Je ne connaissais pas le garçon. Je me rappelle encore, il y a vingt ans, quand Télérama mettait en avant ses petites comédies amoureuses qui ne faisaient pas franchement envie. Il y a peut-être un côté « cinéma de l’insistance » qui pourrait me plaire, à focaliser ainsi pendant tout un film sur une seule relation, à jouer sur la répétition d’un même dispositif. L’insistance, ça permet de se laisser envahir peu à peu par une proposition de cinéma assez peu convaincante. Je pourrais également parler me concernant d’effet « La Maman et la Putain ». Je n’irai pas jusqu’à dire que le film n’est pas assez long pour finir par me convaincre, parce que j’ai pas mal compté les minutes, mais c’est vrai qu’on finit peu à peu par céder au procédé et par s’intéresser au développement d’une relation assez mal née.
Mais ce n’est pas suffisant.
Pourquoi mal née ? Parce que quand on cherche (et c’est une référence pesante qui hante tout le film) à faire comme du Woody Allen… avec des acteurs français, on se retrouve fatalement à faire du Eric Rohmer. Je me rappelle l’avoir déjà dit pour La Loi de la jungle, on n’a plus les acteurs en France pour faire des comédies populaires réussies avec leur seul talent comique. Woody Allen, avant d’être un auteur de génie, c’était aussi un formidable acteur comique. Pas un acteur de génie comme on l’entend souvent, capable de se fondre dans un personnage, mais un acteur avec un emploi comique. Il avait le talent de s’écrire des rôles qui correspondaient à son registre. Dans le pays de la method, Woody Allen était un acteur de registre, d’emploi. Puis, quand il a écrit des rôles pour les autres, ça ne marchait plus parce que c’est lui qu’il voyait dans le personnage, et par la force des choses, il devait offrir le rôle à d’autres acteurs. Aucun acteur au monde ne peut rendre correctement une situation s’il ne joue pas dans son “registre”. Dans des drames ou des comédies relativement peu élaborés où le moteur du récit passe par les péripéties plus que par les relations entre les personnages, aucun problème, on peut ruser, faire semblant. Dans une comédie, c’est tout autre chose. Soit vous avez les acteurs qu’il faut et ils correspondent parfaitement au type de personnage écrit, soit vous avez des acteurs capables de construire un personnage. Et la method, pour les comédies, autant dire que c’est pas franchement la méthode de jeu la plus appropriée pour s’assurer le rire des spectateurs : le rire joue moins sur la profondeur psychologique que sur la sincérité, la spontanéité et le sens du rythme.
En France, on a essentiellement des acteurs de registre. Ils ont un emploi, une personnalité, et ils surfent sur ça pendant toute une carrière. Il n’y a pas d’acteurs qui construisent un personnage, qui savent s’adapter à un rôle qui ne correspondrait pas à leur personnalité, parce que ce n’est pas notre culture. Il n’y a pas de mal à ça, le tout est d’être bons dans ce qu’on fait. Dans le cinéma dramatique où, selon la méthode Alain Delon, il suffit « de ne pas jouer mais de vivre », et dans le cinéma comique qui s’est toujours appuyé sur des personnalités, des registres, des emplois donc… drôles, ça ne pose aucun problème. En règle générale…
Et le problème, c’est donc bien que Mouret, s’il cherche à écrire comme un Woody Allen, en dehors du fait que son écriture est relativement indolore (ni drôle ni brillante), n’a pas les acteurs pour. (Peut-être d’ailleurs que lui-même est un bon acteur de registre, mais c’est le premier film que je vois de la bête, et il n’y joue pas.)

Première scène du film : y croit-on seulement ?
Vincent Macaigne, à la limite correspond assez bien à ce type de personnages névrosés, empruntés, écrit par Mouret (le désavantage d’écrire des comédies essentiellement bavardes, c’est qu’on peut facilement distinguer la part dans le personnage de ce qui est apporté par l’écriture à travers les nombreux dialogues, de celle de l’acteur, réduite en général à peu de choses). Il est rarement drôle, mais bon, après tout, il faut aussi parfois se contenter de comédie légère. Pas besoin que ça tourne à la farce. L’esprit français, quoi (vue de l’étranger). Parler de cul sans fards un verre de champagne à la main… Before Sunrise, ou Julie en douze chapitres, c’était déjà du Woody Allen pas drôle (et même s’il n’y a pas mieux que Woody Allen pour faire du Woody Allen pas drôle, ses quelques drames étant des réussites, bref).
En revanche, Sandrine Kiberlain ne correspond pas du tout au type de personnages que Mouret a tenté d’écrire. En permanence, on a un texte qui vient contredire ce qu’on voit, et ce qu’on connaît de Sandrine Kiberlain. Parce que Sandrine Kiberlain comme tous les autres acteurs français joue sur sa justesse à rendre un texte, son intelligence, sa spontanéité, sa personnalité. Sandrine Kiberlain, c’est Alain Delon : elle n’a jamais joué autre chose que du Sandrine Kiberlain. Les seuls capables peut-être de jouer des rôles à contre-emploi en France, c’est presque toujours les acteurs comiques. Pas parce que s’ils se transforment tout à coup en acteurs de composition, mais peut-être un peu par opportunisme parce qu’un acteur de comédie, c’est un acteur qui d’abord ne peut pas jouer sans sincérité (on rit beaucoup de la spontanéité des acteurs comiques), mais aussi parce que jouer la comédie, c’est s’écarter de son médium, de sa zone neutre, ils sont toujours sur la corde raide. Qui peut le plus peut le moins. Si bien que quand tout à coup, ils jouent sans ce sens de la catastrophe qu’on craint permanente avec eux, on est surpris et on crie au génie. C’est donc un malentendu, mais ça existe. Voir un acteur dramatique qui a un emploi spécifique, habitué à jouer et convaincre dans des rôles écrits pour lui, ne peut pas être crédible dans un rôle qui ne lui correspond pas.
Encore plus dans des comédies. Je reviens à ce que je disais pour La Loi de la jungle : un scénario drôle, ça n’existe pas ! Vous ne lirez jamais dialogues, à la lecture, aussi drôle que du Feydeau, et pourtant, vous adaptez Feydeau au cinéma, et ça ne passe pas. Les comédies de la FEMIS, c’est donc un enfer, une anomalie ! Une comédie, ça se fait, se réalise, s’écrit, à travers les acteurs. On ne peut pas mettre Bourvil dans la série des Gendarmes ! On écrit, on réalise, en fonction des acteurs ! La même réplique drôle lancée par un acteur de comédie médiocre fera pschitt ; et beaucoup de répliques anodines, dans la bouche de certains acteurs, deviennent des traits de génie. C’est déjà ce que faisait Woody Allen donc : il écrivait pour son emploi parce que ce n’était pas un acteur de composition. Montrez-moi un acteur de composition comique, ça n’existe pas. C’est un peu étonnant de devoir rappeler ça, mais un acteur comique, avant de savoir jouer les répliques des autres, il doit être drôle ! Le sens du rythme, la spontanéité, la bêtise feinte, la mauvaise foi, le second degré, la connivence, etc., on le doit à des personnalités, à des acteurs drôles. Si la comédie italienne est morte, si la française l’est tout autant, c’est qu’on n’a plus d’acteurs drôles (ou qu’on ne veut pas les voir). Et quand il y a des miracles ou des générations spontanées, c’est presque toujours quand un acteur a trouvé son auteur (ou qu’un auteur a foutu un acteur comique avec un emploi fort, et drôle, dans un rôle qui lui correspondait) : à quoi doit-on la réussite de Du côté d’Oroüet ? À la présence de Bernard Menez ou du génie de Jacques Rozier ?
Mettez Bernard Menez dans un Eric Rohmer, demandez-lui d’improviser, et Eric Rohmer devient enfin un cinéaste de grand talent. Bon, j’exagère un peu, Rohmer est déjà drôle… malgré lui. Mais Bernard Menez, c’est un de ces acteurs formidables de la scène française qui n’a pas eu la chance d’un Fernandel, d’un Bourvil ou d’un Louis de Funès et de voir des auteurs écrire pour lui.

En quoi, c’est un problème de ne pas avoir des acteurs parfaits pour les rôles ? C’est un problème parce que dans un film qui joue essentiellement sur les relations, la situation, c’est ce qui fait avancer votre film. Pas d’acteurs capables de rendre crédible une situation = pas de situation. Pas de situation = pas de connivence avec le public. Pas de connivence avec le public = pas drôle. Comédie pas drôle = comédie de la FEMIS.
A-t-on besoin de rappeler qu’il n’y a peut-être aucun autre genre qui soit plus populaire que la comédie ? Si vous réalisez une comédie, que vous faites 200 000 entrées en salle, et que la critique est satisfaite, vous ne venez pas de réaliser une comédie, mais un film d’Eric Rohmer. Et au bout de trois comédies n’ayant pas dépassé le million d’entrées, vous serez bien inspiré d’en faire des « contes moraux ». La critique sera aux anges. L’esprit français. Essayez de prononcer « contes moraux » un verre de Champagne à la main, et vous serez bon pour donner des cours d’écriture comique à la FEMIS.
Et « l’esprit français », soyez-en satisfait, vous serez très bien reçu dans les dîners chez les pète-culs à l’étranger. Woody Allen a dû faire un film très drôle dans sa carrière, il a contenté le public et les critiques, au point de réunir tout le monde pour mériter son Oscar. Et puis, il est devenu un cinéaste, un auteur. J’adore son cinéma, mais ses films ont cessé d’être des farces, et son personnage récurrent de séducteur gauche, c’est son Antoine Doinel à lui. Ce que Eustache parvenait à faire au bout de trois heures de film, Woody Allen l’a fait sur cinquante ans de carrière. C’est ainsi qu’il était devenu très apprécié en Europe. Pas parce qu’il était drôle ; chez nous, c’est Rohmer qui nous faisait bien rire. Eh bien, nul doute que Mouret, c’est vu à l’étranger comme nous on voit Allen (enfin… quand les critiques new-yorkaises auront pris connaissance de ses films). Moi, je n’irai pas m’imposer la vision de toute la filmographie du garçon pour en être convaincu : comme pour Rohmer, c’est souvent dur à regarder parce qu’aucun acteur ne peut être sincère en jouant un cinéma aussi bavard et surtout impossible à regarder avec des acteurs inadaptés, mal choisis, incapables de rendre une situation. Si le texte sort naturellement de leur bouche, rien dans leur comportement ne traduit le fait qu’ils comprennent la situation dans laquelle ils se trouvent. Or, une comédie sans situation, ce n’est pas une comédie, mais un supplice d’acteurs filmé. Comme l’impression de voir des acteurs jouer les scènes d’un autre film, ou découvrir la situation et les personnages en même temps que le spectateur.
Et ce petit côté hiératique, en dehors du réel car « sans situation », les critiques et les étrangers adorent. Les uns parce qu’ils ne décryptent que les « motifs » ou les intentions supposées d’un auteur, jamais de l’efficacité d’une comédie ; les autres, parce qu’ils ne peuvent comprendre les subtilités dans la manière d’être des acteurs qui, nous, nous paraissent, de toute évidence, fausses, et ne finissent donc par n’y voir que les transcriptions écrites des dialogues. Vous imprimez « Je suis content de vivre ce que je vis là » sur une belle affiche, vous la placez au cabinet, et très vite, vos amis de la FEMIS venus dîner chez vous auront l’impression d’y lire une citation recopiée dans un grand roman russe. Ça vaut autant que des affiches Kandinsky dans le vestibule comme marqueur social. Je conseillerai alors à ces critiques étrangers de lire Feydeau dans une adaptation muette, ils devraient trouver ça hilarant. Des comédies sans acteurs, le pied pour des pète-culs. On se salit moins les mains.
Et allez donc, c’est pas mon père.