La Famille matrilinéaire, Kenji Misumi (1963)

Calculs reinaux

Note : 4 sur 5.

La Famille matrilinéaire

Titre original : Nyokei kazoku / 女系家族

Année : 1963

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Machiko Kyô, Jirô Tamiya, Miwa Takada, Yachiyo Ôtori, Ganjirô Nakamura, Chieko Naniwa, Tanie Kitabayashi

Savoureuse satire sociale anti-bourgeoise aux allures de thriller successoral. On marche sur les platebandes de la Shochiku qui l’année précédente avait adapté un roman à peu de choses près sur le même sujet avec Masaki Kobayashi aux commandes : L’Héritage. Le film de la Shochiku, dans mon souvenir, était noir et feutré. Tout le contraire ici, car la satire est souvent amusante (on commence à comprendre qu’effectivement Misumi est un formidable directeur d’acteurs, parce qu’on est loin de la comédie pure, mais chaque séquence contient de nombreux éléments, dialogués ou non, très drôles qu’il serait facile de faire capoter sans une personne avisée à la baguette). Le film est adapté, cette fois, d’un roman de Toyoko Yamasaki, parfois qualifiée de « Balzac japonaise » dont la Daiei avait déjà adapté un précédent roman traitant des déboires successoraux d’une riche famille composée de femmes puissantes : Bonchi.

La satire sociale qui s’exerce ici est un joli pied de nez (dans sa morale livrée lors d’un dénouement inattendu renversant et poilant) fait par les classes laborieuses à celle qui les méprise et donne l’impression en regardant le film de tout posséder au Japon. Je spoile : les riches finiront spoliés.

La petite saveur amère supplémentaire en plus de cette histoire cruelle ou amusante (c’est selon) vient cette fois du doigt d’honneur fait à ses filles par l’auteur de ce testament machiavélique (et dont on ne verra jamais qu’un portrait semi-hilare, comme le fait remarquer l’aînée de la fratrie). Car le bonhomme, qui s’était marié avec l’héritière d’une riche famille d’Osaka dont le pouvoir passait traditionnellement aux mains des filles (d’où le titre français du film), profite en réalité de sa future mort pour mettre en scène ce qu’il faut bien qualifier de complot dans le but de faire passer les rênes de la famille à un héritier mâle. Le roman ayant été écrit par une femme, on peut y voir peut-être une forme d’humour noir désinvolte, voire de fatalisme ricaneur : si d’un côté ceux qui ont tout, à force de se chamailler et de comploter les uns contre les autres, finissent par se faire prendre à leur propre jeu au profit d’une femme pauvre dont ils avaient outrageusement moqué l’origine ; de l’autre, c’est au prix de la perte d’une tradition qui ironiquement faisait des femmes les héritières d’une famille puissante. Les hommes restaient jusque-là toujours en retrait (au propre comme au figuré : dans le film, les maris se tiennent toujours derrière leur femme) et par l’habilité de celui qui avait survécu d’un an seulement à la matriarche (on voit bien que sa cadette se plaint, dès le début du film, d’avoir été mise à l’écart au profit du défunt devenu avant sa mort, et par la force des choses, l’éphémère chef de famille), les hommes finissent par reprendre la main. Cela revient un peu à dire que le seul espace au Japon où les femmes avaient le pouvoir, les hommes sont parvenus à leur ôter.

Après, c’est la qualité des grandes histoires, on peut sans doute proposer bien des versions à la morale de cette histoire. Comme de larges pans des usages japonais (plus spécifiquement ceux ayant cours à Osaka) nous sont difficilement accessibles, il y a à parier que toute interprétation de ce retournement faite par un étranger soit condamnée à n’être que « exotique ». (J’ai par exemple du mal à bien saisir s’il y a parmi ces sœurs certaines qui sont « adoptées », à quel moment de leur vie cela aurait été fait, et surtout quelles conséquences cela aurait sur le respect dû et sur les rapports de force toujours très codifiés au Japon.) Peu importe au fond, le spectateur, même parfaitement néophyte, a tous les droits.

Avant d’en arriver à ce dénouement soumis à interprétations, c’est tout le jeu de pouvoir qui amuse et fait grincer des dents : les jalousies, le ressentiment et les innombrables magouilles que déploient tous les membres de la famille (à l’exception de la cadette qui finira par dire à la fin que tout compte fait, c’est mieux qu’elles aient été prises à leur propre jeu, avant de prendre la résolution de faire le tour du monde), mais aussi le commis de la famille, au service de la famille depuis deux générations comme il le rappelle, et qui, lui aussi, compte bien prendre sa part du gâteau aux dépens des autres. Sa position d’exécuteur testamentaire lui offre un avantage, mais malheureusement pour lui, la satire sociale a autant la dent dure pour la classe dominante que pour ceux de la classe laborieuse qui cherche à tirer profit crapuleusement des autres.

À l’opposé de ce petit monde rempli de personnes aigries, voraces, cupides et finalement solitaires, il y a le personnage de la maîtresse du défunt, peut-être pas aussi innocente qu’elle le montre tout au long du film, mais dont on peut imaginer au moins qu’elle agit en accord avec la volonté du disparu. C’est à deux qu’ils semblent avoir manigancé tout ce sac de nœuds parfois hilare pour remporter la mise. Drôle et cruel.

Encore et encore, cinéma japonais et cinéma italien n’en finissent plus d’agir comme des frères jumeaux à des dizaines de milliers de kilomètres l’un de l’autre : au même moment où le cinéma italien produit de magnifiques satires (genre ô combien rare et délicat puisqu’on tombe facilement dans la critique amère ou la farce accusatrice), le Japon nous propose donc celle-ci parfaitement réussie justement parce qu’elle reste drôle, sans être méchante ou, pire (comme celle que Misumi réalisera cinq ans plus tard avec Les Combinards des pompes funèbres), forcée et grotesque.

À l’heure où d’ailleurs le shomingeki est passé de mode en 1963, on pourrait presque y voir une forme de shomingeki alternatif en guise de révérence et d’adieu : le regard bienveillant envers les classes populaires, il se fait à la lumière de celui porté, très acerbe, sur la classe dominante. Les remarques immondes et continuelles sur les gens de classe modeste (voire les sœurs entre elles, l’aînée ayant du mal à se faire à l’idée d’être traitée à l’égale de ses cadettes) ne trompent pas. Quelques exemples. Quand les sœurs prennent la résolution de rendre visite à la maîtresse de leur père, l’une d’elles insiste sur la nécessité pour elles d’adopter des habits « simples » de circonstance ; elles s’y rendront finalement en berline de luxe, un sac en croco au bras. Une fois arrivées sur les lieux, l’une des sœurs enlèvera la photo de son frère que la maîtresse des lieux utilisait pour son autel particulier dressé en l’honneur du défunt (plus tard, la sœur déchirera cette photo). Puis, ayant appris que des ennuis de calculs rénaux mettaient en danger sa grossesse, les deux sœurs et la tante exigeront d’abord que l’ancienne « geisha de bains publics » suive un examen gynécologique ; elles insisteront ensuite, dans une séquence d’une rare violence, pour assister à la scène… Un peu avant ça, quand l’une des filles se rend dans les habitations délabrées que la famille loue pour s’enquérir du prix que cela pourrait valoir, les locataires s’étonnent de voir débarquer à l’improviste « le propriétaire » qui manifestement néglige depuis longtemps leurs demandes et laisse dépérir les lieux. La critique est frontale, parfois plus fugace, mais toujours violente. Au moins sur l’aspect « lutte des classes », l’accumulation des critiques acides laisse peu de doutes quant aux intentions de l’auteure.

Je reviens à cette idée de testament du shomingeki. Ce regard bienveillant sur les pauvres porté par procuration en regardant les riches, c’est un peu comme si on avait affaire à un film dont le scénario avait été prévu pour Mizoguchi (du genre Une femme dont on parle, sur un sujet contemporain et adapté par le même scénariste) et que pour continuer sur la note finale, grinçante de La Rue de la honte, on le mettait entre les mains d’un réalisateur comme Kirio Urayama (La Ville des coupoles et Une jeune fille à la dérive). Avec ça, vous changez l’habituelle bonhommie contemplative d’un Chishû Ryû pour l’air presque aussi idiot, mais à la duplicité bien plus suspecte d’un Ganjirô Nakamura (l’acteur d’Herbes flottantes et des Carnets de route de Mito Kômon et que j’ai surtout évoqué dans Les Carnets secrets de Senbazuru) jouant ici le « larbin de la famille », tel qu’il se définit, et le tour est joué. Le shomingeki mué en satire sociale pour un dernier baroude d’honneur.

Dans un shomingeki classique, on porte un regard sur les petites gens, mais les choses restent toujours à leur place. Ici, on met un grand coup de pied dans les conventions : le « larbin » chargé de devenir l’exécuteur testamentaire du défunt, avec son petit air idiot trafiqué, on comprend vite ce qu’il convoite. Imaginez que ce que contemple passivement Chishû Ryû, ce ne soit plus le calme, l’immuabilité du monde, mais une parcelle du jardin du voisin. On ne s’assied pas docilement sur le tatemae en contemplant l’humilité des gens simples et en vantant l’ordre établi. Cette fois, le tatemae, tel un masque de kabuki dont Nakamura était maître, soudain se fissure, et derrière le masque des apparences hypocrites, apparaît au grand jour la réalité fourbe d’un personnage qui appartient peut-être à la classe des dominés, mais qui aspire, par la ruse, à prendre la place de ceux qui l’ont méprisé jusque-là. À la limite, le regard porté sur la sœur cadette, présentée comme une jolie idiote, est bien plus bienveillant. Elle a au moins l’excuse de la jeunesse et semble se désintéresser des petits complots que chacun vient à mettre en œuvre pour tirer la couverture à lui.

La Daiei a sorti une nouvelle équipe de rêve. Qui de mieux pour cette adaptation du roman de Toyoko Yamasaki que des orphelins de Mizoguchi ? Deux de ses plus proches collaborateurs répondent à l’appel : au scénario, Yoshikata Yoda (qui écrira plus tard La Rivière des larmes) ; à la photographie, Kazuo Miyagawa.

Et si l’idée au fond, ce n’était pas de faire la suite de La Rue de la honte et de voir Ayako Wakao reprendre son rôle de geisha calculatrice ? Elle aurait trouvé son protecteur, et ils auraient donné ensemble un sens nouveau au syntagme « calculs reinaux » en accouchant d’un plan clouant définitivement le bec à ces femmes de la haute…

La bourgeoise au prolétariat : « Dis donc, il vient cet enfant ? »

La prolétaire à la bourgeoise : « Ça tire ! Ça tire ! »

La bourgeoise, d’un air désinvolte : « Tu as dit « satire » ? »

La prolétaire : « Ah ! La satyre ! »

Rira bien…


La Famille matrilinéaire, Kenji Misumi (1963) Nyokei kazoku | Daiei


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Les perles du shomingeki (le clou dans le cercueil du genre)

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Komako, fille unique de la maison Shiroko & Le Palais de la princesse Sen, Kenji Misumi (1960)

Double programme populaire

Note : 4.5 sur 5.

Komako, fille unique de la maison Shiroko

Titre original : Shirokoya Komako / 白子屋駒子

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Katsuhiko Kobayashi, Mieko Kondô, Ganjirô Nakamura, Ryûzô Shimada, Minoru Chiaki, Fujio Murakami, Chikako Hosokawa

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Note : 4.5 sur 5.

Le Palais de la princesse Sen

Titre original : Sen-hime goten / 千姫御殿

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Kôjirô Hongô, Katsuhiko Kobayashi, Tamao Nakamura, Ganjirô Nakamura, Isuzu Yamada, Takashi Shimura, Osamu Takizawa, Ryûzô Shimada

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Cela en devient un peu indécent de voir autant de drames tragiques ou de beaux mélodrames réalisés par Misumi invisibilisés parce qu’ils ne répondent pas au genre qu’on attend de lui ou que les distributeurs se sont fait de lui. Il ne faut pas s’y tromper, Misumi réalise ces tragédies exactement de la même manière qu’il tourne ses histoires de samouraïs ou de joueurs errants. Dans le genre jidaigeki pur (sine katana), il n’a parfois pas grand-chose à envier à Mizoguchi, par exemple.

Ses séquences sont toujours d’une intensité folle. Ses acteurs ne font jamais un geste de trop. On sent même avec les quelques extraits de théâtre kabuki que l’on peut voir ici ou là qu’il y a une filiation dans la logique de jeu : on est encore dans un jeu très codifié, mais si on adopte parfois des postures ou un petit temps d’arrêt pour exprimer ostensiblement la situation, grâce à ses nombreux gros plans et son montage très resserré, Misumi et ses acteurs reproduisent cette logique, mais l’adaptent aux regards et souvent aux seuls mouvements de tête. Grosse impression de puissance et de tension en retour. Et cela, que Misumi dirige un acteur de comédie, de chambara ou de drame, il s’y prend exactement de la même manière (ou les acteurs qui l’accompagnent répondent toujours aux mêmes codes épurés issus de la scène kabuki).

Tout au long de la riche carrière de Misumi à la Daiei, on l’a vu entouré des mêmes personnes ; plus encore ici avec ces deux films sortis la même année : équipe technique et acteurs sont identiques. On se demande presque sur combien de films une équipe pouvait travailler sur une seule journée… Mais la précision des acteurs et le génie de Misumi à les mettre en scène ne seraient rien sans des histoires fabuleuses à raconter. Ici, on est servi. Ces deux histoires, inconnues du grand public occidental, sont vraisemblablement de grands classiques au Japon. Elles font toutes deux références à des événements ou à des légendes connus ayant fait l’objet de multiples adaptations au théâtre et au cinéma.

Komako semble être inspiré de la vie tragique de Shirakoya Okuma, fille aînée d’un négociant en bois au 18e siècle et condamnée à mort pour des faits qui diffèrent largement de ce à quoi on assiste dans le film puisque celui-ci prend résolument fait et cause en faveur des amoureux déchus. Il s’agit d’une variation des Amants crucifiés. La fille d’une maison mal gérée est amoureuse depuis son enfance de celui qui a grandi avec elle, l’intentant du clan (ou de l’entreprise), mais sa famille cherche à la marier à un homme pas très beau, gentil, mais excellent gestionnaire qui aidera la maison à recouvrer la prospérité. Le père a la tête continuellement dans les nuages et la mère fricote en secret avec son coiffeur attitré (les joies de l’hypocrisie de la société japonaise derrière les paravents dorés des apparences et de l’honneur familial). À ce quatuor adultérin assez classique dans le genre des films de double suicide (ou d’amants crucifiés, donc) s’ajoute une étonnante note serial avec une sorte de Fantômette qui va et vient dans l’histoire en coup de vent tel un deus ex machina égaré du plateau de tournage d’à côté. Même ce personnage fantaisiste, avec ses talents de voleuse et d’espionne, n’arrivera pas à déjouer le complot dont les deux jeunes amoureux seront victimes. Dans l’histoire originale, ce serait plutôt eux qui se rendraient coupables de complot ; ici, la mort du mari est fortuite, et le complot est ourdi par l’amant de la mère, complot consistant à accuser l’amant de la jeune Komako pour l’écarter d’elle. Le plus étonnant dans l’affaire, c’est encore le finale. Comme dans toute bonne tragédie qui se respecte, le récit réunit tous les protagonistes (enfin ceux qui ne sont pas encore morts), et de manière assez remarquable, il ressort de cette grande scène à faire un constat pas si tragique que ça : tous ont leur raison. Mieux, ils cherchent à trouver la meilleure solution pour le couple adultérin (on insiste sur le fait qu’ils s’aiment depuis l’enfance). Le père finit par marier symboliquement les deux amants illégitimes. Avant, bien sûr, que l’honneur des apparences soit sauf et que tout ce petit monde soit généreusement humilié en place publique.

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Avec Le Palais de la princesse Sen, on monte dans la hiérarchie de classe. D’une maison frôlant la faillite, on passe aux aventures amoureuses, voire sexuelles, de la fille du shogun. L’histoire semble avoir été maintes fois adaptée (la Daiei avait produit un Princesse Sen six ans auparavant avec Machiko Kyô et un tout jeune Raizo Ichikawa ; l’histoire serait inspirée de la vie de Senhime). Comme à son habitude, Misumi filme les histoires d’amour comme des thrillers. Et peut-être plus ici comme un film d’épouvante. Tous les codes du film du fantôme au début du film sont là : on sent poindre la femme croqueuse d’hommes, la sorcière qui envoûte ses victimes, et le récit prend un aspect de conte (façon Histoires qui sont maintenant du passé) fantastique qui montre déjà qu’on n’est pas tout à fait dans des récits en costumes ou des romances sages imbriquées dans des luttes de pouvoir, mais déjà un peu dans du cinéma de genre (entre Alexandre Dumas et Barbey d’Aurevilly, quand l’Histoire sert de prétexte à développer des récits populaires). Mais un fantastique ludique : on s’amuse du côté répétitif du destin des hommes que la fille du shogun voit débarquer devant elle avant de les voir systématiquement disparaître. L’histoire prend une tournure encore plus mystérieuse quand, forcément, le shogunat s’en mêle et cherche à s’enquérir de ce qu’il se passe réellement au sein du château, car les rumeurs vont bon train, et il en va de la réputation des Tokugawa.

On appâte ainsi la princesse avec un jeune et beau garçon. Celui-ci est vite invité à rejoindre le château où il est appelé à danser devant l’objet de sa mission, la princesse. La princesse Sen, comme avec tous les autres avant lui, s’entiche du bel homme, et bien sûr, à ce moment-là du récit, on se dit qu’on va peut-être en finir avec les assassinats dispersés dans les douves (dans les contes, il y a toujours un basculement où la répétition cesse). Toutes mes conquêtes passées finissaient par connaître cette technique que je ne manquais pas d’appliquer à chacune d’entre elles : c’est quand on se refuse à une femme qu’elle vous porte le plus d’attention. Bon, évidemment, il faut arriver déjà à un certain point de proximité, j’ai maintes fois tenté ma chance dans la rue, et l’indifférence… laisse étrangement indifférent. Vous voyez où je veux en venir : c’est parce que monsieur prétendument danseur itinérant est espion qu’il ne peut totalement (encore) s’adonner aux plaisirs de la chair ou prétendre (comme tous les autres, aveuglés surtout par l’ambition de plaire à la fille la plus en vue du pays) éprouver des sentiments profonds pour la princesse. Et c’est alors parce qu’il lui résiste qu’il lui plaît, et parce qu’il lui plaît… qu’elle lui plaît.

C’est ici que s’opère un autre basculement majeur du récit : adieu l’aspect conte fantastique tendance comico-scabreuse, bonjour le drame politique qu’on sent vite devenir tragédie. Pas d’histoires d’amour contrarié sans complot, et pas d’histoires d’amour interdit sans opposition ou dilemme, très cornélien, entre devoir et passion. Chacun des deux amants est contrarié, d’ailleurs, par un devoir propre (et forcément contradictoire avec celui de l’autre). Celui de l’espion, bien sûr, est de ne pas révéler sa nature… Quant au complot dont ils seront victimes, il vient de loin et propose là encore une vision revisitée de l’histoire originale. Il est imaginé par la sœur d’un ancien amant de la princesse qui, aidée de son propre clan, est parvenue à rentrer au service de la princesse, lui mettre entre les bras des hommes dont elle ignorait jusque-là le sort funeste : les tuer une fois sortis permettant aux comploteurs de répandre à l’extérieur du château des rumeurs qui entacheraient la réputation de la princesse… Tout ça pour finir par assassiner la princesse le jour anniversaire de cet ancien prétendant déchu. (Certains ont la vengeance facile.)

C’est tellement tordu (et joliment grotesque) qu’on reste dans le conte ou la fantaisie. Mais on y croit, justement parce que tout est joué avec gravité et justesse (là aussi, en art, un mariage rarement heureux et durable).

Comme dans le film précédent, les dernières minutes sont remarquables à la fois d’intensité et de tact (autre mariage impossible). Comme tous bons amants dont la condition est divulguée en place publique, il convient de préserver honneur et apparences. Et cela commence, contrairement aux deux amants du film précédent, par les séparer. À l’un, la mort par seppuku, à l’autre, l’obligation de se faire nonne (ou de bonzesse, tel que traduit dans le film).

Je garde les clés de la grande scène à faire du dénouement (un personnage mystère n’a pas été évoqué dans ce joyeux dévoilement de l’intrigue) par respect pour ceux qui voudraient encore voir le film (ou qui sont ennuyés de me lire)… Sachez juste, en guise de pied de nez, qu’il est pour l’heure impossible, pour les raisons plus ou moins exactes détaillées en introduction de ce commentaire, de se procurer ces deux films. Mosfilm et les archives coréennes rendent disponible leur catalogue (voire leur patrimoine) gratuitement sur le Net. Ici, bien que les deux films semblent avoir fait l’objet des soins de rénovation des archives japonaises (comme un carton introductif semble l’indiquer), ces drames de Misumi restent sagement dans des boîtes. Vous n’avez plus qu’à vous porter volontaire comme espion et, au nom du shogunat et du droit à la distribution libre des films du patrimoine mondial de cinéma, accéder aux films jalousement gardés au château des archives nipponnes sans vous faire repérer. Les douves des archives du film, dit-on, sont pleines de corps mutilés de cinéphiles enamourés, jetés là par on ne sait quelle princesse sans scrupules… « Si c’est vrai, c’est grave. »

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Tu ne tueras point, Claude Autant-Lara (1961)

Note : 4 sur 5.

Tu ne tueras point

Année : 1961

Réalisation : Claude Autant-Lara

Avec : Laurent Terzieff, Suzanne Flon, Horst Frank

Les films démonstratifs ont souvent (et à raison) mauvaise presse. Personne n’aime qu’on leur force la main, qu’on leur prémâche un travail moral qui devrait être réservé au spectateur. Il arrive cependant que des sujets soient tellement en phase avec ce que l’on pense, avec les questions que l’on se pose, qu’on peut accepter qu’un film tire un peu trop la ficelle en notre direction (c’est peut-être aussi le cas avec les films que je ne supporte pas, sans doute pour leur côté réactionnaire et faussement concerné par victimes, comme Hope).

C’est donc bien le cas ici. On ne peut pas dire que la structure du film ou que la mise en scène envoie du lourd, mais peut-être aussi, finalement, faut-il se placer du côté d’une lecture brechtienne du spectacle pour apprécier la démonstration.

Claude Autant-Lara et son duo de scénaristes, Jean Aurenche et Pierre Bost, seraient des disciples de Brecht ?… Bon. Peut-être pas. Et pourtant. Manquerait plus qu’une voix off qui ferait office de chœur, sinon, la construction en séquence, c’est évidemment celle des tableaux de Brecht. Plus encore, l’aspect idéologique, politique, moral, voire philosophique, ce n’est pas du tout ce qu’on réclame d’un film, d’un drame, qui se doit d’être avant tout un spectacle. Car en dehors des quelques séquences mélodramatiques avec la mère de l’objecteur de conscience (pas bien passionnantes d’ailleurs), il s’agit bien d’une démonstration, la démonstration d’une société absurde qui punit les honnêtes personnes et qui relaxe les assassins (dont le seul crime aurait été d’obéir aux ordres). La démonstration va jusqu’à opposer deux extrêmes (le catholique mais pas trop qui refuse de porter une arme ; et le curé assassin n’ayant lui pas pu faire selon sa conscience). L’Église en prend pour son grade. Et l’armée, paradoxalement (en un seul mot), pas tant que ça : lors du délibéré, des officiers du tribunal militaire posent le doigt sur les aberrations de condamner un homme qui revendique son droit à croire encore à un monde sans guerre, surtout après le jugement rendu précédent.

Le film aurait été plus dramatique et moins didactique, le cas de conscience du jeune homme l’aurait fait rentrer en conflit avec ses proches, des histoires se seraient liées en prison, il aurait eu peut-être une amoureuse. Rien de tout cela. Le récit est sec, et ne s’applique donc qu’à faire la démonstration des absurdités de la guerre, à démontrer la nécessité morale de disposer d’un véritable droit pour les objecteurs de conscience (condamnés de fait — du moins tel que c’est présenté dans le film — à perpétuité) et à mettre tout ça en lumière avec un cas similaire à travers lequel on nous invite à jouer au jeu des sept erreurs.

Comme c’est souvent le cas avec les films qui dérangent de l’époque, on apprend après-coup que les autorités françaises avaient encore le pouvoir de censurer la création, au point de rendre sa production d’abord impossible, puis d’en limiter l’impact dans les festivals où il figurait (Rauger, à la présentation du film, affirme que le gouvernement aurait acheté des places en demandant aux gens de ne pas s’y rendre, et on suspecte — comme c’était d’usage quand les prix se décidaient ailleurs que dans les jurys — que le film n’ait remporté ainsi qu’un prix d’interprétation à Venise). Pire encore, le film aurait été descendu par la critique, mais les saloperies de ces petits truands des Cahiers ne sont plus à démontrer (surtout quand il était question de tirer sur Claude Autant-Lara et sur ses scénaristes). On se demande qui était « Le Petit Soldat » pour le coup : le vieux qui propose un film humaniste dont le film trop subversif pour les autorités est censuré ou les petits soldats qui en disent du mal ? (Curieuse symétrie des époques où on reconnaît aujourd’hui une même presse aux ordres capables de s’offusquer de tout sauf des crimes de leurs amis.)

Ce n’est certes pas un grand film, mais c’est un film utile qui aurait encore pu poser le débat à l’époque des Dossiers de l’écran par exemple. Fort heureusement, la question ne se pose plus telle qu’elle était posée à l’époque du film et longtemps après encore : j’ai été de la génération qui a connu les 4 jours (journée de découverte avant accession au service militaire), mais qui n’a pas eu à faire son service quand Chirac a décidé de le supprimer. Cette pression, cette obligation imposée aux jeunes hommes d’une époque est peut-être dure à concevoir aujourd’hui, mais pour le coup, le film pourrait avoir une résonance particulière dans des pays où la population doit faire face à des conscriptions obligatoires ou à la guerre (Russie, Ukraine, Israël, Corée du Sud pour ne nommer que les plus évidents aujourd’hui).

Curieux hasard, j’avais fini ma précédente critique avec une évocation pleine de respect à Laurent Terzieff. Je rappelais qu’il n’avait pas eu « la chance » de tourner avec des cinéastes de la nouvelle vague qui lui aurait permis d’être plus reconnu qu’il ne l’est aujourd’hui. Vu le traitement qu’ils faisaient des films de la (prétendue) qualité française (ceux des réalisateurs dont ils voulaient prendre la place en somme), on se doute bien que Terzieff n’avait pas tiré la bonne carte (le film aurait été descendu par Douchet — peut-être le pire de tous). Tant pis pour eux, leur sectarisme leur a privé d’un des meilleurs acteurs de sa génération. Il le démontre encore ici.


Tu ne tueras point, Claude Autant-Lara 1961 | Columbia, Loveen Films, Gold Film Anstalt


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Vanina Vanini, Roberto Rossellini (1961)

Néomélo

Note : 1.5 sur 5.

Vanina Vanini

Année : 1961

Réalisation : Roberto Rossellini

Avec : Sandra Milo, Laurent Terzieff, Martine Carol, Paolo Stoppa

Rappelez-moi un jour qu’il faut que j’écrive un article intitulé « Le néoréalisme italien n’a jamais existé ». On pourrait arguer que les mouvements artistiques naissent en dehors des intentions de ceux qui les font. Mais précisément, à l’image de la nouvelle vague, on prête souvent des intentions à des cinéastes alors que ces mouvements, s’ils sont bien réels, sont presque toujours la conséquence d’un environnement de production spécifique (et de techniques) soit touché par des avancées techniques, soit détérioré (des moyens minimalistes s’imposent). C’est ce qui différencie les mouvements et les styles : quand Antoine ou Pialat décide d’adopter le naturalisme à plusieurs décennies d’écart (et qu’importe la manière dont ils décrivent leur propre style, cela peut être laissé à d’autres), on peut largement suspecter que le style qui découle de leur travail est le fruit d’une intention et d’un parti pris esthétique (voire, parfois, politique ou morale). Pourquoi ? Parce que le style qui transparaît de leurs films (et dont ils peuvent éventuellement se revendiquer) se fait en dehors (et avec certaines limites) d’un environnement de production ou de contraintes techniques.

Mais quand Visconti, De Sica ou Rossellini continuent ou commencent à réaliser des films dans une Italie en ruine à la fin de la guerre, ils font avec les moyens du bord. Le critique de cinéma, habitué aux films de l’occupation, à ceux de la « qualité française » qui vont vite s’imposer ou encore aux grosses productions américaines, bien sûr, quand il voit débarquer les films italiens fauchés de l’après-guerre, il voit ça comme une révolution. Et ça l’est d’une certaine manière — même si le néo de néoréalisme rappelle aussi beaucoup que ce serait une forme de mouvement ou de cycle (c’est le sens de mon article sur La Fille sur la balançoire) réapparaissant après une période qui n’aurait par conséquent pas été… réaliste. Toutefois, il est important de noter que ces mouvements (alors même qu’on fait vite, de ceux qui en sont, des « auteurs », donc a priori des réalisateurs conscients et volontaires de la manière dont ils produisent des films) sont beaucoup plus le fruit d’un contexte environnemental spécifique au sein d’une production locale que d’un choix délibéré d’un « auteur ». Ça ne réduit pas l’importance ou la pertinence des mouvements cinématographiques, mais il me semble que ça en limite assez le poids historique que l’on voudrait parfois leur donner, et surtout, cela donne une idée de notre capacité à surinterpréter des intentions derrière ce qui résulte plus souvent d’un environnement et de contraintes subies.

Ce qui fait de Visconti, de De Sica ou de Rossellini des « auteurs », c’est leur sens de la mise en scène et leur savoir-faire. Si on regarde la suite que prendront ces cinéastes du « mouvement » néoréaliste en s’étonnant des nouvelles approches (souvent plus dispendieuses, plus commerciales, plus « classiques »), on risque d’être déçu. Et c’est bien pourquoi je m’efforce le plus souvent de juger leurs films indépendamment (ce que se refusaient de faire Les Cahiers du cinéma à l’époque : un film de Rossellini ne peut pas être intéressant ou raté, et ça continue d’être un film néoréaliste même en couleurs et trompettes). La politique des œuvres contre la politique des auteurs.

Visconti a vite abandonné le « mouvement » ; De Sica aussi (presque toujours assisté de Cesare Zavattini), Antonioni gardera un style toujours très personnel mais déjà presque toujours plus focalisé sur les relations interpersonnelles que sur un environnement social ; Fellini, n’en parlons pas… Et si on a peut-être pu penser que Rossellini faisait plus longtemps de la résistance au milieu d’un environnement de production grossi par ses succès, c’est que, bien que soucieux (à mon avis) de proposer comme les autres des adaptations riches et pompeuses comme ses acolytes, il ne s’en est jamais montré capable, faute de savoir-faire en matière de production de films « classiques ».

On ne me fera pas croire que Rossellini a cherché toute sa vie à rester éloigné des productions « commerciales ». Jusqu’à ce pitoyable Vanina Vanini, où le cinéaste tente de suivre les codes du cinéma classique sans en être capable, sa filmographie est remplie de productions ou de tentatives de films pompeux ou de grosses productions. Il aurait pu tout aussi bien adopter des moyens misérables pour tous ces films comme au bon vieux temps de la sortie de la guerre où l’image était peu chère, où on se contentait de décors naturels ou d’acteurs non professionnels.

Non, ici, on rameute toutes les stars françaises du moment, on barbouille sa pellicule de jolies couleurs, on rémunère des centaines de figurants pour des scènes de foules inutiles à Rome, on ne transige pas sur le budget costumes, etc. On est loin des excès de Fellini, et on aurait presque envie de dire que « c’est bien dommage ! ». Parce que les Cahiers pouvaient bien chier sur la qualité française, Rossellini n’a tenté que ça dans les années 50 jusqu’à celui-ci. Et si plus tard, il s’est contenté de budgets plus modestes, eh bien, ma foi, c’est peut-être aussi parce que ses films faisaient un four et que personne ne voulait plus prendre le risque de les financer.

Alors peut-être que je surinterprète à mon tour les intentions de Rossellini quand il réalise toutes ces grosses productions et qu’il est lui-même assujetti à l’environnement du moment. Sauf que les productions modestes dans les années 50, réalistes, elles existent. Même en adoptant la comédie (voire la satire), Pietro Germi gardera toujours cette exigence réaliste.

À quoi assiste-t-on donc ici avec cette adaptation de Stendhal ? C’est simple : une nouvelle fois à l’incapacité de Rossellini d’illustrer une histoire. Autant, je ne le trouve pas si mauvais directeur d’acteurs que ça (on le voit manifestement porter un grand soin à la direction de ses actrices, et on sait ce que ça veut dire…), autant sur le plan du récit (il participe souvent à l’adaptation, il imagine donc dès la préproduction la manière de transcrire une histoire adaptée à l’écran) que sur celui de la mise en scène, il ne fait pas le poids.

Le travail sur la lumière est notamment catastrophique : de nombreuses séquences tournées de nuit plein phare, des transparences derrière une calèche qui fait assez peu « néo-réalisme » (mais on n’ose déjà plus ce genre de trucages à l’époque, on est en 1961 !) ; et sa caractéristique principale : son incapacité à savoir quand changer d’échelle de plan (et par voie de conséquence à savoir où mettre sa caméra, quand proposer un contrechamp, quand couper, etc.). Il se débrouille parfois à situer les acteurs dans l’espace, les y faire évoluer, puis la caméra les suit en plan rapproché, et c’est encore ce qu’il peut proposer de mieux : ça ne coûte pas cher parce qu’on reste sur le même plan et on donne l’impression d’en avoir utilisé trois fois plus. Mais puisque ça demanderait un savoir-faire phénoménal de parvenir à construire toutes ses séquences de cette manière avec efficacité, puisque ça réclamerait en quelque sorte de la créativité, Rossellini se plante la majeure partie du temps.

On n’est pas au niveau des Évadés de la nuit qu’il vient de tourner en noir et blanc, mais il n’y a guère que l’usage peut-être de la musique qui pourrait encore passer. Pour le reste, ce n’est pas bien brillant. Et là où Rossellini se vautre encore plus, c’est dans le récit et la pertinence des actions choisies : j’ai pouffé par exemple en voyant Vanina tomber aussi facilement dans les bras de son amoureux.

Rien n’est pertinent, tout est superflu, les enjeux sont mal définis.

C’est fou de penser que deux ans après Visconti tourne Le Guépard. On a l’impression en comparaison de voir un film avec les techniques des années 30.

Quel gâchis de voir assimilé Laurent Terzieff à si peu de grands films (plus tard, il jouera dans l’adaptation excellente mais confidentielle du Horla, sinon, eh bien, il n’a jamais été de mèche avec les cinéastes de la nouvelle vague — amoureux de théâtre surtout, on le croisait avec ma classe à la fin des années 90 au théâtre de l’Atelier, toujours un mot gentil pour nous, un grand sourire timide et une voix grave pleine de délicatesse). Il aurait mérité d’être mieux utilisé. Son charme gentil et sage n’était peut-être pas dans l’air du temps qui préférait les impertinents et les extravertis.


Vanina Vanini, Roberto Rossellini (1961) | Zebra Film, Orsay Films

La Peur & Les Évadés de la nuit, Robert Rossellini

Note : 3 sur 5.

Note : 2.5 sur 5.

La Peur & Les Évadés de la nuit

Titres originaux : Non credo più all’amore (La paura)/Era notte a Roma

Année : 1954/1960

Réalisation : Robert Rossellini

Avec : Ingrid Bergman, Mathias Wieman/Leo Genn, Giovanna Ralli, Sergey Bondarchuk

Qu’est-ce que c’est poussif… Je n’ai jamais compris l’intérêt pour ce cinéaste et je ne le comprendrais sans doute jamais. C’est une chose de ne pas chercher à faire dans le spectaculaire, mais le but même de réaliser des films (et cela, depuis Brighton), c’est de trouver la manière d’illustrer au mieux un sujet et une histoire qu’on décide de porter à l’écran. Je vois la mise en scène comme un axe spectaculaire/distanciation. Cela a toujours été mon prisme de lecture, peut-être à tort ; et il m’est impossible de placer Rossellini sur cet axe.

On le voit bien ici. Ce qui transparaît des mises en scène de Rossellini, c’est de l’amateurisme. On comprend ce qu’il voudrait faire, mais comme il n’y parvient pas, manque de talent, ça tombe à l’eau.

Attirer l’attention du spectateur ou jouer avec son intérêt pour lui suggérer quelque chose, c’est tout un savoir-faire. Il faut maîtriser le sens du récit, les acteurs, la caméra, le montage, le rythme à l’intérieur du plan et d’une séquence à l’autre, l’usage de la musique. Rien que sur ce dernier point, on ne le sent pas du tout maître de quand en mettre ou non : lors de ce dernier film avec sa femme (La Peur), il en fout partout, ça déborde, c’est ridicule tellement ses choix sont mauvais. Et quelques années après, avec Les Évadés de la nuit, ça donne presque l’impression de n’en avoir plus rien à faire, de ne savoir tellement pas quand mettre de la musique que le rythme s’étiole d’un coup et qu’on se demande ce qu’il se passe…

Et non, ce n’est pas une volonté de sa part. Quand on décide de ne pas mettre de la musique et qu’on s’y tient, on maîtrise en conséquence la tension et le rythme des séquences. Dans Les Évadés de la nuit, certaines séquences suivent directement la précédente sans changer d’espace ou de temporalité (à la façon du théâtre), pourtant, si une nouvelle séquence est lancée et si un basculement narratif s’opère, c’est bien qu’un nouveau personnage est apparu ou qu’un événement imprévu force un nouveau départ. Or, sans montage, sans ellipse et sans changement d’espace, il faut bien « mettre en scène » ce basculement, car c’est toute la tension, la tonalité et le rythme du film qui changent en conséquence. On sent que c’est ce que tente encore vaguement de faire Rossellini ; lui, le soi-disant apôtre du néoréalisme, tente encore tant bien que mal de coller aux exigences esthétiques et aux codes du classicisme. Sauf qu’il semble ne plus du tout savoir où il en est. Le scénario ne l’aide pas beaucoup parce que le film est long (pour ne pas dire interminable), avec les dernières minutes très étranges durant lesquelles on ne comprend pas pourquoi ça ne finit pas alors qu’une grosse partie des personnages ont disparu ou alors qu’un autre réapparaît. On comprend alors que parmi toute cette bande, il y en avait un qui avait en fait la primauté sur les autres parce que c’est le seul qui restera (ce n’est pas pour autant un film d’élimination, car on l’aurait alors accepté).

Bref, l’impression qu’il n’y a personne à bord. Rivette me laissera exactement la même impression, avec au moins un constat que les cinéastes semblent eux-mêmes faire sur leur travail : « Puisque je suis nul, je vais adopter une approche minimaliste et naturaliste — la forme je m’en moque ». Voilà qui est bien pratique : alors que l’idée de mise en scène est précisément d’offrir un regard, un point de vue, un choix dans la manière de présenter les choses, ils cherchent tous deux à s’émanciper de cette obligation. D’accord, mais si on fait aussi bien à la télévision, pourquoi est-ce que la critique y a prêté autant attention ? Sans doute parce qu’ils leur prêtaient des intentions qu’ils n’avaient pas. Et parce qu’une des marottes trompeuses d’une certaine critique a été de faire des cinéastes (surtout quand ils n’avaient aucun talent de mise en scène) des « auteurs ». En quoi Rivette et Rossellini sont-ils des auteurs ? On trouve une constance dans leur incapacité à traiter et à illustrer un sujet qu’ils laissent à d’autres d’écrire pour eux ? La critique (notamment française) a été une critique au service des puissants (leurs amis qui comme eux souvent avaient été autrefois critiques et qui tentaient de prendre la place des anciens) au détriment des réelles petites mains et auteurs des films d’alors : les scénaristes ou adaptateurs. Il ne faut pas croire qu’il y a toujours un « auteur » derrière un film. Réunir des ingrédients et les mélanger ne fait pas de vous un cuisinier. Dans certaines productions, faire des films, c’est souvent pareil.

Ses deux actrices principales, en revanche : respect. Toutes les deux pour le coup se situent sur un axe de jeu d’acteurs assez identifiable et, à endroit, qui aura toujours ma préférence : on y retrouve à la fois une grande justesse, mais aussi une grande capacité à donner à voir d’innombrables expressions qui, en réalité, n’ont rien de “naturel” (raison de plus pour penser que pour certains le « naturalisme » n’avait rien de volontaire ou de contrôlé). Le jeu tout en sous-texte, notamment de Bergman, est un modèle (je dis quelque chose, je pense à une autre).


La Peur, Robert Rossellini 1954 | Aniene Film, Ariston Film GmbH / Les Évadés de la nuit, Robert Rossellini 1960 | International Goldstar, Dismage

Je n’oublie pas cette nuit, Kôzaburô Yoshimura (1962)

En attendant Godzilla

Note : 4 sur 5.

Je n’oublie pas cette nuit

Titre original : Sono yo wa wasurenai / その夜は忘れない

Aka : A Night to Remember

Année : 1962

Réalisation : Kôzaburô Yoshimura

Avec : Ayako Wakao, Jirô Tamiya, Nobuo Nakamura

Étrange, mais remarquable film branché sur courant alternatif. Si le dernier acte s’enfonce tristement dans un romantisme qui flirte avec le mélodrame et s’il échoue à trouver une fin qui coïncide avec les attentes initiales, la première heure de film offre au spectateur une tonalité singulière et plutôt bien vue en jouant sur les codes du thriller et du film d’enquête à la limite de l’absurde. On vient avec le personnage principal à la recherche des effets de la bombe sur les habitants d’Hiroshima dix-sept ans après la catastrophe, et on n’y trouve désespérément rien de bien tangible pendant une bonne partie du film (la meilleure) : « Patron, il faut que je reste encore quelques jours à Hiroshima. — Pourquoi ? — Attendre Godzilla. Il n’est pas venu. — C’est vrai. Tu n’as rien trouvé encore de quoi écrire de sensationnaliste. Continue. »

À l’image d’un dialogue fameux d’Hiroshima, mon amour écrit par Marguerite Duras pour le chef-d’œuvre d’Alain Resnais en 1959, une seule phrase semble se répéter en écho tout au long du film pour se moquer du journaliste en quête d’un sujet qui ne cesse de lui échapper : « Tu n’as rien vu à Hiroshima ». Pendant toute cette première partie, le film interroge ainsi habilement le regard porté sur les effets de la bombe, et tout particulièrement sur ces hibakushas, les victimes des deux villes martyres ayant survécu aux premières heures de la bombe atomique.

Les effets de la bombe sont encore là, encore faut-il savoir où regarder et arrêter peut-être d’être soi-même un monstre pour finir par trouver ce que l’on cherche…

L’entrée en matière est ainsi, somme toute, assez classique, mais le récit adopte parfaitement certains codes de thrillers, voire de films catastrophe (à venir) ou d’horreur dans un contexte qui ne s’y prête pas vraiment : un journaliste fait le voyage vers Hiroshima à l’occasion de la 17 commémoration du bombardement de la ville et se met en tête de faire état à ses lecteurs des effets des irradiations sur la population après toutes ces années. Une fois dans la ville, l’atmosphère est pesante alors que tout paraît calme en apparence et respire la normalité. Le journaliste scrute le moindre signe pouvant révéler l’horreur passée, et en quête d’informations, à force de prêter attention au moindre détail pourtant anodin, il finit par se sentir épié et pas forcément le bienvenu : espaces vides, bruits angoissants, répétitifs ou intempestifs, murmures sourds et indistincts, musique mystérieuse (boîte à musique) ou angoissante, errances dans la ville à la recherche d’indices, champs-contrechamps impersonnels, tout inspire le mystère, le calme avant la tempête. Il insiste et se mêle aux habitants afin de révéler enfin la mémoire tragique de ce passé que chacun semble avoir oublié ou ne pas connaître. Même son de cloche : on vit à Hiroshima comme dans n’importe quelle ville, on s’amuse, on flirte, on boit, on travaille, et l’évènement à venir de la commémoration annuelle dédiée à la catastrophe n’y change rien. « Tu n’as rien vu à Hiroshima. »

Le journaliste retrouve un ami qui travaille à la télévision à un match de baseball, bon vivant, celui-ci est accompagné d’une jeune femme suffisamment jeune pour que le bombardement n’évoque rien pour elle. « Il ne s’est rien passé à Hiroshima. »

Tous trois se rendent alors dans un bar, et le journaliste y reconnaît un médecin travaillant pour l’ABCC, un centre de suivi des victimes d’irradiations (un pur produit de l’occupation américaine) qu’il avait rencontré dans l’espoir de pouvoir retrouver des victimes. Le médecin est accompagné d’une femme qui attire son attention par sa beauté. Il apprend que c’est la tenancière du bar. À chacune de ses rencontres dans la ville reconstituée, il entend le même type de réponses évasives : plus personne ne semble plus souffrir des effets de la bombe qui avait détruit la ville. « Où peuvent être les victimes d’Hiroshima ? »

On en serait presque à suspecter un complot, en tout cas, tout dans la mise en scène concourt à cette impression. Encore une fois, le récit joue habilement avec les codes du thriller, ici, plus spécifiquement avec les enquêtes où un personnage (policier, détective ou journaliste le plus souvent — dans Kiri no hata, par exemple, Chieko Baishô y jouait la sœur d’une victime du système judiciaire japonais) s’immisce dans un milieu fermé dans lequel, avec ses questions et son sans-gêne, il passe vite pour un intrus et un remueur d’immondices. Ce que le journaliste s’obstine à rechercher, ce sont en fait les effets ostensibles de la bombe à long terme : des déformations congénitales, des brûlures, ou au moins des victimes éplorées et des histoires sordides à transmettre à ses lecteurs. Mais non, rien. Le temps semble avoir balayé toutes les traces de la bombe sur la ville. Il a beau visiter des malades à l’ABCC, il n’y rencontre que des malades alités passant leur temps à construire des grues en origami. « Tu n’as rien vu à Hiroshima ? — Non, j’ai attendu en vain Godzilla. Il n’est pas venu. »

À moins qu’on lui cache quelque chose.

Il se rapproche du personnage de la tenancière qui entretient une relation trouble avec un jeune homme qui ne lui inspire pas une grande confiance (encore un élément de film de thriller : les relations louches et inavouables que l’on tente de cacher, mais que l’on ne peut rompre parce qu’on y est contraint ou parce qu’elles définissent qui nous sommes), mais personne ne semble connaître la véritable nature des liens qui unissent ces deux personnages (on apprendra bien plus tard que peut naître ainsi une certaine forme de fraternité entre les victimes, souvent seules survivantes d’une même famille, du bombardement).

Quand le journaliste raconte à la patronne de bar qu’il était venu dans la ville dans l’optique de dévoiler à ses lecteurs les conséquences actuelles de la bombe et qu’il exprime son désarroi en avouant ne rien avoir trouvé pour illustrer un tel article, toujours dans cette logique de thriller nihiliste, la mise en scène et l’interprétation d’Ayako Wakao jouent admirablement bien le double jeu, la suspicion, les non-dits. Le journaliste venait à Hiroshima avec l’espoir morbide d’y trouver Godzilla marchant sur ses habitants et crachant du feu, et il aurait presque l’impression d’être tombé tout au contraire dans Le Village des damnés ou dans L’Invasion des profanateurs de sépultures où la paranoïa et un mur de silence auraient remplacé l’horreur dévastatrice du monstre.

Si la mise en scène joue parfaitement de ces codes en montrant la voie au spectateur pour lui signifier que « l’horreur » n’est peut-être pas celle que l’on craint (l’horreur ostensible), le journaliste, lui, comme dans n’importe quel film d’horreur, évolue encore, incrédule et naïf, sans comprendre que certaines blessures ne sont pas aussi visibles qu’on pourrait d’abord le penser. Il pense ainsi être victime du silence des habitants quand c’est lui plus probablement qui refuse d’écouter ce qu’ils ont à dire, de comprendre ce qu’ils ont légitimement le droit de cacher par lassitude, par honte et par crainte d’être stigmatisés. C’est lui sans aucun doute qui reste aveugle face aux blessures des victimes d’Hiroshima qui ne sont peut-être pas celles attendues ; c’est lui, toujours, qui refuse de comprendre que réaliser des grues en origami, ce n’est peut-être pas si anodin que cela en a l’air (c’est un symbole de paix antinucléaire initié par les victimes parfois agonisantes de la bombe et faisant référence à un mythe plus ancien selon lequel, plier ainsi des grues en papier permettrait d’augmenter son espérance de vie). Après dix-sept ans, se sont peut-être aussi ajoutées aux précédentes, des blessures psychologiques, des humiliations… « Tu n’as rien voulu voir à Hiroshima. »

Le journaliste poursuit son enquête, et à mesure qu’il persiste dans sa volonté de trouver des hibakushas susceptibles de lui parler, la tonalité du film semble paradoxalement s’adoucir et quitter peu à peu le thriller absurde et vain pour trouver un sens, une morale que le journaliste peine encore à comprendre. On se rappelle que le journaliste avait rencontré très vite une victime dont le visage était partiellement brûlé. La musique angoissante s’était arrêtée, et nous, spectateurs, on était restés bluffés par sa joie de vivre (on dirait aujourd’hui « par sa résilience »). Le journaliste, lui, au contraire, ne semblait pas comprendre ce que cette première rencontre semblait déjà lui dire. La transition était assez habile dans la narration, parce que s’il était évident à ce moment que la mise en scène allait peu à peu arrêter de voir derrière la suspicion des habitants à son égard une forme de menace ou de présence inquiétante, il en serait tout autrement pour le journaliste.

Ainsi, plus le récit avance, et plus on prend nos distances avec l’obstination absurde et aveugle du journalisme pour nous rapprocher des habitants. Bientôt, leur présence ne nous paraît plus menaçante, et on comprend que les précautions prises avec le journalisme sont parfaitement nécessaires et légitimes. Plus question de « damnés » ou de « profanateurs de sépultures », ce sont des victimes qui fuient les curieux, qui ont honte et qui souffrent tout autant parfois du regard de la société sur eux, du manque de considération, que des effets visibles et spectaculaires de la bombe.

Retournement habituel dans un récit où on fait intervenir un premier niveau de révélations et où on inverse la nature et la perception des monstres. Est-ce que les monstres, ce ne serait pas plutôt ceux qui s’obstinent à trouver chez l’autre des marques ostensibles susceptibles d’être exposées aux regards des autres ?… Est-ce que les monstres, ce ne sont pas ceux qui permettent que les victimes d’un odieux crime de guerre soient ainsi invisibilisées dans la société, mal considérées, rejetées, mal suivies ? En creux, dix-sept ans après, c’est la politique du gouvernement et de l’occupant qui est exposée ainsi à la critique.

Notre candide journaliste continue de fréquenter la tenancière sans se demander pourquoi, il la retrouve opportunément jamais bien loin de l’ABCC. On a connu plus perspicace comme enquêteur, mais jusque-là son relatif aveuglement sert encore plutôt bien le récit. Les spectateurs que nous sommes a déjà probablement tout compris du personnage interprété par Ayako Wakao, mais il ne faut pas oublier à qui était adressé le film. En 1962, propagande et censure de l’occupant obligent, honte oblige, discrimination oblige, les Japonais en savaient finalement assez peu sur les conséquences de la bombe et des préjugés, des craintes, pouvaient circuler. Ce que les Japonais, dix-sept ans après la fin de la guerre, n’étaient pas si éloignés de ce que le journaliste pensait y trouver en venant dans la ville martyre : certes, tout le monde savait que les deux bombes avaient fait plusieurs centaines de milliers de victimes au moment de son largage, d’autres encore, lors des jours qui suivirent, et le statut des hibakushas était loin d’être gardé secret. On connaissait leur existence, mais on ne voulait pas les voir. Surtout, la propagande ne manquait pas de taire la réalité sur la nature de leurs maux. Si le journaliste ne s’intéresse qu’aux effets visibles et spectaculaires des irradiations, c’est peut-être aussi parce que c’est l’image que s’en faisaient les Japonais, image que voulait bien laisser filtrer le gouvernement sous influence américaine. Apparemment, les effets sur la santé (leucémie, cancers, notamment) semblaient être largement tus dans la population. Il faudra encore quelques années de lutte des associations de victimes ou de personnalités (comme le prix Nobel, Kenzaburo Oé) pour que les effets sur la santé des irradiations soient mieux connus et révélés au grand public. En parler ainsi aussi directement au cinéma a sans doute plus une valeur symbolique qu’autre chose : il y a ce que la censure dit, et il y a ce que l’on veut voir. Dès la première séquence avec le médecin, celui-ci lui évoque les effets sur la santé, pourtant, le journaliste n’en tiendra jamais compte. Seuls les effets visibles l’intéressent.

« Tu n’as pas vu Godzilla à Hiroshima. »

Faute d’être prises en charge correctement, face à des peurs irrationnelles devant des maladies mal connues, les victimes n’avaient souvent d’autre choix que de se cacher ou de cacher leur condition d’hibakusha. Si le film ne dénonce pas encore explicitement la responsabilité des autorités japonaises et d’occupation américaine dans l’absence de prise en charge des victimes ou dans l’information sur les conséquences des bombardements (faute de pouvoir le faire en 1962), il permet déjà de faire prendre conscience à la population japonaise qu’aux blessures anciennes s’ajoutent de nouvelles : elle a aussi (la population) une forme de responsabilité dans la manière de regarder et de considérer les victimes de ces deux jours tragiques d’août 1945. Le regard à la fois aveugle et indiscret du personnage du journaliste, c’est le même que porte le Japon tout entier sur les victimes d’Hiroshima et de Nagasaki.

Le film prend ensuite un tournant mélodramatique, voire grand-guignolesque, dont on aurait pu se passer. C’était bien utile de nous avoir expliqué pendant une heure que les blessures laissées par la bombe n’étaient pas que spectaculaires et visibles pour nous proposer un revirement prévisible pour le moins grotesque et inutile puisqu’il venait en parfaite contradiction avec ce que le récit semblait nous dire jusque-là. Même le titre du film effeuille un peu trop la nature de cette révélation, et on rêve d’une nuit où Godzilla aurait fini par ne pas montrer le bout de son nez et où, au contraire, les dialogues se seraient éternisé comme dans Hiroshima mon amour. Certains films font la promesse à leurs spectateurs de certaines « scènes à faire », expédier ces scènes sans y dévoiler finalement l’essentiel peut laisser une étrange impression d’amertume et d’inachèvement. Cela n’est qu’un avis personnel bien sûr, mais il aurait été bien plus efficace d’expliquer les raisons des vertiges du personnage d’Ayako Wakao (dévoilés avant ça dans le train) par une leucémie ou un cancer qui annoncerait une mort prochaine, et de poursuivre en insistant sur la conflictualité qu’une telle relation, forcément à court terme, pourrait induire pour l’un et pour l’autre. L’une aurait alors été tiraillée par l’idée de vivre une histoire d’amour avant de mourir, celle d’imposer sa maladie à son amoureux ou d’être sujette à la pitié d’un homme qui jusque-là n’avait pas montré beaucoup de compassion et de compréhension à l’égard des victimes de la bombe ; et l’autre aurait essayé de la convaincre que la maladie n’aurait pu corrompre son amour et que son amour était sans rapport avec un quelconque sentiment de pitié… « Tu m’as vue à Hiroshima. »

Mais non.

« J’ai finalement vu Godzilla à Hiroshima. Il marchait sur le port et crachait du feu en avançant vers le centre-ville en détruisant tout sur son passage. Je suis resté avec lui toute la nuit. »

Couillon, tu n’as rien vu à Hiroshima.

Le point faible du film, c’est donc son aspect romantique constitué sur le tard. Après avoir passé tant de temps à jouer sur les non-dits, les mystères, les monstres invisibles ou fouineurs en quête de sensationnalisme, après avoir interrogé la nature de l’horreur et joué indûment avec les codes du thriller pour nous les renvoyer à la figure, difficile de retomber sur ses pattes et de convaincre le spectateur que le film finira sur une passion contrariée à laquelle on ne peut jamais croire réellement.

Pour illustrer ce tournant et tenter un lien avec ce qui précède, l’idée des pierres d’Hiroshima (pierres qui se fissurent à la moindre pression : allégorie de la condition des victimes de la bombe) est bien jolie, mais elles masquent à peine le fait que le journaliste n’aurait jamais dû trouver ce qu’il était venu chercher. Comme dans la plupart des films reposant sur un mystère, il est préférable soit de faire en sorte que l’enquête se transforme en initiation et que le personnage se retrouve à faire la découverte de tout autre chose, soit de décider de ne jamais lever le voile sur le mystère. Une fois que le mystère retombe et qu’on force un amour auquel on ne peut croire, le film change pour de bon de tonalité et tombe dans le mélo. Le film aurait gagné à faire preuve de plus de subtilité en refusant la facilité d’un dénouement (ou dénuement) allant dans le sens de la curiosité déplacée du journaliste. Il aurait alors fallu sans doute opposer plus longtemps l’intérêt que l’un porte à l’autre, interroger les raisons de son attirance (intérêt morbide ou amour véritable) et le besoin malgré tout de l’autre à se sentir aimé. Passer à côté de cette conflictualité, en rester au thème du « monstre » ou de la « défiguration » au lieu d’investir plus franchement la thématique de la maladie invisible (ce qui n’interdit pas le mélodrame), c’est dévoyer peut-être un peu trop les qualités premières du film et ramener une histoire qui avait vocation à être universelle à une autre plus personnelle qui n’a plus beaucoup de sens.

Dommage. — T’as rien vu à Hiroshima. Sinon Love Story. T’as voulu voir Godzilla, et on a vu Godzilla. T’as voulu voir Vesoul et on a vu Vesoul. J’ai voulu voir Hiroshima, et on a vu mon amour. Comme toujours.

Mais il faut croire que j’aime les films monstrueux. Ce ne sont pas quelques griffures en fin de partie qui me retiendront d’aimer le faux thriller du début et son horreur telle qu’elle a toujours été la plus efficace : en en montrant le moins possible, en suggérant plus qu’en levant le voile sur des difformités visibles. Les vraies horreurs sont celles que l’on masque ou que l’on ne veut pas voir. Le film peut alors être vu comme un hommage aux victimes de l’apocalypse nucléaire qui après l’horreur d’un mois d’août 1947 ont subi les horreurs des mauvais traitements, de l’indifférence et du mutisme des autorités et des administrations ou du regard obscène de ceux qui ne les considéraient plus comme leurs semblables.

« Chauffe, Marcel, chauffe. La bête arrive. Elle est là. » (Il se frappe la poitrine)


Je n’oublie pas cette nuit, Kôzaburô Yoshimura (1962) Sono yo wa wasurenai / その夜は忘れない | Daiei Studios


Sur La Saveur des goûts amers :

Top films japonais

Liens externes :


L’Art d’être aimé, Wojciech Has (1963)

Poupée de son

Note : 4 sur 5.

L’Art d’être aimé

Titre original : Jak byc kochana

Année : 1963

Réalisation : Wojciech Has

Avec : Barbara Krafftówna, Zbigniew Cybulski, Artur Mlodnicki, Wienczyslaw Glinski

— TOP FILMS

L’art de la mise en scène de Wojciech Has

On est en 1963, et bientôt, ce type de mise en scène passera à… l’Has. C’est pourtant une manière de faire qui m’a toujours plus séduit que les méthodes de jeu jugées plus naturelles qui tendront à s’imposer par la suite. Il s’agit d’une mise en place particulièrement adaptée ou attachée dans l’imaginaire collectif au noir et blanc. En voici les deux caractéristiques principales : un jeu mécanique qui donne à voir à chaque seconde une expression ou un geste ; un centre unique d’attention ou dans le cas d’un plan large une recherche de cohérence dans les mouvements pour éviter la multiplication des centres d’attention et l’impression de chaos ou d’improvisation.

Comme ailleurs dans mes commentaires, à noter que dans mon vocabulaire, « mise en scène » se rapporte presque toujours à la direction d’acteurs, à leur mise en place (j’y intègre également, par principe les éléments que l’on nomme au théâtre « scénographie », autrement dit les accessoires et les décors). J’oppose ainsi tout ce qui est censé apparaître dans le champ (la mise en scène) ou dans l’univers diégétique du film (le hors-champ) à tout ce qui a trait à la technique d’appareils ou de montage (la réalisation). Je ne traite ici que de la mise en scène (j’évoque en fin de commentaire, brièvement, les mouvements de caméra).

Organisation du mouvement

Un jeu mécanique, précis et un centre d’attention unique, ces détails ne peuvent pas être décidés par les acteurs seuls. C’est une partition que le metteur en scène décide et organise seul. Les acteurs peuvent proposer des gestes, des expressions, des placements ou des mouvements lors des répétitions ou des prises, mais c’est bien celui qui dirige toute cette mise en place qui organise leur mise en œuvre, choisit de les adopter ou non, parce que c’est une question de coordination et de pertinence. Quand une mise en place est aussi précise, certains peuvent la trouver trop mécanique ou théâtrale, mais toujours, elle donne à voir et organise les choses (dont le récit, l’impression visuelle) afin qu’on ait l’impression que chaque chose est à sa place et paradoxalement s’organise naturellement.

Le réel est un chaos, on multiplie les gestes non signifiants, on se percute, on s’interrompt, on parle en même temps. On filmerait cette “nature” du réel qu’on n’y comprendrait pas grand-chose. Avec de l’improvisation (sauf quand elle est bien dirigée), les acteurs ont la mauvaise manie d’en faire trop, et ça devient vite une catastrophe. Même sans improvisation, en réalité, dans la plupart des films actuels, les acteurs sont laissés à leur sort : on s’assure qu’ils ont appris leur texte, le metteur en scène leur indique des positions, ils se mettent d’accord sur la situation, et basta. Tandis qu’avec d’autres cinéastes, comme au théâtre, on décide pour chaque seconde ce qui apparaîtrait dans le champ : gestes, regards, interactions, pauses, déplacements. En plus de donner une impression mécanique, il est assez simple de remarquer ce type de mise en scène travaillée : le jeu est décomposé, c’est-à-dire que les acteurs prennent soin de ne pas mélanger les répliques avec des gestes ou des expressions significatives. Les choses se font l’une après l’autre.

Les metteurs en scène choisissent au mieux parfois la place de la caméra, ils donnent des indications générales aux acteurs, mais très rarement dans les commentaires de film, on parle de ce qui parfois est l’essentiel : la mise en place. Vous ne verrez jamais des critiques faire l’éloge de la qualité d’une mise en place. Cela n’a jamais été leur sujet. Bonne ou mauvaise, riche ou pauvre, ils ne sauront pas faire la différence. Pourtant, c’est un savoir-faire qui apporte en réalité énormément à un film : elle permet de travailler sur le sous-texte, d’agrémenter sa mise en scène d’allusions, de regards en coin, d’expressions variées (souvent en réaction discrète et en contrepoint), d’améliorer la présence et l’autorité des acteurs à l’écran, etc.

Quelques exemples pris au hasard pour illustrer la nature de ces petits gestes, expressions ou mouvements qui ne sont pas le fruit du hasard ou de l’inspiration d’acteurs sur le moment.

Premier exemple

Au moment de nettoyer la table une fois que les officiers nazis et le collabo s’en vont après que leur voisin, l’acteur de théâtre, leur a manqué de respect, la serveuse, le personnage principal du film, rend au collabo discrètement ses gants et son étui à cigarettes. Elle ne le regarde pas, mais son regard se pose ostensiblement ailleurs. C’est le signe que c’est un geste délibéré pour insister sur la tension et la nécessité de faire attention à ce qu’on fait en présence des occupants. C’est plein cadre, on ne voit que ça au moment où l’actrice est face à la caméra alors que les autres se retirent à l’arrière-plan et qu’elle leur tourne le dos. Il n’y a rien de naturel ou d’improvisé : elle fait un geste à la fois, une expression à la fois, et dans ce genre de direction d’acteurs, on donne à voir à chaque instant. Le metteur en scène ne décide pas forcément de toutes les nuances d’expression que les acteurs apportent à leur jeu, mais un geste comme celui-ci peut difficilement être improvisé (même si l’imprévu n’est pas rare non plus ; on en voit d’ailleurs un exemple, puisqu’il s’agit d’une histoire d’acteurs, plus tard dans le film lors de la séquence radiophonique durant laquelle l’actrice surprend son partenaire obligé de s’adapter à ses improvisations).

La mise en place, la direction d’acteurs, disons, volontaire, souvent, ça donne cette impression de jeu mécanique : tac, tac. Une mise en scène précise, structurée, significative (elle donne à voir), et que d’aucuns qualifieraient de “théâtrale”. Quand on écrit un récit (ou une critique de film), on fait ça proprement, on structure les événements, on décide quoi montrer, on dévoile les choses les unes après les autres. La mise en place au cinéma, certains cinéastes savent ou préfèrent faire pareil. Cela ne veut pas dire que ceux qui ne maîtrisent pas la mise en place et la direction d’acteurs feront systématiquement moins bien, disons en tout cas que ceux qui connaissent cette manière de faire auront souvent ma préférence. Trop souvent, on insiste beaucoup chez les commentateurs de films sur l’aspect formel de la réalisation quand cela concerne la caméra (les mouvements d’appareil, les angles de vue, le montage) et presque jamais sur la mise en place et la direction d’acteurs. Je ne m’expliquerai jamais ce tropisme. Méconnaissance, préférence, désintérêt ?

Deuxième exemple

Dans la même séquence ou un peu plus tard, un soldat nazi prend un homme par le col pour le rejeter un peu plus loin. C’est un geste en arrière-plan, au même moment, bien autre chose se passe dans le champ. Pourquoi est-ce significatif ? D’abord, parce que ça illustre à mon sens pas mal la situation : les soldats sont menaçants et n’hésitent pas à user de violence sur la population. Surtout, aucun figurant n’oserait prendre l’initiative d’un tel geste, seul. Il arrive que des metteurs en scène décrivent à des foules d’acteurs et de figurants une situation et leur demandent d’agir en conséquence, mais le résultat est presque toujours chaotique avec des imprévus rarement allant dans le sens de la situation que l’on voudrait voir se développer dans le champ. C’est donc, là encore, le signe que c’est une indication du cinéaste à un figurant pour donner à voir à ce moment-là. Le geste est répété au préalable : les acteurs savent où commence le mouvement, où ils doivent finir et ce qu’ils font par la suite. Une telle mise en place réclame toujours des heures de travail. Parce qu’il ne faut pas croire que metteur en scène et acteurs trouvent tout de suite le geste qu’il faut… Bien sûr, en voyant le résultat, tout paraît naturel, peut-être un peu mécanique, mais en réalité ce sont des heures de répétitions et de travail en amont. C’est justement parce que ça paraît simple que ça prend du temps à coordonner. Et je serais prêt à parier qu’aujourd’hui encore plus, la majorité des cinéastes dédaignent ce travail de mise en place, par choix ou par méconnaissance. Un cinéaste donnerait des indications à ses acteurs principaux et un assistant-réalisateur (ou je ne sais qui) en donnerait d’autres, d’ordre général, aux figurants. Avec un résultat, je l’ai dit souvent chaotique : certains proposent des mouvements au même moment, on se percute, d’autres figurants restent au contraire parfaitement statiques et semblent assister en spectateur à la scène, bref, on tâche de faire comme dans la réalité, on y retrouve certes son aspect chaotique, mais non, l’improvisation mal dirigée, cela a ses spécificités, et dans les séquences avec des figurants appelés sur le tard, on voit vite qu’ils se sentent comme des potiches au milieu des acteurs professionnels. Je le répète : combien de cinéastes avant de réaliser leur premier film ont déjà travaillé avec des acteurs ?

Voilà pour ces quelques détails. Inutile d’en faire plus : ce sont deux exemples, en réalité, chaque seconde du film pourrait illustrer ce que je veux dire.

Réalisation

Pour le reste, Wojciech Has n’en est pas encore aux grandes reconstitutions ou aux décors extravagants de La Poupée ou de La Clepsydre. On serait plus dans une forme de classicisme très cadré de cinéma d’intérieurs comme pouvait l’être Le Nœud coulant. Le talent de Has, il est de parvenir en très peu de plans extérieurs à nous restituer le contexte de la guerre dans une ville polonaise occupée, puis libérée. Les jeux de raccords avec les fenêtres sont ainsi primordiaux. Les fenêtres (une fenêtre en particulier) jouent même un rôle crucial dans le récit et dans la symbolique de la mise en scène de Wojciech Has : le premier plan en flashback nous montre presque brusquement l’une de ces fenêtres, sans que l’on comprenne le sens de cette évocation brutale.

À la Ophuls, on voit le cinéaste polonais déjà habile à suivre ses acteurs avec des travellings d’accompagnement. Rien encore de tape-à-l’œil : c’est propre, discret et efficace. L’idée est d’être toujours au plus près des acteurs tout en leur permettant d’évoluer dans un espace souvent limité par un décor d’intérieur et, si nécessaire, de les cadrer avec d’autres acteurs quand on peut y trouver des actions simultanées et qu’elles se répondent. Montrer ainsi le personnage principal en regarder d’autres du coin de l’œil, dans le même cadre, cela permet de proposer rapidement un sous-texte, pas forcément essentiel, mais qui illustre bien une situation et l’atmosphère, baignant dans la nostalgie et la solitude, du film. Ça colle d’autant plus que le film est un long récit à la première personne, et que ça fait sens d’intégrer ce qui pourrait presque s’apparenter à des apartés silencieux ponctuant les longs flashbacks narratifs racontant les épisodes marquants de la vie de cette actrice pendant et après la guerre.

Les acteurs

Les acteurs sont parfaits. Dans un parfait rôle d’appoint, on remarque la présence d’une des figures majeures du cinéma d’après-guerre polonais, Zbigniew Cybulski, notamment dans les films de Wajda, et qui tournera avec Wojciech Has Le Manuscrit trouvé à Saragosse. Il disparaîtra relativement jeune, à 40 ans, percuté par un train. Destin opposé pour sa partenaire, Barbara Krafftówna, présente pratiquement dans tous les plans du film, et qui est décédée seulement l’année dernière à l’âge respectable de 93 ans. Cela semble être en tout cas ici son rôle le plus marquant de sa carrière. On peut difficilement rêver meilleur rôle. Son personnage s’apprêtait à jouer Ophélie, la guerre l’en a empêché. Et Ophélie n’est en effet jamais bien loin. L’actrice échappera à la folie et au reste, mais son cher Hamlet lui en fera d’autres…

L’histoire

Difficile de trouver meilleur rôle pour une actrice, car en plus de ces atouts formels, le film est parfaitement écrit et tragique comme il faut. Le personnage principal, une actrice, se rend à Paris en avion, et depuis son siège se remémore les épisodes marquants ayant fait de sa vie sentimentale un désert (le titre du film semble un poil ironique et désabusé). Elle apprendra vers la fin du film que lors du premier voyage en avion, on a coutume de dire que les passagers revoient leur vie défiler. Elle en sourit, car c’est précisément ce qu’elle a fait depuis une heure. Sa carrière d’actrice est donc interrompue par la guerre, et à la suite d’une brouille entre un acteur et un groupe de soldats dans le bar où elle travaille, elle propose à l’acteur de l’héberger chez elle pour lui permettre d’échapper à la police. Éprise de son ancien partenaire de jeu, elle le cache ainsi pendant toutes les années de guerre dans son appartement. Son amour est loin d’être réciproque. L’acteur lui fait comprendre qu’une fois la guerre finie, il filera vite hors de ce qui pour lui est une prison. Avant ça, de son côté, sa protectrice lui fait savoir qu’une rumeur sur sa mort circule dans la ville, et il a comme un pressentiment que ça ne présage rien de bon.

L’un des premiers tournants tragiques du film, c’est quand deux soldats viennent fouiller chez l’actrice et qu’ils en profitent pour la violer à tour de rôle. Pour ajouter à son malheur, quand elle court vers l’acteur caché sous des matelas, il est tellement mal au point qu’elle doit s’occuper de lui, et alors qu’elle pensait au moins trouver un peu de réconfort auprès de lui, que nenni, le bonhomme n’a probablement rien entendu. Double peine.

La guerre s’achève, mais les problèmes continuent. Comme il l’avait promis, l’acteur fuit sans demander son reste (puisqu’on était dans les détails de mise en scène, en voilà un autre : il pensait s’échapper en profitant de l’absence de sa protectrice, mais elle le trouve à temps juste avant son départ en train d’emballer tel un voleur un gros morceau de saucisson…). On a connu mieux comme remerciements. Et puis, comble de la déveine, à l’image de ce qu’il se faisait en France dans l’immédiate après-guerre, les nouveaux maîtres des lieux règlent leur compte avec les collaborateurs. Comme pressenti plus tôt par l’acteur en entendant qu’on le pensait mort, personne n’a eu connaissance de leur situation : personne n’était au courant. D’un côté, on reproche à l’actrice d’avoir travaillé pour les Allemands (un ami lui reproche de ne pas se défendre en n’évoquant pas le fait qu’elle ait caché une personne recherchée, mais elle n’a aucune preuve), et de l’autre, on apprendra quelque temps après que l’acteur était suspecté d’avoir été de mèche avec la Gestapo parce que personne ne savait où il était passé pendant toutes ces années… Il y a un côté savoir-faire et faire savoir dans leur malheur commun : ils se sont tellement bien caché que personne n’était au courant et que personne ne peut désormais imaginer une telle histoire… Si vous êtes des héros, rappelez-vous que l’essentiel pour tirer profit de votre héroïsme, c’est d’en faire la publicité et de connaître les bonnes personnes pour raconter votre histoire… On a connu des acteurs plus habiles en la matière.

Bref, des années après, lui est devenu alcoolique, et puisqu’une femme amoureuse, c’est une femme un peu idiote, elle lui propose de revenir loger chez elle. Bien entendu, tout ne se passe pas comme elle l’aurait espéré. Faites sortir le malheur par la porte, il entrera par la fenêtre. Elle file ensuite pour la capitale et se fait remarquer dans une émission radiophonique qui lui vaut son succès. Pèsera sur elle toujours le regret de n’avoir jamais été en mesure de passer maître dans l’art d’être aimé…

La dernière image du film est bouleversante. L’hôtesse de l’air qui s’est un peu prise d’affection pour elle en la voyant enchaîner les verres de cognac lui propose un café : l’avion va atterrir, signe que le défilement de son passé prend fin. Regard dans le vague, regard perdu. Et malgré son émotion, elle cherche à faire bonne figure. L’image bouleversante d’une femme trahie par les hommes, souillée en silence pendant la guerre, accusée de ce qu’elle n’était pas, et qui ne rencontrera jamais l’amour d’un homme. Les hommes, ces lâches.

Grand film.


L’Art d’être aimé, Wojciech Has 1963 Jak byc kochana | WFF Wroclaw, ZRF Kamera


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Les Indispensables du cinéma 1963

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Top films polonais

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Le Temple des oies sauvages, Yûzô Kawashima (1962)

Le nœud coulant

Note : 3 sur 5.

Le Temple des oies sauvages

Titre original : Gan no tera / 雁の寺

Année : 1962

Réalisation : Yûzô Kawashima

Avec : Ayako Wakao, Masao Mishima, Kuniichi Takami, Isao Kimura

Ce serait intéressant de voir une autre adaptation de ce qui semble être le roman le plus notable de l’auteur du Détroit de la faim (adapté par Tomu Uchida), d’Orine la proscrite et des Poupées de bambou Echizen (adapté avec plus de succès dès l’année suivante et avec la même Ayako Wakao par Kôzaburô Yoshimura), parce que malgré une photographie magnifique et une interprétation impeccable, le récit me semble curieusement construit dans cette adaptation. Ça commence dès le prologue avec une séquence hors de rythme qui lance à mon sens assez mal les enjeux du film : le ton est très naturaliste, Kawashima ne semble pas savoir où il va et quoi montrer. Quelques notes de musique du générique annoncent la tonalité tragique du film, mais les séquences suivantes (malgré la mort du peintre) continuent d’échouer à sortir de ce rythme étrange et de cette absence de perspective.

Je suppose que le roman donne autant d’importance au moine, à sa maîtresse et à l’apprenti, voire à ces deux derniers. Le problème, c’est qu’ici, l’apprenti est sans doute un peu trop mis sur la touche : traité d’abord comme un rôle secondaire, il prend peu à peu plus de place jusqu’à devenir central sans pour autant interagir comme il devrait avec la maîtresse (il fuit). Aucune connivence réelle ne se crée entre ces deux « prisonniers du temple » : un type de rapports pourtant nécessaire pour qu’une opposition (claire pour le spectateur ; larvée entre les personnages) puisse se faire, car l’un d’eux (le moine) ignore la relation qui se tisse entre les deux autres. Le secret et l’interdit devraient vite devenir les moteurs de l’intrigue. Au lieu de ça, le récit multiplie les séquences alternées sans donner un poids assez fort à ce qui devrait les opposer : le nœud coulant de l’intrigue aurait tendance à se relâcher plutôt qu’à se resserrer autour (du cou) des personnages. Le sujet est pourtant en or, pas loin de ceux qu’interprète Ayako Wakao à l’époque sous la direction de Masumura. Mais la tension ne monte jamais. Au lieu de montrer la tension frontalement dans des séquences où les personnages se mettent en danger, au lieu d’exposer les conflits qui les animent ou au contraire les liens qui les attirent, au lieu de créer une affinité bien plus tendancieuse et problématique qu’elle ne l’est ici (en jouant sur la confusion : elle a pitié de lui, se montre presque maternelle, et lui interprète mal les signes d’affection qu’elle lui donne), le récit relate au contraire des événements sans donner l’impression d’en saisir la portée tragique.

Rien dans la mise en scène et dans le rythme du film ne concourt non plus à mettre en relief l’évolution psychologique des personnages ou à insister sur les enjeux personnels de chacun avant d’entrer en conflit et devenir ainsi le moteur de leurs actions (et de leurs fautes). Avant la tournure criminelle du récit, aucun plan rapproché, aucun ralentissement de l’action utile à insister sur un détail, une incertitude psychologique, aucune expression ne venant jouer le contrepoint des séquences naturalistes, aucune musique d’accompagnement pour guider le spectateur dans sa compréhension des conflits sous-jacents. D’ailleurs, si la musique avait été présente au tout début pour donner le ton, elle n’apparaît par la suite que timidement pour installer une ambiance avec trois notes de violoncelle (la pesanteur des silences nocturnes n’arrive pas plus à faire monter la tension). Ce n’est qu’à la fin que la musique se fait légèrement plus tragique et lyrique.

J’ai le souvenir à l’époque, par exemple, des séquences bien plus convaincantes pour exposer des enjeux communs mais sources aussi de conflits internes dans Une femme confesse entre le personnage de Ayako Wakao et l’étudiant. Ce n’est pas le tout de choisir l’actrice parfaite pour le rôle ; encore faut-il lui trouver un partenaire qui fasse le poids et qui soit mis en valeur par le récit et la mise en scène. Ici, c’est comme si le film avait presque honte de voir l’apprenti manger un peu trop la pellicule au détriment de la maîtresse. Ce n’est pas servir l’intrigue que de saboter son principal moteur : l’apprenti. Et ce n’est pas le meilleur moyen non plus de mettre en valeur une actrice comme Ayako Wakao en lui choisissant des acteurs transparents ou en limitant la portée des séquences devant servir à illustrer une relation forte (le récit préfère multiplier les séquences compassionnelles entre les deux personnages plutôt qu’entrer rapidement dans le dur : par exemple, la nuit où la maîtresse le rejoint dans sa chambre, rien en réalité ne se passe, c’est traité comme un non-événement alors que ça devrait être le point de bascule du film). Dans Une femme confesse, Ayako Wakao était opposée à l’acteur des Baisers, Hiroshi Kawaguchi… Les Baisers et ce Temple des oies sauvages ayant été écrit et adapté par le même scénariste, Kazuo Funahashi, il aurait été bien inspiré de souffler le nom de l’acteur à la production (on se console comme on peut).

À la manière des idiots qu’il ne faut pas faire jouer par des idiots, on ne choisit pas un acteur quelconque pour jouer un personnage censé être un peu trop idiot et serviable : pour cet apprenti, il fallait un jeune premier, peut-être avec un physique ingrat, jeune, mais il fallait surtout lui faire confiance en le mettant très vite au centre de l’intrigue en le montrant moins résigné et au centre des attentions (maternelles) de la maîtresse. Difficile de jouer les personnages de victime qui se révoltent sur le tard — et manifestement, difficile de trouver l’angle pour les aborder au cinéma. Le récit préfère insister sur sa science de l’évitement (école buissonnière, refus de s’opposer au moine, fuite face aux avances de la maîtresse), seulement, c’est souvent répétitif et rarement bien cinématographique. Je n’ai pas lu le roman, mais probable que l’intérêt de celui-ci réside dans la description du trouble de l’apprenti : plus que sur l’évitement, il aurait été plus judicieux d’insister sur la pression psychologique et sur les refoulements divers à l’origine de son basculement vers le crime. La perversion du moine, elle est évidente mais évolue peu, et puisque sa maîtresse a besoin de cette relation pour survivre, le conflit à exposer n’est pas là : la perversion au cœur du récit, c’était bien celle de l’apprenti (voyeurisme, jalousie, frustration sexuelle, vengeance criminelle, etc.). Le principe d’un film, c’est de mettre en valeur une histoire à laquelle on croit, pas d’en saborder certains aspects parce qu’on les trouverait peu convaincants. Le rôle de la mise en scène (et d’une adaptation), il est bien de mettre en évidence ces enjeux. Et à mon sens, elle se trompe ici en mettant ainsi bien trop souvent au premier plan la maîtresse auprès du moine, au lieu de la montrer auprès de l’apprenti. Le « second rôle », on devrait même tout de suite l’identifier comme étant celui du moine. Par exemple, dans mon souvenir, on a un peu ce même type de relation triangulaire au profit d’abord des amants dans un film comme Le Sorgho rouge.

Possible que Kawashima ait été un peu frileux à jouer tout de suite sur la relation trouble entre la maîtresse et l’apprenti : un Imamura ou un Oshima auraient sans doute beaucoup mieux identifié les enjeux malsains et possiblement criminels de cette relation. Pas assez vicieux ou pas assez l’esprit mal tourné le Kawashima. (Heureusement, Masumura, saura, lui, enfoncer le clou en ayant parfaitement identifié le potentiel d’Ayako Wakao dans ce type d’emploi de femme convoitée mais fatale après Une femme confesse — un emploi que l’actrice avait déjà bien tenu dans La Rue de la honte.)

Seules consolations : le noir et blanc, les décors et la composition magnifique des plans. Hiroshi Murai est le directeur de la photographie notamment du Faux Étudiant, du Sabre du mal, de Samouraï ou des Femmes naissent deux fois… Une constante dans la composition de plans de haut niveau.


Le Temple des oies sauvages, Yûzô Kawashima 1962 Gan no tera | Daiei


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Le Secret du ninja (Shinobi no mono/Ninja, a Band of Assassins), Satsuo Yamamoto (1962)

Note : 4 sur 5.

Le Secret du ninja

Titre original : Shinobi no mono

Titre international : Ninja, a Band of Assassins

Année : 1962

Réalisation : Satsuo Yamamoto

Avec : Raizô Ichikawa, Shiho Fujimura, Yûnosuke Itô, Katsuhiko Kobayashi, Tomisaburô Wakayama

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Réalisation, atmosphère, musique, photo, décors intérieurs comme extérieurs… : la grande classe du début des années 60 au Japon.

Quelques mouvements de caméra que l’on qualifiera « d’encerclements » parfaitement merveilleux, car subtils et toujours utiles à façonner une atmosphère. Des stars à toutes les sauces (on peut croiser l’actrice de La Femme des sables et l’acteur de Baby Cart, entre autres). Un complot diabolique et machiavélique bien réel digne des meilleurs romans-feuilletons. Des trappes en veux-tu en voilà : au plafond, sous le plancher, dans un mur. Des passages et des cabinets secrets, des intrusions nocturnes, des échappées sur les toits, les façades, les poutres et les arbres. Des assassinats camouflés en accident. Des prostitués qui semblent sortir du couvent. Des intrus cachés dans la nuit. Des combats expéditifs (avec une musique tragique, non héroïque, parce que, oui, tuer des opposants, même très méchants, ce n’est jamais anodin). Des mèches explosives, du poison qui suinte sur un fil, des étoiles de ninja qui sifflent comme des balles, des chausse-trapes lancées au sol pour préserver sa fuite, des grappins qui se faufilent entre les branches ou sur le rebord des façades. Voilà un catalogue non exhaustif qui explique que je me régale.

On y retrouve aussi, dans le parcours du personnage principe, une certaine filiation avec le destin de Miyamoto Musashi (le soldat brillant, un peu trop attiré par le côté obscur de la Force avant de suivre, après ces premiers échecs, la voie de la lumière…). Assez peu convaincu par les prestations de Raizô Ichikawa en général, il l’est ici tout à fait dans un registre qu’on qualifierait en France de « jeune premier » (c’est dès qu’il doit jouer l’autorité qu’il est moins à mon goût).

La suite est à voir assurément.


Le Secret du ninja (Shinobi no mono/Ninja, a Band of Assassins), Satsuo Yamamoto 1962 | Daiei Studios


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Un raisin au soleil, Daniel Petrie (1961)

L’argent du vieux

Note : 3 sur 5.

Un raisin au soleil

Titre original : A Raisin in the Sun

Année : 1961

Réalisation : Daniel Petrie

Avec : Sidney Poitier, Claudia McNeil, Ruby Dee, Diana Sands

Une mère noire américaine souhaiterait profiter de l’argent gagné avec l’assurance vie de son mari pour s’installer avec ses grands et petits enfants dans un quartier typique de la classe américaine… blanche. Le rêve américain du petit pavillon en banlieue. Problème, son aîné souhaiterait plutôt utiliser l’argent pour monter son entreprise avec quelques « potes ». Quelques tensions familiales sur la ligne…

Assez peu convaincant. Mal vieilli surtout. En un sens, on pourrait se féliciter de voir au cinéma des Noirs américains de la classe populaire chercher à se sortir de leur petit appartement ; dans l’autre, le film est rempli des petits détails qui affirment tellement une identité, pour le coup, parfaitement américaine (et pas forcément enviable) qu’on peine à s’autoriser une plus grande sympathie pour cette famille en quête d’un monde meilleur.

Parmi ces thèmes omniprésents qui font le American way of life : la place prédominante du rôle de l’argent dans la réussite ou la conception de la réussite d’une personne et a fortiori dans la perception pour toute une famille de la classe sociale à laquelle elle appartient (d’un côté, on peut supposer qu’un tel film ait pu donner envie à des Noirs de s’insérer dans des quartiers blancs de la classe moyenne, supposer encore que cela ait pu arriver à cette époque dans cette région de l’Amérique, et cela jusqu’à aujourd’hui où plus personne ne s’étonnerait d’un tel mélange racial, mais justement, ça ne peut que renforcer toujours l’idée que la dernière barrière généralement admise en Amérique reste celle de la différence sociale) ; la place encore de la religion dans une famille qui se veut respectable (c’est habituel dans le cinéma américain, en particulier dans un cinéma où pour valoriser des « bons Noirs » on les présente comme de bons serviteurs de Dieu, sauf qu’ici, on a même droit à un sermon particulièrement violent et stupide de la mère à l’encontre de sa fille qui se dit vouloir être médecin et manquait de respect à l’égard de leur dieu chéri, ou encore quand il est question d’avortement) ; ou la place aussi de l’homme censé devenir le chef de famille.

C’est un cinéma tellement communautaire, avec des valeurs (américaines) ou des préoccupations si éloignées des miennes qu’il est difficile d’entrer en empathie avec ce type de personnages. Avec une culture qui serait tout autre, il y aurait la force de l’exotisme sans doute, mais puisqu’il s’agit d’une culture et des valeurs dont on soupe tous les jours du matin au soir, non merci. Pour 1961, ça avait sans doute de quoi éveiller l’intérêt ; aujourd’hui, ça paraît plutôt rétrograde. Paradoxalement, avec des films situés en Californie, à New York ou ailleurs, on a rarement ce problème, car la diversité raciale et sociale, soit on la constate dans l’environnement du film, soit elle est partie intégrante de la trame. Le rêve américain exposé ici, celui de disposer d’une belle maison dans un quartier tranquille de banlieue, on le voit rarement aussi frontalement exposé dans un film : soit c’est un but vague et lointain qui sert de moteur à une intrigue, soit c’est une situation de départ et le rêve est ailleurs. Un rêve inaccessible et lointain, c’est comme un mythe (un peu comme celui du cowboy qui fait des hold-up dans l’espoir un peu fou de s’acheter un ranch), on n’y prête pas attention. Si c’est déjà une réalité, c’est souvent pour montrer le revers du décor (les meilleurs films visent à exposer les valeurs du American way of life pour mieux les critiquer). Ici, en faire un sujet de film destiné à des populations noires et pauvres, ça valide la légitimité d’un tel rêve auprès des populations en quête d’idéal et de réussite. Ce n’est pas franchement ce qu’on peut espérer de mieux à des populations en difficulté.

Le film n’est pas non plus sans défauts. Étant d’habitude assez conciliant avec les pièces de théâtre adaptées pour l’écran, je serais ici plus dubitatif : il faut reconnaître que la pâte « Broadway » donne au film une allure un peu vieillotte et figée (même pour un film où les personnages ont précisément envie de prendre l’air). 1961, le cinéma hollywoodien se cherche et préfère augmenter la puissance des éclairages intérieurs dans des studios qui semblent toujours plus faux au lieu de casser les murs, de prendre de la hauteur, filmer en décors naturels, voyager, changer et diversifier les “plateaux”. On n’y est pas encore, on s’inspire de la scène, et ça commence à sentir le renfermer. Ce qui passait très bien quinze ou vingt ans auparavant commence à se faire dépasser par des évolutions et de nouvelles habitudes de tournage qui émergent un peu partout dans le monde. J’adore Sidney Poitier, mais il a besoin d’espace. Le voir danser presque et le voir remuer les bras avec son élégance habituelle dans un espace aussi riquiqui, ça fait sans doute son petit effet au théâtre, mais à l’écran, on aurait envie de lui dire qu’il en fait trop…


Un raisin au soleil, Daniel Petrie 1961 A Raisin in the Sun | Columbia Pictures


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Les Indispensables du cinéma 1961

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