Fûsen / Le Ballon, Yûzô Kawashima (1956)

Changement d’optique

Note : 4 sur 5.

Le Ballon

Titre original : Fûsen / 風船

Année : 1956

Réalisation :  Yûzô Kawashima

Avec : Masayuki Mori, Tatsuya Mihashi, Michiyo Aratama, Izumi Ashikawa, Sachiko Hidari, Hiroshi Nihon’yanagi

Premier ballon d’essai et première contribution au scénario pour Shôhei Imamura juste avant Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo du même Kawashima.

On aura rarement vu un Imamura aussi peu porté sur la perversion. Si perversion il y a, ce serait celle du fils du riche industriel qui se perd entre une hôtesse de bar qu’il entretient et qui l’adore, et une chanteuse de boîte de nuit qui tombe dans ses bras par intérêt (ou comme un ballon qui dérive…). Cette « perversion », c’est la lâcheté habituelle des hommes dans les shomingeki qui prennent toujours fait et cause pour les femmes.

Imamura se plie aux exigences de son époque (et de son réalisateur) en adoptant un type de rapport pour ses personnages qu’affectionnait Ozu : l’industriel ne se plaît pas dans sa nouvelle vie de riche, rêve de retrouver la vie qu’il avait juste après la guerre en peignant à Kyoto logé dans une famille pauvre, et ne semble surtout apprécier dans sa famille que la compagnie de sa fille. Petite critique du capitalisme et du tournant qu’est en train de prendre la société japonaise en se détournant d’une tradition confucéenne dans laquelle les rapports filiaux ont un sens au profit d’une société essentiellement individualiste et productiviste. Le suicide de la maîtresse de son fils convainc l’industriel de changer de vie. Ce qu’il reproche à son fils, c’est moins d’être volage (rien de plus commun dans son esprit) que de manquer à son devoir en refusant toute responsabilité à l’égard de la femme entretenue. Et puisque sa femme (intéressée, soucieuse de son confort et de son statut social comme bien d’autres) refusera de le suivre dans son retour aux sources, il espère que sa fille (un peu niaise, mais adorable, louanges ici des vertus de la simplicité et de l’authenticité) l’accompagnera.

L’amour d’un père pour sa fille, on pourrait effectivement être chez Ozu. On imagine Imamura chercher peut-être à en faire une relation incestueuse, mais il faudrait avoir l’esprit tout aussi mal tourné que lui pour s’en rendre compte ici.

On peut noter déjà la présence furtive de Sachiko Hidari qui sort d’un premier rôle dans L’Enfant favori de la bonne et qui accompagnera ce duo improbable constitué d’Imamura et de Kawashima pour Chronique du soleil, mais qui surtout retrouvera Imamura pour un de ses films les plus emblématiques : La Femme insecte. La même année, Kawashima réalise son plus grand chef-d’œuvre avec certains acteurs de ce Ballon : Suzaki Paradise.

Inutile de préciser que la distribution est impressionnante. L’avantage du système des studios au milieu des années 50, c’est encore de pouvoir disposer d’acteurs de premier rang pour le moindre petit rôle. On a beau avoir un discours anticapitaliste sur la pellicule, on tourne cinq films par an.

La mise en scène de Kawashima est précise et élégante. Les acteurs se dirigent peut-être seuls vu le niveau, mais il y a tout de même beaucoup de détails qui laissent penser que le réalisateur était derrière pour gagner de la part des acteurs la bonne expression quand il faut. On connaît par exemple le talent de Michiyo Aratama pour exprimer mille façons différentes la tristesse et la dignité blessée : ici, dans un rôle pas si facile, par un jeu de regard exceptionnel, elle arrive à dire l’indispensable afin qu’on arrive à la plaindre tout en continuant à admirer sa retenue. On sera toujours plus ému par un acteur qui retient ses larmes que par un autre qui pleure.

Admirable travail sur les décors. De la densité, de la densité ! Hé oui, ce n’est pas le luxe qui épate l’œil du spectateur, mais plutôt la richesse sobre mais réelle des détails, la juste composition des éléments dans un espace !


Le Ballon, Yûzô Kawashima 1956 Fûsen / 風船 | Nikkatsu


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Okaeri, Makoto Shinozaki (1995)

Le couple et le néant

Note : 4 sur 5.

Okaeri

Année : 1995

Réalisation : Makoto Shinozaki

Avec : Susumu Terajima, Miho Uemura, Tomio Aoki

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Drame minimaliste, d’abord sur l’incommunicabilité, la solitude, puis le film prend un tour plus mélodramatique sans jamais se départir de sa lenteur étrange. On sent que quelque chose ne tourne pas rond, ça entretient le mystère, puis la femme (il n’y a que deux personnages principaux, et le reste de la distribution est très limité, dont une apparition de Tomio Aoki, l’un des gosses de la Shochiku qui connut le début du cinéma parlant avec Ozu et Naruse et plus tard quelques grands films des années 50) commence à avoir un discours incohérent et paranoïaque.

On ne tombe alors pas vraiment dans une sorte de Love Story pour schizophrène, sobriété oblige, mais le film n’en est pas moins éprouvant émotionnellement parlant. Le film garde son mystère avec lui. Je ne suis pas sûr que la schizophrénie soit fidèlement rendue, mais la voir à travers le prisme de l’incommunicabilité et de la sobriété sèche, presque froide, clinique (à la Haneke, mais les deux personnages principaux ici restent malgré tout émouvants, car leur incommunicabilité n’est pas un désintérêt de l’autre, pas une forme de monstruosité), est une bonne idée, sans doute plus respectueuse que n’importe quelle autre forme de film qui aurait multiplié les éclats et les péripéties pour illustrer les différentes étapes de la maladie et de son traitement.

Jolie prouesse pour un film à si petit budget dans une production japonaise des années  90 où les grands films sont rares.


Okaeri, Makoto Shinozaki 1995 | Comteg, Komuteggu


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Les femmes naissent deux fois (Onna wa nido umareru), Yûzô Kawashima (1961)

Cinéma de filles de joie & émancipation des femmes

Note : 4 sur 5.

Les femmes naissent deux fois

Titre original : Onna wa nido umareru (女は二度生まれる)

Année : 1961

Réalisation : Yûzô Kawashima

Adaptation : Toshirô Ide

Avec : Ayako Wakao, Sô Yamamura, Jun Fujimaki, Furankî Sakai, Kyû Sazanka

Les rudes conditions de vie des filles de joie, encore et encore. Le Japon a beau avoir interdit la prostitution, le pays n’a jamais manqué d’imagination pour créer de nouvelles normes sociales héritées des précédentes pour maintenir des usages censés avoir disparu. Le constat est toujours le même : solitude et misère pour des femmes toujours appelées à se soumettre aux désirs des hommes ; hypocrisie et fausses promesses pour les hommes qui profitent de leur dépendance pour en soutirer avantages et services divers.

La question qu’il faut se poser en Occident quand on voit ces mêmes histoires sur des filles de joie qui espèrent et croient parfois en une vie meilleure, c’est si on peut raisonnablement les qualifier de féministes. Ou plus précisément, si on peut être convaincus que la démarche de leurs auteurs vise à dénoncer et améliorer la condition des femmes japonaises du milieu du XXᵉ siècle.

En apparence, le regard posé sur ces femmes semble sincèrement ému de leur vie passée au service des hommes, virevoltant sans doute plus d’un espoir à un autre que d’un client à l’autre. Pourtant, à y regarder de plus près, en mettant en lumière l’histoire de ces femmes avec celles des femmes d’aujourd’hui, il est plus probable que les hommes qui écrivent, racontent ou filment ces histoires, car il s’agit presque toujours d’hommes (parfois même d’hommes amateurs de ce type de « services »), s’ils aiment à dévoiler ces histoires sordides, ils n’ont probablement aucune intention de voir la condition de ces femmes changer. Et cela pour une raison simple : toute cette culture liée aux filles de joie dans la littérature ou au cinéma n’a jamais donné lieu ne serait-ce qu’à un début de contestation (même par les principales intéressées) ou à de réelles prises de conscience de la question de la prostitution dans le pays.

Il n’y a pas eu au Japon l’équivalent des mouvements de suffragettes jusqu’aux années folles, accompagnés, voire initiés au cinéma, à Hollywood en particulier et le temps d’une courte période, par un mouvement de soft power en faisant écho, et suivis tout au long du siècle d’un large mouvement d’émancipation des femmes dans les sociétés occidentales et qui connaîtra son paroxysme dans les années 60 et 70. Choisir prioritairement des femmes comme personnages principaux n’assure pas pour autant à toute cette culture nipponne liée aux filles de joie d’en faire un cinéma de l’émancipation.

Les traditions sont vivaces au Japon, et les usages figés. Le Japon compte aujourd’hui parmi les pays les plus rétrogrades en matière d’égalité hommes-femmes au sein du monde dit civilisé. La question de la prostitution, comme celui de la place de la femme dans la société, ne souffre d’aucun débat. C’est entendu, la femme est toujours dans la culture nippone au service des hommes. La femme, ou mère, au foyer reste la norme sociale (celle donc à laquelle il faut se conformer, et celle aussi à laquelle les petites filles aspirent). Et si avant le mariage, les Japonaises jouissent d’une certaine liberté et indépendance (sexuelle notamment), nombre d’entre elles sont encore poussées par manque de moyens à gagner de l’argent à travers d’innombrables petits métiers « d’accueil » héritiers des hôtesses de bar ou des geishas à travers lesquels les services sexuels, sans que ce soit officiel, sont la norme. Cela concerne même les mineures sans que cela n’émeuve outre mesure la société, car si des lois interdisent toutes ces pratiques, la complaisance est en réalité totale. Une hôtesse, une masseuse, une maîtresse entretenue, etc., ce n’est pas de la prostitution, ce sont des hôtesses, des masseuses ou des maîtresses… Circulez, il n’y a rien à voir.

On le voit bien dans ce film qui décrit la situation dans les années 60, et on le voyait déjà dans certains films de Naruse ou de Mizoguchi (Quand une femme monte l’escalier suit le même modèle de récit et le même sujet, même si le personnage de Hideko Takamine évoluait plus précisément dans le monde des bars, et si elle cherchait à devenir propriétaire ; Ayako Wakao se trouvait dans la même situation dans La Rue de la honte, même si le caractère de son personnage dans le film de Mizoguchi était beaucoup moins résigné qu’on le voit ici) : on s’appelle « sœur », « mama », « papa » pour cacher la réalité des rapports entretenus. Personne n’est dupe, mais le besoin de conformité aux règles est le plus fort, et tout le monde accepte cet état de fait. Les femmes en souffrent, mais ne leur viendrait jamais à l’idée de contester cet ordre des choses, sinon pour elles-mêmes, et c’est peut-être ça le plus triste dans toutes ces histoires. Dans cette incapacité des Japonais, jusque parmi ses principales victimes, à oser aller contre l’ordre établi. Un homme accepte et profite bien souvent de ce qu’une femme soit d’abord une femme au foyer, la mère de ses enfants, une bonniche, puis qu’une autre, pour une nuit ou pour la vie soit sa maîtresse.

Ainsi, le personnage de Ayako Wakao se trouve un client régulier, un protecteur, et devient « officiellement » la maîtresse de l’homme qui l’entretient. Comme aux belles heures des grandes horizontales et des mariages arrangés où il fallait préserver les apparences d’une famille unie et où ces messieurs couraient les cocottes, en France ou ailleurs, les épouses en viennent même à inciter leur mari à prendre des maîtresses. En retour, le personnage de Ayako Wakao, comme toutes les autres de son rang, n’est pas censé prendre d’autre client. Avoir un protecteur, c’est lui être fidèle, et restée toute dévouée à ses petits plaisirs sensuels. Aujourd’hui, ce type de relations semble perdurer, avec des hommes mûrs par exemple qui proposent à des étudiantes de leur payer le loyer contre services rendus.

Au cinéma, il n’est par rare de voir les femmes venir s’entretenir avec les maîtresses de leur mari (c’était le sujet de Comme une épouse et comme une femme, sorti la même année et scénarisé par le même Toshirô Ide). En d’autres circonstances, on parlera de polygamie. Et à côté de cette position privilégiée des hommes toujours aux petits soins au milieu de toutes ces femmes, une femme, si elle a de la chance, n’aura jamais à se donner à un homme pour l’argent, une fois mariée deviendra mère et bonniche de tous les hommes de sa vie, et cessera naturellement d’avoir des rapports sexuels avec son mari, étant entendu que dans cette norme sociale, une femme se donne à son mari pour son plaisir à lui, et qu’une fois mère, ce rôle pourra être tenu par une autre femme ; si elle a moins de chance, on lui proposera rapidement de prendre un de ces métiers d’accueil qui vous poussent implicitement à la prostitution parce que les sollicitations sont partout, et parce qu’il y a peu d’alternatives pour une femme dans le monde du travail lui permettant de gagner son indépendance… D’une manière ou d’une autre, hier comme aujourd’hui, une femme japonaise est toujours dépendante, d’abord de sa famille, ensuite d’un homme en particulier (que ce soit un père, un mari ou un client — quand ce n’est pas un frère, comme dans Frère aîné, sœur cadette). Même dans un Japon moderne où les femmes travaillent au sein des mêmes grandes entreprises que les hommes, La Femme de là-bas illustrait bien l’idée que les usages étaient loin d’avoir changé. (C’était le paragraphe spécial racolage pour renvoyer vers d’autres pages.) Une situation qu’on imaginerait réservée aux pays pauvres…

Tant que personne ne s’offusque de cette marchandisation du « service » que doivent naturellement fournir les femmes envers les hommes avant même parler de services sexuels (qui serait presque pour commencer du domaine de la piété, peut-être pas filiale, mais sexuée, comme une loyauté sans faille que les femmes se devraient de suivre envers les hommes — à mettre en contraste avec ce qu’avec nos yeux d’Occidentaux on interprète souvent comme de la lâcheté de la part des hommes), aucune raison de penser que ces usages changent.

Des femmes, donc des victimes, qui s’en offusquent, j’en ai personnellement jamais vu. Jamais aucune revendication ou dénonciation ; les femmes semblent même trouver cet état de fait normal (comme dans les pays normalisés par la religion, on se rapproche d’une sorte de servitude volontaire). Alors voir dans ces films d’hommes qui s’extasient devant le malheur des filles de joie une forme de féminisme, oui, ce serait sans doute surinterpréter les petits signes favorables aux femmes qu’on pourrait y déceler. L’empathie, ce n’est pas une aspiration à l’égalité. Les hommes qui ont tout du long de l’âge d’or du cinéma japonais (et avant cela dans la littérature) mis en scène le malheur de ces femmes, ne cherchent pas à dénoncer l’inégalité dont elles sont victimes, la misère émotionnelle, sexuelle, psychologique ou sociale dont les hommes seuls sont responsables. Non, les hommes mettent en scène ces histoires parce qu’elles sont émouvantes, et parce qu’elles rendent ces femmes plus belles et plus désirables pour eux : elles se laissent faire, acceptent leur sort, baissent la tête avec dignité et résignation avant d’adopter le même visage rayonnant, ne manquent jamais à leur devoir de loyauté envers les hommes… Il ne faudrait pas s’y tromper, ces hommes aiment voir ces femmes souffrir, et aiment les voir rester à leur place, c’est-à-dire réduites à leur condition d’objets (sexuels, de réconfort, de compagnie) ou d’esclaves. Le personnage d’Ayako Wakao chante dans le film comme au bon temps des geishas, elle se demande déjà ce qu’elle pourrait faire pour accéder à une vie meilleure, mais la société japonaise des années 60 jusqu’à aujourd’hui regorgera d’idées nouvelles pour perpétuer encore et toujours ce qu’elle fait tout en prétendant faire autre chose afin de préserver les apparences.

On trouve dans Les femmes naissent deux fois sans doute moins de complaisance que dans de nombreux films sur la prostitution, mais on n’est déjà plus à la hauteur des shomingeki des dix ou quinze années qui précèdent, notamment à travers les adaptations ou les scénarios originaux de Sumie Tanaka auxquels Toshirô Ide (scénariste ici) avait souvent collaboré. Chez Mizoguchi, il faudra sans doute attendre le tout dernier plan de son tout dernier film pour voir explicitement une critique grinçante de la société qu’il s’est tout au long de sa carrière évertué à mettre en lumière. Yûzô Kawashima, lui, grâce à une approche plus réaliste (en dépit de la couleur qui a tendance à embellir les choses, ici, la musique aide à garder une forme de distance avec le sujet du film), montrait sans doute moins de complaisance que son collègue, comme il l’avait démontré avec Le Paradis de Suzaki (adapté, toujours avec Toshirô Ide, et comme La Rue de la honte, de la romancière Yoshiko Shibaki). Et les décennies suivantes seront loin de faire évoluer les choses. Des jeunes filles victimes des agressions des hommes, des femmes sexualisées à outrance (jusque dans les films d’action), des femmes au foyer, des mères… on cherche les exemples de femmes émancipées, indépendantes, dans le cinéma comme dans la société nipponne. Princesse Mononoke ?…

Même le cinéma coréen, alors que la Corée ne brille pas beaucoup plus pour son traitement des questions d’égalités, paraît offrir aux femmes de notre époque des rôles autrement plus modernes.

Sur le plan formel, joli travail de Yûzô Kawashima sur la direction d’acteurs, avec notamment des jeux de regard révélateurs de l’état d’esprit de son personnage principal : Ayako Wakao joue parfaitement son rôle de belle hypocrite chargée de mettre à l’aise les hommes, avec la petite tape qu’il faut pour créer une intimité de façade avec les hommes, le sourire poli qu’elle se doit d’offrir à son hôte à chaque geste en guise d’approbation ou d’encouragement, la remarque ou le silence de courtoisie visant à renforcer la complicité avec un client, et puis soudain, un regard qui se perd dans le vague, qui fixe un homme occupé lui à autre chose. Bref, tout le travail de sous-texte et d’aparté si nécessaire à un travail de mise en scène pour illustrer au mieux une situation.


 

Les femmes naissent deux fois (Onna wa nido umareru), Yûzô Kawashima (1961) | Daiei


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L’Épouse de la nuit, Yasujirô Ozu (1930)

Menaces dans la nuit

Note : 3.5 sur 5.

L’Épouse de la nuit

Titre original : Sono yo no tsuma

Année : 1930

Réalisation : Yasujirô Ozu 

Avec : Emiko Yagumo, Tokihiko Okada, Tôgô Yamamoto, Tatsuo Saitô

Mélodrame resserré sur trois ou quatre séquences (l’action, comme le titre du film peut l’indiquer, est concentrée sur une douzaine d’heures). Cela pourrait être totalement ridicule, ou tiré par les cheveux, et en dehors de quelques mouvements de caméra pas très utiles, c’est tout à fait touchant.

La fascination de Ozu pour le cinéma américain transpire à chaque plan, mais l’intérêt est ailleurs. Si sur une heure de film, l’action est réduite, cela signifie que le cinéaste préfère jouer sur la tension, et la confrontation quasi muette, qu’implique une telle situation : le mari fait un casse, se faufile dans la nuit jusque chez lui où l’attendent sa femme et sa petite fille malade pour qui il a besoin de l’argent, mais le taxi qui l’a récupéré était un policier. Ce dernier se présente chez eux afin d’interpeller le père, mais un moment d’inattention profite à la femme qui s’empare du pistolet de son mari et de celui du policier pour le mettre en joue. Image frappante qui inaugure les femmes badass qui seront populaires trois décennies plus tard.

L’action traîne, Ozu est déjà appelé à filmer le rien, à meubler tables, murs, portes et chaises, même la bouilloire y est. Elle n’y tient cependant pas encore tout à fait le premier rôle. En rodage, la bouilloire, la dure vie de figuration, de nature morte et silencieuse à laquelle on ne prête même pas encore attention…

Bref, je m’égare, et le policier en a profité pour, à l’aube, s’emparer des pistolets : la femme s’était endormie. On inverse les rôles : justice pourra être rendue. Ou pas. On attend le médecin, le policier s’attendrit et quelque chose d’inimaginable pour un policier : le voilà qui a des remords (c’est un mélo, pas la réalité).

Happy end. Et éclat de rire : Ozu n’a pas pu s’en empêcher, tous ses films probablement sont des comédies cachées, et ici, ça n’y manque pas, car au moment de saluer son papa qui file au commissariat en compagnie du policier comme d’autres font signe au leur en partance pour le travail, le policier répond au signe de la fille. Tout Ozu est là. L’humour tendre et un peu pince-sans-rire, l’espièglerie.

Le film est par ailleurs réussi, parce que si le scénario a tout jusque-là du thriller, le génie d’Ozu c’est de ne jamais jouer, sinon dans sa réalisation, sur la dureté du genre, avec une direction d’acteurs qui réclamerait des gueules dures ou suppliantes. Si le rôle du père, avec son petit air de bellâtre, pourrait à la limite être plus dans ce registre (mais Ozu semble bien le restreindre en le cantonnant à ce que réclame un mélodrame appuyant plus sur la fibre sentimentale que misérabiliste et criminelle), celui de la mère est clairement un choix pesé et assumé : pas question de montrer un personnage antipathique, indigne, véhément ou grimaçant. C’est Emiko Yagumo qui s’y colle. Beauté digne et force intérieure qu’on avait déjà pu voir dans Perle éternelle de Shimizu l’année précédente (qui est d’autant plus belle qu’elle ressemble à mon ex, mais cela est une autre histoire). Ainsi, paradoxalement, quand elle pointe les deux pistolets vers le policier pour le mettre en joue, on y croit parce qu’on sait qu’elle le fait par désespoir, et parce qu’on sait que ça n’a rien de naturel pour elle. Ces deux parents ne sont pas des criminels, mais Ozu insiste bien là-dessus, alors qu’il aurait été si tentant de jouer, même subrepticement, sur des vices cachés.

Et si ça marche tant que ça, c’est bien aussi parce que le policier n’est pas autre chose : un bon gars. La tension dans ce thriller n’est ainsi pas liée à la menace criminelle malgré la présence des armes pourrait dans un premier temps le laisser craindre, mais elle naît surtout des dilemmes moraux qu’on sent poindre derrière les carapaces que se forgent les personnages : sauver son enfant au prix de la mort d’un policier ou risquer des années de prison ; et pour le policier, risquer des blessés ou des années de prison à un homme qui selon toute vraisemblance a agi comme il l’a fait par désespoir. Les parents sont dignes et honnêtes (malgré le casse du père – il acceptera à la fin de partir avec le flic), et le policier aurait pu si facilement devenir un personnage insignifiant sans insister comme Ozu le fait sur ses remords et son absence de brutalité. Air de faux dur, son visage ne fait pourtant qu’inspirer la confiance et l’humanité.

Pas de place pour les mecs virils, les crapules ou les cabotins chez Ozu. Allez savoir pourquoi maintenant il était aussi fan des films américains de l’époque…

À ranger possiblement dans les antifilms. Un mélodrame, certes, mais un thriller aussi qui joue beaucoup plus sur la carte sensible que sur une exaltation ou même une simple illustration de la violence, du gain, de l’ambition, du vice, etc. Avec, je le rappelle, cette dernière note audacieuse d’humour qui ne dit pas son nom.

L’année suivante, Yasujirô Ozu tourne avec les deux mêmes acteurs principaux Le Chœur de Tokyo, une comédie légère, sociale et triste plus conforme à ce qu’on attend du style de Ozu. (On n’y remarquera par ailleurs, la présence de Hideko Takamine en petite fille malade, de Chouko Iida, habituée des rôles d’aubergistes et qu’on remarquera surtout quinze ans plus tard dans Récit d’un propriétaire du même Ozu ou encore de Takeshi Sakamoto, lui aussi surutilisé dans les seconds rôles au cours des décennies de l’âge d’or du cinéma japonais, jouant les vieux dès son premier âge, et dont le rôle le plus fameux interviendra en 1934 dans Histoire d’herbes flottantes. Le cinéma japonais de cette époque est une petite famille…)


L’Épouse de la nuit, Yasujirô Ozu 1930 Sono yo no tsuma | Shochiku


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Perle éternelle, Hiroshi Shimizu (1929)

Convenances et passions éteintes

Note : 3.5 sur 5.

Perle éternelle

Titre original : Fue no shiratama

Année : 1929

Réalisation : Hiroshi Shimizu

Avec : Emiko Yagumo, Minoru Takada, Michiko Oikawa

Comme Un héros de Tokyo, tourné six ans plus tard, Perle éternelle est un mélo de bonne facture, sentimental plutôt ici, et là encore assez similaire à ceux que Naruse tournera au début du parlant (Ma femme, sois comme une rose, Les Vicissitudes de la vie) quand Shimizu aura définitivement abandonné le genre pour la comédie. Il adapte ici un roman de Kan Kikuchi, créateur du prix littéraire Akutagawa et futur directeur de la Daiei, auteur justement des Vicissitudes de la vie, la même année de La Marche de Tokyo, ou plus tard de La Porte de l’enfer (produit par la Daiei).

Le film repose en grande partie sur l’expressivité, tout en retenue et en regards fuyants et dignes, de son actrice principale : Emiko Yagumo. L’homme qu’elle aime s’éprend de sa sœur et la demande en mariage, et ce nigaud se rend compte trop tard qu’il l’aime aussi et que la frangine ne vaut pas grand-chose. 

Dilemme passionnel on ne peut plus classique. Le dilemme, dans le mélodrame japonais, est un admirable moteur d’action (ou plus précisément d’inaction, voire d’action avortée, impossible, interdite ou retardée), car en phase avec le principe du « mu » qu’on pourrait relier à celui du « non-agir » taoïste, et loin des mélodrames tout en débordements et en péripéties, le mélodrame japonais ira probablement plus vers ce statu quo des passions non consommées, vers une tension de l’indécision et du non-dit, ou vers des reproches rarement exprimés (conforme là encore à l’esprit japonais de n’exposer ses sentiments qu’à de rares occasions, principe du tatemae). L’aveu d’une telle passion serait déjà une forme d’action, alors on s’échine surtout à observer les conséquences de ses erreurs passées plutôt qu’à agir pour tenter d’y trouver une solution au risque de braver ses obligations sociales.

On se regarde ainsi en chien de faïence, et on constate le tour tragique des événements en acceptant de ne rien pouvoir y changer et de ne rien laisser paraître. Pour mettre en évidence ces rapports impossibles (et qui constitue tout le sous-texte envahissant du film), le récit s’applique surtout à opposer ces deux amoureux platoniques à la sœur vers qui la préférence de l’homme avait été dans un premier temps : ses manières libérales très occidentales, présentées d’abord comme une qualité, finissent par poser problème, et c’est en tentant, ensemble, de la ramener dans le droit chemin (des convenances) qu’on mesure le poids des erreurs passées pour ces deux amoureux impossibles. Il y a déjà là tout des mélodrames fins et sans heurts de Mizoguchi ou de Naruse, voire un peu aussi d’In the Mood for Love.

Shimizu semble encore s’inspirer beaucoup du cinéma expressionniste allemand en multipliant les mouvements de caméra expressifs dans les séquences de studio et de ville. Le cinéma japonais à cette époque souffre encore de ces séquences tournées en intérieur, et on le voit ici lors des quelques scènes tournées loin des studios, c’est tout de suite plus naturel, plus réaliste, plus dépaysant, plus frais et plus simple…

Le cinéma japonais des années 30 deviendra beaucoup plus itinérant et abandonnera presque totalement les séquences tournées non seulement en studio, mais censées se dérouler dans des intérieurs peu réalistes, des bars à l’occidentale, bien trop citadins. De nombreux aspects encore présents au muet s’effaceront petit à petit : la place de l’automobile, des portes, de tout ce qui fait moderne ou nouveaux riches à l’écran, tout cela changera du tout au tout pendant l’âge d’or du shomingeki en s’appliquant à décrire minutieusement la vie de la classe moyenne japonaise, évitant ainsi les grands écarts mélodramatiques du muet et ses oppositions (ou ses dégringolades / ascensions) de classes.

Un spécimen rare et réussi de mélodrame sentimental avant l’émergence du parlant.


 

Perle éternelle, Hiroshi Shimizu 1929 Fue no shiratama | Shochiku


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La Femme de là-bas, Hideo Suzuki (1962)

La Femme de là-bas

Sono basho ni onna arite
Année : 1962

Réalisation :

Hideo Suzuki

Avec :

Yôko Tsukasa
Akira Takarada
Kumi Mizuno, Chisako Hara

8/10 IMDb iCM

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Les rapports hommes-femmes au sein de l’entreprise au Japon. Plus d’un demi-siècle plus tard, rien n’a changé ; d’une actualité étonnante. La difficulté des femmes à imposer leur travail, une préférence pour l’ombre en laissant les hommes avoir tous les honneurs même quand ce sont elles qui produisent les meilleures idées, une propension plus globalement à se laisser faire même quand elles sont plus qualifiées, une résignation parfois face à la conception masculine du travail vu comme une jungle dans laquelle il faut s’imposer et où la femme est souvent plus vue comme une conquête possible voire un objet que comme une véritable collègue (et dès lors une concurrente ou une alliée). Les dragues, les agressions sont incessantes.

Finalement, un peu comme pour reprendre le flambeau d’un Ozu ou d’un Naruse dépeignant la situation de ces femmes abusées après-guerre (Yôko Tsukasa avait notamment tourné dans Fin d’automne et dans Courant du soir), la femme que l’on croyait la mieux armée pour repousser les avances du bellâtre de la société concurrente, lui tombe dans les bras. C’est pour mieux t’escroquer mon enfant…

Tragique, mais brillant.



La Fille de l’usine à briques, Yasuki Chiba (1940)

Note : 4 sur 5.

La Fille de l’usine à briques

Titre original : Renga jokô

Année : 1940

Réalisation : Yasuki Chiba

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Difficile de faire plus sec en matière de récit. On est dans la chronique pure avec, s’il y a des enjeux personnels pour chacun des protagonistes de cette histoire, aucune trame directrice classique qui ne viendra se superposer aux multiples intrigues connexes bâtissant le fond du film. Même le néoréalisme italien fonctionnera avec des intrigues cadenassées autour d’une action unique. C’est me semble-t-il bien plus tard qu’on verra dans les années 60 la naissance (ou le retour) d’un cinéma axé sur un confetti d’enjeux voire de diverses peintures de caractères. Une variation sociale du film choral en quelque sorte.

Le film pourrait ainsi donner l’impression à certains qu’il ne débute jamais. Ce sont des techniques de présentation utilisées couramment dans des intrigues classiques, mais dès la fin du premier acte, on se concentre alors sur une action principale : cette fragmentation de l’action permettait de constituer un univers sociétal avant de resserrer sur les seuls enjeux du personnage principal (Naruse utilise souvent cette technique d’ailleurs, je m’en suis suffisamment plaint). On a en effet une succession de séquences descriptives attachées à montrer la vie dans un quartier populaire (et même pauvre) de je ne sais quel quartier de je ne sais quelle cité japonaise, passant d’une famille à l’autre, d’une maison à l’autre, un peu à la manière d’un Kaneto Shindo plus tard dans Dobu. L’accent est mis plus particulièrement sur les enfants (à l’image cette fois – désolé pour les références toujours postérieures – d’un Urayama dans Une jeune fille à la dérive). Le récit se focalise ainsi sur les déboires d’une gamine, seule élève (fille) au milieu d’une classe de garçons, bientôt rejointe par une gamine coréenne (ethnie particulièrement méprisée au Japon).

En dehors d’une logeuse avare et un peu fripouille, tous sont montrés sous leurs bons côtés : tout à la fois dignes malgré leur pauvreté, volontaires, travailleurs…

Une jolie perle. En à peine une heure, on s’imbibe sans fléchir de cette atmosphère prolétarienne nippone, bienveillante et désintéressée. Dans tous les pays du monde, il arrive qu’on idéalise ainsi les petites gens. Plus d’un demi-siècle après, impossible de s’en offusquer. La valeur d’image d’Épinal, même si on s’en doute trahit la vérité, aura toujours le mérite de porter un regard longtemps après sur ce qui n’existe plus. Ce n’est rien de moins que la valeur première du cinéma des Lumière qu’on retrouve ici. Une image, même fabriquée, aura toujours valeur de document historique. Quand les caractères des lettres qui servent à notre expression sont tous interchangeables : qu’on lise les reliques traduites d’un poète comme Homère ou qu’on tweete son menu du jour sur le Net, les signes sont les mêmes pour « rendre compte ». L’ère de l’image a bel et bien tout changé dans le rapport au temps, à l’espace et aux témoignages que chacun peut faire du monde dans lequel il évolue.


Pour ces images, témoignant éventuellement de l’intérêt que le lecteur pourrait porter à ces « documents », je renvoie une nouvelle fois à ce blog.


 


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Les perles du shomingeki

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Ma mère dans les paupières (Banba no chutaro mabuta no haha), Hiroshi Inagaki (1931)

Note : 4.5 sur 5.

Ma mère dans les paupières

Titre original : Banba no chutaro mabuta no haha / 番場の忠太郎瞼の母

Aka : Chutaro Banba : Le Souvenir d’une mère

Année : 1931

Réalisation : Hiroshi Inagaki 

Avec : Chiezô Kataoka, Shinpachirô Asaka, Waichi Narimatsu, Hajime Morita, Ryôsuke Kagawa, Isuzu Yamada

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Première version d’une histoire connue plus tard sous le titre simplifié Mabuta no haha dont Tai Kato proposera une adaptation soporifique et colorée avec Kinnosuke Nakamura (le Miyamoto Musashi de Tomu Uchida). Dommage que le film ne soit référencé nulle part, c’est un chef-d’œuvre minimaliste et mélodramatique.

Loin des codes habituels du film en costumes (jidaigeki) ou même des matatabi-eiga (films de yakuza itinérant hérités des matatabi-mono dont serait maître l’auteur et dramaturge Shin Hasegawa), Ma mère dans les paupières serait plutôt un drame en costume resserré autour d’un seul objectif (le héros cherche sa mère à Edo) et concentré sur quelques heures (le film est adapté d’une pièce de théâtre). En 1931, il s’agit encore d’un muet et Inagaki, futur pape de la couleur thorpienne dégueulasse et de l’épique au service de Toshiro Mifune, se révèle ici maître dans la gestion de l’intensité, certes théâtrale, mais parfaitement adaptée en quelques plans et intertitres clés.

Une fois que notre héros a trouvé sa mère (et il y parvient assez facilement, ce n’est pas un film d’enquête), l’argument, et le dilemme, est assez simple : elle refuse de le reconnaître et pense qu’il vient réclamer sa part d’héritage quand lui vient innocemment chercher la maman qu’il n’a jamais eue. En un seul face-à-face, Inagaki multiplie les angles de caméra, les rythmes, répète avec insistance la même rengaine comme son héros le fait avec sa mère, mais toujours avec un sens du rythme inouï, ne lâchant rien. Une fois résolu à ne pas recevoir la reconnaissance espérée de sa mère, une nouvelle tension naît aussitôt dans les espaces extérieurs livrés au vent et à la neige… La fille arrivant à convaincre sa mère de retrouver ce premier fils caché et abandonné, la question est de savoir si elles parviendront à le rejoindre… Un lyrisme qu’Inagaki emploiera rarement par la suite lui préférant la sobriété des cadrages et des montages classiques.

Chiezo Kataoka, futur régulier lui aussi d’Uchida (Meurtre à Yoshiwara, Le Mont Fuji et la Lance ensanglantée), y est exceptionnel.

Ma mère dans les paupières (Banba no chutaro mabuta no haha), Hiroshi Inagaki (1931) | Chie Production


Les deux iconographies de cette page ont été piochées ici et ici.


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Le Sabre pourfendeur d’hommes et de chevaux, Daisuke Ito (1929)

Note : 4 sur 5.

Le Sabre pourfendeur d’hommes et de chevaux

Titre original : Zanjin zanbaken

Année : 1929

Réalisation : Daisuke Ito

Avec : Ryûnosuke Tsukigata, Hiroshi Kaneko, Misao Seki

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Je crois avoir rarement eu autant l’impression de relief face à un écran au cinéma.

Les flous épars, dus probablement à la faible sensibilité des pellicules, offraient paradoxalement une profondeur de champ inattendue à l’image en jouant sur notre regard une sorte de trompe-l’œil : d’habitude les flous sont homogènes et obéissent plus au type d’objectifs qu’à la lumière, mais avec une pellicule peu sensible et un tournage en extérieur chaque espace apparaissant dans le champ est susceptible d’apparaître plus ou moins flou en fonction de l’extrême variabilité de la lumière en extérieur et avec une caméra le plus souvent mouvante, si bien que la perspective se fait en quelque sorte à travers le contraste de différents points du champ plus ou moins flous, plus ou moins scintillant de netteté. Le vieillissement doit jouer aussi, le défilement de la pellicule, l’émulsion imparfaite, que sais-je. L’effet produit est étonnant, la 3D, elle est là.

Alors quand en plus Ito joue parfaitement avec la profondeur de champ en ne manquant pas de saisir des personnages au premier plan avec un second voire un troisième plan souvent actif, et que le tout est le plus souvent en mouvement, que ce soit les acteurs, toujours bondissant, courant d’un bout à l’autre de l’image, ou bien sûr avec la caméra (qui a fait sa réputation), eh bien tout ça donne une énergie fabuleuse à ce petit film.

Et je n’ai rien compris à l’histoire, signe que le film est peut-être plus intelligent qu’il n’y paraît. (Non ?) On parlera plutôt de sidération des images.



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L’Armée, Keisuke Kinoshita (1944)

Larmes étouffées

Rikugun

Note : 4 sur 5.

L’Armée

Titre original : Rikugun

Année : 1944

Réalisation : Keisuke Kinoshita

Avec : Kinuyo Tanaka, Chishû Ryû, Ken Mitsuda, Kazumasa Hoshino, Ken Uehara, Haruko Sugimura, Shin Saburi, Eijirô Tôno

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Beau boulot. Dans un film de propagande, il faut du génie pour à la fois respecter le cahier des charges imposé par les donneurs d’ordre (ils sont désignés ici dans le titre), mais surtout détourner astucieusement la finalité première d’un tel exercice pour y placer au compte-gouttes des touches plus personnelles, des notes subtiles qui émoustilleront à peine la censure (à peine parce que Tadao Sato ou Donald Richie je ne sais plus, écrivait que la fin avait eu du mal à être digérée : une mère y est montrée angoissée à l’idée de voir si son fils revenait de la guerre avec les compagnons de son régiment, alors que tout au long du film, on explique avec force combien les parents doivent se montrer fiers de l’embrigadement de leurs gosses et occulter toutes considérations personnelles susceptibles de ne pas faire honneur à l’empereur). Kinoshita, aidé par des acteurs là aussi de génie, n’en est donc pas dépourvu (de génie).

C’est vrai, dans cette séquence finale de la mère à la recherche fébrile de son petit, il démontre déjà ce qu’il saura par la suite faire le mieux dans le registre du lyrisme lacrymal, mais il parvient aussi, et c’est peut-être plus surprenant de sa part, à apporter pas mal de notes d’humour. L’humour, c’est même presque ce qui dirige un certain nombre de séquences opposant le personnage joué par le pas encore fétiche ozuen Chishū Ryū et celui tenu par Eijirô Tôno, tous deux interprétant deux pères voyant leur fils enrôlé dans l’armée au même moment mais assignés à des missions différentes. Le dilemme humoristique, l’enjeu franchement satirique, étant alors d’accepter de voir son fils partir là où c’est le plus honorable pour un soldat…, si tant est qu’on puisse être en mesure de se mettre d’accord sur ce qui le serait… De là quelques séquences loufoques, pas loin de ridiculiser en filigrane les prétentions suicidaires et aveugles que la propagande espérerait voir se « démocratiser » dans l’attitude du bon Japonais. On pourrait être déjà chez Ozu avec des chamailleries d’adultes préférant se mépriser dans l’indifférence plus que dans l’opposition directe (sorte d’opposition entre deux chats boudeurs). Sauf que chez Ozu, ces petits jeux amusants sont sans conséquences ; ici l’humour est sur le fil du rasoir.

Avant la séquence finale qui a fait la réputation du film, Kinuyo Tanaka (qui joue donc la mère) offre comme toujours un mélange étrange d’humour (ses humeurs de femme contrariée, indignée, et elle aussi silencieuse), de force et de gaieté flottante, proche de la tristesse (on comprend pourquoi son couple fonctionne si bien avec Chishū Ryū). On la voit notamment remarquable dans une séquence, là encore vers la fin, où la petite famille se retrouve pour la dernière fois autour d’un repas avant le départ du fils : tous les dialogues sentent bon le moralisme va-t-en-guerre, mais à cet instant les images semblent se séparer du discours, et ce qui y est dit n’a plus d’importance : seule compte la situation tendue jouée en sous-texte, le visage de chacun, leur tristesse de se savoir là pour la dernière fois, et le plaisir malgré tout de pouvoir savourer un dernier instant en commun. Car pour illustrer cette paix familiale appelée à disparaître, les enfants se mettent à masser leurs parents. Ce sont alors les images qui parlent, les visages faussement joyeux, plus que les paroles niaises. Déjà, pas de grandes effusions stupides, mais une larme discrètement séchée par une Kinuyo Tanaka tête baissée, sourire de circonstance aux lèvres.

La première partie du film vaut également le coup d’œil : le principe initial du film était semble-t-il d’illustrer le parcours de l’armée nippone au cours de l’histoire. On dispose ainsi par saut de puce d’un montage historique pas dénué d’intérêt. Les séquences mettent en situation les personnages d’une même famille au fil des diverses époques lors des glorieuses avancées du Japon vers la bêtise impérialiste. Tout cela avec le savoir-faire de Kinoshita en matière de placement de caméra. Même si plus on arrive vers la Seconde Guerre mondiale, plus le discours devient aujourd’hui risible tant il paraît forcé, c’est toujours assez subtil, mettant en avant plus volontiers le sort des personnages que l’idéologie censée être véhiculée.


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