Le Temple des oies sauvages, Yûzô Kawashima (1962)

Le nœud coulant

Note : 3 sur 5.

Le Temple des oies sauvages

Titre original : Gan no tera / 雁の寺

Année : 1962

Réalisation : Yûzô Kawashima

Avec : Ayako Wakao, Masao Mishima, Kuniichi Takami, Isao Kimura

Ce serait intéressant de voir une autre adaptation de ce qui semble être le roman le plus notable de l’auteur du Détroit de la faim (adapté par Tomu Uchida), d’Orine la proscrite et des Poupées de bambou Echizen (adapté avec plus de succès dès l’année suivante et avec la même Ayako Wakao par Kôzaburô Yoshimura), parce que malgré une photographie magnifique et une interprétation impeccable, le récit me semble curieusement construit dans cette adaptation. Ça commence dès le prologue avec une séquence hors de rythme qui lance à mon sens assez mal les enjeux du film : le ton est très naturaliste, Kawashima ne semble pas savoir où il va et quoi montrer. Quelques notes de musique du générique annoncent la tonalité tragique du film, mais les séquences suivantes (malgré la mort du peintre) continuent d’échouer à sortir de ce rythme étrange et de cette absence de perspective.

Je suppose que le roman donne autant d’importance au moine, à sa maîtresse et à l’apprenti, voire à ces deux derniers. Le problème, c’est qu’ici, l’apprenti est sans doute un peu trop mis sur la touche : traité d’abord comme un rôle secondaire, il prend peu à peu plus de place jusqu’à devenir central sans pour autant interagir comme il devrait avec la maîtresse (il fuit). Aucune connivence réelle ne se crée entre ces deux « prisonniers du temple » : un type de rapports pourtant nécessaire pour qu’une opposition (claire pour le spectateur ; larvée entre les personnages) puisse se faire, car l’un d’eux (le moine) ignore la relation qui se tisse entre les deux autres. Le secret et l’interdit devraient vite devenir les moteurs de l’intrigue. Au lieu de ça, le récit multiplie les séquences alternées sans donner un poids assez fort à ce qui devrait les opposer : le nœud coulant de l’intrigue aurait tendance à se relâcher plutôt qu’à se resserrer autour (du cou) des personnages. Le sujet est pourtant en or, pas loin de ceux qu’interprète Ayako Wakao à l’époque sous la direction de Masumura. Mais la tension ne monte jamais. Au lieu de montrer la tension frontalement dans des séquences où les personnages se mettent en danger, au lieu d’exposer les conflits qui les animent ou au contraire les liens qui les attirent, au lieu de créer une affinité bien plus tendancieuse et problématique qu’elle ne l’est ici (en jouant sur la confusion : elle a pitié de lui, se montre presque maternelle, et lui interprète mal les signes d’affection qu’elle lui donne), le récit relate au contraire des événements sans donner l’impression d’en saisir la portée tragique.

Rien dans la mise en scène et dans le rythme du film ne concourt non plus à mettre en relief l’évolution psychologique des personnages ou à insister sur les enjeux personnels de chacun avant d’entrer en conflit et devenir ainsi le moteur de leurs actions (et de leurs fautes). Avant la tournure criminelle du récit, aucun plan rapproché, aucun ralentissement de l’action utile à insister sur un détail, une incertitude psychologique, aucune expression ne venant jouer le contrepoint des séquences naturalistes, aucune musique d’accompagnement pour guider le spectateur dans sa compréhension des conflits sous-jacents. D’ailleurs, si la musique avait été présente au tout début pour donner le ton, elle n’apparaît par la suite que timidement pour installer une ambiance avec trois notes de violoncelle (la pesanteur des silences nocturnes n’arrive pas plus à faire monter la tension). Ce n’est qu’à la fin que la musique se fait légèrement plus tragique et lyrique.

J’ai le souvenir à l’époque, par exemple, des séquences bien plus convaincantes pour exposer des enjeux communs mais sources aussi de conflits internes dans Une femme confesse entre le personnage de Ayako Wakao et l’étudiant. Ce n’est pas le tout de choisir l’actrice parfaite pour le rôle ; encore faut-il lui trouver un partenaire qui fasse le poids et qui soit mis en valeur par le récit et la mise en scène. Ici, c’est comme si le film avait presque honte de voir l’apprenti manger un peu trop la pellicule au détriment de la maîtresse. Ce n’est pas servir l’intrigue que de saboter son principal moteur : l’apprenti. Et ce n’est pas le meilleur moyen non plus de mettre en valeur une actrice comme Ayako Wakao en lui choisissant des acteurs transparents ou en limitant la portée des séquences devant servir à illustrer une relation forte (le récit préfère multiplier les séquences compassionnelles entre les deux personnages plutôt qu’entrer rapidement dans le dur : par exemple, la nuit où la maîtresse le rejoint dans sa chambre, rien en réalité ne se passe, c’est traité comme un non-événement alors que ça devrait être le point de bascule du film). Dans Une femme confesse, Ayako Wakao était opposée à l’acteur des Baisers, Hiroshi Kawaguchi… Les Baisers et ce Temple des oies sauvages ayant été écrit et adapté par le même scénariste, Kazuo Funahashi, il aurait été bien inspiré de souffler le nom de l’acteur à la production (on se console comme on peut).

À la manière des idiots qu’il ne faut pas faire jouer par des idiots, on ne choisit pas un acteur quelconque pour jouer un personnage censé être un peu trop idiot et serviable : pour cet apprenti, il fallait un jeune premier, peut-être avec un physique ingrat, jeune, mais il fallait surtout lui faire confiance en le mettant très vite au centre de l’intrigue en le montrant moins résigné et au centre des attentions (maternelles) de la maîtresse. Difficile de jouer les personnages de victime qui se révoltent sur le tard — et manifestement, difficile de trouver l’angle pour les aborder au cinéma. Le récit préfère insister sur sa science de l’évitement (école buissonnière, refus de s’opposer au moine, fuite face aux avances de la maîtresse), seulement, c’est souvent répétitif et rarement bien cinématographique. Je n’ai pas lu le roman, mais probable que l’intérêt de celui-ci réside dans la description du trouble de l’apprenti : plus que sur l’évitement, il aurait été plus judicieux d’insister sur la pression psychologique et sur les refoulements divers à l’origine de son basculement vers le crime. La perversion du moine, elle est évidente mais évolue peu, et puisque sa maîtresse a besoin de cette relation pour survivre, le conflit à exposer n’est pas là : la perversion au cœur du récit, c’était bien celle de l’apprenti (voyeurisme, jalousie, frustration sexuelle, vengeance criminelle, etc.). Le principe d’un film, c’est de mettre en valeur une histoire à laquelle on croit, pas d’en saborder certains aspects parce qu’on les trouverait peu convaincants. Le rôle de la mise en scène (et d’une adaptation), il est bien de mettre en évidence ces enjeux. Et à mon sens, elle se trompe ici en mettant ainsi bien trop souvent au premier plan la maîtresse auprès du moine, au lieu de la montrer auprès de l’apprenti. Le « second rôle », on devrait même tout de suite l’identifier comme étant celui du moine. Par exemple, dans mon souvenir, on a un peu ce même type de relation triangulaire au profit d’abord des amants dans un film comme Le Sorgho rouge.

Possible que Kawashima ait été un peu frileux à jouer tout de suite sur la relation trouble entre la maîtresse et l’apprenti : un Imamura ou un Oshima auraient sans doute beaucoup mieux identifié les enjeux malsains et possiblement criminels de cette relation. Pas assez vicieux ou pas assez l’esprit mal tourné le Kawashima. (Heureusement, Masumura, saura, lui, enfoncer le clou en ayant parfaitement identifié le potentiel d’Ayako Wakao dans ce type d’emploi de femme convoitée mais fatale après Une femme confesse — un emploi que l’actrice avait déjà bien tenu dans La Rue de la honte.)

Seules consolations : le noir et blanc, les décors et la composition magnifique des plans. Hiroshi Murai est le directeur de la photographie notamment du Faux Étudiant, du Sabre du mal, de Samouraï ou des Femmes naissent deux fois… Une constante dans la composition de plans de haut niveau.


Le Temple des oies sauvages, Yûzô Kawashima 1962 Gan no tera | Daiei


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Fûsen / Le Ballon, Yûzô Kawashima (1956)

Changement d’optique

Note : 4 sur 5.

Le Ballon

Titre original : Fûsen / 風船

Année : 1956

Réalisation :  Yûzô Kawashima

Avec : Masayuki Mori, Tatsuya Mihashi, Michiyo Aratama, Izumi Ashikawa, Sachiko Hidari, Hiroshi Nihon’yanagi

Premier ballon d’essai et première contribution au scénario pour Shôhei Imamura juste avant Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo du même Kawashima.

On aura rarement vu un Imamura aussi peu porté sur la perversion. Si perversion il y a, ce serait celle du fils du riche industriel qui se perd entre une hôtesse de bar qu’il entretient et qui l’adore, et une chanteuse de boîte de nuit qui tombe dans ses bras par intérêt (ou comme un ballon qui dérive…). Cette « perversion », c’est la lâcheté habituelle des hommes dans les shomingeki qui prennent toujours fait et cause pour les femmes.

Imamura se plie aux exigences de son époque (et de son réalisateur) en adoptant un type de rapport pour ses personnages qu’affectionnait Ozu : l’industriel ne se plaît pas dans sa nouvelle vie de riche, rêve de retrouver la vie qu’il avait juste après la guerre en peignant à Kyoto logé dans une famille pauvre, et ne semble surtout apprécier dans sa famille que la compagnie de sa fille. Petite critique du capitalisme et du tournant qu’est en train de prendre la société japonaise en se détournant d’une tradition confucéenne dans laquelle les rapports filiaux ont un sens au profit d’une société essentiellement individualiste et productiviste. Le suicide de la maîtresse de son fils convainc l’industriel de changer de vie. Ce qu’il reproche à son fils, c’est moins d’être volage (rien de plus commun dans son esprit) que de manquer à son devoir en refusant toute responsabilité à l’égard de la femme entretenue. Et puisque sa femme (intéressée, soucieuse de son confort et de son statut social comme bien d’autres) refusera de le suivre dans son retour aux sources, il espère que sa fille (un peu niaise, mais adorable, louanges ici des vertus de la simplicité et de l’authenticité) l’accompagnera.

L’amour d’un père pour sa fille, on pourrait effectivement être chez Ozu. On imagine Imamura chercher peut-être à en faire une relation incestueuse, mais il faudrait avoir l’esprit tout aussi mal tourné que lui pour s’en rendre compte ici.

On peut noter déjà la présence furtive de Sachiko Hidari qui sort d’un premier rôle dans L’Enfant favori de la bonne et qui accompagnera ce duo improbable constitué d’Imamura et de Kawashima pour Chronique du soleil, mais qui surtout retrouvera Imamura pour un de ses films les plus emblématiques : La Femme insecte. La même année, Kawashima réalise son plus grand chef-d’œuvre avec certains acteurs de ce Ballon : Suzaki Paradise.

Inutile de préciser que la distribution est impressionnante. L’avantage du système des studios au milieu des années 50, c’est encore de pouvoir disposer d’acteurs de premier rang pour le moindre petit rôle. On a beau avoir un discours anticapitaliste sur la pellicule, on tourne cinq films par an.

La mise en scène de Kawashima est précise et élégante. Les acteurs se dirigent peut-être seuls vu le niveau, mais il y a tout de même beaucoup de détails qui laissent penser que le réalisateur était derrière pour gagner de la part des acteurs la bonne expression quand il faut. On connaît par exemple le talent de Michiyo Aratama pour exprimer mille façons différentes la tristesse et la dignité blessée : ici, dans un rôle pas si facile, par un jeu de regard exceptionnel, elle arrive à dire l’indispensable afin qu’on arrive à la plaindre tout en continuant à admirer sa retenue. On sera toujours plus ému par un acteur qui retient ses larmes que par un autre qui pleure.

Admirable travail sur les décors. De la densité, de la densité ! Hé oui, ce n’est pas le luxe qui épate l’œil du spectateur, mais plutôt la richesse sobre mais réelle des détails, la juste composition des éléments dans un espace !


Le Ballon, Yûzô Kawashima 1956 Fûsen / 風船 | Nikkatsu


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Les femmes naissent deux fois (Onna wa nido umareru), Yûzô Kawashima (1961)

Cinéma de filles de joie & émancipation des femmes

Note : 4 sur 5.

Les femmes naissent deux fois

Titre original : Onna wa nido umareru (女は二度生まれる)

Année : 1961

Réalisation : Yûzô Kawashima

Adaptation : Toshirô Ide

Avec : Ayako Wakao, Sô Yamamura, Jun Fujimaki, Furankî Sakai, Kyû Sazanka

Les rudes conditions de vie des filles de joie, encore et encore. Le Japon a beau avoir interdit la prostitution, le pays n’a jamais manqué d’imagination pour créer de nouvelles normes sociales héritées des précédentes pour maintenir des usages censés avoir disparu. Le constat est toujours le même : solitude et misère pour des femmes toujours appelées à se soumettre aux désirs des hommes ; hypocrisie et fausses promesses pour les hommes qui profitent de leur dépendance pour en soutirer avantages et services divers.

La question qu’il faut se poser en Occident quand on voit ces mêmes histoires sur des filles de joie qui espèrent et croient parfois en une vie meilleure, c’est si on peut raisonnablement les qualifier de féministes. Ou plus précisément, si on peut être convaincus que la démarche de leurs auteurs vise à dénoncer et améliorer la condition des femmes japonaises du milieu du XXᵉ siècle.

En apparence, le regard posé sur ces femmes semble sincèrement ému de leur vie passée au service des hommes, virevoltant sans doute plus d’un espoir à un autre que d’un client à l’autre. Pourtant, à y regarder de plus près, en mettant en lumière l’histoire de ces femmes avec celles des femmes d’aujourd’hui, il est plus probable que les hommes qui écrivent, racontent ou filment ces histoires, car il s’agit presque toujours d’hommes (parfois même d’hommes amateurs de ce type de « services »), s’ils aiment à dévoiler ces histoires sordides, ils n’ont probablement aucune intention de voir la condition de ces femmes changer. Et cela pour une raison simple : toute cette culture liée aux filles de joie dans la littérature ou au cinéma n’a jamais donné lieu ne serait-ce qu’à un début de contestation (même par les principales intéressées) ou à de réelles prises de conscience de la question de la prostitution dans le pays.

Il n’y a pas eu au Japon l’équivalent des mouvements de suffragettes jusqu’aux années folles, accompagnés, voire initiés au cinéma, à Hollywood en particulier et le temps d’une courte période, par un mouvement de soft power en faisant écho, et suivis tout au long du siècle d’un large mouvement d’émancipation des femmes dans les sociétés occidentales et qui connaîtra son paroxysme dans les années 60 et 70. Choisir prioritairement des femmes comme personnages principaux n’assure pas pour autant à toute cette culture nipponne liée aux filles de joie d’en faire un cinéma de l’émancipation.

Les traditions sont vivaces au Japon, et les usages figés. Le Japon compte aujourd’hui parmi les pays les plus rétrogrades en matière d’égalité hommes-femmes au sein du monde dit civilisé. La question de la prostitution, comme celui de la place de la femme dans la société, ne souffre d’aucun débat. C’est entendu, la femme est toujours dans la culture nippone au service des hommes. La femme, ou mère, au foyer reste la norme sociale (celle donc à laquelle il faut se conformer, et celle aussi à laquelle les petites filles aspirent). Et si avant le mariage, les Japonaises jouissent d’une certaine liberté et indépendance (sexuelle notamment), nombre d’entre elles sont encore poussées par manque de moyens à gagner de l’argent à travers d’innombrables petits métiers « d’accueil » héritiers des hôtesses de bar ou des geishas à travers lesquels les services sexuels, sans que ce soit officiel, sont la norme. Cela concerne même les mineures sans que cela n’émeuve outre mesure la société, car si des lois interdisent toutes ces pratiques, la complaisance est en réalité totale. Une hôtesse, une masseuse, une maîtresse entretenue, etc., ce n’est pas de la prostitution, ce sont des hôtesses, des masseuses ou des maîtresses… Circulez, il n’y a rien à voir.

On le voit bien dans ce film qui décrit la situation dans les années 60, et on le voyait déjà dans certains films de Naruse ou de Mizoguchi (Quand une femme monte l’escalier suit le même modèle de récit et le même sujet, même si le personnage de Hideko Takamine évoluait plus précisément dans le monde des bars, et si elle cherchait à devenir propriétaire ; Ayako Wakao se trouvait dans la même situation dans La Rue de la honte, même si le caractère de son personnage dans le film de Mizoguchi était beaucoup moins résigné qu’on le voit ici) : on s’appelle « sœur », « mama », « papa » pour cacher la réalité des rapports entretenus. Personne n’est dupe, mais le besoin de conformité aux règles est le plus fort, et tout le monde accepte cet état de fait. Les femmes en souffrent, mais ne leur viendrait jamais à l’idée de contester cet ordre des choses, sinon pour elles-mêmes, et c’est peut-être ça le plus triste dans toutes ces histoires. Dans cette incapacité des Japonais, jusque parmi ses principales victimes, à oser aller contre l’ordre établi. Un homme accepte et profite bien souvent de ce qu’une femme soit d’abord une femme au foyer, la mère de ses enfants, une bonniche, puis qu’une autre, pour une nuit ou pour la vie soit sa maîtresse.

Ainsi, le personnage de Ayako Wakao se trouve un client régulier, un protecteur, et devient « officiellement » la maîtresse de l’homme qui l’entretient. Comme aux belles heures des grandes horizontales et des mariages arrangés où il fallait préserver les apparences d’une famille unie et où ces messieurs couraient les cocottes, en France ou ailleurs, les épouses en viennent même à inciter leur mari à prendre des maîtresses. En retour, le personnage de Ayako Wakao, comme toutes les autres de son rang, n’est pas censé prendre d’autre client. Avoir un protecteur, c’est lui être fidèle, et restée toute dévouée à ses petits plaisirs sensuels. Aujourd’hui, ce type de relations semble perdurer, avec des hommes mûrs par exemple qui proposent à des étudiantes de leur payer le loyer contre services rendus.

Au cinéma, il n’est par rare de voir les femmes venir s’entretenir avec les maîtresses de leur mari (c’était le sujet de Comme une épouse et comme une femme, sorti la même année et scénarisé par le même Toshirô Ide). En d’autres circonstances, on parlera de polygamie. Et à côté de cette position privilégiée des hommes toujours aux petits soins au milieu de toutes ces femmes, une femme, si elle a de la chance, n’aura jamais à se donner à un homme pour l’argent, une fois mariée deviendra mère et bonniche de tous les hommes de sa vie, et cessera naturellement d’avoir des rapports sexuels avec son mari, étant entendu que dans cette norme sociale, une femme se donne à son mari pour son plaisir à lui, et qu’une fois mère, ce rôle pourra être tenu par une autre femme ; si elle a moins de chance, on lui proposera rapidement de prendre un de ces métiers d’accueil qui vous poussent implicitement à la prostitution parce que les sollicitations sont partout, et parce qu’il y a peu d’alternatives pour une femme dans le monde du travail lui permettant de gagner son indépendance… D’une manière ou d’une autre, hier comme aujourd’hui, une femme japonaise est toujours dépendante, d’abord de sa famille, ensuite d’un homme en particulier (que ce soit un père, un mari ou un client — quand ce n’est pas un frère, comme dans Frère aîné, sœur cadette). Même dans un Japon moderne où les femmes travaillent au sein des mêmes grandes entreprises que les hommes, La Femme de là-bas illustrait bien l’idée que les usages étaient loin d’avoir changé. (C’était le paragraphe spécial racolage pour renvoyer vers d’autres pages.) Une situation qu’on imaginerait réservée aux pays pauvres…

Tant que personne ne s’offusque de cette marchandisation du « service » que doivent naturellement fournir les femmes envers les hommes avant même parler de services sexuels (qui serait presque pour commencer du domaine de la piété, peut-être pas filiale, mais sexuée, comme une loyauté sans faille que les femmes se devraient de suivre envers les hommes — à mettre en contraste avec ce qu’avec nos yeux d’Occidentaux on interprète souvent comme de la lâcheté de la part des hommes), aucune raison de penser que ces usages changent.

Des femmes, donc des victimes, qui s’en offusquent, j’en ai personnellement jamais vu. Jamais aucune revendication ou dénonciation ; les femmes semblent même trouver cet état de fait normal (comme dans les pays normalisés par la religion, on se rapproche d’une sorte de servitude volontaire). Alors voir dans ces films d’hommes qui s’extasient devant le malheur des filles de joie une forme de féminisme, oui, ce serait sans doute surinterpréter les petits signes favorables aux femmes qu’on pourrait y déceler. L’empathie, ce n’est pas une aspiration à l’égalité. Les hommes qui ont tout du long de l’âge d’or du cinéma japonais (et avant cela dans la littérature) mis en scène le malheur de ces femmes, ne cherchent pas à dénoncer l’inégalité dont elles sont victimes, la misère émotionnelle, sexuelle, psychologique ou sociale dont les hommes seuls sont responsables. Non, les hommes mettent en scène ces histoires parce qu’elles sont émouvantes, et parce qu’elles rendent ces femmes plus belles et plus désirables pour eux : elles se laissent faire, acceptent leur sort, baissent la tête avec dignité et résignation avant d’adopter le même visage rayonnant, ne manquent jamais à leur devoir de loyauté envers les hommes… Il ne faudrait pas s’y tromper, ces hommes aiment voir ces femmes souffrir, et aiment les voir rester à leur place, c’est-à-dire réduites à leur condition d’objets (sexuels, de réconfort, de compagnie) ou d’esclaves. Le personnage d’Ayako Wakao chante dans le film comme au bon temps des geishas, elle se demande déjà ce qu’elle pourrait faire pour accéder à une vie meilleure, mais la société japonaise des années 60 jusqu’à aujourd’hui regorgera d’idées nouvelles pour perpétuer encore et toujours ce qu’elle fait tout en prétendant faire autre chose afin de préserver les apparences.

On trouve dans Les femmes naissent deux fois sans doute moins de complaisance que dans de nombreux films sur la prostitution, mais on n’est déjà plus à la hauteur des shomingeki des dix ou quinze années qui précèdent, notamment à travers les adaptations ou les scénarios originaux de Sumie Tanaka auxquels Toshirô Ide (scénariste ici) avait souvent collaboré. Chez Mizoguchi, il faudra sans doute attendre le tout dernier plan de son tout dernier film pour voir explicitement une critique grinçante de la société qu’il s’est tout au long de sa carrière évertué à mettre en lumière. Yûzô Kawashima, lui, grâce à une approche plus réaliste (en dépit de la couleur qui a tendance à embellir les choses, ici, la musique aide à garder une forme de distance avec le sujet du film), montrait sans doute moins de complaisance que son collègue, comme il l’avait démontré avec Le Paradis de Suzaki (adapté, toujours avec Toshirô Ide, et comme La Rue de la honte, de la romancière Yoshiko Shibaki). Et les décennies suivantes seront loin de faire évoluer les choses. Des jeunes filles victimes des agressions des hommes, des femmes sexualisées à outrance (jusque dans les films d’action), des femmes au foyer, des mères… on cherche les exemples de femmes émancipées, indépendantes, dans le cinéma comme dans la société nipponne. Princesse Mononoke ?…

Même le cinéma coréen, alors que la Corée ne brille pas beaucoup plus pour son traitement des questions d’égalités, paraît offrir aux femmes de notre époque des rôles autrement plus modernes.

Sur le plan formel, joli travail de Yûzô Kawashima sur la direction d’acteurs, avec notamment des jeux de regard révélateurs de l’état d’esprit de son personnage principal : Ayako Wakao joue parfaitement son rôle de belle hypocrite chargée de mettre à l’aise les hommes, avec la petite tape qu’il faut pour créer une intimité de façade avec les hommes, le sourire poli qu’elle se doit d’offrir à son hôte à chaque geste en guise d’approbation ou d’encouragement, la remarque ou le silence de courtoisie visant à renforcer la complicité avec un client, et puis soudain, un regard qui se perd dans le vague, qui fixe un homme occupé lui à autre chose. Bref, tout le travail de sous-texte et d’aparté si nécessaire à un travail de mise en scène pour illustrer au mieux une situation.


 

Les femmes naissent deux fois (Onna wa nido umareru), Yûzô Kawashima (1961) | Daiei


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Suzaki Paradise, Yuzo Kawashima (1956)

De l’autre côté du pont

Suzaki Paradise

Note : 5 sur 5.

Titre original : Suzaki Paradaisu: Akashingô

Année : 1956

Réalisation : Yûzô Kawashima

Avec : Michiyo Aratama, Yukiko Todoroki, Seizaburô Kawazu

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Excellente découverte. Les films de Kawashima sont difficiles à trouver. Il partage avec Naruse les mêmes scénaristes. Par exemple, Toshirò Ide, auteur des excellents Comme une épouse et comme une femme, Au gré du courant et Le Repas. Kawashima a co-réalisé l’excellent Courant du soir (dans lequel on retrouve les deux acteurs principaux de celui-ci). Bref, ce n’est pas un Naruse, mais ça y ressemble. En prime, on gagne Michiyo Aratama, la femme de Tatsuya Nakadaï dans La Condition de l’homme ou dans Le Sabre du mal, la bourgeoise dans Kiri no hata, l’héroïne de Nuages d’été, du Pauvre Cœur des hommes, etc.

Un couple se retrouve à la rue à errer sans savoir où aller. Lui est sans emploi, elle, une fille du quartier à geisha (hanamachi), Suzaki Paradise, qu’elle vient de quitter pour s’enfuir avec lui. Le destin les ramène très vite aux portes de ce quartier dont on accède par un pont sur lequel une gigantesque pancarte accueille les visiteurs comme à l’entrée d’un parc d’attractions ou d’un cirque. Ils demandent du travail à un petit bar juste à la sortie du quartier où la patronne cherche une serveuse. Elle les accueille et trouvera un travail à l’homme tout près, chez un livreur de nouilles. Souvent tentés par la petite malhonnêteté, ils s’écartent peu à peu l’un de l’autre, éloignés seulement de quelques pâtés de maisons : le travail de serveuse et les habitudes de fille de bar de la fille attisant à raison la jalousie de l’homme. D’un autre côté, la patronne du bar attend son homme parti rejoindre une fille dans ce zoo humain qu’est Suzaki Paradise…

La force du film, ce sont d’abord ses personnages à la limite de la rupture. Ils donnent au film une tonalité de film noir social. Ils sont comme des papillons tournant autour des lumières de Suzaki Paradise. Une lumière qui fait vivre tous les commerces à l’extérieur de la ville : la plupart des clients de passage sont ceux qui sortent du quartier, on y trouve souvent aussi des filles souhaitant tenter leur chance à l’extérieur et qui se retrouvent fatalement ici pour commencer leur fuite ou leur périple incertain. Ce quartier, c’est le feu qui réchauffe mais qu’il ne faut pas trop approcher pour éviter de se brûler. C’est aussi, non pas le paradis, mais une sorte d’enfer auquel il est difficile d’échapper. Ce bar situé à sa sortie, c’est une sorte de purgatoire où on voit les âmes errantes aller et venir… On ne décide pas de s’arrêter dans ce petit bar pour boire une bière, on s’y échoue. Voilà pourquoi la fille, malgré la passion qu’elle a pour son homme, et répondant à ses réflexes de fille du quartier, s’agrippe au premier homme qui lui promettra une meilleure situation, quitte à y laisser son homme… De son côté, lui, en s’éloignant du bar, ne voit pas l’ange à sa porte, prête à l’aider, au cœur admirable… Il n’en a que pour sa poule. Il faut qu’il y ait un passé fort les unissant tous les deux. On le devine, parce qu’on a souvent vu cette histoire racontée à l’intérieur même des quartiers. Pas besoin donc de l’évoquer, pas besoin d’expliquer leurs rapports. Ambiance crépusculaire. Et maintenant qu’on s’est échappés, comment vivre ? La fin du rêve, qui est là, juste en face, qui luit de ses lumières scintillantes…, et qui pourrait encore pourquoi pas les sauver. Comme deux camés en cure de désintoxication qui peinent à se défaire de leur drogue.

L’écueil, c’était de résister à faire de cette fille, un personnage antipathique. On comprend ses raisons, ses contradictions. C’est une âme perdue qui ne peut se nourrir que d’amour. Son homme est un raté, il faut être pragmatique, et pour survivre, s’éloigner du quartier de la prostitution, il faut paradoxalement… se prostituer, user de ses charmes. C’est que comme toujours, le monde des geishas est subtil et difficile à comprendre. On pourrait les comparer à des escort girls. Des filles qui servent à boire aux clients, et plus si affinités… Ces deux-là sont paumés et tentent de se rattacher à la vie avec ce qu’ils peuvent. Chacun sa branche pour ne pas tomber à l’eau… On décide de partir ensemble, mais une fois partis, on se rend compte que, même accompagnés, on est toujours seuls. Comme deux amants décidant de se suicider : au final, il faut bien que l’un des deux meure le premier, sans être sûr de ce que fera le second…

C’est désespéré, beau, tragique. L’ambiance et les décors sont merveilleux (ambiance humide, comme si la sueur qui sortait du Suzaki Paradise retombait ici). Et tous les personnages sont fabuleux : aucun méchant, ce qui sert d’opposant, c’est ce quartier, dont il faut arriver à s’échapper.

La même année, Mizoguchi, pour son dernier film, adaptera également Yoshiko Shibaki, avec La Rue de la honte. Les deux films se répondent magnifiquement. Le désespoir, à l’intérieur des quartiers avec la même ambiance crépusculaire. Et le désespoir, à l’extérieur, quand finalement une de ces filles décide d’échapper à ce monde. Aucune issue possible.


On se regarde beaucoup en silence dans le film. L’occasion pour Michiyo Aratama d’exprimer toute une palette d’expressions intériorisées :

Suzaki Paradise, Yuzo Kawashima 1956 Suzaki Paradaisu: Akashingô | Nikkatsu


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Courant du soir, Mikio Naruse (1960)

Courant du soir

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Yoru no nagare

Année : 1960

Réalisation : Mikio Naruse & Yûzô Kawashima

Avec : Yôko Tsukasa, Isuzu Yamada, Akira Takarada, Tatsuya Mihashi, Yumi Shirakawa, Takashi Shimura

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Encore une histoire qui se passe dans une maison de geisha et encore plus désespéré qu’Au gré du courant tourné quatre ans plus tôt. Cette fois Naruse y ajoute la couleur Technicolor, mais ce n’est franchement pas plus réjouissant. On est encore à un stade encore plus avancé dans la destruction de la société traditionnelle, et comme toujours la description des maisons de geishas est parfaite pour illustrer cette fin d’un monde de plus en plus occidentalisée.

Naruse nous présente encore cinquante personnages en même temps au début… On peine à y voir clair d’une scène à l’autre ; faire le tri entre les personnages qui deviendront les personnages principaux et les autres. Et puis, le récit se resserre sur quelques personnages, un peu comme pour signifier encore plus la mort, la destruction des choses et des êtres, comme dans un récit du type Dix Petits Nègres ou Alien

Courant du soir, Mikio Naruse 1960, Yoru no nagare | Toho Company

Ça y est, l’occidentalisation des mœurs est là, et ça nous saute à la figure, et l’effet et d’autant plus réussi avec ce Technicolor très agressif. On voit les jeunes geishas se trimbaler en maillots de bain à la piscine municipale, se faire mâter par quatre ou cinq idiots — bref, le Japon comme on l’imagine et le connaît aujourd’hui.

Et puis, au bout d’une heure (enfin), c’est la révolution. On commence à se familiariser avec les personnages principaux, à connaître les enjeux de leur vie, les conflits. Et là, ça sonne comme du Altman, avec toutes ces histoires racontées en même temps, autour d’un même lieu mais avec des personnages différents. Petit à petit, on est alors plus dans du Altman, on tombe (avec bonheur) dans le mélo, avec les bouleversements des révélations. On ne se focalise maintenant plus que sur deux histoires, toutes les deux basées sur un trio amoureux.

D’abord, la mère et la fille sont amoureuses d’un même homme, en secret… le cuisinier de l’établissement, ancien déporté de guerre en Sibérie, et qui aimerait franchement se trouver ailleurs qu’entre ces deux nanas (d’ailleurs, il va finir par se barrer). Ensuite, une geisha, heureuse avec son amant avec qui elle compte se marier (et par conséquent abandonner le métier de geisha une fois qu’elle aura assez d’argent — on ne peut pas être mariée et geisha), mais qui voit l’arrivée de son ancien mari qui a fait un petit séjour en hôpital psychiatrique et qui compte bien la voir revenir avec lui…

C’est une fois que toutes ces révélations sont faites, et que tout le monde sait qui est qui, que le mélo se met donc en place. Les scènes poignantes entre la mère et sa fille qui se disputent un homme (qui lui ne les aime pas) ; le dilemme de la geisha et de son amant pour faire comprendre à l’ancien mari qu’il n’est plus rien pour elle, sans qu’il pète les plombs. Et bien sûr, comme dans tout bon mélo, ça se termine par une tragédie. L’une des histoires se terminant tragiquement ; l’autre restant ouverte, comme pour dire « la société japonaise survit encore, mais pour combien de temps ? ».

Parmi les histoires secondaires du film, il y en a une ou deux savoureuses. Il y a notamment cette geisha qui termine souvent bourrée, avec un caractère bien trempé (signe que les geishas ont bien changé…, elles qui doivent par exemple connaître l’art de la conversation pour distraire ces messieurs qui viennent se détendre dans un salon de thé) : elle se comporte comme une garce et n’hésite pas à renverser deux verres de bière sur ses messieurs quand ils disent quelque chose qui ne lui convient pas. Et encore, la fille d’une des geishas de la maison, qui passe son temps à vouloir se suicider. Ses tentatives paraissent à la fois désespérées et comiques. Le récit n’a aucune pitié pour elle : elle se plante, sa mère arrive et lui dit que si elle veut se suicider qu’elle le fasse proprement, pas en ennuyant tout le monde.

Bref, toujours le même plaisir de retrouver ces incroyables actrices, capables d’exprimer trois cents émotions à la minute. Impressionnant, dur au début, mais captivant au final.



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Yûzô Kawashima

Classement :

10/10

  • Suzaki Paradise (1956) 

9/10

  • Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo (1957)
  • Courant du soir (1960) (coréalisation avec Naruse) 

8/10

  • Les femmes naissent deux fois (Onna wa nido umareru) (1961)
  • Fûsen / Le Ballon (1956)

7/10

  • La Bête élégante (1962)

6/10

  • Le Temple des oies sauvages (1962)

5/10

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Yûzô Kawashima