Hideko monte les paliers

Les Sœurs Makioka (Bruine de neige)
Titre original : Sasameyuki
Année : 1950
Réalisation : Yutaka Abe
Avec : Hideko Takamine, Ranko Hanai, Yukiko Todoroki, Hisako Yamane
Première adaptation semble-t-il d’un roman de Jun’ichirô Tanizaki (dont Masumura adaptera quelques romans). Un peu refroidi par l’adaptation soporifique, hiératique et acidulée de Kon Ichikawa en 1983[IMDb], j’avançais à reculons devant cette version. Pour tout dire, ça commençait pas mieux puisque j’ai manqué plusieurs fois de m’endormir au début du film… Et soudain, Hideko… Hideko est arrivée, et la voilà qui vous harponne le cœur un peu comme dans chaque film : sur le tard. On se dit d’abord « Ah tiens, que vient faire dans cette histoire ma jeannette-qui-rit-jeannette-qui-pleure préférée ? », et puis le film semble tomber sous le charme de cette étrange chose et se désintéresse de tout le reste. Des sœurettes, n’en reste maintenant plus qu’une. On ne voit que celle-là. On pourrait même se demander si ce rôle ne constitue pas une sorte de chaînon manquant entre sa carrière d’adolescente chez Naruse notamment (Hideko receveuse d’autobus ou déjà au travail et jeune adulte dans Les Descendants de Taro Urashima) et son rôle en 1952 dans L’Éclair. Entre-temps, évidemment beaucoup de rôles (et de ceux-là je n’ai vu que le Carmen revient au pays où elle joue encore les zouaves*), alors simple conjecture. Seulement, tout ce qui suivra dans les Naruse est déjà présent, et peut-être pour la première fois. Il faut avouer que c’est plutôt impressionnant. Au point d’éclipser tout le reste.
*Dans Bagatelle au printemps, adaptation de Marius de Pagnol où elle joue « Fanny » en 1949 (donc précisément à la même période), elle joue sur les deux tableaux, la jeunette enamourée de son Jules (ou de son Marius), et propose ensuite, mais tout en nuances, une composition de femme devenue mère et épouse.
Je ne dirai jamais assez ma fascination pour le génie de cette actrice. Elle est une des rares à pouvoir jouer le mépris en restant sympathique (autrement dit, elle pourrait jouer n’importe quelle totalité négative, qu’elle arriverait à garder la sympathie du spectateur, c’est probablement le souhait de tous les acteurs — pas forcément des cinéastes — et c’est la chose la plus compliquée à faire, avec celle de faire rire). Elle est capable de proposer dans un même film une palette d’expressions impressionnante, passant de l’amusement le plus futile à la gravité tragique. Elle peut aussi, et là encore c’est une qualité extrêmement rare, offrir d’un côté une gamme d’intentions de situation, sorte d’expressions apparentes et continues, et de l’autre des nuances éparses censées suggérer des expressions involontaires, volées, ou simplement des contrepoints à une humeur générale. C’est comme en musique avec une harmonie qui s’installe, se répète, ronronne, à laquelle viennent s’ajouter des notes qui forment une mélodie, une sorte de discours du cœur plus insaisissable, plus indomptable, une fenêtre entrebâillée sur ce qu’un personnage chercherait peut-être à cacher, ou au contraire un sursaut de la volonté naissante, de la conscience, pour s’opposer aux tourments d’une situation pesante… Et ce n’est pas le tout de vouloir le faire, le plus dur comme en musique est de composer l’une avec l’autre, en même temps, dans une cohérence combinée qui apparaîtra toujours comme une évidence. La réussite des films futurs de Naruse viendra aussi beaucoup de là, dans cette capacité de son actrice principale à exprimer parfois en même temps un personnage affrontant le sort avec dignité, et montrer soudain des jaillissements d’orgueil ou de révolte au milieu de ces accablements insistants.
Les Sœurs Makioka (Bruine de neige), Yutaka Abe 1950 Sasameyuki | Shintoho
On voit tout ça dans les films qui suivront de Naruse. Pas forcément en proposant dans chacun d’entre eux une tessiture aussi large qu’ici. On découvre cela ici presque par accident et petit à petit. On voit Hideko Takamine commencer à placer des nuances à la limite du burlesque (dont elle est issue, il me semble) dans de simples gestes. Cette manière presque insolente d’interpeller les autres acteurs avec des gestes imprévus ou à jouer des hanches comme une star de Broadway (ou Carmen, déjà) pour défier son interlocuteur (et on dit bien que pour les acteurs, tout part du corps). Ça colle (semble-t-il) parfaitement avec son personnage, car c’est, des quatre, celle qui s’ouvre le plus au monde moderne. C’est la seule par exemple à porter constamment des robes à la mode occidentale, et là, il faut avouer qu’on ne le voit pas aussi bien jouer de ce corps petit et replet dans les films qui suivront. On remarque tout de suite cette composition qui fait la singularité de beaucoup de clowns : si elle peut être légèrement rebondie, elle est aussi tout en muscles et chacun d’eux semble prêt à tout moment à se tendre. Elle a une manière bien à elle par exemple de repousser ses coudes en arrière et de bomber la poitrine, qui la montre toujours en alerte, prête à vous sauter au visage pour vous mordre ou pour vous embrasser. Une sorte de mélange de Betty Boop et de Ginger Rogers, mais elle se rapprocherait plus encore d’une Giulietta Masina, capable également comme elle de jouer et de passer en un instant d’une partition tragique à une autre comique.
On est dans le mélodrame, et aucun mélo ne saurait être convaincant sans nuances. C’était l’erreur d’Ichikawa dans sa version (plus que mélo, c’était, dans mon souvenir, d’un sérieux yoshidien ; justement aussi parce que le cinéaste semblait réaliser ça comme un film réaliste, respectueux, cadenassé… chiant quoi). Toute la gamme y passe donc : la femme contrariée par son amour, la femme légèrement intéressée, la femme éperdue et trahie, la femme accablée par le destin, l’insolente, la rigolote, la pleurnicheuse, puis la désabusée et la femme ivre… Hideko, c’est un dessin animé, une caricature, a elle seule. Et pourtant, on y croit. Parce que jamais, elle ne semble jouer en dehors de sa zone de confort, en faire trop, chercher à épater. Elle est juste là, et avale tout l’espace. Et même quand on la connaît et qu’on la voit dans un rôle précédent ses grands rôles narusien (le Mikio, il a dû en avoir des idées en voyant son Hideko jouer l’omnibus sur huit octaves), on se dit qu’elle va faire le job et sans plus, parce qu’elle cache bien son jeu, comme toujours, parce qu’elle n’est pas d’une beauté flamboyante comme Ayako Wakao ou comme d’autres. Mais voilà, Hideko, c’est Passepartout qui volerait la vedette à son Phileas Fogg, c’est un Sancho Panza qui éclipserait Don Quichotte. Une magicienne, on devrait savoir qu’elle finira par décrocher la timbale, à chaque fois on s’y laisse prendre.
À noter que le film arrive bien mieux que son remake à traduire cette histoire finalement assez ennuyeuse (cent fois répétée : les anciennes familles respectables devant faire face à une nouvelle situation, la difficulté de trouver un parti pour ces demoiselles, etc.). Parce que dans le cinéma japonais, bien souvent ce ne sont pas les histoires (les péripéties) qui comptent, mais ce qu’on en fait (suffit de voir un Ozu pour s’en convaincre). La mise en scène est parfaite (excellent sens du rythme et du découpage, avec quelques tics piochés chez Shimizu) ; mieux encore, le montage et la musique structurent parfaitement le récit autour de nombreux montages-séquences (dans la grande tradition classique hollywoodienne, que ce soit pour montrer le temps qui passe entre deux séquences — ou chapitres ou pourrait dire —, ou pour illustrer en une séquence musicale un ensemble de petites scènes muettes sur le même thème).
Non pas un grand film, mais une Hideko qui vole tout, c’est un film qui se regarde sans peine.
(À noter aussi la première apparition, en sœur à couettes, de Kyôko Kagawa.)