler avec Hideko, je vais faire d’elle une actrice de mélo. Des mélos ! Comme avant !
— Ne t’emballe pas, Mikio. Les rechutes sont assez fréquentes. Tu devras venir nous voir fréquemment. Une dernière chose. Répète après moi : Je renonce à l’absurde.
— Je… je…
— Tu peux le dire Mikio !
— Oui vas-y. Pense à toutes les fois où tu t’es senti ridicule à cause de ton goût pour l’absurde…
— Je renonce… Je renonce à l’absurde.
(Il pleure et le groupe lui fait un gros câlin)
— Charles sera ton sponsor. Charles était dans une autre vie un grand acteur de cinéma muet. Seulement, quand le parlant est arrivé, il a eu le tort de ne pas vouloir renoncer au muet… C’est ainsi qu’il est arrivé ici. Et Charles réalise à présent des films parlants !
— Bonsoir Mikio. Ce ne sera pas facile, il va falloir s’accrocher. La tentation est forte. J’avoue moi-même que pendant les fêtes… il m’arrive de faire le clown encore. Et après ça, je m’en veux toujours. Heureusement que ce n’est pas la même chose : tu imagines s’il me prenait l’envie, là maintenant, de réaliser un film muet ? Il me faudra des années pour m’en remettre ! Alors, l’absurde, renonces-y. Si ce n’est pour personne, ce n’est pas pour toi. On fait un métier populaire, on doit plaire à notre public, on n’est pas là pour lui imposer nos goûts personnels… Entre nous, il s’appelait comment ton film absurde ? Donne-m’en juste un aperçu, personne ne verra rien…
— Les Acteurs Ambulants.
(Il s’effondre en larmes)
— Ah, ah, c’est merveilleux ! Comme notre groupe ! Les AA ! Allez, viens mon ami, je vais te présenter à un ami. Il traîne dans la rue et propose ses numéros à un public qui s’est depuis longtemps désintéressé des galipettes et des tartes à la crème. Il n’a pas voulu arrêter. Alors, il est tombé au fond du trou. Un peu comme nous autres à un moment de notre vie. Mais nous nous en sommes relevés grâce aux Acteurs Anonymes. Buster, lui… Enfin, sortons d’ici. Les acteurs, je les aime bien, mais venir ici me fout la déprime. D’ailleurs, je pense bien que je vais finir par me tirer en Suisse…
(Mikio s’éloigne et s’effondre en larme sur un mur)
— Mais attends-moi l’ami ! Je t’ennuie avec mes histoires. Alors que c’est toi qui es à plaindre… Allons, voyons, viens avec moi. Viens, je te dis… Ne reste pas là, c’est absurde !
— Marhrhhghghhghgghgh !!!!
— Qu’est-ce qu’il te prend ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Oh, décidément, que soit maudit le parlant… Ça n’a jamais fait que des malheureux.
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