Une aussi longue absence, Henri Colpi (1961)

Situations, espaces vides et montage

Note : 1 sur 5.

Une aussi longue absence

Année : 1961

Réalisation : Henri Colpi

Avec : Alida Valli, Georges Wilson, Diane Lepvrier, Jacques Harden

Moi qui suis habitué aux directions d’acteurs nettes et sans bavure de Misumi, cela fait un choc.

Colpi n’a aucun sens du rythme, ralentit l’action sans comprendre que pour la ralentir, il faut installer au préalable une atmosphère, une situation avec ses enjeux, et disposer de plans suffisants pour retravailler si nécessaire le tout au montage. Les premières minutes sont catastrophiques, il faudrait montrer le film dans les écoles de cinéma afin de leur montrer à quoi ça ressemble un film dans lequel un réalisateur ne comprend rien aux acteurs, à la situation, et plus encore au montage.

Colpi était monteur, il montait quoi au juste ? Les chevaux ? Il sort du montage de Hiroshima mon amour, on ne peut pas imaginer deux manières plus opposées pour mettre en scène un récit. Resnais illustrait les mots, les dialogues de Marguerite Duras avec des plans qui ne venaient pas se superposer à ce qu’ils donnaient déjà comme information au spectateur à travers les dialogues. C’est ce qui permettait les audaces et les possibilités au montage. Comme dans une symphonie, Resnais mêlait partition visuelle et sonore. L’harmonie vient se coller à une mélodie ; les deux se marient, se répondent, et s’agencent naturellement avec chacune leurs propriétés.

Que fait Colpi au contraire ? « J’ai une situation, je pose ma caméra, et je laisse les acteurs faire. » Que veut-il monter après ça ? Il n’a aucune matière. Livrer au spectateur des situations neutres comme on peut en trouver dans un dialogue de Duras plein champ, sans distance, sans filtre, en réalisant ça comme du Yves Robert (« C’est les vacances ! Tout le monde se barre ! »), ce n’est pas lui rendre justice. L’intérêt des mots de Duras, c’est justement ce qu’on y met entre les interstices, entre les respirations. Si en plus, il n’y a plus rien des phrases pronominales, du rythme syncopé ou de la poésie de Duras, ce n’est plus du Duras. Mais du Yves Robert un jour de relâche au mois d’août. Le mieux qu’on puisse imaginer coller le plus à du Duras à l’écran, ce serait du Michelangelo Antonioni de la même époque. Chez Duras, il y a le poids du passé et des lieux : si le bonhomme repasse tous les jours en face de ce bistro, ce n’est pas sans raison. Comment faire comprendre alors au spectateur que ce lieu doit être vu comme un personnage à part entière et comme une obsession plus ou moins conscience pour le vagabond ? À travers le montage, bien sûr. Parce que le montage peut offrir, grâce à des gros plans, grâce au collage d’un plan avec un autre, des sensations qu’en plan moyen « maître » sur un personnage, dans ce cadre, ne fera jamais transparaître. Colpi, c’est le spectateur pris au hasard à qui on remet un chapeau, une baguette et une cape de magicien à qui on dit : « Maintenant, fais-nous rêver ».

Le film n’est pas si mal écrit, mais il y avait matière à un court métrage, même en ralentissant le rythme aux moments opportuns. Ah, oui, parce que le cinéma, c’est le rythme, l’à-propos, l’art de structurer l’espace, d’user les échelles de plan afin de raconter une histoire. Le montage, quoi. Toujours. Ça dit quelque chose à Colpi, le montage ?…

Je sortais de la séance de La Princesse aveugle de Kenji Misumi. Le cinéaste a une manière bien à lui de structurer son récit à travers le montage*. Chez Colpi, rien. On illustre des dialogues en posant sa caméra en face des acteurs et on leur demande de dire ce qu’il y a écrit dans le scénario. Le montage ne sert pas à structurer le récit, mais à coller des situations mal dirigées entre elles où il ne se passe rien (le rien, comme le vide, ça ne se filme justement pas comme si ce n’était « rien » ou anodin ; le « rien » au cinéma doit devenir une force d’attraction, une illusion qui vous force à comprendre ce qu’elle cache).

*Je recopie ce que j’écris sur Misumi : un plan en introduction pour illustrer une situation, souvent en gros plan, puis il élargit, use de montage alterné si c’est possible, et il fait dialoguer ainsi toutes les ressources disponibles que le cinéma a inventées pour introduire des éléments dont on ne comprend pas forcément dans un premier temps dans quel cadre et dans quel contexte ils évoluent ; et cela, avec une vertu : quand on picore ainsi des indices, on cherche à comprendre, et il ne nous faut pas attendre longtemps pour avoir la satisfaction d’avoir bientôt une vue plus large qui donne une meilleure idée de la situation — une forme de suspense permanent en somme.

Pire que tout, puisque Colpi est un directeur d’acteurs pitoyable (il ne les dirige sans doute pas), les acteurs sont tellement à l’ouest qu’ils ne comprennent même pas la situation et semblent tout occupés à coller sans grand naturel au maigre texte qu’ils ont à dire (preuve encore une fois que du Duras, c’est fait pour être mêlé à une autre musique : il faut voir ça comme un espace vide, la chance, c’est que cela vous donne une variété infinie d’interprétations — la difficulté deviendra alors d’être sûr de la cohérence de ces choix et de s’y tenir dans la continuité du film).

Dans la seconde moitié du film, l’intrigue (entre guillemets) se resserre autour des deux personnages principaux, et au moins, on tombe alors dans le théâtre filmé. J’apprends donc à l’occasion de ce film que le théâtre filmé par un directeur d’acteurs médiocre n’est pas la pire des choses. Le pire, c’est de faire du non-cinéma (comme dans la première partie où il aurait fallu s’appuyer sur le montage et où on se noie). Faire confiance à de maigres dialogues, penser que les mots d’un auteur suffisent à remplir l’espace, c’est un défaut habituel des cinéastes de papa (ou de télévision) qui adaptent des textes littéraires à l’écran : dans un roman, on se sert des mots pour traduire une situation, là où à l’écran… on la montre. Au lieu de montrer des gens partir en vacances (ou, mieux, déjà parti), on fait dire à ces personnages secondaires qu’ils partent en vacances, et on grossit encore plus le trait en les montrant en train de partir… « C’est écrit dans le scénario, donc je montre ce qui est écrit dans le scénario. » Ce n’est pas du cinéma, c’est une école d’illustration ou de moines-copistes. Moine Colpi.

Un texte, il faut se l’approprier, le violer, ne pas le respecter. Et c’est encore plus le cas avec Duras parce que les mots creusent des espaces entre eux appelant à y voir autre chose. L’espace vide toujours.

Dans cette dernière partie du film, Colpi confirme qu’il est le champion du monde du ton sur ton. Quand le film se resserre sur les deux acteurs, c’est la même rengaine : tout est joué au premier degré, souvent en décalage avec les enjeux de départ (on joue l’instant), aucune proposition n’est faite pour jouer sur autre chose que ce que les mots révèlent dans un premier temps de la situation (une mélodie jouée en canon au lieu d’y adjoindre une harmonie). Pourquoi la femme invite-t-elle le vagabond à dîner ? Quels sont ses motivations, ses doutes, ses espoirs ? Comment le vagabond perçoit-il cette intrusion dans sa vie ? Se doute-t-il de quelque chose ou au contraire veut-il surtout manger et aller voir ailleurs ? Une situation, c’est souvent la rencontre entre deux logiques qui s’affrontent, entre les motivations d’un des personnages et ceux d’un autre. La mise en scène doit poser ces questions et répondre à certaines d’entre elles. Une mise en scène qui ne pose aucune question, c’est un thriller sans énigme. Colpi est déjà mauvais dans le découpage technique, mais il ne sait donc pas non plus mettre en scène ses personnages. Certains réalisateurs se contentent parfois de faire l’un ou l’autre, Colpi a le coude posé sur le comptoir en regardant ses acteurs se noyer.

Georges Wilson est bien décevant dans ce contexte. Grand acteur du théâtre passé par le TNP, c’est aussi une des figures du théâtre de l’absurde, je ne suis pas sûr que le minimalisme de Duras soit un registre qui lui corresponde. Un acteur de théâtre donnera toujours trop d’importance aux mots de Duras et en oubliera d’investir un espace parallèle, parfois délaissé par les acteurs « classiques » : la situation. Quand on joue une situation, les objectifs des personnages viennent souvent en contradiction avec les paroles, c’est tout l’apport des méthodes de jeu héritées de Stanislavski dont le cinéma a su profiter à plein. Parce qu’à l’écran, il n’y a plus besoin de mettre en évidence le texte pour passer la rampe ; en gros plan, tout passe beaucoup mieux, donc il faut se servir de cet espace pour exprimer autre chose, en particulier une psychologie, qu’elle soit comprise ou non du spectateur, et faire ainsi rencontrer deux espaces pour qu’ils puissent communiquer (d’un côté, la logique personnelle des personnages, souvent intérieure et que les acteurs définissent sur un plateau à travers des objectifs définis ; de l’autre, la logique des mots, celle que les personnages rendent audible ; l’opposition entre ce que l’on exprime et ce que l’on pense, au théâtre, c’est une possibilité interdite, car impossible à mettre en scène).

Palme d’or à une époque où les palmes étaient politiques. On voit ça. Le néant, mémère. La catastrophe.

À noter : des plans des anciennes usines Renault de l’autre côté de la Seine ; et la chanson Trois Petites Notes de musiques qui sera reprise par Montand, mais qui donne un peu l’impression que Colpi a voulu la planter dans son film où, pourtant, tout du long, on répète que c’est l’opéra, le dada du vagabond…


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