Quand une femme monte l’escalier, Mikio Naruse (1960)

Nuages noirs et rampants, risque d’averse de spleen et d’alcool. Col du bar, ouvert.

Quand une femme monte l’escalier

Note : 5 sur 5.

Titre original : Onna ga kaidan wo agaru toki

Année : 1960

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Hideko Takamine, Tatsuya Nakadai, Masayuki Mori

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Naruse poursuit son travail sur la destruction de la société japonaise à travers la fin des geishas. On a plus affaire ici à des hôtesses de bar. Des call-girls qu’on vient voir dans les quartiers des salons de thé où les geishas traditionnelles se font rares (on n’en verra qu’une d’ailleurs durant tout le film pour montrer la désuétude de son apparence par rapport à celle de ces hôtesses). Même principe en fait : elles doivent faire la conversation et boire avec les clients, et plus si affinités…

Hideko Takamine, toujours au rendez-vous, joue une veuve d’une trentaine d’années obligée de travailler dans un de ces bars discrets souvent situés au-dessus d’autres commerces. Le titre du film fait référence aux marches que le personnage d’Hideko déteste monter pour se rendre auprès de ses clients. Parce qu’elle a horreur de ça. Elle est très belle, beaucoup de clients voudraient être son protecteur, mais comme elle ne tient pas à se donner à n’importe qui, elle reste « prude ». Elle arrive pourtant à un âge où il va falloir qu’elle fasse un choix : chercher un protecteur qui voudra bien se marier avec elle (mais quel homme respectable s’engagerait avec une telle femme, même « prude » ?) ou ouvrir elle-même un bar où elle pourrait accueillir ses habituels clients. C’est tout le dilemme du film.

Quand une femme monte l’escalier, Mikio Naruse (1960) Onna ga kaidan wo agaru toki | Toho Company

Hideko ne semble pas savoir ce qu’elle veut. En fait, elle voudrait bien qu’on décide à sa place. Elle n’a pas vocation ni le caractère à être une femme d’entreprise, c’est une femme au foyer (d’ailleurs on se demande ce qu’elle vient faire dans ce milieu). En secret elle attend que l’homme qu’elle aime vienne la chercher sur son cheval blanc… Son intelligence ne l’empêche pas d’avoir encore des rêves de jeune fille.

Comme d’habitude chez Naruse, il faut un moment pour que les personnages se mettent en place et qu’on comprenne quels sont les enjeux de tout ça (et surtout entrevoir ce que les personnages désirent). Un désir souvent contraint par les lois de la vie, le mariage, l’argent, la réputation… Là, on comprend vite qu’il s’agit d’un jeu à quatre. Hideko au milieu de trois hommes. Après l’épisode d’une amie qui se suicide (un thème déjà présent dans le film précédent), la lumière se fait donc sur les sentiments des personnages, et d’abord sur ceux très confus de ce personnage principal qui ne sait pas elle-même ce qu’elle veut. Celui qu’elle aime sans lui dire est un de ses clients les plus distingués, un banquier, marié, fils de bonne famille, joué par l’excellent Masayuki Mori. Mais lui semble lui porter peu d’attention. Il y a aussi un autre homme, le gérant, qui est aussi son meilleur ami, dont on apprendra seulement à la fin qu’il l’aime aussi, joué par Tatsuya Nakadai. Malgré sa beauté, malgré l’attention qu’il lui porte, elle ne voit rien, mais de toute façon quand il lui dira à la fin du film, elle lui dira que ça ne peut pas marcher (il n’a pas le profil du prince sur son cheval blanc). Et enfin, le client mythomane, un peu fauché, soi-disant patron d’usine, et surtout totalement marié.

C’est avec le dernier, le mythomane, que le mélo commence. Hideko, alors qu’elle commence à réunir l’argent pour monter son bar, un peu résignée donc à monter un genre de commerce qu’elle abhorre mais où elle est sûre d’avoir des clients, se voit donc proposer en mariage par ce bonhomme, franchement pas très beau, mais gentil. Elle finit donc par accepter sa proposition. Finir avec lui, c’est toujours mieux que de rester dans ces bars à vie. Jusqu’à ce qu’elle apprenne qu’il est marié et qu’il n’en est pas selon sa femme à son premier coup d’essai… « Pourtant, vous êtes jolie, vous n’avez sans doute pas pris au sérieux sa proposition » dira-t-elle à Hideko… Bah si. Première humiliation, l’escalier de la désillusion est encore long à monter.

Elle vient noyer sa misère dans un bar et dans quelques verres de whisky. C’est là que son charmant banquier, accompagné d’une belle geisha comme on en fait plus, la remarque. Elle est ivre. Il congédie la geisha et ramène la belle dans son appartement. Elle lui dit qu’elle l’aime depuis le premier jour, on connaît la chanson…, il en profite pour la peloter, lui dire « je t’aime aussi », et au réveil : « bon ben, il faut que je parte. » « Ah non, reste encore un peu ! » « Non, mais c’est que j’ai été muté à Osaka… » On reconnaît là toute la lâcheté des personnages masculins chez Naruse, comme chez Bergman, comme chez Almodovar… Et puis il lui explique que même s’il restait à Tokyo, sa famille ne comprendrait pas, il est de toute façon bel et bien marié. Bref, le goujat de première. Le rêve s’écroule encore plus pour Hideko, elle qui était restée vertueuse tout ce temps, qui se donne à l’homme qu’elle aime, et qui le voit se barrer aux premières lueurs de l’aube. Encore quelques marches, Hideko, grimpe !

C’est un mélo, alors il faut en rajouter une couche tant que c’est encore possible. Le gérant arrive alors. Sans doute un peu jaloux, il les a vus partir ensemble la veille et a dû veiller toute la nuit en face de l’appartement de sa belle. Dès que le banquier file, droit dans sa lâcheté d’homme marié, il ramène sa fraise pour lui révéler son amour… Les hommes choisissent toujours les meilleurs moments pour annoncer ce genre de choses. « Tu l’aimes ? Je m’en doutais…, mais moi aussi je t’aime ! Marions-nous et ouvrons un bar ensemble. » Un bar ?! mais elle en peut plus des bars, ce qu’elle veut elle, c’est préparer le riz gluant de son petit mari quand il rentre du travail et puis c’est tout, le japanese way of life. Donc elle pleure, elle pleure, et lui se voit prié de quitter les lieux…

Voilà, ça donne l’impression de personnages qui se croisent sans jamais se trouver. Un peu déprimant, mais terriblement juste.

Pas forcément très original dans sa conception, mais dans la réalisation et l’interprétation, c’est parfait. Hideko Takamine, c’est le genre d’actrice, tu la mets au milieu d’une histoire bien mais sans plus et elle te transforme ça en énorme film, comme Gong Li, comme Anna Magnani… Le film est sans doute un peu moins abouti (la fin n’est pas terrible, trop courte), mais rien que pour elle, je crois que je voudrais ce film dans ma pochette de trois cents films sur une île déserte.

En rab, une introduction à un challenge du goulag :

De l’avis général (du mien), Quand une femme monte l’escalier est une porte d’entrée idéale pour s’immiscer dans le monde parfois incompréhensible de ces êtres étranges et rieurs qui habitent une grande île un peu chahutée par des hoquets sismiques. Ne vous étonnez donc pas si dans ces films on y boit beaucoup, si on y rit, et pleure. La femme en question attaque le versant le plus obscur de son bar et ne devinera finalement jamais ce qui s’y cache de l’autre côté. Si elle n’atteint jamais les sommets de ses espérances secrètes (elle aime, oui, elle aime !) et trébuchera dans une rigole de larmes, rafraîchie là-haut par le noir et froid cœur des hommes, eh bien ce sera à vous, téméraires explorateurs de ce challenge, de vous hisser au plus haut, vous livrer à la lumière du seuil, pour découvrir, après cette excursion qui vous aura ripé le cœur et fait fondre les larmes, le monde vaste et fascinant, d’abord d’un Naruse, cinéaste rigolard et taquin préférant se tapir dans l’ombre de ses contemporains (Kurosawa, Ozu, Mizoguchi) et enfin, de tout un cinéma japonais classique.

Le mot pour finir de mon escort-girl du week-end, pas soumise pour vingt sous mais plutôt nippophile, et donc, forcément charmante : « Bien sûr que je connais Hideko Takamine ! Qui ne connaît pas Hideko ne peut se prétendre cinéphile ! Et je vais te dire mon Limounet chéri, je m’y connais un peu en hôtesse de bar — aussi ! — eh ben, Hideko, c’est une championne. La championne ! Une hôtesse trop jolie, ou trop entreprenante, les clients regardent mais ça les met mal à l’aise… Les laides ou les vulgaires, ils les repoussent… Et il y a un entre-deux, qu’on ne peut pas très bien situer ou définir sinon qu’en évoquant Hideko Takamine, qui rend fous les hommes au point d’appeler ces hôtesses de bar par le premier nom qui les a attendris et les a vus grandir : “Maman”. Une femme, dont la beauté du cœur, la lassitude, le désespoir, et une forme de dignité que personne ne pourrait imaginer chez une pute… Voilà ce que c’est Hideko Takamine : un miracle. Une marge fragile et insaisissable, floue, entre le beau ostensible et le laid qui pétille, entre la noblesse qui s’étiole et la bassesse qui aspire. »

Je n’ai pas saisi la suite, elle s’est mise à bailler. Mais l’essentiel était là.

Mon Limounet chéri !