Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969)

Godot et le démon

Note : 4.5 sur 5.

Le Temple du démon

Titre original : Oni no sumu yakata / 鬼の棲む舘

Année : 1969

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shintarô Katsu, Hideko Takamine, Michiyo Aratama, Kei Satô

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Quelques notes contextuelles rapides, et deux ou trois réflexions foutraques.

Adaptation fabuleuse d’une pièce de Jun’ichirô Tanizaki (l’auteur du génial Passion de Masumura, de Tatouage, de Miss Oyu, d’une version des Sœurs Makioka déjà avec Hideko Takamine, d’un sympathique Okoto et Sasuke en 1935 ou d’un autre Masumura moins à mon goût, mais adapté apparemment d’un roman majeur du bonhomme : La Chatte japonaise). Kaneto Shindô est chargé de l’adaptation (s’il s’agit d’une pièce, je serais curieux de savoir en quoi consistait précisément son travail, à savoir son niveau d’implication dans le résultat final, notamment savoir si son scénario disposait d’un prédécoupage technique). Enfin, Kazuo Miyagawa, qui avait mis en lumière d’autres adaptations de l’écrivain (L’Étrange Obsession, Miss Oyu, Tatouage), collaborateur habituel de Mizoguchi, Kon Ichikawa, Masahiro Shinoda ou Akira Kurosawa, assure donc la photographie de ce magnifique huis clos crépusculaire. Jolie équipe de rêve pour une sorte de chant du cygne de la Daiei qui disparaîtra deux ans plus tard.

Je n’ai pas souvenir d’autre huis clos réalisé par Misumi, mais après avoir vu ses grands drames, il y a une forme de logique. Misumi a sans doute été choisi pour sa capacité à diriger les acteurs dans un sujet les mettant idéalement à l’honneur (vu que l’on sait désormais que c’était sa mission première dans les productions de la Daiei). En dehors de l’habituel Shintarô Katsu, Kenji Misumi peut compter sur une distribution de prestige pour l’occasion : réunir Michiyo Aratama et Hideko Takamine relève de l’exploit (et du fantasme réalisé). Il est à noter aussi que la carrière adulte de Hideko Takamine explose au moment de la version des Sœurs Makioka (je ne parle que d’elle dans ma critique), ce qui aurait permis, selon la fiche wiki, à l’actrice de devenir amie avec l’écrivain, d’où sa probable présence dans cette adaptation (l’écrivain a disparu quelques années plus tôt).

Le sujet d’abord est assez singulier. L’origine théâtrale n’est pas du tout dénaturée, au contraire. La femme d’un seigneur nihiliste qui l’avait abandonnée quelques années auparavant, exilé dans les montagnes où il s’est changé en voleur cruel, vient retrouver son jules sale et méchant dans un temple abandonné où il vit reclus avec sa maîtresse. Le seigneur voit d’un mauvais œil le retour de cette femme symbole de vertu et de dévouement, assurant qu’il n’a pas changé depuis leur séparation : démoralisé par les luttes incessantes couvant dans le monde, il a pris le parti de s’en écarter tout en profitant sans honte de tous les vices possibles. Le vol donc (il n’hésite pas à faire des raids dans les villages alentour), mais aussi la passion charnelle, ici symbolisée par une seule personne : le personnage du « démon », sa maîtresse, au discours assez peu équivoque (c’est une lutte symbolique du Bien contre le Mal, il ne faut pas y voir la moindre once de psychologie), incarnée par la magnifique Michiyo Aratama dans un de ses derniers rôles. Le triangle amoureux est bientôt rejoint par un moine errant. On devine l’opposition mise en œuvre par la suite… La lutte entre la tentation et la foi.

On reconnaît bien les sujets tordus et sexuels de Passion et de Tatouage (voire de L’Étrange Obsession dont je n’ai aucun souvenir). Dans ces quelques histoires, se faisait déjà ressentir une passion de l’écrivain pour les histoires ramassées tendant vers le huis clos ; ici, ce n’est plus une tendance, on y plonge à pieds joints. Huis clos nihiliste, apocalyptique et sensuel (des plans magnifiques sur la peau blanche et les seins de la doublure de Michiyo Aratama, que fait la police ?). J’ai songé à un moment à un mix improbable entre l’univers de Samuel Beckett et celui d’Oshima (celui de L’Empire des sens et des Plaisirs de la chair). Le sujet, c’est une chose ; l’exécution en est une autre.

Misumi assure parfaitement sa partition. Il ralentit le rythme et s’abstrait de tout réalisme dans sa direction d’acteur, comme à son habitude. La première séquence donne le ton : si on a vu le goût du metteur en scène pour les gestes lents et précis, ici, on frôle la lenteur pesante et l’hiératisme hypnotisant (on n’est pas loin de ce que proposera bientôt Kubrick dans Barry Lyndon). On songe peut-être au début de L’Intendant Sansho ou à Rashômon (deux films sur lesquels Kazuo Miyagawa a travaillé), à la lenteur encore de certaines séquences du Guépard, ou à celle de Tarkovski sur L’Enfance d’Ivan et Andreï Roublev. Pour les références japonaises et la lenteur (ainsi que le goût pour le huis clos), je ne peux qu’évoquer Yoru no tsuzumi, la couleur en moins, les films de Shirô Toyoda, et puis surtout des films de la nouvelle vague beaucoup plus propices à ce genre d’expérimentations comme L’Île nue (les dialogues en moins et le traitement du temps complètement différent ; quelques séquences d’Onibaba jouent aussi parfaitement sur la lenteur), Fleur pâle (et sans aller vers la lenteur, la recherche formelle et l’incommunicabilité de Yoshida), L’Approche de l’ombre de la nuit ou Kwaidan.

C’est donc ce qui est surprenant avec ce film tardif. 1969, on sent poindre la crise des studios (je le rappelle, la Daiei fera faillite deux ans plus tard), et au lieu de verser dans l’exploitation, la Daiei limite les moyens avec un huis clos tout en assurant l’essentiel (sujet, photo et acteurs). Il n’est jamais trop tard pour se rallier aux avancées permises par la nouvelle vague sans renier pour autant son identité : on reste dans un jidaigeki, on limite les effets trop expérimentaux, mais on adopte une forme lente adaptée à un public dit « exigeant ». On l’a vu dans les quelques drames réalisés par Misumi : loin de l’idée qu’on peut se faire de lui en maître de l’esbroufe, son génie, il a été, même dans ses films populaires, à diriger les séquences dialoguées (est-ce qu’on mesure à quel point Zatoïchi, c’est loin d’être une vulgaire série de joueur errant ? on y papote pas mal). Il faut voir comment Misumi ralentissait le rythme pour jouer sur la tension sexuelle entre deux amoureux qui ne peuvent se toucher dans Komako, fille unique de la maison Shiroko. Cette capacité à ralentir le rythme, Misumi semble toujours l’avoir eue. C’était des petites notes de nouvelle vague dans des chambara au sein d’un studio qui s’était fait connaître avant les années 60 pour sa capacité à proposer des jidaigeki sine katana remarqués dans les festivals en Europe. Pas forcément si étonnant de voir donc Misumi si habile ici à diriger ces acteurs dans un huis clos étouffant. Le plus triste, ce serait surtout de le voir attendre la quasi-faillite du studio pour se consacrer complètement à une forme que l’on pourrait croire éloignée de ses capacités premières. Simple regret de spectateur frustré : ce n’est pas Baby Cart qu’il aurait fallu réaliser par la suite, à la demande probable de Shintarô Katsu, mais des films lents, intimistes, théâtraux dans la lancée de ce Temple du démon, de ses drames en costumes avec Ayako Wakao ou avec Fujiko Yamamoto, et des chefs-d’œuvre moins serial des années 50 de la Daiei. Mais peut-être justement que face à la concurrence de la télévision, l’exploitation était la seule solution envisageable pour éviter la faillite… Ce serait triste de voir qu’un tel chef-d’œuvre aurait participé à la fin du studio.

Quoi qu’il en soit, je reste pantois devant ce film qui ne ressemble à aucun autre dans la carrière de Misumi. Un peu in extremis, en réunissant les meilleurs éléments du studio, à l’image du film avec son esprit fin de siècle/du monde, tout semblait réuni pour en faire un grand film. À ce titre, il serait injuste de ne pas évoquer la musique d’Akira Ifukube. Tiens donc, il avait composé la musique du très similaire Yoru no tsuzumi, déjà précité, ou de La Bête blanche de Naruse (un des rares films de Naruse jouant sur la lenteur et la tension sexuelle) et de nombreux autres grands films (Le Duel silencieux, Zatoïchi, Les Enfants d’Hiroshima, Dobu, Une femme de meiji, L’Enfant favori de la bonne, La Harpe de Birmanie, les Miyamoto Musashi d’Uchida, Les Onze Guerriers du devoir, ainsi que le dernier grand film de Misumi : Les Derniers Samouraïs). La musique contribue à l’étrangeté de l’atmosphère du film. Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre pour un jidaigeki d’inspiration classique (la pièce est certes — contrairement à nombre d’autres pièces issues du répertoire kabuki ou bunraku — moderne), le style est d’inspiration occidentale, une sorte de musique de chambre lancinante, minimaliste et macabre mêlant notes au clavecin et un riff à la Goldorak. Musique qui a la qualité, non pas de sautiller en cœur avec la situation, mais d’insister, comme un murmure moral et omniscient, sur la nature tragique et fataliste de la fable.

Un nouveau chef-d’œuvre dramatique pour Misumi en somme.


Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969) Oni no sumu yakata | Daiei

Komako, fille unique de la maison Shiroko & Le Palais de la princesse Sen, Kenji Misumi (1960)

Double programme populaire

Note : 4.5 sur 5.

Komako, fille unique de la maison Shiroko

Titre original : Shirokoya Komako / 白子屋駒子

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Katsuhiko Kobayashi, Mieko Kondô, Ganjirô Nakamura, Ryûzô Shimada, Minoru Chiaki, Fujio Murakami, Chikako Hosokawa

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Note : 4.5 sur 5.

Le Palais de la princesse Sen

Titre original : Sen-hime goten / 千姫御殿

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Kôjirô Hongô, Katsuhiko Kobayashi, Tamao Nakamura, Ganjirô Nakamura, Isuzu Yamada, Takashi Shimura, Osamu Takizawa, Ryûzô Shimada

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Cela en devient un peu indécent de voir autant de drames tragiques ou de beaux mélodrames réalisés par Misumi invisibilisés parce qu’ils ne répondent pas au genre qu’on attend de lui ou que les distributeurs se sont fait de lui. Il ne faut pas s’y tromper, Misumi réalise ces tragédies exactement de la même manière qu’il tourne ses histoires de samouraïs ou de joueurs errants. Dans le genre jidaigeki pur (sine katana), il n’a parfois pas grand-chose à envier à Mizoguchi, par exemple.

Ses séquences sont toujours d’une intensité folle. Ses acteurs ne font jamais un geste de trop. On sent même avec les quelques extraits de théâtre kabuki que l’on peut voir ici ou là qu’il y a une filiation dans la logique de jeu : on est encore dans un jeu très codifié, mais si on adopte parfois des postures ou un petit temps d’arrêt pour exprimer ostensiblement la situation, grâce à ses nombreux gros plans et son montage très resserré, Misumi et ses acteurs reproduisent cette logique, mais l’adaptent aux regards et souvent aux seuls mouvements de tête. Grosse impression de puissance et de tension en retour. Et cela, que Misumi dirige un acteur de comédie, de chambara ou de drame, il s’y prend exactement de la même manière (ou les acteurs qui l’accompagnent répondent toujours aux mêmes codes épurés issus de la scène kabuki).

Tout au long de la riche carrière de Misumi à la Daiei, on l’a vu entouré des mêmes personnes ; plus encore ici avec ces deux films sortis la même année : équipe technique et acteurs sont identiques. On se demande presque sur combien de films une équipe pouvait travailler sur une seule journée… Mais la précision des acteurs et le génie de Misumi à les mettre en scène ne seraient rien sans des histoires fabuleuses à raconter. Ici, on est servi. Ces deux histoires, inconnues du grand public occidental, sont vraisemblablement de grands classiques au Japon. Elles font toutes deux références à des événements ou à des légendes connus ayant fait l’objet de multiples adaptations au théâtre et au cinéma.

Komako semble être inspiré de la vie tragique de Shirakoya Okuma et prend résolument fait et cause en faveur des amoureux déchus. Il s’agit d’une variation des Amants crucifiés. La fille d’une maison mal gérée est amoureuse depuis son enfance de celui qui a grandi avec elle, l’intentant du clan (ou de l’entreprise), mais sa famille cherche à la marier à un homme pas très beau, gentil, mais excellent gestionnaire qui aidera la maison à recouvrer la prospérité. Le père a la tête continuellement dans les nuages et la mère fricote en secret avec son coiffeur attitré (les joies de l’hypocrisie de la société japonaise derrière les paravents dorés des apparences et de l’honneur familial). À ce quatuor adultérin assez classique dans le genre des films de double suicide (ou d’amants crucifiés, donc) s’ajoute une étonnante note sérial avec une sorte de Fantômette qui va et vient dans l’histoire en coup de vent tel un deus ex machina égaré du plateau de tournage d’à côté. Même ce personnage fantaisiste, avec ses talents de voleuse et d’espionne, n’arrivera pas à déjouer le complot dont les deux jeunes amoureux seront victimes. Dans l’histoire originale, ce serait plutôt eux qui se rendraient coupables de complot ; ici, la mort du mari est fortuite, et le complot est ourdi par l’amant de la mère, complot consistant à accuser l’amant de la jeune Komako pour l’écarter d’elle. Le plus étonnant dans l’affaire, c’est encore le final. Comme dans toute bonne tragédie qui se respecte, le récit réunit tous les protagonistes (enfin ceux qui ne sont pas encore morts), et de manière assez remarquable, il ressort de cette grande scène à faire un constat pas si tragique que ça : tous ont leur raison. Mieux, ils cherchent à trouver la meilleure solution pour le couple adultérin (on insiste sur le fait qu’ils s’aiment depuis l’enfance). Le père finit par marier symboliquement les deux amants illégitimes. Avant, bien sûr, que l’honneur des apparences soit sauf et que tout ce petit monde soit généreusement humilié en place publique.

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Avec Le Palais de la princesse Sen, on monte dans la hiérarchie de classe. D’une maison frôlant la faillite, on passe aux aventures amoureuses, voire sexuelles, de la fille du shogun. L’histoire semble avoir été maintes fois adaptée (la Daiei avait produit un Princesse Sen six ans auparavant avec Machiko Kyô et un tout jeune Raizo Ichikawa ; l’histoire serait inspirée de la vie de Senhime). Comme à son habitude, Misumi filme les histoires d’amour comme des thrillers. Et peut-être plus ici comme un film d’épouvante. Tous les codes du film du fantôme au début du film sont là : on sent poindre la femme croqueuse d’hommes, la sorcière qui envoûte ses victimes, et le récit prend un aspect de conte (façon Histoires qui sont maintenant du passé) fantastique qui montre déjà qu’on n’est pas tout à fait dans des récits en costumes ou des romances sages imbriquées dans des luttes de pouvoir, mais déjà un peu dans du cinéma de genre (entre Alexandre Dumas et Barbey d’Aurevilly, quand l’Histoire sert de prétexte à développer des récits populaires). Mais un fantastique ludique : on s’amuse du côté répétitif du destin des hommes que la fille du shogun voit débarquer devant elle avant de les voir systématiquement disparaître. L’histoire prend une tournure encore plus mystérieuse quand, forcément, le shogunat s’en mêle et cherche à s’enquérir de ce qu’il se passe réellement au sein du château, car les rumeurs vont bon train, et il en va de la réputation des Tokugawa.

On appâte ainsi la princesse avec un jeune et beau garçon. Celui-ci est vite invité à rejoindre le château où il est appelé à danser devant l’objet de sa mission, la princesse. La princesse Sen, comme avec tous les autres avant lui, s’entiche du bel homme, et bien sûr, à ce moment-là du récit, on se dit qu’on va peut-être en finir avec les assassinats dispersés dans les douves (dans les contes, il y a toujours un basculement où la répétition cesse). Toutes mes conquêtes passées finissaient par connaître cette technique que je ne manquais pas d’appliquer à chacune d’entre elles : c’est quand on se refuse à une femme qu’elle vous porte le plus d’attention. Bon, évidemment, il faut arriver déjà à un certain point de proximité, j’ai maintes fois tenté ma chance dans la rue, et l’indifférence… laisse étrangement indifférent. Vous voyez où je veux en venir : c’est parce que monsieur prétendument danseur itinérant est espion qu’il ne peut totalement (encore) s’adonner aux plaisirs de la chair ou prétendre (comme tous les autres, aveuglés surtout par l’ambition de plaire à la fille la plus en vue du pays) éprouver des sentiments profonds pour la princesse. C’est parce qu’il lui résiste qu’il lui plaît, et parce qu’il lui plaît… qu’elle lui plaît.

C’est ici que s’opère un autre basculement majeur du récit : adieu l’aspect conte fantastique tendance comico-scabreuse, bonjour le drame politique qu’on sent vite devenir tragédie. Pas d’histoires d’amour contrarié sans complot, et pas d’histoires d’amour interdit sans opposition ou dilemme, très cornélien, entre devoir et passion. Chacun des deux amants est contrarié, d’ailleurs, par un devoir propre (et forcément contradictoire avec celui de l’autre). Celui de l’espion, bien sûr, est de ne pas révéler sa nature… Quant au complot dont ils seront victimes, il vient de loin et propose là encore une vision revisitée de l’histoire originale. Il est imaginé par la sœur d’un ancien amant de la princesse qui, aidée de son propre clan, est parvenue à rentrer au service de la princesse, lui mettre entre les bras des hommes dont elle ignorait jusque-là le sort funeste : les tuer une fois sortis permettant aux comploteurs de répandre à l’extérieur du château des rumeurs qui entacheraient la réputation de la princesse… Tout ça pour finir par assassiner la princesse le jour anniversaire de cet ancien prétendant déchu. (Certains ont la vengeance facile.)

C’est tellement tordu (et joliment grotesque) qu’on reste dans le conte ou la fantaisie. Mais on y croit, justement parce que tout est joué avec gravité et justesse (là aussi, en art, un mariage rarement heureux et durable).

Comme dans le film précédent, les dernières minutes sont remarquables à la fois d’intensité et de tact (autre mariage impossible). Comme tous bons amants dont la condition est divulguée en place publique, il convient de préserver honneur et apparences. Et cela commence, contrairement aux deux amants du film précédent, par les séparer. À l’un, la mort par seppuku, à l’autre, l’obligation de se faire nonne (ou de bonzesse, tel que traduit dans le film).

Je garde les clés de la grande scène à faire du dénouement (un personnage mystère n’a pas été évoqué dans ce joyeux dévoilement de l’intrigue) par respect pour ceux qui voudraient encore voir le film (ou qui sont ennuyés de me lire)… Sachez juste, en guise de pied de nez, qu’il est pour l’heure impossible, pour les raisons plus ou moins exactes détaillées en introduction de ce commentaire, de se procurer ces deux films. Mosfilm et les archives coréennes rendent disponible leur catalogue (voire leur patrimoine) gratuitement sur le Net. Ici, bien que les deux films semblent avoir fait l’objet des soins de rénovation des archives japonaises (comme un carton introductif semble l’indiquer), ces drames de Misumi restent sagement dans des boîtes. Vous n’avez plus qu’à vous porter volontaire comme espion et, au nom du shogunat et du droit à la distribution libre des films du patrimoine mondial de cinéma, accéder aux films jalousement gardés au château des archives nipponnes sans vous faire repérer. Les douves des archives du film, dit-on, sont pleines de corps mutilés de cinéphiles enamourés, jetés là par on ne sait quelle princesse sans scrupules… « Si c’est vrai, c’est grave. »

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Brassard noir dans la neige, Kenji Misumi (1967)

Aux premiers flocons venus, chut…

Note : 4.5 sur 5.

Brassard noir dans la neige

Titre original : Yuki no mosho / 雪の喪章

Année : 1967

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Shigeru Amachi, Toyoto Fukuda, Tamao Nakamura, Chiaki Tsukioka, Mitsuko Yoshikawa

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Misumi au sommet de son art. On savait depuis La Rivière des larmes ou, avec moins de réussite, depuis Le Visage de la vierge que le réalisateur savait mettre à profit son génie visuel et son sens du rythme et de l’atmosphère au bénéfice des drames. Malheureusement, ces trois films, réalisés en quelques mois (comme d’autres tournés au début de la décennie avec Fujiko Yamamoto), sont beaucoup moins exposés que ses films où les katanas sont de sortie. On reste d’ailleurs dans le film d’époque, mais on tend plus vers l’adaptation de romans prenant place dans la première moitié du XXᵉ siècle, voire vers le roman de gare, puisqu’on frise par moment le mélodrame. Le Japon savait, au contraire de Hollywood à la même période, parfaitement traverser le passage parfois savonneux entre drame romantique et mélodrame.

On songe beaucoup pour son récit s’étalant sur plusieurs années au Naruse de fin de carrière ou aux scénarios de Zenzô Matsuyama, à des films comme La Condition de l’homme, Comme une épouse et comme une femme, Nuages flottants. Pour l’atmosphère, on pense également beaucoup à deux films de Shirô Toyoda : Le Pays de neige et Histoire singulière à l’est du fleuve ou à un autre de Kon Ichikawa, Le Fils de famille, sur un sujet similaire, celui du défi incertain pour certaines familles de notables d’assurer à leur clan une descendance viable. La présence d’Ayako Wakao fait inévitablement penser aussi aux films de Masumura ou de Kawashima. Les studios semblaient avoir le filon… : torturer une des plus belles femmes du monde de mille et une manières différentes, hommes et femmes apprécieront.

J’arrête le jeu des comparaisons, même si c’est toujours utile de situer les œuvres dans un contexte familier. Place au travail de Misumi. (Je paraphraserai à peine le contenu dramatique du film ; je me réserve pour les deux films suivants.)

En dehors peut-être d’une petite baisse de régime pendant les années de guerre (une intensité qui flanche compréhensible : il faut expédier rapidement des années forcément riches en événements marquants ; on assistait au même creux dans Nuages flottants, me semble-t-il, ou dans Le Fils de famille), à chaque nouvelle séquence, c’est un nouveau drame qui se joue : soit une humiliation supplémentaire à laquelle devra faire face le personnage de femme bafouée par un mari forcément lâche, volage et incompétent, soit une nouvelle mort tragique dont le titre révèle le caractère répétitif et fataliste.

Misumi filme la plupart de ses séquences comme un thriller, voire comme un film d’épouvante dans lequel tout serait finement suggéré, jamais dévoilé au grand jour : découpage resserré à la limite du montage-séquence, donnant ici ou là une information, usant de musique pour créer une ambiance et un environnement propices aux tensions multiples (et souvent muettes), jouant sur le rituel des choses et sur la nécessaire conformité aux usages auxquels on se soumet de bon cœur ou non, jouant sur l’attente d’un événement attendu ou craint…

Les premières minutes du film sont à cet égard exceptionnelles : Misumi filme le mariage du personnage d’Ayako Wakao comme le fera Coppola dans Le Parrain : derrière le paravent de la solennité et la multiplicité des petits rituels, on devine l’agencement minutieux du drame à venir qui s’organise à l’insu de ce personnage féminin qui croit encore pouvoir goûter, innocent, bientôt au bonheur conjugal. La mariée plonge pleine d’espoirs dans ce qu’elle ne sait pas encore être pour elle un cauchemar. Le rituel du mariage sonne pour nous comme un thriller à la sauce Psychose avant l’heure : on voit la scène de la douche sans la voir, telle que Hitchcock l’aurait filmée dix ans plus tôt, en suggérant tout et en ne montrant rien : beaucoup de gros plans à nous demander ce qu’il se passe et à attendre le moment de bascule, le poignard dans le dos, beaucoup d’illustrations comme pour offrir au spectateur un assemblage de petites touches scrutatrices afin d’entrer d’abord dans la chaire de la future victime, dans le nœud du problème, sans en comprendre encore le plan général et les enjeux pervers. Et puis tout à coup, quand ces longues séquences introductives de thriller conjugal prennent fin, que le sang du déshonneur de la femme bafouée ruisselle à l’écran et qu’on se surprend à trouver ça joli, Misumi ralentit le rythme et arrête la musique comme un assassin qui se penche sur sa victime pour en contempler sadiquement l’agonie : la tension est palpable, la jeune mariée respire encore. Misumi joue sur la lenteur des choses (celle de la sidération ou de l’épouvante), sur l’humiliation contenue, et on comprend, non, que Marion Crane ne va pas mourir, et qu’au contraire, son supplice à elle sera d’abord de se relever sans rien dire, puis de devoir contempler sans broncher la mort des autres. Fenêtre sur la mort qui court.

Malgré les apparences, jamais de grands élans romantiques : on est au Japon, il convient de masquer ses sentiments, de retenir ses larmes, de ravaler sa fierté. Et pourtant Misumi, par la suite, sans rien laisser paraître, montre tout : un gros plan révélateur, un œil qui se perd, un contrechamp parlant (« comment va-t-elle encaisser la nouvelle ? »). Inutile de parler, le montage parle à la place de ceux qui se taisent et qui souffrent.

Le petit coup de moins bien du milieu du film, en plus de la guerre qui vient trop massivement perturber le cours des événements, on le doit aussi sans doute à des personnages qui semblent enfin s’unir dans le désordre ambiant qui les entoure. La misère comme ciment. À moins que ce soit, comme dans la fin du Repas, le goût immodéré des Japonais pour les conventions, pour le retour à l’ordre établi. Et puis, ça repart comme en quarante (7 Rônin). Un homme reste un homme. Un lâche, un goujat. Que ne ferait-on pas pour voir Ayako Wakao souffrir encore un peu ?

Les choses (ou les morts) s’accélèrent alors, et on se demande si on n’est pas dans Hamlet à voir autant de corps s’effondrer à la première neige.

Aux premiers flocons venus, chut

La dernière feuille de l’arbre choit :

Brassard noir dans la neige

On peine peut-être à force de sautiller d’une époque à une autre à retrouver l’intensité de la première heure, mais Misumi et Ayako Wakao assurent l’essentiel. Leurs moments de moins bien sont les chefs-d’œuvre des autres. Dans Les Deux Gardes du corps, une actrice d’une immense beauté, plus belle encore qu’Ayako Wakao, attire très vite notre attention, pourtant, dès qu’elle bougeait et ouvrait la bouche, il ne se passait rien. Ayako Wakao, elle, « retient les chevaux » comme disait un prof de théâtre : elle garde l’indicible pour elle, dévoile peu, prend son temps, s’expose peu et se sait regardée. Misumi comprend qu’elle en dit plus quand il la montre interdite, immobile, statique, pensive : action… attention. On guette une réaction à chaque nouveau coup porté, le corps se raidit, la bouche reste mutique, et hop, un regard qui fuit : c’est ce regard que Misumi dévoile en gros plan, à défaut, un mouvement de tête après une pause où rien ne transparaît, une ligne de dialogue pour faire mine d’être passée à autre chose. C’est l’attente, l’incertitude, l’absence de réaction évidente qui commentent l’action et dévoilent ce que l’on croit deviner être les pensées des personnages. L’attention toujours du spectateur en quête de réaction en contrechamp : on apprend une nouvelle, et si on montre des personnages s’agiter ou répondre, paradoxalement, on ne voit rien ; si, au contraire, on dévoile un contrechamp alors même que l’action semble continuer ailleurs et si on joue du gros plan comme pour essayer de percer l’âme d’un personnage, inutile alors pour l’acteur de trop en faire — le spectateur interprétera à sa place. Tout l’art du cinéma est là. Encore et toujours le montage. Le montage, c’est celui qui vous donne un petit coup de coude à un mariage en vous faisant signe de regarder un détail dans un coin, un invité qui se fait tout petit. Plouf : gros plan. Mettre en scène, c’est faire des choix. Savoir quand placer des petits coups de coude dans un film. Misumi aime d’ailleurs toujours commencer ses séquences par ça : des gros plans. Illustration d’abord, détail après détail, d’une situation dont seulement dans un second temps, on comprendra la vue d’ensemble. Misumi fait du Bresson sans le savoir : sa prose place les effets au premier plan avant les causes. Qu’est-ce qui est censé être significatif dans un gros plan avant que tout éclate ? Devinez. On s’interroge et la petite musique des gros plans nous reste en tête : ils sont comme les indications en début de portée dans une partition. Et si on ne connaît pas le solfège des événements, c’est encore plus difficile à lire.

Une bonne partie de ses séquences sont construites ainsi. J’insiste, la petite musique de Misumi ne me quitte plus. D’abord quelques détails capturés en plans rapprochés et qui sont autant d’épitaphes placées au début de chaque chapitre pour piquer notre curiosité, puis on élargit vers une vue d’ensemble. On cherche alors les causes de ces premiers effets produits dans les plans plus larges. Et puis, Misumi retrouve les gros plans et les champs-contrechamps quand le rythme se tend et le silence s’installe.

Attention, les champs-contrechamps ont parfois mauvaise presse. Ceux-ci sont inventifs. Il ne s’agit aucunement des champs-contrechamps gnangnans servant à mettre en forme paresseusement des échanges de dialogues où tout est montré à la même hauteur. On parle ici de champs-contrechamps en réalité souvent muets (c’est le montage qui parle) où la diversité des échelles de plan est la règle et où les inserts ne sont par conséquent pas rares : interaction avec des objets ; une bague qui glisse du doigt ; un lit d’amoureux sur lequel la jeune mariée pose un regard amusé ; des jeux de regards qui se perdent sans jamais se croiser, qui s’éternisent sur quelque chose placé hors-champ et encore inaccessible.

À la différence d’ailleurs d’un Masumura dont j’avais analysé le recours constant et créatif aux champs-contrechamps, Misumi se prête à l’exercice d’une tout autre façon. Ce ne sont pas toujours d’ailleurs des champs-contrechamps puisqu’on ne sait pas forcément toujours si un plan répond précisément à un autre, mais comme le montage les fait percuter, ils sont appelés à dialoguer selon un principe d’effet Koulechov constant. Dans cette remarquable première séquence, par exemple, jouer d’abord si peu de plans d’ensemble complique la représentation d’un espace précis et d’une temporalité claire. On frôle tout juste le montage-séquence. Il ne manquerait au fond qu’une musique liant le tout, ce qui est loin d’être le cas ici, la musique servant plutôt à accentuer les tournants dramatiques et à servir de liant entre certaines séquences. Misumi multiplie les gros plans, les fait percuter, et peut-être y voit-on des champs-contrechamps qui n’en sont pas, des plans qui semblent se répondre quand ils ne le font pas ou le font avec un autre… Peut-être devrait-on presque parler parfois de « hors-champ-contrechamps ». L’art de l’espace vide, pépère, c’est celui que l’on ne voit pas et que l’on devine, celui que l’on montre en partie seulement, ou celui que l’on montre et que l’on voit précisément vide sans qu’il le soit véritablement puisqu’on nous le montre (c’est donc qu’il y a quelque chose à y voir). Le champ de Schrödinger. (Ce qui, entre nous, vaut bien les plans sur les bouilloires ou sur les chaises qui rient dans Ozu ou l’art de la contextualisation chez Vlacil.)

Dommage que, tout au long de sa carrière, Misumi ait en priorité mis cet art du montage et de la composition au profit de jidaigeki à lame. Comme on peut dire que Tarantino est un cinéaste de la « pré-action », de préliminaires retardant l’action, Misumi n’a jamais été selon moi un cinéaste de l’action : si ses films supposés êtres des « films de bastons » sont si réussis, c’est surtout parce que ce sont avant tout des drames, voire des thrillers. À l’image d’un combat de sumo, ce qui prête attention à notre regard, c’est tout le protocole, le rituel, l’attente qui précède le combat. Le combat en lui-même ne dure qu’une poignée de secondes. En art comme en amour, retarder le moment où les bâtons sont tendus, permet d’augmenter le plaisir ; ceux qui pensent pouvoir multiplier les joutes comme les explosions n’ont rien compris. C’est d’ailleurs pour ça que l’art de Sergio Leone doit tant au cinéma « d’action » japonais. Il y avait donc comme une sorte de malentendu à rechigner à distribuer les drames de Misumi et à se focaliser sur ses « films de samouraïs ». L’art n’a pas fini d’être un éternel jeu de malentendus. Espérons qu’à l’avenir, ces quelques films dramatiques, tirant parfois vers le mélodrame, soient plus visibles qu’ils ne le sont encore aujourd’hui.

Et si ce n’est pour Misumi, que ce soit pour l’interprétation d’Ayako Wakao, comme on devrait voir les drames avec Fujiko Yamamoto, comme on devrait voir tous les films de Misumi dans lesquels Kôjirô Hongô apparaît… Ce sera au prochain épisode comme dirait Shintarô Katsu.


Pour les images, ça se passe ici :

Ou ici.



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Les Carnets de route de Mito Kômon, Kenji Misumi (1958)

Note : 4 sur 5.

Les Carnets de route de Mito Kômon

Titre original : Mito Kōmon man’yūki / 水戸黄門漫遊記

Année : 1958

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ganjirô Nakamura, Shintarô Katsu, Saburô Date, Tamao Nakamura

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Il faudrait qualifier Misumi de cinéaste errant tant une bonne partie de ses meilleurs films prennent place sur la route… On retrouve d’ailleurs Shintarô Katsu, quelques années avant ses collaborations les plus mémorables avec Misumi pour des films de personnages errants (en tant qu’acteur dans Zatoïchi et en tant que producteur de Baby Cart, le rôle-titre étant assuré par son frère, Tomisaburô Wakayama). Il est ici un (double) usurpateur assurant la partition humoristique du film en compagnie de Ganjiro Nakamura, l’acteur, entre autres, d’Herbes flottantes, et rôle central de ces carnets de route. Ces carnets de Mito Kômon sont inspirés de la vie d’un seigneur ayant réellement existé et occupé le poste de « conseiller provisoire du milieu » avant de se retirer. C’est cette « retraite » qui fait l’objet de cette histoire de voyages cocasse et bouffonne.

On est entre Alexandre Dumas pour les aventures de grand chemin et la commedia dell’arte. Et comme beaucoup de récits populaires japonais, on se rapproche pas mal du ton de la bande dessinée et des variations pouvant se décliner à l’infini à partir d’un même principe (les voyages forment la jeunesse et… une partie des histoires déclinées en séries sans fin). J’avoue être particulièrement amateur de ces facilités. Il faut regarder ça comme un exercice de style : à chaque voyage, sa trajectoire, à chaque étape, sa rencontre et son épisode dédiés.

Le petit plus ici, c’est que la trajectoire de départ est lancée par une idée plutôt lumineuse : un seigneur à la retraite, connu pour ses facéties et son humilité, décide de parcourir le Japon pour partir à sa rencontre ; il décide de partir seul ou presque sur les routes à une époque où les seigneurs forment des processions hautement codifiées et sécurisées ; bien sûr, les autorités ne sont pas de cet avis, et on apprend en même temps que le seigneur voyageur, au détour d’une conversation qu’il n’était pas censé entendre, qu’on précède ses pas dans chaque ville-étape pour lui assurer les aventures qu’il réclame tout en lui assurant la sécurité qui est due à son rang.

S’ensuit un jeu de quiproquos sans fin qui finit en apothéose. Chacun essaie de tromper la partie adverse en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas ; et dans ce jeu du chat et de la souris, on se demande bien qui sera le plus filou en réussissant à berner l’autre. Comme chez Shakespeare, on peut dire que le monde est un théâtre et qu’hommes et femmes réunis n’en sont que des acteurs. (On pourrait même rapprocher les acolytes à la fois inséparables et indissociables qui précèdent, accompagnent ou chassent le seigneur dans sa procession — on ne sait plus très bien — aux deux compagnons d’Hamlet, Rosencrantz et Guildenstern dont Tom Stoppard avait tiré un film tout aussi cocasse et bouffon. À moins qu’on ait affaire aux Dupont et Dupond de Hergé.)

En plus de multiplier les situations d’une savoureuse drôlerie, le film est aussi, par beaucoup d’aspects, émouvant : suivant le même principe du « monde est une scène », les masques finissent toujours pour tomber. Les identités ainsi révélées sont l’occasion de se reconnaître, de se confondre en excuses, de pleurer ensemble, etc. Grand moment aussi quand le vieux seigneur cherche ses amis de voyages disparus après une bataille… : les seuls amis peut-être véritables qu’il se serait faits, car eux seuls, croyait-il du moins, grâce à leurs masques respectifs (et leurs fausses identités), le prenaient pour ce qu’il est vraiment : un vieux fou sans prétention aspirant à l’anonymat, à l’humilité et à la découverte du monde des petites gens. Dans les histoires japonaises comme partout ailleurs, l’émotion que suscitent les révélations identitaires reste toujours la même. On ment, on s’amuse, on se redécouvre, on se reconnaît, et on se tombe dans les bras. Du moins en pensées.

Des carnets de route à l’humour tendre et espiègle. Un peu comme si La Forteresse cachée était mixé avec Tora-san.


Pas d’images du film, mais quelques photos de plateau à retrouver ici ou ici. Les récits de Mito Kômon firent l’objet de nombreuses adaptations. Celle-ci est produite par la Daiei, mais la plus connue semble celle de la Toei avec Ryûnosuke Tsukigata dans le rôle principal (acteur dans Le Sabre pourfendeur d’hommes et de chevaux ou dans Le Mont Fuji et la Lance ensanglantée dont l’histoire reprend ce principe, sur une note plus dramatique, des voyages initiatiques).


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Le Fantôme de Yotsuya, Kenji Misumi (1959)

Théâtre de marionnettes

Note : 4 sur 5.

Le Fantôme de Yotsuya

Titre original : Yotsuya kaidan

Année : 1959

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Kazuo Hasegawa, Yasuko Nakada, Yôko Uraji, Mieko Kondô

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Magistrale adaptation de la pièce de kabuki L’Histoire du fantôme de Yotsuya dont on devine l’héritage théâtral à chaque seconde du film. Aucun souvenir de l’adaptation qu’en avait faite la même année Nobuo Nakagawa (notée 6). Pour un de ses premiers films, Kenji Misumi déploie un sens de la réalisation déjà bien affirmé avec des audaces folles si on compare le film à ce qui pouvait encore se faire dans les studios à l’époque. En dehors peut-être de Kurosawa, celui du montage nerveux des Sept Samouraïs, si on regarde du côté des autres réalisateurs de chambara comme Inagaki ou Tomu Uchida, à la fin des années 50, on est loin de l’approche sophistiquée que Misumi démontre ici à chaque plan et peaufinera au cours des années suivantes (dans Tuer, par exemple).

Je suis loin d’être un amateur de films de fantôme, mais l’astuce ici, c’est que l’aspect horrifique arrive tardivement et n’occupe grossièrement que les vingt dernières minutes. L’horreur est d’ailleurs parfaitement maîtrisée : il faut voir, par exemple, comment le fantôme d’Oiwa se fait passer pour un être encore vivant alors qu’on le voit subtilement flotter dans l’air comme si le fantôme prenait soin de mimer la marche des hommes sans être capable de tromper (au moins) les spectateurs. D’autres idées fantastiques limitent les effets, preuve que c’est souvent quand on en fait le moins que le résultat est le plus réussi : le bras qui sort du sceau (rappelant celui sortant de l’écran dans Ring si j’ai souvenir) ; le corps du mari flottant vers le fantôme qui l’appelle à lui avant de tourner sur place ; l’effet « feu follet » ; la mare de cheveux (ou autre chose) d’où le corps du fantôme finit par apparaître à son mari ; les différentes visions des personnages apeurés en voyant l’image d’Oiwa défigurée à la place des traits d’autres personnages, etc.

Le plus remarquable, c’est encore l’écriture théâtrale du film et la réalisation de Misumi. On le voit, dans beaucoup d’histoires traditionnelles japonaises, la psychologie y est absente. Les représentations sont codifiées et le réalisme n’y a pas sa place. Ce qui est mis en avant dans ce type de récit théâtral (et ce n’est pas propre au théâtre japonais), ce sont les avancées dramatiques. On souligne les oppositions, les conflits, et les personnages dévoilent constamment au public leurs intentions (au moins en confidence ou en petit comité). Comme dans un spectacle de marionnettes ou une bande dessinée, les pensées des personnages n’existent pas. Ils ne sont là que parce qu’ils expriment ostensiblement ce qu’ils ressentent ou ce qu’ils ont l’intention de faire. Même quand un complot (ce qui est le cas ici) se met en place, on en dévoile tous les contours aux spectateurs. Aucune place pour la surprise ou le doute. Tout est ainsi surligné. Quand on est habitués à la subtilité des récits contemporains, à la place de la psychologie, quand on est habitués à se questionner sur le sens véritable des intentions des personnages volontairement rendues floues ou irrationnelles, contradictoires, cela peut surprendre. Ici, au contraire, on touche à la tragédie, à la légende, en faisant des personnages sans profondeur psychologique. Ils représentent des archétypes, parce que dans les histoires d’autrefois, ces récits avaient valeur d’exemple : ces tragédies n’apparaissent pas pour raconter de spectaculaires histoires personnelles, mais pour exposer les comportements de personnages reconnaissables par leur fonction (c’est souvent l’adultère qui façonne ainsi le destin des personnages). Si la trame marche si bien, c’est que chaque archétype semble répondre à un ou deux archétypes opposés. L’exemple le plus marquant, en ce sens, c’est bien celui de la femme dévouée à son mari, Oiwa, qui passe de l’image de la femme parfaite, humble et docile, au fantôme sans scrupules, hideux et maléfique. Toujours aucune place pour la subtilité, c’est de la caricature, du théâtre d’ombres ou de marionnettes (je ne dis pas ça au sens propre, la pièce originale étant destinée au kabuki, contrairement à la pièce ayant inspiré Yoru no tsuzumi, sorti l’année précédente, par exemple, et qui était, elle, destinée au théâtre de marionnettes).

Autre particularité du récit : l’espèce de sac de nœuds qui relie tous les personnages. J’avais exactement eu la même impression récemment avec le Kôchiyama Sôshun de Sadao Yamanaka : il faut un peu de temps pour comprendre tout ce qui relie les uns ou les autres, et une fois que la toile est bien tissée, on tire les fils, et c’est tout le canevas qui de fil en aiguille s’en trouve chamboulé.

Les acteurs jouent en suivant la même cohérence : pas de psychologie, on montre d’un geste, d’un mouvement de tête, ce que le personnage pense ou affirme, toujours à la manière codifiée (pas forcément exactement celle du kabuki) de la scène. Et cela, bien sûr, avec en retour une grande justesse (toujours le tour de force à réussir quand on décide de jouer sur l’aspect théâtral d’une histoire et de gommer toute psychologie).

Certaines pièces adaptées, ou certaines adaptations peuvent paraître hiératiques, mais si on sait bien jouer avec l’aspect théâtral, on peut profiter en retour d’une forme plus ou moins lâche de huis clos dans lequel la tension se fait plus aisément ressentir. C’était ce qu’avait admirablement fait Tadashi Imai dans Yoru no tsuzumi. Misumi ne cherche pas à cacher l’origine théâtrale du récit : les séquences en extérieurs ne sont pas rares, mais elles sont fortement stylisées ; le décor est recherché, on vise à présenter au spectateur un lieu caractéristique, et on se fout ici comme ailleurs du réalisme. Le film est tourné en couleurs, et on devine le cyclorama à quelques dizaines de mètres de l’espace au premier plan. Tout est ainsi reconstitué en studio et Misumi se montre particulièrement à l’aise à découper le cadre au moyen de divers panneaux, embrasures de porte, ou rideaux tout en profitant en permanence de la profondeur de champ qui lui permet de structurer son espace en niveaux de profondeurs distincts (ce cyclo, censé représenter le ciel et l’horizon, est visible depuis de nombreux plans intérieurs). L’ordre géométrique est partout, et le cinéaste met souvent tout ça en mouvement afin de donner à tous ces polygones souvent de papier l’impression de s’agiter au milieu d’un grand origami prêt à se rompre au moindre mauvais geste (ce qui arrive fatalement dès que les katanas sont sortis de leur fourreau).

C’est beau, c’est tendu, c’est tragique. Quoi demander de plus ?


Le Fantôme de Yotsuya, Kenji Misumi 1959 Yotsuya kaidan | Daiei


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Je n’oublie pas cette nuit, Kôzaburô Yoshimura (1962)

En attendant Godzilla

Note : 4 sur 5.

Je n’oublie pas cette nuit

Titre original : Sono yo wa wasurenai / その夜は忘れない

Aka : A Night to Remember

Année : 1962

Réalisation : Kôzaburô Yoshimura

Avec : Ayako Wakao, Jirô Tamiya, Nobuo Nakamura

Étrange, mais remarquable film branché sur courant alternatif. Si le dernier acte s’enfonce tristement dans un romantisme qui flirte avec le mélodrame et s’il échoue à trouver une fin qui coïncide avec les attentes initiales, la première heure de film offre au spectateur une tonalité singulière et plutôt bien vue en jouant sur les codes du thriller et du film d’enquête à la limite de l’absurde. On vient avec le personnage principal à la recherche des effets de la bombe sur les habitants d’Hiroshima dix-sept ans après la catastrophe, et on n’y trouve désespérément rien de bien tangible pendant une bonne partie du film (la meilleure) : « Patron, il faut que je reste encore quelques jours à Hiroshima. — Pourquoi ? — Attendre Godzilla. Il n’est pas venu. — C’est vrai. Tu n’as rien trouvé encore de quoi écrire de sensationnaliste. Continue. »

À l’image d’un dialogue fameux d’Hiroshima, mon amour écrit par Marguerite Duras pour le chef-d’œuvre d’Alain Resnais en 1959, une seule phrase semble se répéter en écho tout au long du film pour se moquer du journaliste en quête d’un sujet qui ne cesse de lui échapper : « Tu n’as rien vu à Hiroshima ». Pendant toute cette première partie, le film interroge ainsi habilement le regard porté sur les effets de la bombe, et tout particulièrement sur ces hibakushas, les victimes des deux villes martyres ayant survécu aux premières heures de la bombe atomique.

Les effets de la bombe sont encore là, encore faut-il savoir où regarder et arrêter peut-être d’être soi-même un monstre pour finir par trouver ce que l’on cherche…

L’entrée en matière est ainsi, somme toute, assez classique, mais le récit adopte parfaitement certains codes de thrillers, voire de films catastrophe (à venir) ou d’horreur dans un contexte qui ne s’y prête pas vraiment : un journaliste fait le voyage vers Hiroshima à l’occasion de la 17 commémoration du bombardement de la ville et se met en tête de faire état à ses lecteurs des effets des irradiations sur la population après toutes ces années. Une fois dans la ville, l’atmosphère est pesante alors que tout paraît calme en apparence et respire la normalité. Le journaliste scrute le moindre signe pouvant révéler l’horreur passée, et en quête d’informations, à force de prêter attention au moindre détail pourtant anodin, il finit par se sentir épié et pas forcément le bienvenu : espaces vides, bruits angoissants, répétitifs ou intempestifs, murmures sourds et indistincts, musique mystérieuse (boîte à musique) ou angoissante, errances dans la ville à la recherche d’indices, champs-contrechamps impersonnels, tout inspire le mystère, le calme avant la tempête. Il insiste et se mêle aux habitants afin de révéler enfin la mémoire tragique de ce passé que chacun semble avoir oublié ou ne pas connaître. Même son de cloche : on vit à Hiroshima comme dans n’importe quelle ville, on s’amuse, on flirte, on boit, on travaille, et l’évènement à venir de la commémoration annuelle dédiée à la catastrophe n’y change rien. « Tu n’as rien vu à Hiroshima. »

Le journaliste retrouve un ami qui travaille à la télévision à un match de baseball, bon vivant, celui-ci est accompagné d’une jeune femme suffisamment jeune pour que le bombardement n’évoque rien pour elle. « Il ne s’est rien passé à Hiroshima. »

Tous trois se rendent alors dans un bar, et le journaliste y reconnaît un médecin travaillant pour l’ABCC, un centre de suivi des victimes d’irradiations (un pur produit de l’occupation américaine) qu’il avait rencontré dans l’espoir de pouvoir retrouver des victimes. Le médecin est accompagné d’une femme qui attire son attention par sa beauté. Il apprend que c’est la tenancière du bar. À chacune de ses rencontres dans la ville reconstituée, il entend le même type de réponses évasives : plus personne ne semble plus souffrir des effets de la bombe qui avait détruit la ville. « Où peuvent être les victimes d’Hiroshima ? »

On en serait presque à suspecter un complot, en tout cas, tout dans la mise en scène concourt à cette impression. Encore une fois, le récit joue habilement avec les codes du thriller, ici, plus spécifiquement avec les enquêtes où un personnage (policier, détective ou journaliste le plus souvent — dans Kiri no hata, par exemple, Chieko Baishô y jouait la sœur d’une victime du système judiciaire japonais) s’immisce dans un milieu fermé dans lequel, avec ses questions et son sans-gêne, il passe vite pour un intrus et un remueur d’immondices. Ce que le journaliste s’obstine à rechercher, ce sont en fait les effets ostensibles de la bombe à long terme : des déformations congénitales, des brûlures, ou au moins des victimes éplorées et des histoires sordides à transmettre à ses lecteurs. Mais non, rien. Le temps semble avoir balayé toutes les traces de la bombe sur la ville. Il a beau visiter des malades à l’ABCC, il n’y rencontre que des malades alités passant leur temps à construire des grues en origami. « Tu n’as rien vu à Hiroshima ? — Non, j’ai attendu en vain Godzilla. Il n’est pas venu. »

À moins qu’on lui cache quelque chose.

Il se rapproche du personnage de la tenancière qui entretient une relation trouble avec un jeune homme qui ne lui inspire pas une grande confiance (encore un élément de film de thriller : les relations louches et inavouables que l’on tente de cacher, mais que l’on ne peut rompre parce qu’on y est contraint ou parce qu’elles définissent qui nous sommes), mais personne ne semble connaître la véritable nature des liens qui unissent ces deux personnages (on apprendra bien plus tard que peut naître ainsi une certaine forme de fraternité entre les victimes, souvent seules survivantes d’une même famille, du bombardement).

Quand le journaliste raconte à la patronne de bar qu’il était venu dans la ville dans l’optique de dévoiler à ses lecteurs les conséquences actuelles de la bombe et qu’il exprime son désarroi en avouant ne rien avoir trouvé pour illustrer un tel article, toujours dans cette logique de thriller nihiliste, la mise en scène et l’interprétation d’Ayako Wakao jouent admirablement bien le double jeu, la suspicion, les non-dits. Le journaliste venait à Hiroshima avec l’espoir morbide d’y trouver Godzilla marchant sur ses habitants et crachant du feu, et il aurait presque l’impression d’être tombé tout au contraire dans Le Village des damnés ou dans L’Invasion des profanateurs de sépultures où la paranoïa et un mur de silence auraient remplacé l’horreur dévastatrice du monstre.

Si la mise en scène joue parfaitement de ces codes en montrant la voie au spectateur pour lui signifier que « l’horreur » n’est peut-être pas celle que l’on craint (l’horreur ostensible), le journaliste, lui, comme dans n’importe quel film d’horreur, évolue encore, incrédule et naïf, sans comprendre que certaines blessures ne sont pas aussi visibles qu’on pourrait d’abord le penser. Il pense ainsi être victime du silence des habitants quand c’est lui plus probablement qui refuse d’écouter ce qu’ils ont à dire, de comprendre ce qu’ils ont légitimement le droit de cacher par lassitude, par honte et par crainte d’être stigmatisés. C’est lui sans aucun doute qui reste aveugle face aux blessures des victimes d’Hiroshima qui ne sont peut-être pas celles attendues ; c’est lui, toujours, qui refuse de comprendre que réaliser des grues en origami, ce n’est peut-être pas si anodin que cela en a l’air (c’est un symbole de paix antinucléaire initié par les victimes parfois agonisantes de la bombe et faisant référence à un mythe plus ancien selon lequel, plier ainsi des grues en papier permettrait d’augmenter son espérance de vie). Après dix-sept ans, se sont peut-être aussi ajoutées aux précédentes, des blessures psychologiques, des humiliations… « Tu n’as rien voulu voir à Hiroshima. »

Le journaliste poursuit son enquête, et à mesure qu’il persiste dans sa volonté de trouver des hibakushas susceptibles de lui parler, la tonalité du film semble paradoxalement s’adoucir et quitter peu à peu le thriller absurde et vain pour trouver un sens, une morale que le journaliste peine encore à comprendre. On se rappelle que le journaliste avait rencontré très vite une victime dont le visage était partiellement brûlé. La musique angoissante s’était arrêtée, et nous, spectateurs, on était restés bluffés par sa joie de vivre (on dirait aujourd’hui « par sa résilience »). Le journaliste, lui, au contraire, ne semblait pas comprendre ce que cette première rencontre semblait déjà lui dire. La transition était assez habile dans la narration, parce que s’il était évident à ce moment que la mise en scène allait peu à peu arrêter de voir derrière la suspicion des habitants à son égard une forme de menace ou de présence inquiétante, il en serait tout autrement pour le journaliste.

Ainsi, plus le récit avance, et plus on prend nos distances avec l’obstination absurde et aveugle du journalisme pour nous rapprocher des habitants. Bientôt, leur présence ne nous paraît plus menaçante, et on comprend que les précautions prises avec le journalisme sont parfaitement nécessaires et légitimes. Plus question de « damnés » ou de « profanateurs de sépultures », ce sont des victimes qui fuient les curieux, qui ont honte et qui souffrent tout autant parfois du regard de la société sur eux, du manque de considération, que des effets visibles et spectaculaires de la bombe.

Retournement habituel dans un récit où on fait intervenir un premier niveau de révélations et où on inverse la nature et la perception des monstres. Est-ce que les monstres, ce ne serait pas plutôt ceux qui s’obstinent à trouver chez l’autre des marques ostensibles susceptibles d’être exposées aux regards des autres ?… Est-ce que les monstres, ce ne sont pas ceux qui permettent que les victimes d’un odieux crime de guerre soient ainsi invisibilisées dans la société, mal considérées, rejetées, mal suivies ? En creux, dix-sept ans après, c’est la politique du gouvernement et de l’occupant qui est exposée ainsi à la critique.

Notre candide journaliste continue de fréquenter la tenancière sans se demander pourquoi, il la retrouve opportunément jamais bien loin de l’ABCC. On a connu plus perspicace comme enquêteur, mais jusque-là son relatif aveuglement sert encore plutôt bien le récit. Les spectateurs que nous sommes a déjà probablement tout compris du personnage interprété par Ayako Wakao, mais il ne faut pas oublier à qui était adressé le film. En 1962, propagande et censure de l’occupant obligent, honte oblige, discrimination oblige, les Japonais en savaient finalement assez peu sur les conséquences de la bombe et des préjugés, des craintes, pouvaient circuler. Ce que les Japonais, dix-sept ans après la fin de la guerre, n’étaient pas si éloignés de ce que le journaliste pensait y trouver en venant dans la ville martyre : certes, tout le monde savait que les deux bombes avaient fait plusieurs centaines de milliers de victimes au moment de son largage, d’autres encore, lors des jours qui suivirent, et le statut des hibakushas était loin d’être gardé secret. On connaissait leur existence, mais on ne voulait pas les voir. Surtout, la propagande ne manquait pas de taire la réalité sur la nature de leurs maux. Si le journaliste ne s’intéresse qu’aux effets visibles et spectaculaires des irradiations, c’est peut-être aussi parce que c’est l’image que s’en faisaient les Japonais, image que voulait bien laisser filtrer le gouvernement sous influence américaine. Apparemment, les effets sur la santé (leucémie, cancers, notamment) semblaient être largement tus dans la population. Il faudra encore quelques années de lutte des associations de victimes ou de personnalités (comme le prix Nobel, Kenzaburo Oé) pour que les effets sur la santé des irradiations soient mieux connus et révélés au grand public. En parler ainsi aussi directement au cinéma a sans doute plus une valeur symbolique qu’autre chose : il y a ce que la censure dit, et il y a ce que l’on veut voir. Dès la première séquence avec le médecin, celui-ci lui évoque les effets sur la santé, pourtant, le journaliste n’en tiendra jamais compte. Seuls les effets visibles l’intéressent.

« Tu n’as pas vu Godzilla à Hiroshima. »

Faute d’être prises en charge correctement, face à des peurs irrationnelles devant des maladies mal connues, les victimes n’avaient souvent d’autre choix que de se cacher ou de cacher leur condition d’hibakusha. Si le film ne dénonce pas encore explicitement la responsabilité des autorités japonaises et d’occupation américaine dans l’absence de prise en charge des victimes ou dans l’information sur les conséquences des bombardements (faute de pouvoir le faire en 1962), il permet déjà de faire prendre conscience à la population japonaise qu’aux blessures anciennes s’ajoutent de nouvelles : elle a aussi (la population) une forme de responsabilité dans la manière de regarder et de considérer les victimes de ces deux jours tragiques d’août 1945. Le regard à la fois aveugle et indiscret du personnage du journaliste, c’est le même que porte le Japon tout entier sur les victimes d’Hiroshima et de Nagasaki.

Le film prend ensuite un tournant mélodramatique, voire grand-guignolesque, dont on aurait pu se passer. C’était bien utile de nous avoir expliqué pendant une heure que les blessures laissées par la bombe n’étaient pas que spectaculaires et visibles pour nous proposer un revirement prévisible pour le moins grotesque et inutile puisqu’il venait en parfaite contradiction avec ce que le récit semblait nous dire jusque-là. Même le titre du film effeuille un peu trop la nature de cette révélation, et on rêve d’une nuit où Godzilla aurait fini par ne pas montrer le bout de son nez et où, au contraire, les dialogues se seraient éternisé comme dans Hiroshima mon amour. Certains films font la promesse à leurs spectateurs de certaines « scènes à faire », expédier ces scènes sans y dévoiler finalement l’essentiel peut laisser une étrange impression d’amertume et d’inachèvement. Cela n’est qu’un avis personnel bien sûr, mais il aurait été bien plus efficace d’expliquer les raisons des vertiges du personnage d’Ayako Wakao (dévoilés avant ça dans le train) par une leucémie ou un cancer qui annoncerait une mort prochaine, et de poursuivre en insistant sur la conflictualité qu’une telle relation, forcément à court terme, pourrait induire pour l’un et pour l’autre. L’une aurait alors été tiraillée par l’idée de vivre une histoire d’amour avant de mourir, celle d’imposer sa maladie à son amoureux ou d’être sujette à la pitié d’un homme qui jusque-là n’avait pas montré beaucoup de compassion et de compréhension à l’égard des victimes de la bombe ; et l’autre aurait essayé de la convaincre que la maladie n’aurait pu corrompre son amour et que son amour était sans rapport avec un quelconque sentiment de pitié… « Tu m’as vue à Hiroshima. »

Mais non.

« J’ai finalement vu Godzilla à Hiroshima. Il marchait sur le port et crachait du feu en avançant vers le centre-ville en détruisant tout sur son passage. Je suis resté avec lui toute la nuit. »

Couillon, tu n’as rien vu à Hiroshima.

Le point faible du film, c’est donc son aspect romantique constitué sur le tard. Après avoir passé tant de temps à jouer sur les non-dits, les mystères, les monstres invisibles ou fouineurs en quête de sensationnalisme, après avoir interrogé la nature de l’horreur et joué indûment avec les codes du thriller pour nous les renvoyer à la figure, difficile de retomber sur ses pattes et de convaincre le spectateur que le film finira sur une passion contrariée à laquelle on ne peut jamais croire réellement.

Pour illustrer ce tournant et tenter un lien avec ce qui précède, l’idée des pierres d’Hiroshima (pierres qui se fissurent à la moindre pression : allégorie de la condition des victimes de la bombe) est bien jolie, mais elles masquent à peine le fait que le journaliste n’aurait jamais dû trouver ce qu’il était venu chercher. Comme dans la plupart des films reposant sur un mystère, il est préférable soit de faire en sorte que l’enquête se transforme en initiation et que le personnage se retrouve à faire la découverte de tout autre chose, soit de décider de ne jamais lever le voile sur le mystère. Une fois que le mystère retombe et qu’on force un amour auquel on ne peut croire, le film change pour de bon de tonalité et tombe dans le mélo. Le film aurait gagné à faire preuve de plus de subtilité en refusant la facilité d’un dénouement (ou dénuement) allant dans le sens de la curiosité déplacée du journaliste. Il aurait alors fallu sans doute opposer plus longtemps l’intérêt que l’un porte à l’autre, interroger les raisons de son attirance (intérêt morbide ou amour véritable) et le besoin malgré tout de l’autre à se sentir aimé. Passer à côté de cette conflictualité, en rester au thème du « monstre » ou de la « défiguration » au lieu d’investir plus franchement la thématique de la maladie invisible (ce qui n’interdit pas le mélodrame), c’est dévoyer peut-être un peu trop les qualités premières du film et ramener une histoire qui avait vocation à être universelle à une autre plus personnelle qui n’a plus beaucoup de sens.

Dommage. — T’as rien vu à Hiroshima. Sinon Love Story. T’as voulu voir Godzilla, et on a vu Godzilla. T’as voulu voir Vesoul et on a vu Vesoul. J’ai voulu voir Hiroshima, et on a vu mon amour. Comme toujours.

Mais il faut croire que j’aime les films monstrueux. Ce ne sont pas quelques griffures en fin de partie qui me retiendront d’aimer le faux thriller du début et son horreur telle qu’elle a toujours été la plus efficace : en en montrant le moins possible, en suggérant plus qu’en levant le voile sur des difformités visibles. Les vraies horreurs sont celles que l’on masque ou que l’on ne veut pas voir. Le film peut alors être vu comme un hommage aux victimes de l’apocalypse nucléaire qui après l’horreur d’un mois d’août 1947 ont subi les horreurs des mauvais traitements, de l’indifférence et du mutisme des autorités et des administrations ou du regard obscène de ceux qui ne les considéraient plus comme leurs semblables.

« Chauffe, Marcel, chauffe. La bête arrive. Elle est là. » (Il se frappe la poitrine)


Je n’oublie pas cette nuit, Kôzaburô Yoshimura (1962) Sono yo wa wasurenai / その夜は忘れない | Daiei Studios


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Fûsen / Le Ballon, Yûzô Kawashima (1956)

Changement d’optique

Note : 4 sur 5.

Le Ballon

Titre original : Fûsen / 風船

Année : 1956

Réalisation :  Yûzô Kawashima

Avec : Masayuki Mori, Tatsuya Mihashi, Michiyo Aratama, Izumi Ashikawa, Sachiko Hidari, Hiroshi Nihon’yanagi

Premier ballon d’essai et première contribution au scénario pour Shôhei Imamura juste avant Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo du même Kawashima.

On aura rarement vu un Imamura aussi peu porté sur la perversion. Si perversion il y a, ce serait celle du fils du riche industriel qui se perd entre une hôtesse de bar qu’il entretient et qui l’adore, et une chanteuse de boîte de nuit qui tombe dans ses bras par intérêt (ou comme un ballon qui dérive…). Cette « perversion », c’est la lâcheté habituelle des hommes dans les shomingeki qui prennent toujours fait et cause pour les femmes.

Imamura se plie aux exigences de son époque (et de son réalisateur) en adoptant un type de rapport pour ses personnages qu’affectionnait Ozu : l’industriel ne se plaît pas dans sa nouvelle vie de riche, rêve de retrouver la vie qu’il avait juste après la guerre en peignant à Kyoto logé dans une famille pauvre, et ne semble surtout apprécier dans sa famille que la compagnie de sa fille. Petite critique du capitalisme et du tournant qu’est en train de prendre la société japonaise en se détournant d’une tradition confucéenne dans laquelle les rapports filiaux ont un sens au profit d’une société essentiellement individualiste et productiviste. Le suicide de la maîtresse de son fils convainc l’industriel de changer de vie. Ce qu’il reproche à son fils, c’est moins d’être volage (rien de plus commun dans son esprit) que de manquer à son devoir en refusant toute responsabilité à l’égard de la femme entretenue. Et puisque sa femme (intéressée, soucieuse de son confort et de son statut social comme bien d’autres) refusera de le suivre dans son retour aux sources, il espère que sa fille (un peu niaise, mais adorable, louanges ici des vertus de la simplicité et de l’authenticité) l’accompagnera.

L’amour d’un père pour sa fille, on pourrait effectivement être chez Ozu. On imagine Imamura chercher peut-être à en faire une relation incestueuse, mais il faudrait avoir l’esprit tout aussi mal tourné que lui pour s’en rendre compte ici.

On peut noter déjà la présence furtive de Sachiko Hidari qui sort d’un premier rôle dans L’Enfant favori de la bonne et qui accompagnera ce duo improbable constitué d’Imamura et de Kawashima pour Chronique du soleil, mais qui surtout retrouvera Imamura pour un de ses films les plus emblématiques : La Femme insecte. La même année, Kawashima réalise son plus grand chef-d’œuvre avec certains acteurs de ce Ballon : Suzaki Paradise.

Inutile de préciser que la distribution est impressionnante. L’avantage du système des studios au milieu des années 50, c’est encore de pouvoir disposer d’acteurs de premier rang pour le moindre petit rôle. On a beau avoir un discours anticapitaliste sur la pellicule, on tourne cinq films par an.

La mise en scène de Kawashima est précise et élégante. Les acteurs se dirigent peut-être seuls vu le niveau, mais il y a tout de même beaucoup de détails qui laissent penser que le réalisateur était derrière pour gagner de la part des acteurs la bonne expression quand il faut. On connaît par exemple le talent de Michiyo Aratama pour exprimer mille façons différentes la tristesse et la dignité blessée : ici, dans un rôle pas si facile, par un jeu de regard exceptionnel, elle arrive à dire l’indispensable afin qu’on arrive à la plaindre tout en continuant à admirer sa retenue. On sera toujours plus ému par un acteur qui retient ses larmes que par un autre qui pleure.

Admirable travail sur les décors. De la densité, de la densité ! Hé oui, ce n’est pas le luxe qui épate l’œil du spectateur, mais plutôt la richesse sobre mais réelle des détails, la juste composition des éléments dans un espace !


Le Ballon, Yûzô Kawashima 1956 Fûsen / 風船 | Nikkatsu


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Le Secret du ninja (Shinobi no mono/Ninja, a Band of Assassins), Satsuo Yamamoto (1962)

Note : 4 sur 5.

Le Secret du ninja

Titre original : Shinobi no mono

Titre international : Ninja, a Band of Assassins

Année : 1962

Réalisation : Satsuo Yamamoto

Avec : Raizô Ichikawa, Shiho Fujimura, Yûnosuke Itô, Katsuhiko Kobayashi, Tomisaburô Wakayama

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Réalisation, atmosphère, musique, photo, décors intérieurs comme extérieurs… : la grande classe du début des années 60 au Japon.

Quelques mouvements de caméra que l’on qualifiera « d’encerclements » parfaitement merveilleux, car subtils et toujours utiles à façonner une atmosphère. Des stars à toutes les sauces (on peut croiser l’actrice de La Femme des sables et l’acteur de Baby Cart, entre autres). Un complot diabolique et machiavélique bien réel digne des meilleurs romans-feuilletons. Des trappes en veux-tu en voilà : au plafond, sous le plancher, dans un mur. Des passages et des cabinets secrets, des intrusions nocturnes, des échappées sur les toits, les façades, les poutres et les arbres. Des assassinats camouflés en accident. Des prostitués qui semblent sortir du couvent. Des intrus cachés dans la nuit. Des combats expéditifs (avec une musique tragique, non héroïque, parce que, oui, tuer des opposants, même très méchants, ce n’est jamais anodin). Des mèches explosives, du poison qui suinte sur un fil, des étoiles de ninja qui sifflent comme des balles, des chausse-trapes lancées au sol pour préserver sa fuite, des grappins qui se faufilent entre les branches ou sur le rebord des façades. Voilà un catalogue non exhaustif qui explique que je me régale.

On y retrouve aussi, dans le parcours du personnage principe, une certaine filiation avec le destin de Miyamoto Musashi (le soldat brillant, un peu trop attiré par le côté obscur de la Force avant de suivre, après ces premiers échecs, la voie de la lumière…). Assez peu convaincu par les prestations de Raizô Ichikawa en général, il l’est ici tout à fait dans un registre qu’on qualifierait en France de « jeune premier » (c’est dès qu’il doit jouer l’autorité qu’il est moins à mon goût).

La suite est à voir assurément.


Le Secret du ninja (Shinobi no mono/Ninja, a Band of Assassins), Satsuo Yamamoto 1962 | Daiei Studios


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Okaeri, Makoto Shinozaki (1995)

Le couple et le néant

Note : 4 sur 5.

Okaeri

Année : 1995

Réalisation : Makoto Shinozaki

Avec : Susumu Terajima, Miho Uemura, Tomio Aoki

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Drame minimaliste, d’abord sur l’incommunicabilité, la solitude, puis le film prend un tour plus mélodramatique sans jamais se départir de sa lenteur étrange. On sent que quelque chose ne tourne pas rond, ça entretient le mystère, puis la femme (il n’y a que deux personnages principaux, et le reste de la distribution est très limité, dont une apparition de Tomio Aoki, l’un des gosses de la Shochiku qui connut le début du cinéma parlant avec Ozu et Naruse et plus tard quelques grands films des années 50) commence à avoir un discours incohérent et paranoïaque.

On ne tombe alors pas vraiment dans une sorte de Love Story pour schizophrène, sobriété oblige, mais le film n’en est pas moins éprouvant émotionnellement parlant. Le film garde son mystère avec lui. Je ne suis pas sûr que la schizophrénie soit fidèlement rendue, mais la voir à travers le prisme de l’incommunicabilité et de la sobriété sèche, presque froide, clinique (à la Haneke, mais les deux personnages principaux ici restent malgré tout émouvants, car leur incommunicabilité n’est pas un désintérêt de l’autre, pas une forme de monstruosité), est une bonne idée, sans doute plus respectueuse que n’importe quelle autre forme de film qui aurait multiplié les éclats et les péripéties pour illustrer les différentes étapes de la maladie et de son traitement.

Jolie prouesse pour un film à si petit budget dans une production japonaise des années  90 où les grands films sont rares.


Okaeri, Makoto Shinozaki 1995 | Comteg, Komuteggu


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Les femmes naissent deux fois (Onna wa nido umareru), Yûzô Kawashima (1961)

Cinéma de filles de joie & émancipation des femmes

Note : 4 sur 5.

Les femmes naissent deux fois

Titre original : Onna wa nido umareru (女は二度生まれる)

Année : 1961

Réalisation : Yûzô Kawashima

Adaptation : Toshirô Ide

Avec : Ayako Wakao, Sô Yamamura, Jun Fujimaki, Furankî Sakai, Kyû Sazanka

Les rudes conditions de vie des filles de joie, encore et encore. Le Japon a beau avoir interdit la prostitution, le pays n’a jamais manqué d’imagination pour créer de nouvelles normes sociales héritées des précédentes pour maintenir des usages censés avoir disparu. Le constat est toujours le même : solitude et misère pour des femmes toujours appelées à se soumettre aux désirs des hommes ; hypocrisie et fausses promesses pour les hommes qui profitent de leur dépendance pour en soutirer avantages et services divers.

La question qu’il faut se poser en Occident quand on voit ces mêmes histoires sur des filles de joie qui espèrent et croient parfois en une vie meilleure, c’est si on peut raisonnablement les qualifier de féministes. Ou plus précisément, si on peut être convaincus que la démarche de leurs auteurs vise à dénoncer et améliorer la condition des femmes japonaises du milieu du XXᵉ siècle.

En apparence, le regard posé sur ces femmes semble sincèrement ému de leur vie passée au service des hommes, virevoltant sans doute plus d’un espoir à un autre que d’un client à l’autre. Pourtant, à y regarder de plus près, en mettant en lumière l’histoire de ces femmes avec celles des femmes d’aujourd’hui, il est plus probable que les hommes qui écrivent, racontent ou filment ces histoires, car il s’agit presque toujours d’hommes (parfois même d’hommes amateurs de ce type de « services »), s’ils aiment à dévoiler ces histoires sordides, ils n’ont probablement aucune intention de voir la condition de ces femmes changer. Et cela pour une raison simple : toute cette culture liée aux filles de joie dans la littérature ou au cinéma n’a jamais donné lieu ne serait-ce qu’à un début de contestation (même par les principales intéressées) ou à de réelles prises de conscience de la question de la prostitution dans le pays.

Il n’y a pas eu au Japon l’équivalent des mouvements de suffragettes jusqu’aux années folles, accompagnés, voire initiés au cinéma, à Hollywood en particulier et le temps d’une courte période, par un mouvement de soft power en faisant écho, et suivis tout au long du siècle d’un large mouvement d’émancipation des femmes dans les sociétés occidentales et qui connaîtra son paroxysme dans les années 60 et 70. Choisir prioritairement des femmes comme personnages principaux n’assure pas pour autant à toute cette culture nipponne liée aux filles de joie d’en faire un cinéma de l’émancipation.

Les traditions sont vivaces au Japon, et les usages figés. Le Japon compte aujourd’hui parmi les pays les plus rétrogrades en matière d’égalité hommes-femmes au sein du monde dit civilisé. La question de la prostitution, comme celui de la place de la femme dans la société, ne souffre d’aucun débat. C’est entendu, la femme est toujours dans la culture nippone au service des hommes. La femme, ou mère, au foyer reste la norme sociale (celle donc à laquelle il faut se conformer, et celle aussi à laquelle les petites filles aspirent). Et si avant le mariage, les Japonaises jouissent d’une certaine liberté et indépendance (sexuelle notamment), nombre d’entre elles sont encore poussées par manque de moyens à gagner de l’argent à travers d’innombrables petits métiers « d’accueil » héritiers des hôtesses de bar ou des geishas à travers lesquels les services sexuels, sans que ce soit officiel, sont la norme. Cela concerne même les mineures sans que cela n’émeuve outre mesure la société, car si des lois interdisent toutes ces pratiques, la complaisance est en réalité totale. Une hôtesse, une masseuse, une maîtresse entretenue, etc., ce n’est pas de la prostitution, ce sont des hôtesses, des masseuses ou des maîtresses… Circulez, il n’y a rien à voir.

On le voit bien dans ce film qui décrit la situation dans les années 60, et on le voyait déjà dans certains films de Naruse ou de Mizoguchi (Quand une femme monte l’escalier suit le même modèle de récit et le même sujet, même si le personnage de Hideko Takamine évoluait plus précisément dans le monde des bars, et si elle cherchait à devenir propriétaire ; Ayako Wakao se trouvait dans la même situation dans La Rue de la honte, même si le caractère de son personnage dans le film de Mizoguchi était beaucoup moins résigné qu’on le voit ici) : on s’appelle « sœur », « mama », « papa » pour cacher la réalité des rapports entretenus. Personne n’est dupe, mais le besoin de conformité aux règles est le plus fort, et tout le monde accepte cet état de fait. Les femmes en souffrent, mais ne leur viendrait jamais à l’idée de contester cet ordre des choses, sinon pour elles-mêmes, et c’est peut-être ça le plus triste dans toutes ces histoires. Dans cette incapacité des Japonais, jusque parmi ses principales victimes, à oser aller contre l’ordre établi. Un homme accepte et profite bien souvent de ce qu’une femme soit d’abord une femme au foyer, la mère de ses enfants, une bonniche, puis qu’une autre, pour une nuit ou pour la vie soit sa maîtresse.

Ainsi, le personnage de Ayako Wakao se trouve un client régulier, un protecteur, et devient « officiellement » la maîtresse de l’homme qui l’entretient. Comme aux belles heures des grandes horizontales et des mariages arrangés où il fallait préserver les apparences d’une famille unie et où ces messieurs couraient les cocottes, en France ou ailleurs, les épouses en viennent même à inciter leur mari à prendre des maîtresses. En retour, le personnage de Ayako Wakao, comme toutes les autres de son rang, n’est pas censé prendre d’autre client. Avoir un protecteur, c’est lui être fidèle, et restée toute dévouée à ses petits plaisirs sensuels. Aujourd’hui, ce type de relations semble perdurer, avec des hommes mûrs par exemple qui proposent à des étudiantes de leur payer le loyer contre services rendus.

Au cinéma, il n’est par rare de voir les femmes venir s’entretenir avec les maîtresses de leur mari (c’était le sujet de Comme une épouse et comme une femme, sorti la même année et scénarisé par le même Toshirô Ide). En d’autres circonstances, on parlera de polygamie. Et à côté de cette position privilégiée des hommes toujours aux petits soins au milieu de toutes ces femmes, une femme, si elle a de la chance, n’aura jamais à se donner à un homme pour l’argent, une fois mariée deviendra mère et bonniche de tous les hommes de sa vie, et cessera naturellement d’avoir des rapports sexuels avec son mari, étant entendu que dans cette norme sociale, une femme se donne à son mari pour son plaisir à lui, et qu’une fois mère, ce rôle pourra être tenu par une autre femme ; si elle a moins de chance, on lui proposera rapidement de prendre un de ces métiers d’accueil qui vous poussent implicitement à la prostitution parce que les sollicitations sont partout, et parce qu’il y a peu d’alternatives pour une femme dans le monde du travail lui permettant de gagner son indépendance… D’une manière ou d’une autre, hier comme aujourd’hui, une femme japonaise est toujours dépendante, d’abord de sa famille, ensuite d’un homme en particulier (que ce soit un père, un mari ou un client — quand ce n’est pas un frère, comme dans Frère aîné, sœur cadette). Même dans un Japon moderne où les femmes travaillent au sein des mêmes grandes entreprises que les hommes, La Femme de là-bas illustrait bien l’idée que les usages étaient loin d’avoir changé. (C’était le paragraphe spécial racolage pour renvoyer vers d’autres pages.) Une situation qu’on imaginerait réservée aux pays pauvres…

Tant que personne ne s’offusque de cette marchandisation du « service » que doivent naturellement fournir les femmes envers les hommes avant même parler de services sexuels (qui serait presque pour commencer du domaine de la piété, peut-être pas filiale, mais sexuée, comme une loyauté sans faille que les femmes se devraient de suivre envers les hommes — à mettre en contraste avec ce qu’avec nos yeux d’Occidentaux on interprète souvent comme de la lâcheté de la part des hommes), aucune raison de penser que ces usages changent.

Des femmes, donc des victimes, qui s’en offusquent, j’en ai personnellement jamais vu. Jamais aucune revendication ou dénonciation ; les femmes semblent même trouver cet état de fait normal (comme dans les pays normalisés par la religion, on se rapproche d’une sorte de servitude volontaire). Alors voir dans ces films d’hommes qui s’extasient devant le malheur des filles de joie une forme de féminisme, oui, ce serait sans doute surinterpréter les petits signes favorables aux femmes qu’on pourrait y déceler. L’empathie, ce n’est pas une aspiration à l’égalité. Les hommes qui ont tout du long de l’âge d’or du cinéma japonais (et avant cela dans la littérature) mis en scène le malheur de ces femmes, ne cherchent pas à dénoncer l’inégalité dont elles sont victimes, la misère émotionnelle, sexuelle, psychologique ou sociale dont les hommes seuls sont responsables. Non, les hommes mettent en scène ces histoires parce qu’elles sont émouvantes, et parce qu’elles rendent ces femmes plus belles et plus désirables pour eux : elles se laissent faire, acceptent leur sort, baissent la tête avec dignité et résignation avant d’adopter le même visage rayonnant, ne manquent jamais à leur devoir de loyauté envers les hommes… Il ne faudrait pas s’y tromper, ces hommes aiment voir ces femmes souffrir, et aiment les voir rester à leur place, c’est-à-dire réduites à leur condition d’objets (sexuels, de réconfort, de compagnie) ou d’esclaves. Le personnage d’Ayako Wakao chante dans le film comme au bon temps des geishas, elle se demande déjà ce qu’elle pourrait faire pour accéder à une vie meilleure, mais la société japonaise des années 60 jusqu’à aujourd’hui regorgera d’idées nouvelles pour perpétuer encore et toujours ce qu’elle fait tout en prétendant faire autre chose afin de préserver les apparences.

On trouve dans Les femmes naissent deux fois sans doute moins de complaisance que dans de nombreux films sur la prostitution, mais on n’est déjà plus à la hauteur des shomingeki des dix ou quinze années qui précèdent, notamment à travers les adaptations ou les scénarios originaux de Sumie Tanaka auxquels Toshirô Ide (scénariste ici) avait souvent collaboré. Chez Mizoguchi, il faudra sans doute attendre le tout dernier plan de son tout dernier film pour voir explicitement une critique grinçante de la société qu’il s’est tout au long de sa carrière évertué à mettre en lumière. Yûzô Kawashima, lui, grâce à une approche plus réaliste (en dépit de la couleur qui a tendance à embellir les choses, ici, la musique aide à garder une forme de distance avec le sujet du film), montrait sans doute moins de complaisance que son collègue, comme il l’avait démontré avec Le Paradis de Suzaki (adapté, toujours avec Toshirô Ide, et comme La Rue de la honte, de la romancière Yoshiko Shibaki). Et les décennies suivantes seront loin de faire évoluer les choses. Des jeunes filles victimes des agressions des hommes, des femmes sexualisées à outrance (jusque dans les films d’action), des femmes au foyer, des mères… on cherche les exemples de femmes émancipées, indépendantes, dans le cinéma comme dans la société nipponne. Princesse Mononoke ?…

Même le cinéma coréen, alors que la Corée ne brille pas beaucoup plus pour son traitement des questions d’égalités, paraît offrir aux femmes de notre époque des rôles autrement plus modernes.

Sur le plan formel, joli travail de Yûzô Kawashima sur la direction d’acteurs, avec notamment des jeux de regard révélateurs de l’état d’esprit de son personnage principal : Ayako Wakao joue parfaitement son rôle de belle hypocrite chargée de mettre à l’aise les hommes, avec la petite tape qu’il faut pour créer une intimité de façade avec les hommes, le sourire poli qu’elle se doit d’offrir à son hôte à chaque geste en guise d’approbation ou d’encouragement, la remarque ou le silence de courtoisie visant à renforcer la complicité avec un client, et puis soudain, un regard qui se perd dans le vague, qui fixe un homme occupé lui à autre chose. Bref, tout le travail de sous-texte et d’aparté si nécessaire à un travail de mise en scène pour illustrer au mieux une situation.


 

Les femmes naissent deux fois (Onna wa nido umareru), Yûzô Kawashima (1961) | Daiei


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