Brassard noir dans la neige, Kenji Misumi (1967)

Aux premiers flocons venus, chut…

Note : 4.5 sur 5.

Brassard noir dans la neige

Titre original : Yuki no mosho / 雪の喪章

Année : 1967

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Shigeru Amachi, Toyoto Fukuda, Tamao Nakamura, Chiaki Tsukioka, Mitsuko Yoshikawa

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Misumi au sommet de son art. On savait depuis La Rivière des larmes ou, avec moins de réussite, depuis Le Visage de la vierge que le réalisateur savait mettre à profit son génie visuel et son sens du rythme et de l’atmosphère au bénéfice des drames. Malheureusement, ces trois films, réalisés en quelques mois (comme d’autres tournés au début de la décennie avec Fujiko Yamamoto), sont beaucoup moins exposés que ses films où les katanas sont de sortie. On reste d’ailleurs dans le film d’époque, mais on tend plus vers l’adaptation de romans prenant place dans la première moitié du XXᵉ siècle, voire vers le roman de gare, puisqu’on frise par moment le mélodrame. Le Japon savait, au contraire de Hollywood à la même période, parfaitement traverser le passage parfois savonneux entre drame romantique et mélodrame.

On songe beaucoup pour son récit s’étalant sur plusieurs années au Naruse de fin de carrière ou aux scénarios de Zenzô Matsuyama, à des films comme La Condition de l’homme, Comme une épouse et comme une femme, Nuages flottants. Pour l’atmosphère, on pense également beaucoup à deux films de Shirô Toyoda : Le Pays de neige et Histoire singulière à l’est du fleuve ou à un autre de Kon Ichikawa, Le Fils de famille, sur un sujet similaire, celui du défi incertain pour certaines familles de notables d’assurer à leur clan une descendance viable. La présence d’Ayako Wakao fait inévitablement penser aussi aux films de Masumura ou de Kawashima. Les studios semblaient avoir le filon… : torturer une des plus belles femmes du monde de mille et une manières différentes, hommes et femmes apprécieront.

J’arrête le jeu des comparaisons, même si c’est toujours utile de situer les œuvres dans un contexte familier. Place au travail de Misumi. (Je paraphraserai à peine le contenu dramatique du film ; je me réserve pour les deux films suivants.)

En dehors peut-être d’une petite baisse de régime pendant les années de guerre (une intensité qui flanche compréhensible : il faut expédier rapidement des années forcément riches en événements marquants ; on assistait au même creux dans Nuages flottants, me semble-t-il, ou dans Le Fils de famille), à chaque nouvelle séquence, c’est un nouveau drame qui se joue : soit une humiliation supplémentaire à laquelle devra faire face le personnage de femme bafouée par un mari forcément lâche, volage et incompétent, soit une nouvelle mort tragique dont le titre révèle le caractère répétitif et fataliste.

Misumi filme la plupart de ses séquences comme un thriller, voire comme un film d’épouvante dans lequel tout serait finement suggéré, jamais dévoilé au grand jour : découpage resserré à la limite du montage-séquence, donnant ici ou là une information, usant de musique pour créer une ambiance et un environnement propices aux tensions multiples (et souvent muettes), jouant sur le rituel des choses et sur la nécessaire conformité aux usages auxquels on se soumet de bon cœur ou non, jouant sur l’attente d’un événement attendu ou craint…

Les premières minutes du film sont à cet égard exceptionnelles : Misumi filme le mariage du personnage d’Ayako Wakao comme le fera Coppola dans Le Parrain : derrière le paravent de la solennité et la multiplicité des petits rituels, on devine l’agencement minutieux du drame à venir qui s’organise à l’insu de ce personnage féminin qui croit encore pouvoir goûter, innocent, bientôt au bonheur conjugal. La mariée plonge pleine d’espoirs dans ce qu’elle ne sait pas encore être pour elle un cauchemar. Le rituel du mariage sonne pour nous comme un thriller à la sauce Psychose avant l’heure : on voit la scène de la douche sans la voir, telle que Hitchcock l’aurait filmée dix ans plus tôt, en suggérant tout et en ne montrant rien : beaucoup de gros plans à nous demander ce qu’il se passe et à attendre le moment de bascule, le poignard dans le dos, beaucoup d’illustrations comme pour offrir au spectateur un assemblage de petites touches scrutatrices afin d’entrer d’abord dans la chaire de la future victime, dans le nœud du problème, sans en comprendre encore le plan général et les enjeux pervers. Et puis tout à coup, quand ces longues séquences introductives de thriller conjugal prennent fin, que le sang du déshonneur de la femme bafouée ruisselle à l’écran et qu’on se surprend à trouver ça joli, Misumi ralentit le rythme et arrête la musique comme un assassin qui se penche sur sa victime pour en contempler sadiquement l’agonie : la tension est palpable, la jeune mariée respire encore. Misumi joue sur la lenteur des choses (celle de la sidération ou de l’épouvante), sur l’humiliation contenue, et on comprend, non, que Marion Crane ne va pas mourir, et qu’au contraire, son supplice à elle sera d’abord de se relever sans rien dire, puis de devoir contempler sans broncher la mort des autres. Fenêtre sur la mort qui court.

Malgré les apparences, jamais de grands élans romantiques : on est au Japon, il convient de masquer ses sentiments, de retenir ses larmes, de ravaler sa fierté. Et pourtant Misumi, par la suite, sans rien laisser paraître, montre tout : un gros plan révélateur, un œil qui se perd, un contrechamp parlant (« comment va-t-elle encaisser la nouvelle ? »). Inutile de parler, le montage parle à la place de ceux qui se taisent et qui souffrent.

Le petit coup de moins bien du milieu du film, en plus de la guerre qui vient trop massivement perturber le cours des événements, on le doit aussi sans doute à des personnages qui semblent enfin s’unir dans le désordre ambiant qui les entoure. La misère comme ciment. À moins que ce soit, comme dans la fin du Repas, le goût immodéré des Japonais pour les conventions, pour le retour à l’ordre établi. Et puis, ça repart comme en quarante (7 Rônin). Un homme reste un homme. Un lâche, un goujat. Que ne ferait-on pas pour voir Ayako Wakao souffrir encore un peu ?

Les choses (ou les morts) s’accélèrent alors, et on se demande si on n’est pas dans Hamlet à voir autant de corps s’effondrer à la première neige.

Aux premiers flocons venus, chut

La dernière feuille de l’arbre choit :

Brassard noir dans la neige

On peine peut-être à force de sautiller d’une époque à une autre à retrouver l’intensité de la première heure, mais Misumi et Ayako Wakao assurent l’essentiel. Leurs moments de moins bien sont les chefs-d’œuvre des autres. Dans Les Deux Gardes du corps, une actrice d’une immense beauté, plus belle encore qu’Ayako Wakao, attire très vite notre attention, pourtant, dès qu’elle bougeait et ouvrait la bouche, il ne se passait rien. Ayako Wakao, elle, « retient les chevaux » comme disait un prof de théâtre : elle garde l’indicible pour elle, dévoile peu, prend son temps, s’expose peu et se sait regardée. Misumi comprend qu’elle en dit plus quand il la montre interdite, immobile, statique, pensive : action… attention. On guette une réaction à chaque nouveau coup porté, le corps se raidit, la bouche reste mutique, et hop, un regard qui fuit : c’est ce regard que Misumi dévoile en gros plan, à défaut, un mouvement de tête après une pause où rien ne transparaît, une ligne de dialogue pour faire mine d’être passée à autre chose. C’est l’attente, l’incertitude, l’absence de réaction évidente qui commentent l’action et dévoilent ce que l’on croit deviner être les pensées des personnages. L’attention toujours du spectateur en quête de réaction en contrechamp : on apprend une nouvelle, et si on montre des personnages s’agiter ou répondre, paradoxalement, on ne voit rien ; si, au contraire, on dévoile un contrechamp alors même que l’action semble continuer ailleurs et si on joue du gros plan comme pour essayer de percer l’âme d’un personnage, inutile alors pour l’acteur de trop en faire — le spectateur interprétera à sa place. Tout l’art du cinéma est là. Encore et toujours le montage. Le montage, c’est celui qui vous donne un petit coup de coude à un mariage en vous faisant signe de regarder un détail dans un coin, un invité qui se fait tout petit. Plouf : gros plan. Mettre en scène, c’est faire des choix. Savoir quand placer des petits coups de coude dans un film. Misumi aime d’ailleurs toujours commencer ses séquences par ça : des gros plans. Illustration d’abord, détail après détail, d’une situation dont seulement dans un second temps, on comprendra la vue d’ensemble. Misumi fait du Bresson sans le savoir : sa prose place les effets au premier plan avant les causes. Qu’est-ce qui est censé être significatif dans un gros plan avant que tout éclate ? Devinez. On s’interroge et la petite musique des gros plans nous reste en tête : ils sont comme les indications en début de portée dans une partition. Et si on ne connaît pas le solfège des événements, c’est encore plus difficile à lire.

Une bonne partie de ses séquences sont construites ainsi. J’insiste, la petite musique de Misumi ne me quitte plus. D’abord quelques détails capturés en plans rapprochés et qui sont autant d’épitaphes placées au début de chaque chapitre pour piquer notre curiosité, puis on élargit vers une vue d’ensemble. On cherche alors les causes de ces premiers effets produits dans les plans plus larges. Et puis, Misumi retrouve les gros plans et les champs-contrechamps quand le rythme se tend et le silence s’installe.

Attention, les champs-contrechamps ont parfois mauvaise presse. Ceux-ci sont inventifs. Il ne s’agit aucunement des champs-contrechamps gnangnans servant à mettre en forme paresseusement des échanges de dialogues où tout est montré à la même hauteur. On parle ici de champs-contrechamps en réalité souvent muets (c’est le montage qui parle) où la diversité des échelles de plan est la règle et où les inserts ne sont par conséquent pas rares : interaction avec des objets ; une bague qui glisse du doigt ; un lit d’amoureux sur lequel la jeune mariée pose un regard amusé ; des jeux de regards qui se perdent sans jamais se croiser, qui s’éternisent sur quelque chose placé hors-champ et encore inaccessible.

À la différence d’ailleurs d’un Masumura dont j’avais analysé le recours constant et créatif aux champs-contrechamps, Misumi se prête à l’exercice d’une tout autre façon. Ce ne sont pas toujours d’ailleurs des champs-contrechamps puisqu’on ne sait pas forcément toujours si un plan répond précisément à un autre, mais comme le montage les fait percuter, ils sont appelés à dialoguer selon un principe d’effet Koulechov constant. Dans cette remarquable première séquence, par exemple, jouer d’abord si peu de plans d’ensemble complique la représentation d’un espace précis et d’une temporalité claire. On frôle tout juste le montage-séquence. Il ne manquerait au fond qu’une musique liant le tout, ce qui est loin d’être le cas ici, la musique servant plutôt à accentuer les tournants dramatiques et à servir de liant entre certaines séquences. Misumi multiplie les gros plans, les fait percuter, et peut-être y voit-on des champs-contrechamps qui n’en sont pas, des plans qui semblent se répondre quand ils ne le font pas ou le font avec un autre… Peut-être devrait-on presque parler parfois de « hors-champ-contrechamps ». L’art de l’espace vide, pépère, c’est celui que l’on ne voit pas et que l’on devine, celui que l’on montre en partie seulement, ou celui que l’on montre et que l’on voit précisément vide sans qu’il le soit véritablement puisqu’on nous le montre (c’est donc qu’il y a quelque chose à y voir). Le champ de Schrödinger. (Ce qui, entre nous, vaut bien les plans sur les bouilloires ou sur les chaises qui rient dans Ozu ou l’art de la contextualisation chez Vlacil.)

Dommage que, tout au long de sa carrière, Misumi ait en priorité mis cet art du montage et de la composition au profit de jidaigeki à lame. Comme on peut dire que Tarantino est un cinéaste de la « pré-action », de préliminaires retardant l’action, Misumi n’a jamais été selon moi un cinéaste de l’action : si ses films supposés êtres des « films de bastons » sont si réussis, c’est surtout parce que ce sont avant tout des drames, voire des thrillers. À l’image d’un combat de sumo, ce qui prête attention à notre regard, c’est tout le protocole, le rituel, l’attente qui précède le combat. Le combat en lui-même ne dure qu’une poignée de secondes. En art comme en amour, retarder le moment où les bâtons sont tendus, permet d’augmenter le plaisir ; ceux qui pensent pouvoir multiplier les joutes comme les explosions n’ont rien compris. C’est d’ailleurs pour ça que l’art de Sergio Leone doit tant au cinéma « d’action » japonais. Il y avait donc comme une sorte de malentendu à rechigner à distribuer les drames de Misumi et à se focaliser sur ses « films de samouraïs ». L’art n’a pas fini d’être un éternel jeu de malentendus. Espérons qu’à l’avenir, ces quelques films dramatiques, tirant parfois vers le mélodrame, soient plus visibles qu’ils ne le sont encore aujourd’hui.

Et si ce n’est pour Misumi, que ce soit pour l’interprétation d’Ayako Wakao, comme on devrait voir les drames avec Fujiko Yamamoto, comme on devrait voir tous les films de Misumi dans lesquels Kôjirô Hongô apparaît… Ce sera au prochain épisode comme dirait Shintarô Katsu.


Pour les images, ça se passe ici :

Ou ici.



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Pékin Opéra Blues, Tsui Hark (1986)

Pékin Opéra Blues

Note : 4 sur 5.

Pékin Opéra Blues

Titre original : Do ma daan

Année : 1986

Réalisation : Tsui Hark

Avec : Brigitte Lin, Sally Yeh, Cherie Chung

Tsui Hark avait semble-t-il toutes les qualités requises pour réaliser d’excellentes comédies d’action. L’humour est souvent présent dans ses films d’action, mais s’il y a genre qui domine dans Pékin Opéra Blues, c’est bien la comédie. Il a un don indéniable et une technique du rythme propre à la comédie, peut-être même plus à la farce, et je ne peux pas imaginer que tout ce travail fabuleux de mimiques, ou de lazzis, ne soit pas le fruit du seul talent de ses actrices. Plus qu’aucun autre genre, la comédie burlesque a besoin d’être coordonnée par un chef exécutant. Il y a une logique derrière cette mécanique huilée du rire qui ne peut être que réfléchie et parfaitement exécutée. Je ne suis pas un grand connaisseur des films de Jackie Chan, on y retrouve pour sûr le même goût pour la farce, le rythme et les cascades ; Hark fait ici reposer tout son film sur une suite de “tableaux”, ou de plans très expressifs structurés, montés, autour de l’expression faciale des actrices, fonctionnant selon un principe d’action / réaction, et dont j’ai déjà expliqué le principe à plusieurs reprises. Il ne fera d’ailleurs pas autre chose dans The Blade qui, s’il contient beaucoup moins d’aspects farcesques, obéit aux mêmes principes de montage construit autour d’une gestuelle exagérée et mécanique (parfois à l’excès, comme dans la séquence chorégraphiée, en flash-back, de la fuite avec l’enfant des deux hommes sous la pluie). Plus tard, dans The Blade, c’est donc l’action pure qui bénéficie de cette technique de montage resserré, et non pas moins précis — on en retrouve peut-être ici l’origine. En gros, c’est un peu comme si la commedia dell’arte avait engendré John Woo. (Je suis sérieux, il y a une véritable similitude dans la nature et l’usage qui est fait du geste, du port de tête même puisque c’est lui qui articule l’avancée comique d’une scène.)

Brièvement, je précise ce principe du montage, dont on peut en retrouver l’origine chez Eisenstein, d’ailleurs, avec le montage des attractions, et dont on en retrouve quelques principes dans le découpage de Masumura (même principe d’action réaction que j’explique cette fois en détail sur /cette page/ et qui n’est par conséquent pas un procédé propre à la comédie). Au théâtre, et a fortiori dans une comédie, les acteurs structurent leur interprétation à travers des expressions faciales et gestuelles souvent mécaniques (d’aucuns trouveraient ça pas naturel avec un effet « pantomime ») qui sont une suite de réactions, de commentaires, parfois d’apartés, qui au théâtre s’adressent au public mais qui au cinéma sont censés dévoiler le sentiment présent du personnage à l’écran (dans ce type de jeu, l’expression donne presque toujours à voir le sentiment du personnage, et au cinéma au lieu d’un aparté adressé au public, on a plutôt une sorte d’aparté que le personnage s’adresse à lui-mêmeelle reste tout aussi visuelle : les autres personnages ne remarquent pas ces expressions, ou apartés, et cela n’a rien de naturel — c’est une convention théâtrale qui se retrouve à toutes les époques dans tous les théâtres du monde et qui a tendance à se perdre). Au théâtre toujours, le rythme est donné par cette mécanique donnant l’illusion d’une situation avançant au rythme des confrontations scéniques entre personnages : il y a l’action, parfois une réplique, d’autres fois une action, un geste, une expression pouvant alors être la réaction à ce qui précède, à quoi succède mécaniquement une réaction, et ainsi de suite. Si on parle de mécanique, c’est à la fois parce que pour être efficace, il faut se débarrasser de tous les gestes ou réactions peut-être réalistes, mais toujours accessoires dans ces conditions, et donc superflus dans un contexte de jeu non réaliste ; et non seulement, il ne faut exprimer que des gestes ou des expressions faciales choisies (et sans les multiplier, car le principe, c’est qu’à une action répond une autre, pas une poignée d’autres : le but, c’est de faire les personnages se répondre même si paradoxalement ils ne réagissent pas directement à une action ou réaction d’un partenaire, c’est déjà les prémisses d’un montage en champ-contrechamp, puisque ce qui compte, c’est la mécanique expressive d’au moins deux sujets se répondant l’un à l’autre parfois même symboliquement — quand on songe au quiproquo déjà, il est question de deux réalités qui s’opposent dans une situation et seul le spectateur a une vue d’ensemble de ce qui se passe), mais en plus il faut « attaquer », comme on peut dire par ailleurs pour des répliques mais qui s’applique ici à une action, un geste, une mimique. Attaquer, cela signifie qu’après une fraction de temps de « réception » (à la fois utile pour que le public comprenne ce qui se passe — une mécanique indispensable quand on joue du Feydeau par exemple — mais aussi pour suggérer que le personnage réfléchit une fraction de seconde), l’acteur lance son geste, son mouvement, sa mimique, sa réaction d’une manière nette et précise.

Comment cela se traduit-il au cinéma ? C’est assez simple en fait. Au théâtre, l’œil est naturellement attiré vers l’endroit de la scène où un personnage parle, ou un autre agit ou réagit : il y a rarement deux choses de même importance qui se passent à différents endroits de la scène, c’est donc en soi déjà une forme de montage, un montage guidé par les « attaques » et les actions précises des acteurs. Au cinéma, il n’y a plus qu’à suivre cette mécanique au moment du tournage, et le montage ne sert plus qu’à coller un à un ces plans constitués d’actions et de réactions. Au lieu de procéder un montage fait d’illusions et de raccords dans les mouvements, l’astuce ici est de couper juste avant que le mouvement ne se passe : après le cut, l’œil s’attend à voir initier immédiatement un mouvement ou un changement d’expression.

Les plans de Tsui Hark répondent donc souvent à une logique que j’appelle parfois « un plan une idée », mais puisqu’ici, on voit très bien l’origine théâtrale de ce montage, mieux vaut parler de logique d’action / réaction. Techniquement, c’est assez facile à comprendre : la plupart des séquences sont constituées de plans obéissant souvent au même schéma, c’est-à-dire qu’à la suite d’un cut, le plan commence par une phase très courte soit figée (correspondant au temps de « réflexion » ou de « réception » du public dans la comédie) soit dans un mouvement continu qui sera bientôt brusquement interrompu, et l’acteur s’anime alors pour exécuter une action, un geste, une réaction que certains trouveront surjoué, mais cette outrance est nécessaire pour apprécier la logique et la mécanique expressive du jeu (qui apporte à la fois du rythme et du sens, puisque le jeu expressif dit quelque chose de la situation, et dans une farce, c’est même souvent ce jeu qui passe devant les dialogues ou le sens de l’action générale : quand Buster Keaton va acheter de la mélasse dans un magasin, cette action d’acheter quelque chose n’a aucune importance, ce qui compte, c’est toute la farce gestuelle qui s’anime autour). Et il faut noter que bien souvent, Tsui Hark n’a pas besoin d’user de cut, car dans l’idéal, il faut arriver à caser le plus de ces actions réactions dans un même plan en jouant sur la profondeur de plan, les mouvements des acteurs entrant ou sortant dans le cadre ou en mouvant l’axe de sa caméra (on retrouve alors encore plus l’origine théâtrale du procédé, mais en général, Tsui Hark, surtout durant les séquences jouées dans l’urgence, avec un danger ou une tension immédiats, aime bien jouer des ciseaux). Et c’est donc ainsi que de nombreuses fois par exemple, on peut voir les actrices ce que certains appelleraient « rouler des yeux ». Tourner la tête rapidement ou avoir les yeux se diriger brutalement vers un autre sujet en guise de réaction, ça fait partie de cette mécanique farcesque.

Il faut d’ailleurs noter que dans le film, la grande partie de ce travail d’action / réaction est menée par les trois personnages féminins. Ici, les hommes sont assez passifs ; pour certains, ils sont même autant en retrait que pourraient l’être des personnages féminins de complément dans un autre film. On est un peu dans Drôles de dames avant l’heure… Preuve, si c’était encore à démontrer (et ironiquement, c’est même presque un message explicite d’un des enjeux du film et qui concerne ce personnage féminin rêvant de pouvoir jouer un rôle dans une pièce que dirige son père alors que les actrices sont interdites dans l’opéra de Pékin) que des femmes peuvent tout à fait être efficaces (donc drôles) dans une farce.


 
Pékin Opéra Blues, Tsui Hark 1986 Do ma daan, Peking Opera Blues | Cinema City Company Limited, Film Workshop

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Rotaie, Mario Camerini (1929)

Note : 4 sur 5.

Rails

Titre original : Rotaie

Année : 1929

Réalisation : Mario Camerini

Avec : Käthe von Nagy, Maurizio D’Ancora, Daniele Crespi

Deux tourtereaux pris par l’urgence de survivre : résister à la tentation du jeu, de la convoitise de l’étranger, et retrouver les bonnes vieilles valeurs populaires.

Les quinze premières minutes sont magnifiques. Les deux amoureux échouent dans un hôtel, accablés par les dettes ; ils osent à peine se regarder, se demandant comment survivre. Tout est affaire ici de regards : la manière de les faire dialoguer dans le montage. Un peu comme trente ans plus tard, Valerio Zurlini réussira à le faire dans le magnifique Été violent.

Le montage suit littéralement le langage des yeux : une situation, une atmosphère, une attitude pensive suivie d’un roulement d’yeux tout ce qu’il y a de plus simple au monde et qui est le signe qu’on cherche à chasser une pensée par une autre ; et puis un regard qui en cherche un autre parfois hors champ ; et hop, on coupe pour montrer ce qui est vu ; et rebelote. Les yeux, rien que les yeux. Pour montrer ce qu’on pense, pour montrer la détresse, la solitude (parfois partagée), il suffit de regarder, mais de manière très épurée, sans autre mouvement, celui qui regarde et n’est pas censé être vu. On se passe ainsi pas mal d’intertitres, car on lit tout dans un regard, surtout l’indéchiffrable. Et en effet, en un peu plus d’une heure, le film n’en contient qu’une vingtaine. In the Mood for

L’influence allemande, celle de Murnau tendance Kammerspielfilm (voire celle de L’Aurore, avec l’attrait pernicieux des lumières de la ville, le personnage tentateur) est évidente, même si on joue moins sur les décors : l’accent est plutôt ici mis sur la psychologie des personnages (on est loin de l’expressionnisme, si le jeu est plein d’intensité, on est dans une veine beaucoup plus naturaliste, voire stanislavskienne), et la caméra est parfois virevoltante sans jamais tomber dans les excès.

Le cœur du film est peut-être moins convaincant. Le jeune délaissant sa belle, accaparé qu’il est par ses gains, puis ses pertes, au casino ; et la belle voyant fatalement rôder autour d’elle un bellâtre bien né dont elle n’a que faire.

Cela a au moins le mérite d’être vite expédié et d’être efficace. Même en Italie, 1929 semble avoir été un cru exceptionnel pour le muet…


 

 

 

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La Vie d’une femme, Yasuzô Masumura (1962)

Note : 3.5 sur 5.

La Vie d’une femme

Titre original : Onna no issho

Année : 1962

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Machiko Kyô, Masaya Takahashi, Jirô Tamiya

Opus somme toute mineur dans la filmographie de Masumura, faute à un récit trop éclaté et un manque de scènes fortes (sorte de Vie d’O’Haru femme galante vite expédié et surtout sans faire confiance à son actrice principale à émouvoir le spectateur en lui laissant le temps de s’exprimer…). On aurait presque l’impression que les réels conflits et enjeux du film n’appartiennent qu’aux événements historiques et extérieurs à la vie de notre petite famille à travers les décennies. Même chez Ozu ou chez Naruse les événements familiaux, les conflits, y sont parfois plus marquants. Même éclaté sur plusieurs décennies, ça reste très anecdotique. Pour un mélo, on se surprendrait presque à barboter sur les rives d’un lac.

Reste le génie de découpage et de composition des plans de Masumura, surtout dans les petits espaces, rappelant Une femme confesse tourné l’année précédente. Si pour certains cinéastes, on s’applique avec le principe du « une idée un plan », chez Masumura, c’est une sorte de composition binaire dans laquelle à l’intérieur de chaque plan une action suivie d’une autre en réaction doit prendre forme. Action, réaction, et une logique du découpage tournée vers le principe pas si lénifiant du champ-contrechamp.

Dans un champ-contrechamp, parfois, on oppose un visage en gros plan à un autre en gros plan… Jamais ici : Masumura cadre systématiquement ses personnages dans le même plan, et le champ-contrechamp s’opère après un échange de trois ou quatre répliques, rarement plus. Les personnages se font rarement face, puisque c’est vrai que dans une discussion, il y en a souvent un qui veut parler à l’autre, et un autre qui subit et qui chercherait plutôt à fuir la discussion : celui qui fuit s’affaire souvent à une action, répond à l’autre, peut éventuellement devenir celui qui vient interroger l’autre, et les rôles s’inversent et ainsi de suite. Mais toujours le même principe de composition : une action ou une réplique, à laquelle l’autre personnage cadré dans le même plan répondra, un ou deux échanges tout au plus, éventuellement un personnage bougera, ou un autre interviendra, et ainsi de suite.

Autre principe, comme aux échecs, Masumura prend souvent un coup d’avance toujours pour que les personnages qui se répondent soient systématiquement dans le même cadre (l’un de profil, un autre peut-être de dos, mais rarement l’un à gauche et l’autre à droite, pour jouer sur la profondeur, profiter du scope et créer une perspective qui justifiera l’emploie du contrechamp) : la réaction de l’action en cours est déjà en gestation dans le plan à un autre endroit du champ, et cela souvent au premier plan, comme pour préméditer une action ou une prise de parole. En changeant de plan, Masumura ne propose pas seulement un contrechamp, il nous indique que dans le cadre, alors que l’action qui précède (suivant parfois un raccord) se termine, une réaction à cette action va prendre place dans ce nouveau cadre. On guette l’action à venir, et on la voit presque, la devine, avant qu’elle se manifeste. (Foutrement efficace d’un point de vue narratif, mais ça doit aussi être beaucoup plus économe en pellicule, parce que contrairement encore de l’idée qu’on se fait des champs-contrechamps, puisque les personnages bougent sans cesse, aucun réel plan maître ; pas non plus d’échelle de plan, parce que Masumura joue avec la profondeur dans tous ses plans — au premier plan souvent flou, des objets, des parois, au second un personnage, au troisième un autre, au quatrième parfois encore un autre amené à intervenir ou qui est déjà intervenu et qu’on ne voit plus qu’en pointillé… — si bien qu’il filme deux répliques, parfois trois, fait bouger éventuellement ses acteurs, en fait intervenir d’autres, et puis contrechamp. L’astuce, c’est que si dans un champ-contrechamp classique, le troisième plan est presque toujours une copie du premier, là, ça ne marche que par paire : 11 (action-réaction-cut)/ 22 (contrechamp avec même principe d’une action répondant à une autre à l’intérieur du même plan)/ 33 (contrechamp du plan précédent, mais autre angle que le plan antéprécédent 1)/44, etc. ; et cela au lieu du ronflant 1/2-1/2-1. Plus fort encore, tel encore un joueur d’échecs, revenir à un plan bien antérieur laissant presque penser qu’il pourrait avoir un plan maître, alors que ça paraît assez peu probable : 11/22/33/44/1/44/5 (comme dans la séquence finale où il reviendra juste avant un travelling me semble-t-il à un emplacement de caméra en plan moyen utilisé précédemment pour un plan plus rapproché.)

Analyse plus détaillée ici :

Composition des plans et montage en champ-contrechamp chez Yasuzô Masumura


La Vie d’une femme, Yasuzô Masumura 1962 Onna no issho | Daiei Studios


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Son chemin, Aleksandr Chtrijak (1929)

Note : 4 sur 5.

Son chemin

Titre original : Yeyo put

Titre alternatif : Le Chemin de souffrance

Année : 1929

Réalisation : (Dmitri Poznansky) Aleksandr Shtrizhak

Avec : Emma Tsesarskaya, Aleksandr Zhukov, Karl Gurnyak

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Voilà le film jusqu’à maintenant le plus intéressant de cette rétrospective soviétique. Par certains côtés, l’histoire de départ rappelle celle du Village du péché tourné l’année précédente et où apparaissait déjà Emma Tsessarskaïa, à savoir une femme de la campagne qui se marie avec un homme qui fichera vite le camp et qui se liera (elle) pendant l’absence de son mari avec un autre homme. Si le précédent film traitait du thème de l’inceste, dans mon souvenir, ici on est plus dans l’adultère. La plus vieille histoire du monde : celui qui part à la chasse perd sa place. D’ailleurs, on pourrait également faire le rapprochement avec un film tourné trente ans après, Le Passage du Rhin où un prisonnier français s’amourachait d’une jeune Allemande : notre belle ici se lie avec un prisonnier autrichien.

Le film est tout acquis à la cause de la paysanne, ça n’étonnera personne, mais peut-être un peu plus de son amant. L’amour bourgeois serait presque considéré comme contre-révolutionnaire tandis que l’adultère, en voilà une valeur d’avenir sur laquelle le communisme pourrait s’appuyer (!). C’est que l’amant, bien qu’étranger, est un grand gaillard qui amasse une somme de travail importante aux champs et finira par rejoindre les rouges. « Dis, tu as entendu parler de Lénine ? C’est un homme juste. » Et puisque l’amant se laisse convaincre par la cause communiste (c’est un bon garçon), notre paysanne (bientôt maman d’un petit autrichien) rejoindra les mêmes forces révolutionnaires. Quant au mari absent, lui, s’était écrit, s’embrigadera chez les blancs (méchant garçon).

Rien d’exceptionnel dans cette histoire, elle a au moins le mérite d’être assez simple, voire archétypale. On est en 1929 et le cinéma muet un peu partout dans le monde a atteint un niveau d’expression qu’il ne retrouvera jamais, et pour cause. La manière dont Chtrijak (ou son directeur photo, ou son monteur, ou tout ce petit monde à la fois) arrive à rendre au mieux cette histoire est tout bonnement exceptionnelle. Oublié le grotesque et l’insignifiance du montage des extractions, il en reste une influence, plus gancienne presque, basée sur l’efficacité d’un montage, certes parfois sensoriel ou excessif, mais surtout concis, rapide. Et la concision au cinéma comme dans tout art narratif, c’est la possibilité de viser l’efficacité et de raconter beaucoup avec peu d’éléments. Jusque-là rien de bien innovateur, sauf que le talent du découpage de Chtrijak, c’est que si la concision bien souvent sert à accélérer le rythme et à donner profusion d’éléments s’additionnant les uns aux autres dans une visée strictement quantitative du récit (on parlera alors de densité), lui fait ici tout le contraire, autrement dit, son découpage sert à ralentir l’action, la tendre, parfois la répéter en en variant légèrement la forme, un peu comme en musique avec ses motifs répétitifs. Pour faire simple, le cinéaste qui viendra bien après et qui est connu pour ralentir l’action, c’est Sergio Leone. Mais il y a d’autres exemples, moins évidents, où des cinéastes, peut-être poussés par les indications scénaristiques, se sont essayés au ralentissement de l’action tout en adoptant un montage rapide. On est en Union soviétique, et l’image qui vient immédiatement en tête, c’est celle du départ de Jivago laissant sa Lara seule dans sa datcha (le ralentissement léger de l’action serait plutôt un procédé du classicisme, alors que l’accélération artificielle, on peut l’imaginer, aurait un côté peu noble employé dans des films usant d’effets faciles et sensationnels). La scène n’est pas forcément très ralentie, mais Lean prolonge la scène, insiste sur le drame d’une telle séparation en prenant son temps tout en offrant assez de matière au montage pour les yeux du spectateur, au point que la forme illustre au mieux le fond puisqu’elle prend son temps pour une scène importante dans le récit. On a exactement la même scène ici, et Chtrijak prolonge bien plus la séquence, la ralentit pour en faire un épisode tragique majeur de son film. Il y a un petit côté wagnérien dans la forme, on pense que ça va se terminer, et hop, la musique repart avec le même motif un peu différemment, pour répéter une émotion et bien insister, et tout cela n’en finit pas, et on prend plaisir à suivre ainsi la douleur de nos héros décomposée en petites rondelles temporelles. L’effet recherché est évident, quand on parle de tendre l’action, viser une certaine forme de suspense (non pas lié à la peur sur quoi Hitchcock plus tard s’appuiera essentiellement, mais ici sur la compassion, le déchirement de la séparation, la pitié aristotélicienne…), c’est pour émouvoir le spectateur, surligner les passages du récit qui font appel au pathos.

Pour ralentir l’action toujours, Chtrijak ira jusqu’à utiliser des ralentis sur les pattes de chevaux au galop, et qui montés avec d’autres actions produira un effet émotionnel immédiat et efficace sur toute une bonne partie de la séquence.

Les gros plans, là encore, feraient presque plus penser à du Sergio Leone qu’à du Eisenstein. Il y a toujours chez Eisenstein une volonté de tirer ses portraits vers le grotesque (principe du montage des “attractions”), voire des images statiques de personnages qui exultent ou qui sont parfois étrangers à l’action principale. Chez Leone comme ici chez Chtrijak, ces gros plans servent d’abord les personnages centraux, si les images peuvent être figées c’est qu’elles répondent plus à une sidération ou à une quelconque émotion du personnage « en attente » souvent d’une action ou d’une réaction placée hors champ, et si on peut suspecter Leone de tirer parfois vers le grotesque, ce sont des visages impassibles, tandis que chez Chtrijak, c’est surtout plus pour montrer les tourments d’un personnage principal, comme pour nous inciter à compatir avec lui et nous aider à percer ce qu’il ressent. Alors le “grotesque” ou l’excentrique ne sont pas totalement absents du montage, mais cet aspect est plus laissé aux plans sur les villageois ou sur le mari pour renforcer l’antipathie qu’on éprouve pour lui. D’ailleurs, au retour de ce mari encombrant, Chtrijak, choisira la meilleure manière pour nous en faire une figure négative : contre-plongée alors qu’il reste perché sur son cheval et toise les villageois de sa détestable hauteur blanche…

On trouve également quelques mouvements d’appareil efficaces : timides travellings arrière à la Kubrick (sur un personnage regardant face à lui) comme pour rester sur une émotion, de face, et forcer la mise à distance en changeant ostensiblement la valeur du plan ; ou des travellings d’accompagnements dont un magnifique, en gros plan et de côté, avec le sujet qui marche devant des villageois qui eux restent statiques en arrière-plan, renforçant le contraste et la séparation symbolique entre ce qui bouge (nous, avec le personnage principal en mouvement) et ce qui reste statique. De tels procédés ne sont pas rares aujourd’hui, mais quand on emploie plus que ça et avec la fluidité d’un steadicam, l’effet recherché en devient nul. Quand on allie au contraire des images plus volontiers statiques à de rares plans en mouvement, l’effet est bien plus garanti.

Voilà comment on fait d’une histoire un peu banale un grand film. Il n’y a pas d’histoires stupides, ou de propagande, il n’y a que des films bien ou mal racontés. La forme doit se mettre au service du fond. Et c’est ce que Chtrijak parvient magnifiquement à faire ici.


 

Son chemin, Aleksandr Chtrijak 1929 Yeyo put, Le Chemin de souffrance | Sovkino


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Top films russo- soviétiques

Liens externes :


Charlot grammairien

c.ha.r-lo.t

Note : 4 sur 5.

Les films Essanay de Chaplin

Réalisation : Charles Chaplin

Année : 1915

Avec : Charlot

On est un peu réticent souvent à voir les films burlesques, les slapsticks, et en particulier les films de Chaplin, comme ayant œuvré, au même titre que les films plus dramatiques de Griffith ou d’autres, dans l’élaboration d’un langage filmé. Si on s’échine parfois à savoir qui a été le premier, on oubliera qu’un procédé, pour être efficacement utilisé et accepté par le spectateur (de manière inconsciente), il faut un maître qui soit lui capable d’en comprendre les atouts et de l’utiliser au mieux, parfois de manière systématique (si ça marche, et que les autres n’y comprennent rien, pourquoi se priver).

Ainsi, les réalisateurs britanniques de l’école de Brighton ont eu beau tout inventer, ce n’était que des amateurs et leurs histoires avaient la simplicité du genre : le film de poursuite. Porter reprendra les principes du montage expressif dans Le Vol du grand rapide, mais sans rien y comprendre puisqu’il y montre différentes actions qui ne se répondent et ne se rencontrent jamais… comme posées sur deux rails parallèles d’une voie ferrée. Griffith, quant à lui, flaire le truc et l’utilise abondamment dès A Corner in Wheat en 1909 (et peut-être avant). Le montage parallèle tend à créer une situation d’ensemble en cousant un à un divers tableaux réunis par une logique d’ensemble (on y trouve même à une autre échelle, un plan de coupe du silo à grain, mais là rien de neuf depuis les Brighton). Les films gagnent ainsi en tension parce que le montage suggère un lien entre les scènes, d’abord symbolique (et plus si affinité), et c’est au spectateur de le comprendre. Si le cinéaste lui-même ne comprend pas ce qu’il est en train de dire en collant des plans entre eux, c’est râpé (n’est-ce pas M. Porter qui est en train de rêvasser au fond de la classe !).

Tout d’un coup, le cinéma ne fait rien d’autre que reproduire les possibilités narratives déjà employées en littérature, capable au contraire du théâtre, d’évoquer une action, puis une autre, puis de revenir à la précédente, etc. Si Griffith s’est parfois perdu en montage parallèle (dans Intolérance, où les différents tableaux n’ont pas vraiment vocation à se rencontrer), il a su très vite exploiter le montage alterné, la même année, avec Lonely Villa, et a donc compris très tôt, que le procédé pouvait accentuer la tension de la situation telle qu’elle se présentait dans la continuité devant l’œil du spectateur. On revient aux bons films de genre : la grammaire a commencé par des films de poursuite, et nous voilà avec des thrillers (à noter le remarquable Suspense de Lois Weber en 1913).

Et arrive Chaplin. En 1913, tout cela est, ou semble, plus ou moins mis en place, et il commence sa carrière dans le burlesque chez Mack Sennett fraîchement arrivé, comme d’autres, à Hollywood. Sennett a un petit côté Porter, il a de la chance de se trouver là au bon moment et au bon endroit, mais il manque pour tout dire de génie. Arrive 1915 et Chaplin commence à jouer les hommes orchestres pour la Essanay. Des quelques films que j’ai vus et qui étaient proposés par Arte en cette fin d’année, tout y est d’une maîtrise impressionnante. Si Chaplin était connu pour être rigoureux dans son jeu, dans l’invention de ses gags, je voudrais surtout souligner le fait qu’il maîtrisait tous les aspects du montage alterné et que résident aussi là en partie les raisons de l’efficacité universelle, indémodable, de ses films.

Si on rit chez Chaplin, si on ne s’y ennuie pas, c’est bien que Chaplin, en bon compositeur, et peut-être même, qui sait, en spectateur des chase films en Angleterre quelques années plus tôt, comprend que pour une comédie, les possibilités qu’offre le montage alterné, et cela à toutes les échelles, c’est de l’or. Un petit film, ce n’est pas si différent qu’une petite blague : sa réussite tient souvent beaucoup plus à la manière dont on la raconte. La manière, dans ce cinéma burlesque des années 10, c’est donc le montage alterné.

Si beaucoup de ces premiers films Essanay commencent alors par l’introduction de deux scènes parallèles avec chacune un personnage immédiatement identifiable ; tous deux seront amenés rapidement à se rencontrer (Sennett utilisait déjà le procédé a priori, mais que c’était ensuite que ça se gâtait). Les films de 1915 ne cessent de répéter le même principe. Au début, deux rails, qui viennent à se croiser, puis Chaplin fait intervenir un troisième, qui vient interagir avec un des deux premiers ou les deux, puis un quatrième, et ainsi de suite, jusqu’à plusieurs personnages qui vont être autant d’obstacles ou au contraire des appuis, mais tous vont servir de contrepoints et de faire-valoir à son propre personnage. Si on est toujours dans le muet, les images (et les situations, ainsi que les personnages) se répondent ainsi. Chez Chaplin, on s’envoie des baffes, des coups de pied, autant qu’on y voit des plans de coupe faisant intervenir une action parallèle, qu’elle intervienne alors immédiatement dans l’action précédente ou qu’elle ne serve encore que de “planting” ou d’action parallèle. Dans tous les cas, que notre “attente” soit contentée immédiatement ou non, les actions, scènes ou personnages indépendants finissent toujours par se rencontrer.

Un exemple en images avec un découpage des deux premières minutes de In the Park :

In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (1) Premier plan, intro premier personnage Edna

Premier plan. Introduction du premier personnage, Edna (un plan très court : déjà Chaplin fait la différence entre un plan qui apporte une information et un plan où une situation prend forme).


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (2) deuxième plan de suite après présentant deux amoureux

Deuxième plan de suite présentant deux amoureux (même endroit, on imagine un contrechamp)


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (3) les deux rails se rejoignent symboliquement qui a quitté, c'est un champ contrechamp car Edna les regarde

Les deux rails se rejoignent symboliquement. Confirmation du contrechamp : Edna les regarde, envieuse.


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (4) apparition de Chaplin avec une situation définissant son personnage lunaire et fauché (même endroit, mais ailleurs, donc pour l'instant en montage parallèle)

Apparition de Chaplin avec une situation définissant son personnage lunaire et fauché (même endroit, on le devine grâce au second plan mais ailleurs, donc pour l’instant en montage parallèle : Chaplin pose un nouveau rail).


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (6) Chaplin sort du champ pour réapparaître aussitôt avec un nouveau personnage (succession de rencontres malheureuses)

Chaplin sort du champ du précédent plan pour réapparaître aussitôt avec un nouveau personnage (succession de rencontres malheureuses, toujours pour caractériser son personnage, mais cette fois à travers des situations courtes et comiques). (Ce type de raccord malhabile est peut-être ce qu’on trouve encore d’archaïque dans la mécanique du montage de Chaplin.)


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (7) Chaplin retrouve le couple d'amoureux, une rencontre heureuse, ou pas

Même principe. Mais cette fois, Chaplin retrouve le couple d’amoureux introduits plus tôt (planting). Une rencontre heureuse ?… Ou pas.


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (8) Pendant ce temps, Edna est rejointe par un inconnu qui partira aussitôt

Pendant ce temps (effet narratif du montage alterné), Edna est rejointe par un inconnu (qui partira aussitôt). Chaplin crée ici un effet de miroir en opposant les deux situations (intrus) et préparant ainsi son arrivée auprès d’Edna.


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (19) après s'être fait jeté par le couple, il tente sa chance avec Edna hors-champ

Après s’être fait jeter par le couple, Chaplin tente sa chance avec Edna hors-champ. L’usage du plan rapproché indique une évolution à la fois dans le récit (marque d’importance) et dans l’approche de Charlot (moins invasif, ce qui ne durera pas).


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (10) Chaplin la fait rire

Chaplin la fait rire. En drague comme en montage, c’est la promesse d’un ‘collage’. (Tous ces tralalas pour se faire rencontrer ces deux ‘rails’ principaux.)


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (11) Et voilà qui permet à Chaplin de s'approcher de la belle

Et voilà qui permet à Chaplin de s’approcher de la belle. Comique de répétition, on est en attente de la gaffe (en revanche, Chaplin est loin d’être un Charlot au montage).


In the park Introduction, Charlie Chaplin 1915 (12) raccord dans l'axe pour marquer l'évolution narrative là où tant d'autres auraient laissé l'action se poursuivre

Raccord dans l’axe pour marquer l’évolution narrative là où tant d’autres auraient laissé l’action se poursuivre. Il y a donc clairement chez Chaplin ici une volonté de se servir du montage pour créer un récit et non pas seulement s’appuyer sur le potentiel comique d’une situation (et de son simple talent d’acteur).

 

En moins de deux minutes, la mécanique narrative de Chaplin est posée. Ce cinéma-là n’a rien de muet : il a un sens, une structure, et ce qui l’articule, c’est la science du montage de Chaplin.


Quand je parle de différentes échelles, cela signifie que chacune à leur manière, les compositions telles que “plan de coupe” (plan de réaction d’un personnage présent dans une scène), “plan de coupe d’une autre scène” (ce que les Américains semblent appeler cutaway scene, en opposition au cutaway shot, voire carrément de l’insert) ou “champ contrechamp”, tout ça, c’est du montage alterné. La particularité de Chaplin donc, c’est qu’une bonne partie de la situation comique, du récit (on parle bien ici de “récit”, dès qu’il y a montage expressif), est comprise à travers ce jeu de va-et-vient entre les personnages et les différentes petites actions vouées à se rencontrer.

Ce qui fascine chez Chaplin, comme dans les meilleurs, et les plus simples, films de poursuites, c’est l’impression de fluidité et de mouvement permanent. Une image répond à une autre, et encore une autre. Quand on regarde un Max Linder, ou un Sennett, voire souvent un Griffith, on regarde la situation se dérouler sous nos yeux, souvent sans montage, et à un moment, avec notre œil habitué à manger raccord sur raccord, on s’ennuie. Chez Chaplin, c’est rarement le cas, et pour une raison simple : ce montage alterné permanent lui permet de couper au montage l’inutile, le répétitif ou le temps mort. Un Chaplin, c’est comme une partition de musique, comme une nouvelle efficace, ou un bon acteur, il n’y reste que l’essentiel et pour structurer tout ça, il procède toujours de la même manière : au début de chaque nouveau plan doit apparaître (le plus souvent) une attaque, autrement dit un mouvement (une entrée dans le champ, un mouvement, un geste, une réaction…), puis si c’est nécessaire et que l’action (et l’idée) se poursuit, il la laisse se poursuivre sans couper, et finit par une finale franche, avant de réattaquer au plan suivant, etc. Il n’y a donc, de fait, jamais de temps mort.

À noter aussi la probable filiation de ce montage alterné, si essentiel dans la naissance du langage filmé, avec la scène théâtrale, et plus particulièrement avec l’aparté comique. Il y a deux sortes de montages alternés : celui qui fait répondre des actions situées dans deux lieux géographiques différents (et qui sont appelées à se rencontrer, comme dans Fire!), et celui qui fait répondre deux actions simultanées dans un espace géographique commun. Et c’est ce dernier, utilisé massivement dans les comédies de Chaplin, qui trouve son origine dans les apartés du théâtre. L’aparté est une convention qui permet, sur une même scène, d’opposer des actions dans un même espace et dont seuls sont témoins les spectateurs et un des personnages (soit caché et qui regarde l’autre action en train de se faire, soit en se tournant vers le public pour lui offrir une réaction commentant l’autre action en cours). C’est déjà une forme de montage en soi parce qu’on accepte la convention voulant que les autres personnages soient coupés de l’aparté en question. L’aparté serait ainsi en quelque sorte précurseur du montage alterné, voire du split screen… La filiation en tout cas est réelle. En innovation, au cinéma comme ailleurs, on n’invente souvent pas par hasard ou à partir de rien.

Bref, ce sont les Anglais qui ont tout inventé. D’abord, il y a eu l’action, stupide, les courses-poursuites, les exploits des pompiers, les gendarmes et les voleurs… Ce sont les chase films. Puis il y eut l’interaction. Suggestive, maligne. Quand les actions s’unissent pour en évoquer une plus grande : la situation, l’histoire. Le drame a un côté plan-plan qui laisse finalement assez peu de place aux innovations, parce que c’est du sérieux le drame, il faut respecter l’acteur, le moment intense de la situation… Alors que dans les chase films, les thrillers, les westerns (pour faire plaisir à Monsieur Porter… qui s’est endormi au fond de la salle !!!) et donc bien sûr dans les slapsticks, on va toujours à l’essentiel, à l’efficace, au grossier, au vulgaire, au plus facile. Parce que oui, la langue, la grammaire, ne s’invente pas dans des bureaux, mais dans la rue, par les mômes, par les chapardeurs, les morveux et les enquiquineurs. C’est la ruse qui fait avancer la langue et établit une grammaire. Et au cinéma, c’est aussi les mauvais genres, qui dans l’ombre du drame, ont aidé à forger ce que chacun utilise aujourd’hui pour s’exprimer à travers des images. On doit probablement beaucoup à ce vagabond qui non seulement savait nous émouvoir devant la caméra, mais savait aussi parfaitement mener sa barque, derrière, dans l’ombre, parce que pendant qu’on sourit on ne regarde pas le montage. Le paradoxe, le grand malentendu, il est toujours là : Chaplin était un formidable chef d’orchestre, un grammairien du cinéma qui maîtrisait si bien son art qu’on y voyait que du feu, on n’y a vu que Charlot parce que c’est Charlot qu’il fallait voir. Mais derrière Charlot, il y avait Chaplin, le magicien, le grammairien.

Et, comme un joli pied de nez, Chaplin termine Charlot veut se marier en rendant au chase film ce qui lui appartient… On sait d’où on vient.

(Attention toutefois à ne pas prendre Charlot trop au sérieux. Car si Griffith a lancé les premières salves de montage alterné outre-Atlantique, il semblerait bien que le procédé ait connu un tel succès qu’il fut alors employé par un grand nombre de cinéastes de par le monde. C’est encore une question à creuser, mais plus je vois des films de ces années 10, plus je comprends la nécessité de prendre des pincettes. Cette décennie reste essentielle quant à la compréhension et la mise en place de ces techniques, et pourtant, dans l’histoire, on retiendra beaucoup plus et mieux les films de la dernière décennie du muet. Alors que tout se passe là, quand nous y voyons surtout une grande guerre qui nous apparaît avoir englouti tout à proximité. Or, ce qui nous engloutit ce sont nos préjugés et notre méconnaissance.)


Listes sur IMDb : 

Le silence est d’or

 
 

Liens externes :


Sindbad, Zoltan Huszarik (1971)

Les Mémoires de Sindbad, écrits par lui-même

Szindbád

Note : 4 sur 5.

Sindbad

Titre original : Szindbád

Réalisation : Zoltan Huszarik

Année : 1971

Avec : Zoltán Latinovits, Éva Ruttkai, Eva Leelossy

Belle année 71… Et belle étrangeté si bien ancrée dans son époque. Tous les films du début des années 70 semblent opter pour les mêmes partis pris techniques et esthétiques, mettant en œuvre des effets contemplatifs, surréalistes, légèrement baroques, sujets aux interprétations plus ou moins folles et obscures.

Sur ce dernier point, le curseur a bien bifurqué vers le “plus”, vu qu’en dehors des grandes lignes du récit, il semble bien périlleux d’y reconstituer un sens ou une logique d’ensemble (il est vrai que je dois être mauvais spectateur, incapable que je suis à faire le moindre effort à ce niveau ; surtout quand mon attention a autre chose à faire, un peu comme une femme qui rend visite à son nouvel amant, qui se laisse tripoter sans joie et dont l’attention s’arrête tout à coup sur les petits dessins figuratifs dessinés sur les rideaux de la chambre d’hôtel…).

Laissons donc l’histoire nous tripoter fugacement là où ça chatouille et portons notre attention sur ce qui ravit plutôt mes petits yeux de maîtresse insatisfaite…

D’abord, le récit, dont la structure en confettis vaut bien le détour. Parfois on se contente d’une construction en tableaux, laissant le spectateur relier logiquement ce qui se perd dans l’ellipse ; seulement le procédé ici est moteur et central. Absurde ? Un peu. Essayons de reconstituer un univers, une chronologie, une logique dramatique, et on en sera incapable. Seules restent des bribes, des impressions, des images, voire des sensations tant certains plans tendent, semble-t-il, à jouer sur elles plus que sur une situation donnée, à la limite souvent du cinéma expérimental : les tours habituels du film narratif sont bien présents, avec les personnages récurrents ou principaux (avec un même narrateur), la même tonalité, la quête d’un passé révolu qui s’étiole en bouche comme un œuf poché raté…, il y aurait de quoi se sentir perdu, et on se demande, au fond, s’il ne vaut pas mieux ne rien chercher à comprendre (je me porte souvent le premier volontaire pour y renoncer — on reconnaît vite les courageux, ou les malins). On pourrait certes prétendre réussir à tout reconstituer, c’est sûr que ça doit être fort amusant de lire les papiers mangés par la broyeuse, il paraît même que ce genre d’occupations étranges trouve un regain d’intérêt juste après Noël et que nos aïeux appelaient cela “puzzle”… Bref, on trouve des petits malins partout, je n’en suis pas et suis plutôt du genre à faire la tête le jour de Noël (du genre passé « dans la broyeuse » et ça dure jusqu’à la Saint-Cotillon, peut-être même que j’ai la tête déglinguée tout le reste de l’année aussi, alors devoir me cotillonner en plus de la mienne, la tête des autres, non merci), et… je sais plus ce que je disais.

Sindbad, Zoltan Huszarik 1971 Szindbád Mafilm (19)

Ellipse.

On note également dans la mise en scène, à l’échelle des séquences cette fois (si on peut appeler ça ainsi, puisqu’il s’agit tout au plus de poignées de confettis, de cuillerées de vermicelle, de moutons de poussière noyés dans la soupe…), un procédé presque systématique (donc remarquable) qui me fait toujours penser à chaque fois que je le vois à Partition inachevée pour piano mécanique. Pour éviter de devoir couper deux plans probablement fixes, Nikita Mikhalkov, imagine dans son film des panoramiques d’accompagnement permettant de passer d’un plan à un autre au cours d’une même prise. Le résultat est follement élégant, et c’est toujours amusant de remarquer, au début d’un plan, quelque chose qui ressemble dans sa composition à un plan fixe, et qui à travers un mouvement de caméra suit alors un personnage (le plus souvent) et finit sur ce qui aurait tout aussi bien pu être un autre plan. Le montage sans découpage, c’est magique. Eh ben, Zoltán Huszárik (je retranscris son nom de mémoire) procède un peu de la même manière, mais là encore pousse l’idée jusqu’aux limites de ses possibilités en reproduisant l’effet, parfois plusieurs fois dans le même plan, et… en s’autorisant des inserts de plans censés évoquer des souvenirs, des impressions, ou carrément revenir à une scène antérieure ou en initier une autre… Plusieurs fois, il commence par un gros plan (sur un visage de femme même), puis un autre personnage (le principal sans doute) s’immisce dans le cadre et la caméra s’adapte alors pour l’intégrer à l’image, le plus souvent en reculant et en opérant un léger panoramique d’ajustement. Et ainsi de suite. Parfois, c’est le contraire, on va profiter d’un mouvement pour nous approcher. Raccord dans l’axe, sans cut, c’est magique. Parce que le plus beau, c’est bien que ce soit censé être le plus transparent possible ; c’est bien l’intérêt d’un raccord (moi je vois tout, surtout les motifs décoratifs dans la chambre de mes amants).

Travelling narratif et montage sans coupage

Je reviens deux secondes sur les inserts parce que le film en est plein. Il est de coutume dans un film narratif classique de limiter les inserts au strict nécessaire (l’insert apporte un détail significatif). L’abus d’inserts nuit à la cohérence narrative… Au contraire, quand il s’agit de plans de coupe et que le tout est fait pour illustrer une séquence dont la continuité demeure à travers la piste sonore ou un retour à la scène en question, pas de risque d’abus, car on est jamais avare en images pour illustrer une situation (la différence entre un plan de coupe et un insert, au-delà de la durée, c’est surtout la nature de ce qui est montré : l’insert montrera plus volontiers des gros plans sur des objets ou des détails du corps quand le plan de coupe dévoilera le corps entier, voire des plans généraux, et les gros plans illustreront plus volontiers des visages, des réactions). Sauf que Zoltán Huszárik utilise ces inserts non pas comme des plans de coupe, mais quasiment comme des images subliminales : il se fout pas mal qu’on y comprenne quelque chose (ou des détails), il peut alors s’en permettre un usage intensif, toujours pertinent, étant entendu qu’il ne fait ici que saupoudrer un peu plus la soupe de grumeaux que constitue déjà l’histoire avec un peu de fantaisie poétique, lyrique, ou impressionniste. Au lieu d’illustrer une situation, l’insert sert davantage ici à décrire le monde intérieur du personnage principal avec ce qui s’apparente à des souvenirs ou des flashs… Le procédé n’est pas nouveau, on connaît ça depuis l’avant-garde au temps du muet (on n’est pas loin aussi du montage des attractions de Eisenstein sauf que le réalisateur soviétique cherchait à optimiser un récit à la troisième personne, quand ici le procédé vise moins l’omniscience que la subjectivité cahotante d’un personnage unique), et les films en usant de cet effet (mais avec moins de systématisme) sont nombreux, surtout depuis que Godard a fait recette avec ses menus décomposés. Je serai d’ailleurs toujours gaiement partant pour un petit plan de coupe montrant une jolie Hongroise se roulant nue dans la neige (en terme technique, on parle « d’insert fruste », ou bien « plan-cul », mais je ne voudrais pas être trop ennuyeux avec ma Hongroise).

Inserts subliminaux

Autre procédé renforçant l’idée d’onirisme (ou de surréalisme) : le son postsynchronisé. Avec un découpage et un récit qui infuse sous la mare dans un ensemble que l’on croirait indigeste avant d’y goutter, on peut comprendre la crainte, ou la difficulté, en plus de cela, à devoir se farcir une piste sonore en prise directe. Le son en studio permet de maîtriser la température de cuisson, et surtout de servir de liant à tout cet enchevêtrement d’impressions fines. Mieux encore, comme on peut le voir dans Une histoire immortelle tourné trois ans plus tôt par Orson Welles, l’uniformité du son et l’absence d’arrière-fond permettent de renforcer l’impression d’étrangeté propre aux rêves (c’est ce qui faisait la saveur aussi de Derrick et continue sans doute de fasciner dans les divers soaps horrifiques et néanmoins matinaux). Mieux-plus-encore, ce recours à la postsynchronisation permet au cinéaste de mettre l’accent sur l’interprétation de ses acteurs d’une manière plutôt charmante puisqu’il leur demande presque pour chaque scène de chuchoter. Le début du film est en ce sens remarquable, car on entre à pas feutrés dans un monde en suivant (déjà) les errances du personnage à travers ses rencontres féminines ; un peu comme quand on s’immisce subrepticement, la nuit, dans la chambre de bébé pour s’assurer qu’il s’est bien endormi. De bébé en fait, ici, il serait plus question de souvenirs…

Quelques mots concernant cette direction d’acteurs. Je le dis et le redis, il y a le texte que l’acteur doit délivrer aussi simplement que possible à la connaissance du spectateur, et il y a le sous-texte, souvent plus important que les mots mêmes. L’un trahissant parfois les autres… Les mots doivent donner une première impression, le rythme, mais là où tout se passe (quand on sait bien s’y prendre), il est dans le jeu du corps, les attentions, le regard, toute une foule de détails qui doivent donner à voir et à réfléchir le spectateur, voire le partenaire. On parle parfois « d’imagination » pour un acteur capable ainsi de transmettre plus que les mots, et surtout arriver à se tenir à un sens (ou sous-entendu, allant « droit ») unique (ou évoluant légèrement au gré des détours dramatiques que peut offrir une même situation), mais quand tous les acteurs sont ainsi capables d’offrir la même chose, c’est plus certainement au metteur en scène à qui le crédit d’une telle réussite doit revenir. Les acteurs sont, par essence, assez bêtes et paresseux (comme la pensée), et prêteront toujours plus attention à ce qu’ils disent (priant pour que ça suffise au bonheur du directeur ou aux yeux du public) qu’à ce qu’ils montrent, ou à l’histoire qu’ils doivent écrire à travers ce sous-texte. Je peine donc à croire que tout ce petit monde arrive à jouer la même partition sans le génie d’un chef d’orchestre. J’ai évoqué Welles plus haut (qui n’avait pas peur de fabriquer une grande partie de sa « direction d’acteurs » en postproduction — il faut se rappeler que Welles avait fait de la radio, et l’idée de montage sonore n’a alors chez lui jamais été le signe d’une perte de qualité du jeu de l’acteur, aussi, et surtout donc, parce qu’il comprenait qu’une partie de la partition se jouait à l’écran et que le son ne devait pas venir copier comme un écho ce qu’il y montrait…), on pourrait aussi citer Visconti qui avait à l’époque le même génie pour mettre en scène des acteurs en leur faisant composer des personnages complexes, d’une main avec les mots, et de l’autre, avec les silences, le regard et le corps. Et ce n’est pas le tout de le savoir, l’exécution ici est toujours très juste.

Sindbad avance donc en quête de ses vieux souvenirs, et on erre avec lui, et on le fait peut-être un peu plus volontiers qu’on peut se mettre à rêver que les mêmes procédés servent un jour à une adaptation de Proust. Preuve que la tâche est peut-être insurmontable, Raoul Ruiz, qui était peut-être le cinéaste en France dont le style se rapprochait le plus de ce style tout en évocations, s’est complètement vautré. La difficulté de se porter à bonne distance de son sujet : quand on sert des acteurs au lieu de voir des acteurs servir une histoire, la focalisation se fait sur eux. Pas ce souci chez Zoltán Huszárik qui manie parfaitement à la fois les plans d’ensemble (dans lesquelles doit évoluer son héros, toujours à bonne distance) et les focales longues très utiles pour noyer la vision (du personnage principal) dans un flou permanent. Ce regard de myope, capable de voir défiler devant ses yeux moult détails sans en comprendre forcément la nature ou l’origine, et s’évertuant alors à en trouver le sens ou à le recomposer (dans un bol de porcelaine rempli d’eau) pour y découvrir les images cohérentes avant leur émiettement confettique, c’est bien ce qu’on peut imaginer le mieux se rapprocher d’une écriture proustienne au cinéma.

Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant… toutes mes conquêtes féminines, et les bonnes gens du village et leurs petits logis, et les maisons closes et tout Budapest et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, nuques et cheveux, de mon assiette de tafelspitz.

Sindbad, Zoltan Huszarik 1971 Szindbád | Mafilm 


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables de 1971

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L’obscurité de Lim

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La Poupée, Wojciech Has (1968)

Vains travellings

Note : 3.5 sur 5.

La Poupée

Titre original : Lalka

Année : 1968

Réalisation : Wojciech Has

Avec : Mariusz Dmochowski, Beata Tyszkiewicz, Tadeusz Fijewski

Les qualités de Has sont là, sans aucun doute. Mais ses points forts sont aussi souvent ce qui cache l’essentiel. Si dans La Clepsydre, la forme passe pour virtuose, c’est que le fond n’a pas grand intérêt. Point de délires visuels ici, Has reste sage et s’applique à mettre en scène son sujet. Trop sagement peut-être. Une mise en place savante, des travellings virevoltants, des dialogues et des acteurs soignés… D’accord, tout cela est formidablement bien agencé. Pourtant il me faudra attendre deux heures pour être enfin convaincu par la mise en scène…

La virtuosité n’est pas l’à-propos. Un travelling (et c’est le cas aussi de son grand frère, le plan-séquence) doit se mettre au service de son sujet. Si on ne voit plus que ça, c’est déjà perdu. Certes, tous les boutonneux pourront s’émouvoir de la dextérité des machinistes, de l’inventivité (sic) du mouvement de la caméra, mais le problème est bien là. Toutes ces vantardises ne font que détourner le spectateur de l’essentiel. Si on accepte l’idée que la caméra écrit en image le récit, user de longs travellings, c’est un peu se complaire dans les longues phrases dont on peinerait à saisir le sens ; c’est se perdre en descriptions inutiles ; en ponctuation, en petits points… Pour fixer le cadre (si j’ose dire), pour aller à l’essentiel, rien ne vaut qu’un plan fixe, ou qu’une succession de plans fixes. Le travelling d’accompagnement est lui-même, une sorte de plan certes mobile mais fixé sur la présence d’un personnage. On peut donc imaginer une certaine tolérance au procédé. Reste que Has va bien trop souvent au-delà du simple travelling d’accompagnement. Un cinéaste qui persiste à vouloir rester sur le même plan est à l’image du dribbleur au foot qui garde trop la balle : celle-ci circulera toujours mieux, et plus vite, avec une passe. Un peu travelo le Has… Le cut, ç’a la puissance d’un point, ou d’un retour à la ligne. Certains trouvent un certain confort à délayer leur pensée au milieu des virgules et des points-virgules (voire des parenthèses) sans avoir à décider de quand foutre un point ; or un point est un tournant, une décision, un parti pris, un pari. Chaque cut est un choix. On ne juge pas de la beauté de la césure, mais de sa pertinence. Aussi, l’hypercut est un viol. De la pertinence, de la mesure… C’est en un sens là où s’exprime la pensée de son auteur, son autorité, sa force de décision. Et son efficacité. Le point, ou donc le cut, aide à faire ressortir les articulations logiques du récit. C’est le montage qui lui donne sens. Un plan après l’autre. La mise en place à l’intérieur du même plan, c’est certes souvent fort joli comme ici, mais ça a la précision d’un régisseur de théâtre. La mise en place, ce n’est pas de la mise en scène. Alors bien sûr, un travelling (ou un plan-séquence) peut s’organiser pour proposer, sans cut, une succession de plans à l’intérieur du plan. C’est ce que Has fait le plus souvent, et même plutôt bien, mais à la manière des points-virgules, on ne saurait trop en user. Ça l’Has, à la longue… Pourquoi accepter de devoir se farcir sans cesse le même point de vue, travelling après travelling, quand un ou deux plans successifs d’une grosseur différente et proposant un autre angle auraient montré plus de choses en moins de temps ?

Instant de cinéma : regard hors-champ, virgule, contrechamp et vue extérieure subjective

L’autre point fort de Has qui tend à la longue à devenir un défaut, c’est la théâtralité du langage. La Clepsydre, là encore, était très verbeux, mais ça participait au tableau général. Ç’aurait pu causer mandarin, c’était pareil. Les particularités d’un tel procédé, c’est l’uniformisation des tonalités, le manque d’identification, la trop grande densité des dialogues, voire leur inutilité. Quand le muet a cessé d’exister, la crainte, c’était que le cinéma devienne un échange de dialogues et se contente de reproduire ce qu’on voyait sur les scènes de théâtre. Cette crainte était largement justifiée, et de fait, le cinéma est devenu, du moins pour beaucoup de cinéastes, moins visuel, et plus verbeux. La caractéristique des dialogues théâtraux, c’est qu’ils font état des enjeux, du cadre, des sentiments, du passé, du futur… Ils dévoilent tout. Parce que sur scène, pour éveiller l’imagination, donner matière, il faut enfiler ces évocations pour éveiller le spectateur. Un silence, et on voit les anges tomber du ciel. Au théâtre également, la situation s’étire en longueur autour d’un même espace et d’un même temps, parce qu’il faut bien concentrer tout ça à cause des impératifs intrinsèques à la scène. Le cinéma, même aux premiers temps du parlant, n’a jamais cessé alors de chercher à éviter de donner l’impression de s’installer. Le montage permet de s’émanciper de l’espace et du temps, il ne faut pas s’en priver. Il est toujours profitable de montrer ou de suggérer par l’image au lieu de le faire dire par un acteur à travers une ligne de dialogue (une alternance des procédés est sans doute même préférable). C’est le muet qui a rendu cela possible : un gros plan insistant sur un regard en dit souvent davantage que le texte. Et le parlant a alors inventé le plan de réaction quand l’autre déblatère son texte. Richard Brooks le fait à merveille dans Les Frères Karamazov par exemple. Un serveur qui passe déposer un verre, une vendeuse ? Les mains passent, la parole reste, mais notre regard se porte sur l’essentiel : les visages. Une réaction (un plan répondant à un autre), ou les deux personnages compris dans le même plan et jouant une situation commune, un jeu corporel, qui n’apparaît pas dans le texte : un regard qui se détourne, un sourire complice, un soupir, un levé de sourcil… Le langage corporel, le sous-texte infiniment plus significatif que le texte. L’un papote, l’autre fait des personnages nos potes… On ne s’identifie pas à des informations, mais à des comportements, des postures.

Has propose donc un film affreusement verbeux, et statique, malgré les travellings. Les intentions, les doutes, les enjeux, les conflits ou les malentendus, tout est censé passer à travers la parole, et le tout donne une impression d’inexpressivité qui n’est pas sans rappeler les figures de cire qui jalonnent son film. Au lieu d’une poupée, on a plutôt affaire à un manège entier de poupées, toutes aussi inexpressives les unes que les autres.

Vain travelling

On suit donc le parcours de ce personnage dans le monde pour gagner les faveurs de sa demoiselle avec un peu de distance. Comment s’intéresser à un homme qui jamais ne bronche, qui jamais ne doute, qui ne fait que jacasser ou écouter les autres le faire, et qui se trouve finalement très peu souvent confronté à sa « poupée ». L’objet de son attention, de ses rêves, qui devrait être au centre de tout, paraît éloigné, distant, inoffensif, sans intérêt. Si l’enjeu, c’est de séduire la belle, tout le reste est accessoire. Les regards, les silences, doivent ici dire l’essentiel.

Has s’évertue à gesticuler avec sa caméra et ses acteurs, à remplir le cadre de son génie technique, de décors pompeux (moins fascinants que dans la Clepsydre), mais peine trop souvent à faire décoller le film, et quand tout à coup une scène de moins d’une minute pointe le bout de son nez, on est presque surpris. On se met alors à hurler « mais c’est ça le cinéma !  ».

Alors, on peut lire que l’habilité de Has rappelle celle de Visconti ou de Welles. Peut-être dans la mise en place oui. Il se met aussi au niveau de ce que ces deux-là ont de moins glorieux : l’image un peu crade est celle de Senso et les enfilades de dialogues (voire la pesanteur des lieux) rappellent les derniers films de Visconti.

Trois éléments, absents le plus souvent, symbolisent à eux seuls les principaux défauts du film. La musique (quasi absente), les gros plans (quasiment absents, sauf à la fin), et les ralentissements bien sentis pour accentuer un détail, un événement, une expression. Tout fuit au même rythme et à la même échelle. Comme une mécanique de théâtre, comme les rouages d’un automate. Manque donc le cœur, la profondeur, et l’interprétation. Elle est là la science de la mise en scène. Quand la mise en place se focalise sur l’organisation théâtrale des postures et du langage, la mise en scène au cinéma permet l’accentuation par le ralentissement, l’insistance, le choix de l’angle, le silence, le regard. La mise en scène vise à suggérer, quand la mise en place se limite à gérer. Manque au dernier le point de vue, le regard. Rester dans une forme de théâtralité permet de ne jamais avoir à choisir, donc de se tromper. C’est un peu comme jouer un concerto en s’interdisant de jouer de la pédale. C’est pourtant d’elle, aussi beaucoup, que le cœur passe. Accélérer, ralentir, quand il faut, c’est aussi le sens de l’interprétation… On pourrait regarder le film avec un métronome pour noter le rythme à chaque seconde, il serait invariablement le même. Une sorte de rythme d’entre-deux, ni trop rapide ni trop lent, comme le confort toujours de ne pas avoir à choisir. On est un peu comme à la radio où dès qu’un silence passe, c’est le drame. Le bruit, les jacassements des voix sont censés remplir l’image et notre imagination. On a peur que le spectateur s’ennuie, alors on l’ennuie avec un flot continu de dialogues… ou de travellings.

Champ-contrechamp en plan rapproché rare et bienvenu entre les deux personnages principaux

Avant qu’un peu tardivement tout cela prenne son envol (au bout de deux heures tout de même), un détail vient une dernière fois (presque) irriter nos attentes. Nos deux tourtereaux papotent, c’est déjà mieux que d’habitude parce qu’on les voit finalement assez peu réunis, et puis, au moment où une incompréhension jaillit, où on se dit, allez on va gagner un gros plan, un silence évocateur, une interrogation répondant à une pique, eh bien, pas du tout. À peine le temps de rêver à tout ça, et voilà le valet qui vient interrompre le doux concerto qu’ils s’apprêtaient à nous jouer. Et ce n’est pas son entrée seule, c’est le langage… Une présence, on peut l’ignorer, les jacasseries, un peu moins. Surtout à ce rythme. « J’ai un joli nichon…, mais je ne te le dévoilerai pas. » Ça marcherait si on en avait vu un bout. Si on nous le dit, et si on passe à autre chose…, elle peut se les tripoter seule dans son lit, ça nous laissera parfaitement indifférents.

Regardons par exemple l’usage qui est fait du hors-champ (outil de contextualisation comme je le souligne assez souvent, comme dernièrement ici). Si les travellings arrivent assez bien à poser un regard sur le décor, le jeu émotionnel (passant à travers les regards et les gros plans) est peu exploité ; le sous-entendu (s’il existe) ne passe qu’à travers le texte, jamais à travers l’expression faciale ou corporelle ; et les réactions (contrechamp) sont rares. Il faut attendre pratiquement la fin du film pour voir enfin un jeu purement cinématographique entre le chasseur ou sa proie (et l’intérêt ici, c’est bien que les rôles sont un peu inversés), fait de champ-contrechamp. Le procédé est en soi un montage alterné réduit à sa plus simple expression. Si le procédé est souvent surexploité (et passe pour être beaucoup plus créatif ou complexe qu’un travelling savant), il n’y a pourtant rien de plus expressif, de plus suggestif, de plus mystérieux, et de plus beau, qu’un visage (alors un visage qui ment, ou qui pourrait mentir, ou qui, vu à travers l’autre personnage, pourrait mentir…) alors là…, c’est du cinéma. L’intimité apparaît tout à coup à l’écran, on y croit, on voudrait en être.

Étrangement donc, c’est à partir de là que le film décolle. Une gentille scène de lévitation, qui prend son temps, repose l’œil et l’esprit, émerveille. Bientôt suivie d’un plan (travelling…) sur des visages impassibles de femmes. Mais oui, impassibles. Et tout à coup, on n’y voit ni Welles ni Visconti, mais Fellini (il y avait aussi une jolie collection de nibards dans la Clepsydre, et là, si j’ai bien remarqué l’opulente poitrine de la « poupée », il ne saurait être question pourtant de la felliniser).

La scène dans le train par exemple est admirable. Jusqu’à la tentative de suicide et un panoramique final merveilleux (et silencieux) pour achever la séquence… Trop tard. La maîtrise est là ; mais le maître s’est fait un peu trop attendre.


La Poupée, Wojciech Has 1968 Lalka Zespol Filmowy Kamera (11)La Poupée, Wojciech Has 1968 Lalka Zespol Filmowy Kamera (12)

La Poupée, Wojciech Has 1968 Lalka | Zespol Filmowy Kamera 


Liens externes :


Adelaide, Frantisek Vlacil (1969)

La leçon de contextualisation de Vlacil

Note : 4 sur 5.

Adelaide

Titre original : Adelheid

Année : 1969

Réalisation : Frantisek Vlácil

Avec : Petr Cepek, Emma Cerná, Jan Vostrcil

Qu’est-ce qui fait la qualité, le savoir-faire, le talent peut-être, d’une œuvre de cinéma ? Chacun a son avis sur la question. On m’aurait interrogé hier, ou bien encore demain, j’aurais toujours quelque chose de différent à dire. Seulement, il y a une constante qui me fascine, c’est la capacité de certains artistes (et cela sans rapport avec l’intérêt des thèmes ou des histoires qu’ils nous présentent) à nous donner matière à voir, donc à penser, donc à imaginer et à rêver. Le conteur présente une histoire, et nous nous chargeons de nous la représenter.

Que ce soit au théâtre, en littérature, ou au cinéma, on retrouve toujours ce principe qui est souvent au cœur du savoir-faire de l’artiste, et plus précisément du raconteur d’histoires : la contextualisation. Un homme avance, on le suit du regard, il traverse une foule où jaillit moult détails plus ou moins signifiants, mais tout concourt à créer une atmosphère. On regarde, et on ne sait trop pourquoi parce qu’il ne s’y passe rien de bien intéressant, juste le déroulé étrange de la vie qu’on semble capter à travers un prisme, une caméra, ou l’œil même de ce personnage qu’on suit et dont on ne sait rien encore. Pas encore d’histoire, mais un contexte, les premiers éléments d’un monde étranger. Quel est ce mystère qui nous place comme les petits vieux assis aux terrasses des cafés à regarder comme fascinés la vie qui se déploie tranche après tranche devant ses yeux ?

C’est comme une musique. L’histoire en serait l’harmonie : elle est prévisible, rigoureuse, connue (on prétendra toujours le contraire). Et puis il y a la mélodie, plus rebelle, dansante, et imprévisible. C’est le contexte, ou bien encore le hors-champ (à une époque, j’appelais ça “l’action d’ambiance” que j’opposais à “l’action dramatique”, peu importe). L’un ne va pas sans l’autre, à moins de proposer une histoire sans charme semblant marcher sur une patte. L’intérêt presque magique de cette douce mélodie, il est de pouvoir offrir au lecteur ou au spectateur une matière à se mettre sous la dent, parfois en dépit de toute logique, sans rapport avec son alliée, l’histoire. Les histoires étant toujours les mêmes, obéissant à des canevas plus ou moins attendus et basés sur des principes simples (une interrogation est énoncée au début et, après un développement plein de gesticulations dignes d’une jeune fille incapable de se décider, on conclut ou pas), le cœur d’une “histoire” (au sens large cette fois, i. e. le roman, le film…), c’est donc bien son contexte, ce qu’on dit, montre, suggère, évoque, en dehors des considérations plan-plan de la trame dramatique. Et là, il y a ceux qui ne s’intéressent qu’à l’histoire (ils n’ont rien compris à l’affaire) ; et il y a les artisans, les magiciens de la contextualisation. Ceux qui arrivent à donner vie au hors-champ, et qui, par là même, parviennent à immiscer en nous des idées et des images que notre imagination se chargera de faire fructifier. Ils nous montrent une histoire, mais dans notre esprit, on ne voit pas que ce qu’on nous montre, on se fabrique grâce aux suggestions de cet artisan, un monde cohérent bien plus vaste que le champ balayé par le seul récit…

Et là (c’est là où je voulais en venir), Vlacil est un maître.

Une parenthèse pour évoquer Marketa Lazarová que j’abhorre. Oui, le même artisan peut, avec le même savoir-faire, les mêmes procédés, arriver à toucher un public avec un film, et pas avec un autre. Ce n’est pas si compliqué à comprendre. Si on se laisse bercer par les mélodies de la contextualisation, c’est bien une atmosphère, une esthétique, un monde, qui nous touche plus qu’une histoire (même si bien sûr il y a des thématiques et des types de relations qui arriveront plus à nous toucher que d’autres). Et je l’avoue, je ne suis jamais rentré dans ce film. Si, comme je le rappelle souvent, un film est un contrat passé entre le cinéaste et un spectateur, libre à ce dernier pour des raisons propres ou tout à fait circonstancielles, de ne pas accepter les termes du contrat. Allez donc savoir pourquoi, celui-ci m’émeut quand l’autre pas. C’est au-delà de toute raison, et c’est bien ce qui fait la saveur et le mystère de l’art…

Bref. Aperçu (ou tentatives d’aperçu) des techniques employées par Vlacil pour faire apparaître le hors-champ et ainsi exciter l’imagination du spectateur.

Jeu sonore.
Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov bruitage de la brosse post-synchronisé avec bruit du volet ouvert hors-champ par le lieutenant

Bruit de la brosse post-synchronisé avec son du volet ouvert hors-champ par le soldat

Les voix post-synchronisées donnent l’immédiate impression d’un espace composé qui, s’il est au moins dichotomique, laisse supposer qu’il peut être infini. Même si le spectateur a conscience de la fausseté du procédé, il en accepte le principe, et la cohérence des raccords sonores images-sons ne le poussera de toute façon pas à sortir du film. Le procédé produit un effet étrange d’intériorité. Surtout, on retrouve une autre dualité de niveau qui comme en musique permet de les faire dialoguer à travers un jeu d’alliance, d’opposition ou de superposition : un “dans le champ” (ici espace visuel) et un “hors-champ” (ici espace sonore). Tout bruit anodin “faisant vrai” est effacé : le contexte, le hors-champ, l’ambiance, ce n’est pas du “bruit” ; la “piste” mélodique de contextualisation est toujours signifiante. Comme la musique, on ne sait jamais trop bien ce dont il est question, mais on comprend qu’il y a une cohérence. Un bruit sonore ne dit rien. On voit déjà (même si la post-synchro est souvent dans les films de cette époque, une facilité technique — il était très difficile de faire des prises directes en dehors des plateaux sans avoir justement un “bruit” épouvantable) qu’ici, la contextualisation est gagnée à travers une restriction, un rétrécissement de la réalité, une sélection, un choix (on le remarque, la contextualisation est toujours affaire de discrimination, de choix, de préférence).

Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov bruits de détonation hors champ

Bruits de détonation au loin et hors-champ : le soldat se retourne

Dialogues. 

Beaucoup de personnages parlent hors-champ, c’est-à-dire en dehors du champ de la caméra, mais dans le même espace scénique (pas de voix off). Si on peut imaginer que cela relève aussi parfois d’un impératif de montage pour éviter, du fait de la post-synchro les faux raccords sonores, l’effet produit est là encore efficace : une voix hors-champ, cela enrichit… le hors-champ. Et pendant ce temps, qu’est-ce qu’on fait ? On regarde autre chose. Un quelque chose, là encore et toujours, qui doit rester signifiant. Non pas que ce qu’on regarde doive avoir un intérêt particulier, mais quelque chose doit se passer, doit être montré : un personnage qui s’assoie, qui écoute, qui prend une cigarette, qui s’éloigne, qui cherche quelque chose…, il est actif et le spectateur l’est avec lui. Deux espaces se jouent là encore : l’espace sonore (ou des dialogues) hors-champ et l’espace visuel du champ. Les deux se répondent et produisent ensemble l’univers commun et cohérent recherché.

La parole évocatrice. 

Comme en littérature, le verbe est prépondérant, parce que la seule puissance d’une phrase peut évoquer mille détails plus ou moins signifiants. Le principe des dialogues, et c’est surtout vrai au théâtre où le travail sur la contextualisation a toujours été très important du fait des restrictions spatiales, c’est de ne pas surjouer la trame et de proposer autre chose en brodant par-dessus une matière contextuelle d’une richesse sans fin puisque la force du langage, c’est d’évoquer ce qui n’est pas présent. Montrer un personnage servir un verre à un autre et lui faire dire “tu en veux ?”, c’est surjouer, c’est jouer deux fois la même idée, c’est donner de l’importance à une idée qui n’en a aucune. Harmonie et mélodie racontent la même chose et se superposent pour annihiler toute possibilité d’un ailleurs. Les deux ne doivent se rencontrer qu’à des moments clés pour souligner les virages dramatiques ; le reste du temps, il faut se tenir à ce que l’image raconte une chose et que les dialogues en racontent une autre. Ils peuvent évoquer des événements passés, l’intention ou les désirs des personnages à agir, évoquer un espace lointain ou juste là dans l’autre pièce (si la langue ne permet pas d’illustrer comme pour le temps, un espace plus ou moins lointain, eh ben c’est… le contexte qui suggérera proximité ou éloignement), ou bien encore évoquer un objet (qu’on a déjà ou qu’on verra bientôt dans le champ). Cela peut paraître accessoire, mais ça concourt énormément à se représenter un univers à partir de petites graines prêtes à germer lancées à l’attention du spectateur. Ça donne l’impression qu’il y a un ailleurs cohérent qui a sa propre vie, et c’est ce monde-là qu’il est important de suggérer en en évoquant des éléments en permanence. L’accessoire n’est pas forcément là où on le croit. L’assemblage de détails pouvant paraître anodins crée toute une panoplie d’éléments qui, assemblés, donnent une impression de réalité bien plus que les rapports souvent figés et prévisibles des personnages.

Objectifs de jeu et vie propre des corps. 

Pour un acteur, ce n’est pas tout de retranscrire au mieux une réplique ou une humeur. Avant que le cinéma apparaisse et modifie la perception et les exigences de cohérence du spectateur, les acteurs se contentaient de déclamer leur texte à la manière des chanteurs d’opéra, et le jeu corporel et scénique avait comme objectif de proposer à l’œil du spectateur une suite de tableaux visant à illustrer grossièrement et pompeusement la situation induite par la pièce (on retrouvera au cinéma cette influence avec la pantomime). Tout a changé au tournant du nouveau siècle quand Stanislavski a mis en scène les pièces de Tchekhov. Parmi les nombreux procédés pratiques que compte la méthode du metteur en scène, il y en a un essentiel, c’est la nécessité pour l’acteur de se fixer des objectifs. À chaque instant, un acteur doit savoir ce qu’il fait sur un plateau. Par la psychologie et par sa traduction corporelle, l’acteur propose ainsi une forme de sous-texte en cohérence avec les objectifs généraux de son personnage et qui enrichissent considérablement la matière donnée à voir au spectateur. Dans la tradition française, au théâtre comme au cinéma, on néglige souvent cet aspect (quand on ne l’ignore pas totalement) en se contentant de “jouer le texte”. Ce n’est pas le cas de nombre de productions de l’Est. Paradoxalement, quand les acteurs et le metteur en scène donnent trop à voir, cela peut donner une impression de théâtre filmé (souvent d’ailleurs quand il est question d’adapter des pièces), mais d’autres fois comme ici, le film comptant assez peu de scènes à personnages multiples et les deux personnages principaux ne parlant pas la même langue, c’est une impression de fort naturalisme et de justesse qui se traduit à l’écran. L’histoire qui ne se traduit pas à travers des mots doit bien être retranscrite quelque part. Le spectateur est bien plus susceptible de se représenter un personnage “en dehors du cadre et de l’action” si l’acteur parvient à retranscrire dans son jeu une forme de continuité et de logique dans son comportement, étant capable non pas seulement de jouer le premier niveau de lecture imposé par la situation, mais des humeurs, des intentions, plus générales, ou au contraire parfaitement passagères et anecdotiques. Un personnage coupant du bois, un autre qui ramasse des feuilles mortes, etc. des personnages possédant une vie propre (ou en donnant l’impression) donnent une matière précieuse au spectateur pour qu’il vienne à imaginer le contexte dans lequel les personnages évoluent. (Je n’insiste pas là encore sur l’évidence d’une opposition entre deux niveaux, le jeu dramatique dont les constituants font avancer la situation et la trame, et le jeu “d’ambiance”, plus à même de provoquer une impression de réalité ; leur dialogue aidant le spectateur à se représenter un monde riche et signifiant.)

Vue depuis l’intérieur vers l’extérieur

Longues focales. 

L’intérêt des petites focales, c’est de proposer à l’intérieur du champ tous les éléments constitutifs de l’histoire, comme on le ferait dans un tableau. Le hors-champ est alors pratiquement inexistant. Au contraire, l’utilisation des longues focales permet de se concentrer sur un espace donné, et par la même occasion, d’augmenter l’importance du hors-champ (sans compter les flous apparaissant à l’écran et qui sont en soi de petites taches de hors-champ apparaissant dans le cadre). Dès qu’on propose une focale plus longue que celle de la vision humaine, on fait le choix d’insister sur un élément de décor, un personnage, et cela bien sûr en discriminant le reste. Le hors-champ est presque alors induit par la “focalisation” en direction de ces éléments, et comme toujours, un dialogue s’effectue entre ce qu’on montre et ce qu’on cache. Et souvent même, ce qu’on cache, c’est la perception d’un personnage regardant un autre. Avant même qu’on vienne à proposer le contrechamp du personnage en train de regarder, la longue focale suggère déjà qu’on a affaire à une vue subjective d’un personnage (ou d’un narrateur). Dans le film, le personnage masculin regardera une fois au loin le personnage féminin avec des jumelles ; le reste du temps, avec les mêmes focales, ces effets permettent d’insister sur l’opposition des deux personnages. Entre celui qui regarde et qui désire, et celle qui se laisse regarder sans trop de plaisir, cherche plus ou moins à échapper à ce regard, ou au contraire pourrait même en jouer pour prendre l’autre à son propre piège. Le hors-champ ici est moins un univers recomposé extérieur que l’opposition psychologique donc intérieure entre les deux protagonistes. Avec des focales plus courtes, le champ retranscrirait sans doute plus les personnages dans un même espace et peinerait à suggérer leur opposition à travers ces champs contrechamps sans dialogues. Ne parlant pas la même langue, leur histoire s’écrit principalement à travers un jeu de regards ou de présences se répondant l’un et l’autre. On imagine moins le monde au-delà du manoir où se concentre notre histoire que le monde intérieur fait de pensées, de désirs, d’intentions, feintes ou cachées, des personnages.

Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov longue focale champ contrechamp 2Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov longue focale champ contrechamp 1Adelaide, Frantisek Vlacil 1969 Adelheid Filmové studio Barrandov longue focale champ contrechamp 3

Découpage/remontage. 

Quand on opte pour des grandes focales et que l’espace se réduit, on peut encore accentuer l’impression de hors-champ à travers le montage. Un plan fixe en grande focale, on a beau être plein de bonne volonté, on finit par se lasser de devoir nous représenter un monde hors-champ si on ne nous le livre pas au regard de temps en temps… Les champs contrechamps bien sûr, mais aussi et surtout les plans de coupe ou les ellipses. Le découpage tranche, provoque un choix, et le montage assemble, et produit un dialogue entre les images. Plan après plan, le montage vise ainsi à nous dévoiler un espace sous divers angles. Bribes après bribes, l’univers fragmenté prend peu à peu corps dans notre esprit. Comme pour le reste, la difficulté est de proposer matière au regard. Un seul espace comme un manoir, ça peut paraître à la fois grand comme très petit si on ne sait pas où placer sa caméra ; le tout est de se situer à la bonne distance et de varier les éléments du décor apparaissant dans le champ. Trop éloigné et on a une bonne vision d’ensemble, mais on peine à y entrer et on peut se lasser de voir toujours la même chose ; trop près, et on peine à reconstituer un espace cohérent hors-champ. Les ellipses à la fois temporelles et spatiales permettent de vagabonder en dévoilant les différentes pièces d’un puzzle de hors-champ, et de passer directement à l’essentiel (montrer un personnage passer cent fois le même vestibule a un intérêt limité et aide assez peu à se représenter l’espace). Le découpage est une manière de disposer dans un espace inconnu (le hors-champ) des petits cailloux lumineux (champ) pour ne pas s’y perdre. Les plans de transitions, courts montages-séquences, permettent aussi à l’extrême d’évoquer très brièvement un espace et une époque (il y a bien un hors-champ temporel comme il y a un hors-champ psychologique) et de laisser le spectateur utiliser sa logique pour en reconstituer la cohérence. À chaque séquence, c’est comme une nouvelle situation à découvrir, un territoire “hors-champ” qu’il va falloir appréhender. Si la situation évolue sur la trame de l’histoire, elle éclaire à sa suite tout un espace cohérent dans lequel plonge le spectateur ; si tout est statique et répétitif, la cohérence s’effrite, et l’imagination claudique.

Inserts illustratifs

Passage hors/dans le cadre. 

Si on peut changer de plan pour donner à voir et faire passer ce qui était alors hors-champ dans le champ, et représenter ainsi un univers qui se reconstitue par le montage, on peut dans le même plan suggérer la présence de cet espace hors-champ en multipliant les va-et-vient dans le cadre. Un personnage qui entre dans le cadre traîne avec lui la part de mystère du hors-champ, et un personnage qui sort du cadre et c’est le spectateur qui s’imagine alors ce qu’il peut bien y faire… Pas la peine parfois de sortir physiquement du cadre pour suggérer le hors-champ : le simple fait de voir un personnage regarder ailleurs enduit le hors-champ (et ce n’est pas seulement valable pour les regards vagues au loin : un regard porté sur un personnage ou un objet hors cadre, mais dans le même lieu suffit — dans ce cas, au regard porté à l’extérieur du cadre, on répondra par le montage en proposant le “contrechamp”). Au début du cinéma, on pensait qu’il fallait tout retranscrire dans le champ comme sur une scène de théâtre ou dans un tableau vivant : quand on entrait dans le champ, c’était dans la profondeur, depuis les coulisses (une porte). Et puis, l’école de Brighton est passée par là, et dans leurs films de poursuite, on a commencé à voir des personnages entrer et sortir du champ (ces cinéastes ont d’ailleurs pratiquement tout inventé en matière de hors-champ et de montage). Le procédé est tellement simple et évident qu’on ignore peut-être à quel point il est efficace pour suggérer un espace qu’on ne voit pas, mais qu’on imagine. Pour renforcer la contextualisation, on peut donc multiplier les allées et venues, puis varier avec des panoramiques qui dévoileront une part du hors-champ.

Préférence marquée pour deux niveaux de grosseur de plan rapprochés.

Plan rapproché avec panoramique d’accompagnement sur personnage actif (un seul plan, l’autre personnage temporairement hors-champ).

La particularité de la mise en scène de Vlacil, dont les effets peuvent être plus subtils et plus discutables, c’est de se restreindre le plus souvent à deux niveaux (encore et toujours) de grosseur de plan. Des positions assez intermédiaires pour ne pas être extrêmes (façon western spaghetti), mais assez éloignées l’une de l’autre pour pouvoir se répondre : à l’extrême, on trouvera des plans moyens très rapprochés (rarement en pied) et des plans rapprochés allant rarement jusqu’au gros plan. Monter l’un après l’autre deux plans à la même échelle, on peut imaginer en effet que les plans ne se répondent pas, un peu comme deux lignes parallèles vouées à ne jamais se rencontrer, et possédant l’une et l’autre leur spectre respectif (comme deux hors-champ jamais amenés à se rencontrer pour créer une cohérence d’ensemble). L’intérêt des plans rapprochés, c’est de pouvoir s’en servir là où d’habitude on aurait tendance plus souvent à utiliser un plan plus large ; c’est le panoramique qui rend cela possible. Le panoramique permet d’accompagner un personnage, et de le laisser sortir du cadre pour s’intéresser à autre chose… L’échelle de grosseur de plan varie ainsi souvent en fonction des mouvements de personnages et des panoramiques, mais en restant toujours dans ce cadre restreint. La caméra semble butiner d’un élément à un autre, balayant du même coup le hors-champ pour l’intégrer au champ (du moins dans ce qu’on imagine au second plan), et l’effet produit est une fausse impression de vérité et d’improvisation car à chaque fois que la caméra se détourne, c’est rarement pour proposer un élément peu significatif ou répétitif. Les rares plans moyens en pied, plus fixes (mais ne s’interdisant pas au bout d’un moment à proposer un panoramique pour suivre un personnage qui se décide à bouger et pour casser avec l’impression de “plan maître” jamais bien créatif) peuvent répondre aux plans plus rapprochés, comme une respiration, ou une mise à distance par rapport aux sujets. Une manière, comme après un point, de repartir sur autre chose, ou de varier rime féminine et masculine, jouer sur les oppositions encore et toujours… Le paradoxe, c’est qu’en gardant ces grandes focales, les plans moyens tendent à se concentrer sur ce qu’ils décrivent (d’autant plus encore une fois qu’ils sont rarement pris réellement en pied, naviguant entre petit moyen, franc plan américain, voire à se transformer tout bonnement en plan rapproché). D’une certaine manière, les plans moyens interrogent l’œil du spectateur en l’invitant à se rapprocher quand les plans rapprochés tendent plus à être une confirmation ou un développement de nos interrogations (posez une question, et il en ressortira mille autres au lieu de répondre à la première). Ces échelles de plan à la fois strictes et fluctuantes permettent une grande invention à l’intérieur des plans et arriveraient presque à nous convaincre de l’inutilité d’un montage de divers plans fixes.

Plans rapprochés avec geste signifiant d’illustration et d’ambiance


Champ-contrechamp en plan moyen américain

Deux exemples pour illustrer l’emploi astucieux de la caméra. Quand le soldat arrive dans une salle de bains du manoir et découvre le corps criblé de balles de l’officier, on change d’axe (même grosseur de plan), on le suit en panoramique alors qu’il passe hors-champ dans la pièce d’à côté, et on le retrouve dans le champ à la fin du panoramique en l’ayant suivi hors-champ (dernier petit coup d’œil vers le corps sur le sol pour restituer parfaitement l’espace via un raccord de regard). Une manière, à un moment critique, de prendre à la fois de la distance avec lui et de se rapprocher de notre propre imagination. La caméra restant, elle, dans la salle de bains, et restituant à l’écran le mur derrière lequel on imagine le personnage troublé par ce qu’il vient de découvrir, on peut aussi interpréter ce procédé comme la volonté du cinéaste de suggérer à l’image que son personnage veut fuir sans trouver d’issue… Le hors-champ devient dans ce panoramique précisément ce qu’on voit à l’écran.

Dernier exemple pour ce qui est aussi le dernier plan du film : le personnage masculin quitte le village, entre dans le champ par la droite et s’enfonce dans la profondeur en marchant dans la neige. La caméra ne tarde pas à le suivre, cette fois avec un zoom, comme pour ne pas le quitter, et persistera à le garder à une distance, en pied (là), toujours à la même échelle, jusqu’à un point de rupture où elle le laissera partir… Au début du plan, on avait encore une croix qui s’imposait à notre vue jusqu’à se perdre dans le flou à mesure qu’on zoomait sur le personnage, comme un rétrécissement du champ pour s’effacer dans un dernier hors-champ, aux accents presque de fondu, non pas au noir, mais au blanc. (On sent déjà les années 70 poindre leur nez.)

Le poids du passé. 

J’ai évoqué plus haut la question temporelle avec le montage. Sur un plan plus dramatique, il y a des histoires qui sont plutôt tournées vers ce qui va se passer, et d’autres qui donnent au passé une importance prépondérante. Ce qu’on attend vaut sans doute aussi bien de ce qu’on ignore du passé en termes de “hors-champ” et un récit un peu trop tourné vers un présent manque probablement de hors-champ (et de contextualisation). Quoi qu’il en soit, c’est le poids du passé ici qui est important et qui constitue en soi un hors-champ lentement restitué à spectateur au fil des révélations ou des éclaircissements.

Rôles incertains. 

Les personnages aussi ont leur hors-champ : leur part de mystère, ce qu’on sait d’eux, ce qu’ils laissent entrevoir d’eux, ce que les autres personnages disent d’eux, ce que la caméra nous en dévoile… Comme un passé qui se révèle peu à peu, le rôle et les intentions de chacun qui se dévoilent, c’est un hors-champ suggéré qui enrichit la perception du spectateur et force son immersion dans l’univers proposé. Aussi, l’incertitude qui baigne les relations entre les deux personnages principaux (la question du désir et du danger) pousse à chaque instant le spectateur à se questionner sur les possibilités de développement et éveille peut-être aussi en lui des désirs personnels. Tout un hors-champ en somme.

(J’ai pris mes notes sur un unique ticket de caisse, et voilà ce que ça a donné. Ce n’est pas comme si je n’essayais pas de faire dans le succinct, je fais des efforts…)


Listes sur IMDb : 

L’obscurité de Lim

Liens externes :


Pandemonium, Toshio Matsumoto (1971)

Petit-Guignol

Note : 2.5 sur 5.

Pandemonium

Titre original : Shura

Réalisation : Toshio Matsumoto

Année : 1971

Avec : Katsuo Nakamura, Yasuko Sanjo, Juro Kara

Si proposer une œuvre à un spectateur, un lecteur, un auditeur, c’est toujours faire un contrat avec lui, attendre de lui de ne pas venir avec ses préjugés, lui laisser le temps de lui montrer dans quoi il veut l’embarquer, il y a des paris, ou des contrats, plus difficiles à tenir ou à accepter. À table, quand la maîtresse de maison propose aux convives son savoureux plat, encore plus quand il s’agit d’épinards noyés dans la crème fraîche ou d’un bucolique boudin vomi dans les pommes grillées, on risque tout de même gros ; en tout cas, les chances de satisfaire tout son monde sont pour le moins compromises. On sait aussi que pour étonner, se la raconter, il faut une bonne dose d’originalité, de parti pris, d’audace, d’intransigeance créative pour proposer sa vision et pas celle d’un autre… Matsumoto vise donc haut, il sait ce qu’il veut, ses choix sont clairs, et il a au moins le mérite de tenir la casserole jusqu’au bout même si on s’est étalés de tout son long sur son assiette en criant des plaintes dégoûtées en voyant la marchandise arriver.

Moi aussi, j’ai tenu jusqu’au bout. Pourtant, le contrat passé et qu’on doit signer le plus souvent au premier acte, pour dire « OK j’adhère à ce que tu proposes, on va se fendre la poire devant ce boudin bien juteux à défaut de s’envoyer un banal chausson aux pommes grillées » bah moi non, j’avais déjà mal au cœur quand on m’a présenté le menu.

Faut dire que le chef cuistot, je n’ai pas regardé qui c’était. Si je viens souvent avec ma bonne volonté, je viens surtout aussi beaucoup avec mon ignorance, ou ma mémoire défaillante, surtout quand il est question de cinéastes japonais.

Je découvre donc en rentrant chez moi que je n’ai pas plus apprécié Dogura Magura, et que j’avais été pas mal indulgent (grâce à son côté bien barré et dense) avec Les Funérailles des roses. Mais ces trois opus proposent une sorte de même contrat, qui, tout bien calculé, a peu de chance avec moi de marcher plus d’une fois sur trois. Il y a d’abord les prétentions stylistiques, faisant de la forme, à peu près, l’intérêt premier du film, et forcément, ça capte de la place, de l’attention, et on rechigne alors à présenter un récit propre, prêt à digérer, qui ne demande pas trop de travail au spectateur. Je n’attends pas forcément qu’on me donne un plat prémâché ou de la bouillie, mais il y a certains efforts, j’apprécie tout de même de ne pas avoir à les faire à la place du conteur. Matsumoto sait ce qu’il fait, et il connaît certaines méthodes de mise en scène aptes à le faire échapper aux codes du spectacle qu’il réprouve (en tout cas duquel il ne souhaite apparemment pas être lié) pour s’en approprier d’autres. De ces trois films (par ailleurs formellement très différents), on peut donc retenir au moins une même constante, un même objectif, celui d’user de distanciation. C’est là que je commence à grogner. Comme dirait Cocteau, j’aime la distanciation, mais la distanciation n’aime pas tout le monde. C’est comme le sel. Il faut savoir en mettre juste assez. Et si tes habitudes ne sont pas les miennes, il y a peu de chance que je te suive. Trop de distanciation, ça tue le fil logique du récit. À force de dire au spectateur « bon là, on va éviter tout effet d’identification, pour que vous puissiez voir la scène autrement et avoir un regard intelligent et non totalement vampirisé par l’élan émotionnel qu’on rencontre dans n’importe quel spectacle commun », eh ben je finis par sortir de table. Faut pas trop me le faire à moi. Je suis limite myope, et si on m’impose un peu trop de distance, je ne vois plus rien. Et à force de voir trouble, je m’efface, j’ai le souffle qui applause et le cerveau qui commence la vaisselle.

Pandemonium, Toshio Matsumoto 1971 Shura Toho Company, Art Theatre Guild, Matsumoto Production Company (1)Pandemonium, Toshio Matsumoto 1971 Shura Toho Company, Art Theatre Guild, Matsumoto Production Company (4)

Chaque spectateur est unique, et c’est bien un point où j’ai mes intransigeances — ou mes incohérences. Je peux digérer une mise à distance bien rance si on s’applique sur autre chose, sur les décors, la lumière, les jolies filles, les nichons… Seulement, c’était déjà le cas dans Dogura Magura. Préférer le Musée d’Orsay au Quai Branly, à chacun son affaire, et, là non plus, je n’ai rien pour me rincer l’œil. L’histoire n’a aucun intérêt (et je n’ai rien compris, c’est qu’on digère mal quand on ne fait que renifler un coup avant de s’étaler sur la nappe en gémissant des grands « Non ! non, j’en ai pas ! » et qu’une fois qu’on s’est fait gronder, tant pis, mais les épinards et le boudin, ça file droit sous la table). La lumière est pas trop mal, sorte de noir & blanc surexposé dans l’ombre d’un intestin fumant tout juste étripé, ou extirpé, de son gargouillant logis… façon Le Sabre du mal voire le Samouraï d’Okamoto, mais pour moi ça avait trop la saveur de L’Assassinat de Ryoma (encore une note bien conciliante), à savoir, une lumière qui finit par sentir la lèpre, le moisi…

J’en viens à l’aspect qui me pose le plus de problèmes dans le film. L’utilisation des décors, l’absence totale de hors-champ, ou de hors scène devrais-je dire. Parce que c’est bien ça dont il est question, le parti pris de Matsumoto. L’aspect théâtral, je crois l’écrire assez souvent, c’est plutôt une fantaisie (ou une prétention) qui arrive sans mal à me satisfaire. J’ai grandi dans les moisissures des costumes et l’ombre du hors scène, ça rappelle des souvenirs. Mais c’est une moisissure chaleureuse, comme le bon crottin de cheval tout juste démoulé qui sent bon la campagne… Chacun ses vices. Le moisi où on se gèle les miches, où tout est froid et sans densité, sans profondeur, ça me fait plutôt flipper. (Je ne fais qu’essayer de proposer des pistes pour expliquer pourquoi les pommes oui, mais les pommes grillées, non… Vous, vous y glissez quoi sous la table ?… Bref.) Le théâtre oui, mais pas de celui-là. La distanciation, oui, mais comme procédé, non comme une fin, et la plupart du temps, comme rehausseur de saveur pour refaire ressortir l’identification. Si on recule, c’est pour mieux avancer. Il y a les lents, et l’élan. Moi je suis de l’école d’Hitchcock : dès que ça tend, il faut que ça gicle. La distanciation sert alors de pause salvatrice où tout le monde se rince les dents (et les yeux, c’est bien l’utilité des plans de transition) avant de passer au tableau suivant. Revigorés, on peut se lancer à nouveau vers un mouvement en avant que les théoriciens de la théorie nommeront « identification ». C’est ce qui donne le rythme à tout bon récit, une respiration, comme le bon moyen d’arriver à faire sept fois l’amour du coucher à l’aube et de l’aube au goûter.

Ce n’est évidemment pas ce que fait Matsumoto. Et je ne suis même pas sûr qu’il y ait une volonté brechtienne d’utiliser le procédé. C’est juste qu’on se la pète en faisant un machin chiant à mourir debout (chting, au fait, c’est un film de samouraï : katana que le moule…) et qu’on y voit que dalle parce que l’intérêt n’est pas de voir, mais de regarder (il y en a bien qui se pincent le nez en s’enfilant du caviar à la grosse cuillère). « Je te la montre, tu me montreras la tienne ». Heu, non, je ne marche pas. Je veux savoir si elle a vraiment quelque chose à dire… Cherche toujours à y voir quelque chose, c’est bien opaque, bien étudié pour que tu puisses mâter (t’arrêter) sur le décor vide balayé d’une douche de lumière façon jacuzzi (et faut pas croire qu’avec une seule douche de lumière on aurait gagné un yakuza — original ne veut pas toujours dire singulier).

Pour redevenir sérieux, ce qui finit par marcher dans un Dogville par exemple, ne marche jamais pour moi ici. Je n’ai pas bien compris l’intérêt d’en faire du théâtre filmé, en dehors du fait que c’est écrit comme ça (c’est une adaptation). Formellement, ça n’a aucun intérêt, je n’y crois pas une seconde, et ça plombe le film pour y comprendre quelque chose. Bien sûr, on n’est pas dans un huis clos puisqu’on peut profiter de la construction en tableaux, et que les lieux peuvent ainsi changer au gré des séquences. Mais en dehors de ça, Matsumoto s’amuse tout seul en s’interdisant toute contextualisation des scènes à travers les plans habituels d’introduction, plans généraux, présentant le cadre, la rue, pour montrer que le cœur des scènes s’inscrit dans un monde réel. S’il en fait à mon sens beaucoup trop dans cette voie, il est au moins cohérent parce que sa direction d’acteurs suit la même logique. La particularité du théâtre, de par sa contrainte spatiale, c’est que la contextualisation, le dehors, est évoquée à travers les mots, et depuis Stanislavski, grâce à tout un jeu d’acteur (en gros, la psychologie, l’apparence, le comportement). Là, rien de tout ça. On enfonce le clou (ce n’est pas celui du spectacle) pour priver le spectateur de toutes ces petites indications qui fleurent bon l’air frais du dehors. Le jeu est par ailleurs follement théâtral, mais pas dans le bon sens du terme. Là encore on est dans la distance, mais la distance plate, insipide, creuse, moite, pâle, puante et gémissante des acteurs incapables de se parler et de s’écouter. « Je fais genre je te parle mais en fait je me la raconte, et ça, c’est parce que j’ai un texte très écrit qui dépasse ma pensée ». Alors voilà, ça dégobille des mots mais les yeux et les attitudes sont figés. Lors de la première scène où la violence éclate, une femme prend un sabre et menace de s’éventrer avec. Les autres restent de marbre ou ébauchent un clin d’œil, un lavement de sourcil (les yeux qui gargouillent chez les acteurs, c’est fréquent), mais le corps dit non et le regard reste vide. « Sortez-moi de là, je ne sais pas quoi faire ! Alors, je ne fais rien. Pis le metteur en scène m’a dit de me mettre là et de rien faire… » On remarquera au moins l’étrange cohérence d’ensemble parce que pas un (en dehors de celui qui avait quelque chose à dire — j’ai un « texte, là, il est souligné, c’est signe que c’est mon tour et qu’on me regarde dans ma gloire conifère, et alors que j’existe ») ne bouge. Effet, hum, très intéressant de distanciation, pour sûr, puisqu’on n’y croit pas une seule seconde. Y aurait, encore, le choix d’en faire un truc hiératique à la manière du kabuki, pourquoi pas, mais non, là c’est un entre-deux, une pénombre pénible, qui douche mon plaisir… Il n’y aura pas plus de figurants ou de troisième rôle pour épaissir un peu la pâte du réel, non… Distanciation plein pot. Microscope en cul-de-bouteille. Ça prétend regarder le monde quand ça ne regarde que son nombril.

Reste le découpage. Et là Matsumoto fait n’importe quoi. Du théâtre filmé, il n’arrive pas trop mal à s’en extirper avec un montage, au cœur, qui laisse bien voir et donne le rythme, même si parfois un peu trop en pieds, en plan moyen (mais si on n’en profite pas avec des mises en place de théâtre, on n’en profite jamais). Mais Matsumoto tombe encore dans le piège du ton sur ton quand il est question de mettre en scène la violence, les éclats, les giclées sanglantes… Ça boudine et ça flatule du bas et j’ai le haut qui bâille… Chting chting ! on passe d’un découpage plan-plan de télévision (à quoi rappelle le format) à une charpie répétitive qu’un étudiant en seconde année de cinéma n’oserait même plus proposer… Ce sont les années 70, et ça se voit. On découpe, on tranche, et on montre, on montre tout. Parce que c’est la révolution et que ça n’a jamais été fait. C’est gore et j’ai l’alien qui en bave d’ennui. Comme si Roméro s’invitait soudain à la table de Rohmer. Faut dire que c’est un peu le style Matsumoto. La grossièreté. Le mauvais goût. Mais entre le baroque et le n’importe quoi suspect, il y a parfois un poil qui glisse au mauvais endroit.

Bref, grosse déception.


Pandemonium, Toshio Matsumoto 1971 Shura | Toho Company, Art Theatre Guild, Matsumoto Production Company 


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables de 1971

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