Troublez-moi ce soir, Roy Ward Baker (1952)

Mettre le pied dans la porte

Note : 4 sur 5.

Troublez-moi ce soir

Titre original : Don’t Bother to Knock

Année : 1952

Réalisation : Roy Ward Baker

Avec : Richard Widmark, Marilyn Monroe, Anne Bancroft

Film noir assez inhabituel, car il met plutôt l’accent sur la psychologie que sur l’action. En cela, il rappelle un peu certains thrillers optant pour le huis clos comme Menaces dans la nuit sorti l’année précédente, avec la différence notable qu’on n’y trouve ici pas une once de criminalité (en tout cas pas volontaire ou crapuleuse). On n’est pas encore dans les excès psychiatriques des années 60, et au contraire, la configuration assez théâtrale du dispositif permet aux acteurs et au réalisateur (en plus britannique, on peut supposer une expérience de la scène) de se concentrer sur les relations, la construction des personnages, plus que sur l’action et les postures.

Marilyn Monroe n’est pas encore une star, elle sort tout juste du démon s’éveille la nuit où elle proposait déjà une composition étrange et unique entre le côté plantureux, sexuel qu’on réclame à toutes les jolies femmes dans un second rôle à l’époque, et pas du tout glamour, mais au contraire quasiment ouvrier, populaire. La transformation vers le monstre glamour qu’elle deviendra immédiatement après avec Niagara se produit quasiment sous nos yeux dans ce film : venue garder une petite fille de riches pour une soirée dans un hôtel, pistonnée par son oncle qui y officie en tant que liftier, c’est la chrysalide Norma Jeane Baker qui adopte le négligé de la mère absente, son parfum, ses bijoux et devient Marilyn… Le glamour apparaît, et on est saisi instantanément par l’adéquation parfaite qui semble s’opérer entre la fragilité du personnage, souvent à la limite de la folie, et l’actrice qui semble ne pas trop en faire malgré les pièges que représente souvent ce type de personnage au bord de la rupture. On peut mettre au crédit de l’actrice ce bon goût de ne pas trop en faire et d’être parfaitement crédible dans un rôle qui pourtant serait si facile de faire dépasser des clous. Mais on peut peut-être aussi y voir le talent de son quasi-homonyme, Roy Ward Baker, qui lui aussi a le bon goût de ne pas céder à la facilité en évitant de montrer les moments trop grand-guignolesques de l’histoire : si on la voit ainsi subrepticement assommer son oncle, le futur réalisateur d’Atlantique, latitude 41° (ne cherchez pas de cohérence « auteuresque ») se garde bien de la montrer ligoter, notamment, la gamine ou dans une détresse finale hystérique.

Parce que l’un des futurs atouts de Marilyn, il explose ici à l’écran : loin des vamps, des femmes fatales de l’époque ou des blondes glamours à la Lana Turner, elle expire littéralement une sorte de souffle éthéré si caractéristique qui transpire également dans sa voix langoureuse (elle sort un premier « hello », typique de l’actrice, à Richard Widmark, qui a fait pouffer le public dans la salle), dans un mouvement de paupière et de lèvres loin d’être naturel, qu’on imagine durement fabriqué et pourtant étrangement totalement sincère. C’est ce côté éthéré qui à ma connaissance lui était étranger dans les seconds rôles qu’elle avait assurés jusque-là. En tout cas, c’est sans doute à l’occasion de ce personnage, et des essais pour le rôle peut-être, qu’elle a trouvé là l’occasion d’utiliser cet aspect de sa panoplie d’actrice qu’on pensait sans doute à l’époque (comme aujourd’hui souvent) restreinte aux jolies gourdes. Sans la folie assumée du personnage, puisqu’il s’agit du cœur du film (et ce qui en fait un film noir si particulier, une sorte de faux thriller dans lequel la victime serait avant tout celui qui pose les problèmes à la bonne société — ce qui ne colle pas tout à fait avec les principes du code Hays qui voudrait voir les trouble-fêtes punis en clôture du récit, mais j’imagine qu’on a estimé que le personnage n’avait en réalité pas dépassé les bornes), probablement pas de Marilyn. Parce que dans Niagara, l’actrice garde un peu de cette folie douce, de ce côté éthéré, absent, et ça ne fera qu’amplifier le mystère entourant son personnage et l’atmosphère du film, autant d’éléments qui finiront par faire le succès du film… et de l’actrice. Parce que jusque-là, si l’actrice avait fait parler d’elle, c’était, un peu à l’image d’Hedy Lamar, à travers ses « à-côtés ». Après tout, toute publicité est bonne… si on a du talent.

Bien qu’elle ait prouvé dans ce rôle une grande force intérieure, je doute qu’elle ait été pénétrée en ce début de carrière des idées de l’Actors Studio. La présence d’Anne Bancroft, pour qui c’est le premier rôle au cinéma (elle y est déjà collée à un comptoir de bar comme plus tard dans Nightfall), est peut-être un signe ou un indice d’une évolution future… La method faisant des petits désormais parmi les acteurs de la nouvelle génération jusqu’à Hollywood. Les deux novices, en tout cas, ne partagent qu’une séquence en commun dans le film.

Le film semble n’avoir convaincu personne, que ce soit à l’époque ou encore aujourd’hui, et ce n’est pas si étonnant. La nature hybride du film peut déconcerter : un thriller psychologique sans crime ni victime, sans éclats de mise en scène du fait de la nature extrêmement classique de sa forme (huis clos concentré sur une soirée, et respect presque du principe de bienséance en évitant de montrer les outrances éventuelles de l’histoire), mais comme à mon habitude, je suis toujours séduit par ces propositions dramaturgiques me rappelant mes premières amours. Et comment ne pas l’être (séduit), quand on voit ainsi une actrice, un mythe même, prendre forme et se révéler ainsi pour la première fois à l’écran. Aussi, quand on aime les acteurs, on les aime surtout quand ils ont de l’espace pour s’exprimer. Par la suite, Marilyn aura maintes fois l’occasion de prouver son talent, de faire la preuve de la variété de son talent surtout, en ajoutant à son registre la comédie, la légèreté, l’autodérision, sans perdre de son glamour, chez Howard Hawks puis chez Billy Wilder, mais je n’ai pas le souvenir qu’elle ait eu par la suite l’occasion de bénéficier d’autant d’espace pour s’exprimer. Il n’y a que les espaces exigus des huis clos qui permettent cela.

Cet espace, il profite aussi à Richard Widmark : habitué aux films noirs urbains moins tranquilles, son personnage aide beaucoup à l’humaniser. Si l’affiche et le sujet du film laisse d’abord à penser à un film racoleur jouant sur la réputation de l’actrice et sur le mythe de la girl next door, jouant sur la menace que pourrait représenter la présence de l’acteur (le personnage d’Anne Bancroft se plaint de la rudesse de son caractère au début du film), le récit prend vite le contre-pied de ces basses attentes, on est surpris de voir le film ne jamais sombrer dans le sordide et au contraire devenir assez touchant. Il y a des rôles en or dans des petites productions qu’il ne faut pas se priver d’accepter quand ils vous assurent autant de libertés et l’occasion de bénéficier d’un type de personnage qui améliorera l’image (forcément tronquée) de vous que se fait le public.


 

Troublez-moi ce soir, Roy Ward Baker 1952 Don’t Bother to Knock | Twentieth Century Fox

La Maison de bambou, Samuel Fuller (1955)

La Maison dans l’ombre du bambou

Note : 1.5 sur 5.

La Maison de bambou

Titre original : House of Bamboo

Année : 1955

Réalisation : Samuel Fuller

Avec : Robert Ryan, Robert Stack, Shirley Yamaguchi, Sessue Hayakawa

Tout Fuller est là. Un talent certain pour manier sa caméra, avec notamment d’excellents ajustements à la Ophüls pour changer d’échelle de plan sans avoir à couper, une bonne science du montage et de l’atmosphère. C’est simple, ainsi colorisé, on pourrait presque penser que Fuller a une demi-douzaine d’années d’avance sur les autres, et en particulier sur les films d’espionnage des années 60 (les Hitchcock ou les James Bond).

Seulement Fuller ne serait pas Fuller sans ses invraisemblances et ses gros sabots. Certaines répliques et sa vision du Japon, des Japonaises en particulier, sont rétrogrades et insupportables. Le plus fort comme d’habitude, ce sont les invraisemblances sidérantes du scénario.

Un gars de la police militaire s’infiltre dans un petit groupe de truands pour enquêter sur une attaque de train à laquelle on assiste au début du film. Très vite, il pourrait avoir des preuves pour les inculper, mais il reste là on ne sait pas bien pourquoi et on s’en moque. Et puis jusqu’à la fin, ce type partage le rôle principal avec le chef de cette bande, Robert Ryan, puis avec la femme japonaise d’un ancien de ses hommes grâce à qui ils peuvent faire le lien avec l’attaque du début. Tout à coup, on ne sait pas bien pourquoi là non plus, le rôle principal échoit au chef de bande… avant tout de même à la toute fin, parce qu’il faut bien y revenir, lui faire son compte tel un héros qu’il n’était déjà plus… Au passage, on ne saura jamais ce qu’est advenu du personnage de flic interprété par ce bon vieux Sessue Hayakawa. Qui s’en préoccupait encore ?… Un des rôles principaux qui disparaît en plein milieu de l’intrigue, même les séries B n’osent pas. Et pis, à quoi bon sauver le flic infiltré alors que selon la règle, une fois blessé, ils auraient dû l’achever pour éviter qu’il ne parle ? Tu introduis une règle (certes efficace mais déjà foutrement incohérente parce qu’aucun truand n’accepterait de telles conditions) et à la première occasion tu l’envoies valdinguer. Motif supposé presque comique (parce que le chef qui l’a épargné a beau se poser la question, il n’en voit aucune) : le petit penchant homosexuel du chef de gang pour le flic infiltré. Celui-ci d’ailleurs est blessé, mais oh, assez peu, si bien qu’au bout de dix minutes, le voilà-t-il pas tout fringuant. Ce mec est tellement demeuré qu’il envoie sa belle appeler son propre chef dans une cabine avec un mot pour lui, au lieu d’aller le trouver tout simplement (c’est vrai, les truands filent la fille, forcément… on y croit), et ce chef de police… lui donne rendez-vous dans un hôtel…, là où justement un mec de la bande peut les voir. L’incohérence ne s’arrête pas là : le gars va trouver son boss pour lui dire, sauf qu’au lieu d’imaginer, comme c’est le plus vraisemblable, que son nouveau pote est un flic, non non, on a droit à la scène, presque de jalousie, du boss avec la fille pour l’engueuler… de ne pas être fidèle à son pote ! Non, mais sérieux… J’oubliais, le coup à la fin du vol de perles qui est en fait un subterfuge pour que la police japonaise tue le flic infiltré… Sauf que ça ne marche pas (pour des raisons plus que risibles) et voilà le boss pris à son propre piège. C’est une suite continue d’invraisemblances.


La Maison de bambou, Samuel Fuller 1955 House of Bamboo | Twentieth Century Fox


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Les Plaisirs de l’enfer, Mark Robson (1957)

No dolls, no valley

Peyton Place
 Peyton PlaceAnnée : 1957

Réalisation :

Mark Robson

Avec :

Lana Turner
Lee Philips
Lloyd Nolan
Arthur Kennedy
Russ Tamblyn
Terry Moore

8/10 IMDb iCM

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Brillant. On retrouve paradoxalement pas mal d’éléments de La Vallée des poupées (un paradoxe parce que La Vallée est une torture). La fine couche qui sépare parfois ce qui est subversif et ce qui est vulgaire…

C’est osé pour 1957 (viol, inceste, suicide, avortement illégal, éducation sexuelle, désir sexuel des célibataires, etc.), mais c’est toujours traité de manière très juste. C’est bien la notion d’auteur qui explose, parce que tout ça on ne le doit pas à Robson (les risques du classicisme), mais au sujet, à l’intrigue initiale adaptée d’un roman, à l’excellent casting (peut-être vu une des scènes les plus justes jouées par des « jeunes premiers » entre Russ Tamblyn et Diane Varsi), tout ce qui était déjà probablement bien vulgaire dans le roman initial de… La Vallée des poupées

De la flamboyance des années 50 à la vulgarité de la décennie suivante.


Les Plaisirs de l’enfer, Mark Robson 1957 Peyton Place | Twentieth Century-Fox, Jerry Wald Productions


Bulworth, Warren Beatty (1998)

Farce à Trappes

Note : 2.5 sur 5.

Bulworth

Année : 1998

Réalisation : Warren Beatty

Avec : Warren Beatty, Halle Berry, Kimberly Deauna Adams

Il n’y a probablement pas un genre qui soit aussi sensible que la satire. L’humour est propre à chaque individu, parfois à chaque culture, et il suffit d’un rien pour exaspérer le spectateur et se couper définitivement de lui. Parce qu’on pourrait encore tolérer un humour qui ne cherche qu’à amuser ; on tolère déjà moins qu’on nous donne des leçons ou qu’on y dénonce des usages sociaux ou politiques. On prend parfois le risque d’enfoncer les portes ouvertes, d’user de facilité, de forcer le trait de la caricature ; souvent aussi, tout dépend de qui pointe du doigt.

Bulworth est une satire, beaucoup semblent y trouver leur compte. Je n’y vois qu’humour forcé, mauvais goût, facilité, caricature injuste et grossière (paradoxalement, non pas celle liée aux politiques et à leurs magouilles, mais bien aux autres, au petit peuple, aux Noirs). Le problème de la satire quand elle joue d’oppositions aussi franches, c’est que le manichéisme sent surtout la bonne conscience, la bienveillance du riche vis-à-vis du pauvre quand il crache sur les siens. Bien sûr Warren Beatty a toujours été de gauche, reste qu’on y sent toujours une forme de légitimité peu évidente à vouloir ainsi se refuser, même dans une satire, à la nuance.

La satire d’ailleurs tourne le plus souvent à la farce, à une fuite initiatrice de petit garçon à la Ferris Bueller. C’est la dose qui fait le poison, même en humour. Et Warren Beatty dépasse les limites du supportable. Les petits vieux dans la salle s’amusaient d’en voir un autre rapper et s’habiller comme de la jeune racaille noire. Trop facile, trop vulgaire.

On peut reconnaître au moins à Beatty la volonté de recoller à une certaine tradition de la comédie politique et romantique des années 30 et 40. Seulement l’histoire d’amour ne prend jamais. Et là, c’est moins le mariage coloré qui pose problème que l’âge conséquent qui sépare Warren Beatty de Halle Berry. On comprendra facilement pourquoi les vieux bonhommes y adhèrent sans réserve.

Par ailleurs, il faut l’avouer, Warren Beatty n’est pas un grand acteur — de comédie, ou de farce, en tant cas. La difficulté de trouver le ton, toujours. Et des yeux minuscules trop peu expressifs (les mêmes que sa sœur Shirley MacLaine, qui a toujours eu la bonne idée, elle, de jouer des faux cils, une vocation perdue sans doute pour Warren).


Bulworth, Warren Beatty 1998 | Twentieth Century Fox


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Les Bas-Fonds de Frisco, Jules Dassin (1949)

Dans la Poire

Les Bas-Fonds de Frisco

Note : 4 sur 5.

Titre original : Thieves’ Highway

Année : 1949

Réalisation : Jules Dassin

Avec : Richard Conte, Lee J. Cobb, Valentina Cortese

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Décidément, je me découvre une passion tardive pour les films de Jules Dassin. Un film noir réaliste ou un thriller naturaliste c’est selon, comme Naked City. Des aspects parfois difficiles à marier, mais qui sont particulièrement réussis dans le film. Nick dit à son père que ce n’est qu’une “poire”, il dira un peu plus tard, qu’il en est une aussi, et c’est toute la tragédie des petites gens honnêtes illustrée tout du long ici, péripétie après péripétie, emmerde après emmerde. À l’image de Stavros dans America America, certains ont plus de talent que d’autres pour s’attirer la guigne. Naïfs, voire un peu stupides, on sent à chaque fois venir l’escroquerie, on voit tout, et c’est ce suspense qui rend leur destin tragique. Et puis, au milieu de ces ennuis érigés en septième merveille de l’univers, le contraste le plus inattendu, l’aide inespérée, la vamp (parfois, c’est un ange, comme dans Body and Soul). Mais celle-là, si elle joue d’abord contre lui, notre héros guignard, elle se trouve très vite un intérêt pour lui. Le charme du beau naïf qui n’existe qu’au cinéma. Femme pas si fatale que ça, au contraire, c’est comme si la mort même s’entichait de la pauvre pomme qu’elle était chargée de ramasser. Le petit coup de génie, sans doute, c’est le choix de Valentina Cortese. Étrange créature au charme pas évident, à l’accent et au regard indéfinissable. Tout paraît trouble en elle, sauf le sourire. Un sourire comme ça, ça ne ment pas (comme celui de Richard Conte qui lui donne bien un petit air idiot). C’est réaliste, c’est cruel, et pourtant, ça reste du cinéma.

(J’ai vu aujourd’hui Pain, amour et fantaisie, avec De Sica, et il y a bien de ça dans ce film, un peu de De Sica, d’espoir niais, mais juste, au milieu d’un cageot d’ennuis et de misère.)

Belle maîtrise également dans le traitement des personnages, car en dehors de celui qu’interprète Lee J. Cobb, ils flirtent en permanence entre les lignes pour définir ce que nous sommes tous, des êtres multiples et imprévisibles. La chasse aux stéréotypes, aux sorcières, aux étiquettes…

Ed, est d’abord présenté comme un petit escroc, puis prouve que c’est tout de même un brave type en sauvant Nick de la mort. Nick lui-même vacille entre son côté “poire” et sa volonté de se faire un peu de blé rapide. Les deux petits emmerdeurs qui suivent Ed comme la mort finiront bien pour lui porter la poisse, mais ils viendront à son secours, et au moment de jouer les croque-morts, ils font même sécession. La petite amie de Nick est présentée comme la poule idéale jusqu’à ce qu’elle montre son vrai visage. Et Rica bien sûr… Quant à Lee J. Cobb, pour en revenir à lui, est-ce qu’on peut imaginer meilleur acteur pour une enflure ? On sait qu’il parviendra malgré tout à le rendre sympathique, donc un escroc crédible (Lee J. Cobb, dix ans plus tard, c’est tout simplement l’une des performances les plus mémorables du cinéma dans les Frères Karamazov de Richard Brooks ; encore un personnage négatif qu’il arrive à rendre sympathique.)

Les Bas-fonds de Frisco, Jules Dassin 1949 Thieves’ Highway | Twentieth Century Fox


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Alien 3, David Fincher (1992)

Notes diverses

Alien3

Note : 4.5 sur 5.

Année : 1992

Réalisation : David Fincher

Avec : Sigourney Weaver, Charles Dance, Charles S. Dutton, Lance Henriksen

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Décembre 95 :

Construction scénique exemplaire. En dehors de la poursuite finale qui peine à offrir un spectacle à la Jaws (hommes cernés par un loup). L’action avant ça, c’est de l’inaction, de l’action d’ambiance. On construit un jeu de puzzle dont on ne voit ce qu’il regroupe que lentement, augmentant le plaisir à travers les tentatives de compréhension, à travers le jeu, là, d’imagination pour regrouper ce qui est possible. Déjà une forme de réalité virtuelle, une imagination suggérée, dirigée. Introductions, allusions, superpositions, fausses pistes, retours, forment les pièces de ce puzzle complexe. Peu de contraintes sinon celles des unités : le lieu est le plus évident, le temps (deux ou trois jours dans un espace où il est censé ne rien se passer, donc où le temps s’étiole), et l’unité d’action (qui ne fait que poindre puisque c’est justement celle qu’on essaie de retrouver à travers les interrogations de Ripley et l’incrédulité des habitants de la planète). L’art de créer avec des bouts de ficelle, et des ficelles servant à tirer le meilleur de l’imagination du spectateur. On est loin du réel, cette composition n’est pas naturelle, mais c’est bien grâce à cette structure quasi théâtrale qu’elle nous fascine, parce qu’elle en reprend les schémas et les codes. Quête contre poursuite. Œdipe contre l’Iliade. Ce n’est pas le reflet de la vie. La vie n’a pas de construction méthodique, il n’y a pas d’intention ou de resserrement, encore moins de quête. La fiction théâtralisée, elle est tout ça. Artificielle, donc un produit de l’homme. De son génie. (Face à la brutalité du loup).

Août 97 :

Ce sensationnel découpage technique est une révélation, une leçon de montage.

Principe « d’action dramatique et d’action d’ambiance » :

Le film procède essentiellement à travers des ellipses masquant les raccords de mouvement. Cela permet aux plans d’avoir une identité propre, avec une idée pour chaque plan, et un plan qui ne s’attarde que le temps de la mise en place de cette idée. Tout autre élément parasite est supprimé. Effet produit : pas de digression inutile, pas d’impression de stagnation de l’action. On va droit au but. Mieux, parfois, entre deux plans, il n’est plus nécessaire de raccorder des mouvements pour suivre une continuité, le montage est capable de suggérer le mouvement dans le plan suivant quand il n’est pas encore amorcé dans le précédent. Gain de temps, effort laissé à l’imagination du spectateur. On se rapproche presque même du montage des attractions appliqué à un même espace scénique. Une fois suggérée, l’idée de mouvement n’a alors plus la même saveur, si bien qu’il faut faire l’effort de proposer au spectateur une autre vision, et l’idée de départ continue de composer toute l’idée du plan, mais repoussée au second plan. On permet ainsi dans un même plan, la juxtaposition de deux idées. L’idée dramatique, l’autre d’ambiance. Une principale, une secondaire. L’idée étant le principe premier de ce style de montage, les gros plans sont nombreux, composés dans un même champ d’action préalablement défini à travers une succession classique de plans plus larges. Le spectateur est alors en mesure, à travers cette succession de gros plans, de se représenter le hors-champ si essentiel à l’imagination et à la représentation mentale d’une scène. Même impression de richesse de plan, comme dans un roman où l’auteur s’emploierait à varier son vocabulaire, car même dans un même espace, même en s’autorisant des mouvements de caméra, le champ resserré propose rarement deux fois la même vision. L’environnement est connu grâce à l’introduction de la scène, la suite sert à faire exploser l’imagination et donner du sens au montage. Un champ-contrechamp propose souvent des réactions prévisibles donc offrant un plaisir restreint au spectateur, l’utilisation de ce hors-champ, à travers également le travail sur le son et la musique, permet de remplir son image d’éléments plus significatifs.

Alien 3, David Fincher 1992 Twentieth Century Fox, Brandywine Productions (20)_saveur

Alien 3, David Fincher 1992 | Twentieth Century Fox, Brandywine Productions

Alien 3, David Fincher 1992 Twentieth Century Fox, Brandywine Productions (21)_saveur

Deux exemples : Quand Ripley a une goutte de sang qui coule de son nez. Nous avons l’action principale (« l’action dramatique », qu’on pourrait autrement qualifier de « situation de départ ou attendue », ou encore « d’événement ») : l’enterrement, qu’on écarte très vite au second plan. La goutte de sang suggère déjà autre chose, un après, et une interrogation. En trois ou quatre plans “muets”, sans dialogues, on évoque une idée au milieu d’un autre ensemble (c’est « l’action d’ambiance », l’action secondaire, thématique, suggérée, etc.). Opposition entre le dramatique et l’ambiance, inversion des proportions. La mise en relief se fait sans perdre ce qui précède (on reste dans la même situation, mais au lieu de décrire l’enterrement, celui-ci n’apparaît plus qu’au second plan pour laisser place à un sujet différent qui n’est pas toujours parfaitement clair et défini) tout en appelant déjà ce qui viendra par la suite. La scène, qui est un classique, et qui se veut anodine, devient une scène psychologique : notre interrogation est celle de Ripley. Nous avons donc, un très gros plan de la goutte qui coule, puis un plan large de Ripley qui s’essuie (pas de raccord de mouvement : ellipse ; le raccord se fait dans notre tête, c’est un assemblage d’idées, pas une recomposition du réel), puis un troisième plan avec la réaction du médecin (il réagit à quoi au juste ? le voit-on voir la goutte couler, le voit-on voir précisément Ripley s’essuyer ? non, sa réaction, c’est encore la nôtre, et on ne peut… qu’imaginer ce à quoi il réagit ; on peut faire dire n’importe quoi aux images, c’est bien pour ça qu’avec un montage on peut tordre la réalité et constituer une « action d’ambiance » à travers un montage resserré d’actions dont on est seul interprète). Ainsi, l’action dramatique est ce qui est annoncé ou prévu dans une scène ; l’action d’ambiance est ce qui est suggéré et ce qu’on comprend d’une forme de sous-texte des images. Il faut marier les deux pour éveiller la curiosité, l’imagination et l’intelligence du spectateur. Et c’est bien en se contentant de ne traiter que des actions dramatiques qu’on tombe dans le ton sur ton. Le récit devient trop prosaïque, on se fait succéder une suite d’événements logiques attendus, et on ennuie le spectateur.

Deuxième exemple avec la scène du réveil de Ripley. Le docteur arrive (plan moyen introducteur), regarde son état (gros plan) ; on voit Ripley dormir (gros plan) ; le docteur décide de lui faire une piqûre (gros plan) ; Ripley dort toujours (autre plan, gros plan, autre description) ; le docteur présente l’aiguille au bras (insert) ; réaction de Ripley qui se réveille (gros plan, mouvement du bras suggéré mais non amorcé) ; enfin Ripley tenant le bras du docteur (très gros plan). Suivent quelques plans d’échanges entre les deux personnages (ici le montage s’évertuera encore à ne pas commenter les dialogues, mais apporter un sous-texte pouvant révéler ou suggérer autre chose.

Un tel montage a toutes les qualités d’une scène travaillée sur story-board, mais souvent cela offre des plans trop hiératiques où, en effet, chaque plan peut proposer une nouvelle idée à travers une composition riche. Pas ce souci ici. Si Fincher travaille sans doute au préalable avec un story-board ou une bonne idée du plan à faire, il arrive à recréer une ambiance authentique, pleine de détails significatifs ou, au contraire, composée autour d’une idée centrale, sans négliger la part du film qui doit se jouer hors-champ et qu’il faut laisser au spectateur le privilège d’imaginer. Méthode, quelle qu’elle soit, terriblement efficace.

2013, révision : Ce qui ne marche pas.

La tradition du huis clos est respectée ; ils ont voulu un retour manifeste à une certaine impuissance face à l’alien. Pour cela, l’accent est trop porté sur la nature intrinsèque d’un pénitencier (en plus, laissé à l’abandon). Il n’aurait pas été impossible de poursuivre un huis clos sur une planète avec quelques centaines de personnes, ce qui aurait donné de l’animation au film tout en respectant le huis clos puisqu’ils ne peuvent pas partir de la planète et sont contraints de rester à une même base. Ça donne un côté un peu cheap à l’histoire. Avec seulement une trentaine de personnes, ça aurait également très bien pu fonctionner : on aurait pu voir ce que les habitants d’Aliens avaient pu vivre, et c’est de reste ce qu’on voit dans beaucoup de films d’horreur (même utilisant le huis clos pour intensifier la peur en les enfermant). Arriver sur une planète sans arme, car c’est bien ça l’idée censée intensifier le danger, on pouvait imaginer deux solutions : des moines ou des prisonniers. C’est là le problème. Le scénario fait les deux. L’idée des moines est intéressante, ils représentent peut-être un peu trop des hommes diminués face à un monstre et on aurait peine à croire qu’il cherche à se défendre, et le discours religieux aurait fini par ennuyer. Restait donc les prisonniers. Cela marchait parfaitement sans vouloir en faire en plus des fanatiques. Religieux, mais aussi sexuels. C’est trop, il faut choisir, et la meilleure solution aurait sans doute été d’en faire des prisonniers tout ce qu’il y a de plus commun. Un peu plus d’une trentaine pour pallier le poids de la bête sinon difficile à y croire.

L’idée d’en faire des fanatiques sexuels avait sans doute comme but de mettre en danger Ripley. Cela peut sembler séduisant, mais là encore, c’est à mon avis une erreur : Ripley est la chose de l’Alien, tout autre viol serait hors sujet. Par ailleurs, il faut tout de même qu’on puisse croire que les prisonniers aient les moyens de se défendre. On a appris à connaître l’Alien depuis deux épisodes, on sait de quoi il est capable, donc on n’est pas obligés de diminuer encore le poids des hommes pour créer une situation de danger. Au contraire, c’est moins crédible. On sait déjà qu’il n’y a pas d’armes disponibles, les prisonniers doivent donc s’organiser de manière qu’on puisse croire à leur réussite (espérance qu’il sera bon de tacler à la première occasion pour créer une nouvelle situation).

Que tout bascule d’une scène à l’autre quand, à la fois, Clements et le directeur de prison meurent, ça fait un peu répétition. Les deux personnages auraient pu être réunis, autour d’un directeur-médecin (le fait qu’il soit prisonnier n’apporte pas grand-chose à l’histoire, et au contraire, cela pourrait laisser penser que l’Alien se débarrasse d’un concurrent de poids). Clements aurait pu être un personnage plus fort et plus convaincant en étant joué par une star et en disparaissant brutalement à la manière de Janet Leigh dans Psychose : on croit qu’une fois de plus Ripley va faire équipe comme dans Aliens, et finalement, cette aide bienvenue disparaît aussitôt, laissant le second acte commencer sans autre aide que celle de ploucs pédophiles.

Ce qui rebute un peu dans cet opus, c’est bien le côté déchetterie des lieux. Personne n’a envie de traîner là-dedans. L’idée des sous-sols est bonne, même de la fonderie, mais pas la peine d’en faire un pénitencier perdu reconverti en tout à l’égout. On ne peut pas manquer au devoir de high-tech dans un film de SF. Ici avec Alien, ce serait rajouter de l’horreur à l’horreur, or pour moi Alien est plus de la SF que de l’horreur. La SF est le contexte, et l’horreur est la plupart du temps suggérée ; si on perd le contexte high-tech, lisse, propre et lumineux et qu’on décide de tout montrer, on frôle le mauvais goût. Par ailleurs, il aurait fallu montrer un peu plus la frontière avec l’extérieur du pénitencier pour montrer l’horizon et l’impossibilité de le franchir. Du coup ce n’est plus un égout mais une fosse septique.


Le Fil du rasoir, Edmund Goulding (1946)

Les petits malheurs des gosses de riches

Le Fil du rasoir

The Razor's Edge

Note : 3 sur 5.

Titre original : The Razor’s Edge

Année : 1946

Réalisation : Edmund Goulding

Avec : Tyrone Power ⋅ Gene Tierney ⋅ John Payne ⋅ Anne Baxter

J’ai cru m’étrangler au bout d’un quart d’heure. Zanuck et Goulding ont fait le job, les acteurs tiennent bien leur place au milieu de ces décors fastueux. Tout est parfait, c’est beau, c’est grand, c’est tragique…, et puis, je reprends mon souffle, et je commence à avoir des doutes sur cette histoire. Un peu comme une crème chantilly qui prend bien, qui fait envie, et puis patatras, il manque l’essentiel : le sucre.

Comment trouver un intérêt à cette histoire de gosse de riches à la vertu un peu trop forcée (le garçon refuse de se marier avec Gene Tierney parce qu’il a des problèmes existentiels…) qui parcourt le monde comme s’il s’agissait d’une initiation et qui comme par hasard trouve la réponse à ses questions… dans des montagnes en Inde ? Tout est forcé : Tyrone Power qui renonce à la vie facile américaine et qui vient travailler avec un sourire béat dans les mines de Lens (!). Et comme ça ne suffisait pas, dans sa vocation « jusqu’au-bouddhiste » à trouver la lumière, il la trouve après avoir passé quelques mois dans des montagnes. Qu’y a-t-il trouvé ? Que cherche-t-il d’ailleurs ? On ne sait pas. On sait juste que le garçon y repart transformé et… avec des dons de guérisseur. Tu pars avec des questions existentielles, tu trouves des réponses mystiques accompagnées de musique pompeuse, et tu reviens… plein de certitudes, illuminé, et guéri par l’hypnose… Manquaient juste le buisson ardent et la scène de la mer Rouge… Non seulement, c’est grossier, mais il n’y a finalement aucune évolution dans ce personnage. C’était déjà un saint en partant, et sans nous donner des pistes sur ce qu’il a trouvé là-haut dans les montagnes (il aurait pu descendre avec les tables de la loi au moins) on ne peut y croire. Et qu’est-ce que c’est que ce charabia bouddhico-freudien ?… Il n’y a que des gosses de riches pour inventer ce genre de fatras idéologiques.

Un autre aspect du scénario qui laisse un peu à désirer, c’est le manque d’unité. Cette histoire, cette fausse quête spirituelle de Tyrone Power n’est pas au centre du film. Elle fait une demi-heure tout au plus. La ligne directrice pourrait être cet amour non consommé entre Power et Tierney, mais l’intérêt retombe quand le personnage de Power n’a plus aucun amour pour elle, et que, elle fait tout pour paraître le plus antipathique possible. À cette histoire s’en greffent d’autres toutes aussi ridicules. Le père qui se rêve en aristocrate (en v’là de l’ambition pour un nouveau riche américain…, bien sûr ! on va s’identifier à ça…) et une amie d’enfance qui perd tragiquement son mari et sa fille dans un accident et que tout ce petit monde retrouvera… dans une guinguette parisienne où elle a fini prostituée ! Non, mais sérieux… Comment croire une seconde à ces histoires ? Ça donne l’impression que les gosses de riches américains sont des fauves perdus dans la jungle (dont ils sont forcément les rois). La populace, c’est la jungle. Et forcément, les grands fauves finissent par se retrouver… On change la populace française ou le vieux singe à la barbe blanche pour guider Power par des Indiens, et on en fait un western. Il y a les gens de la haute société, et les autres. Le personnage d’Anne Baxter peut être tombé bien bas, elle reste une de ces fauves. Vision pathétique du monde… Et donc canevas affreusement grossier et multiforme.

Dommage, parce qu’en dehors de cette histoire, l’exécution est impressionnante. Les premières scènes sont dignes d’un Ophuls ou d’un Kubrick. Pourquoi user de champ-contrechamp quand il “suffit” d’orienter les acteurs, les uns par rapport aux autres, et en fonction de la caméra. Ainsi, un gros plan devient une affaire sérieuse. On sait que c’est important. Le montage sauvage est un art de rabbin : ça coupe dans tous les coins. Ici tout est fluide : mouvements panoramiques, légers mouvements de caméra pour se réajuster à la scène, aux décors et aux comédiens… Mikhalkov use d’un de ces procédés assez bien dans Partition inachevée pour piano mécanique : au lieu de couper un plan, il faut placer la caméra entre deux “tableaux” et les faire concorder non par le montage, mais par un panoramique. On suit le ou les personnages passer d’un “tableau” à l’autre, et hop, c’est magique ! la caméra bouge et une fois qu’elle cesse de tourner, et les comédiens de bouger, on se retrouve avec un nouveau plan parfaitement composé. C’est particulièrement notable dans la première séquence en Amérique. Ensuite, quand il s’agit d’évoluer dans les appartements parisiens (ou censés en être), là encore, c’est tout un art d’être capable de bouger telle une caresse en passant au milieu des bibelots, dorures et meubles marquetés. Y passer la caméra est une sorte d’exercice semblable à un éléphant évoluant dans un magasin de porcelaine… Cet éléphant est un orfèvre, il évolue avec grâce et légèreté.

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Le Fil du rasoir, Edmund Goulding 1946 The Razor’s Edge | Twentieth Century Fox

Par moments, on songe à Visconti pour une scène de balle, puis à Lean pour la séquence du café en face des mines de Lens. Seulement, on ne sait pas où on va, ça va dans tous les sens et à force d’être sur le fil de rasoir, le film donne le tournis et agace par ses fastes et ses enchaînements non-stop de cartes postales.

À noter quelques répliques délicieuses en français. Anne Baxter s’écrie dans sa guinguette : « Une chaise ! » À quoi un figurant lui répond : « Prends-la toi-même, hé, feignasse !… » Ou encore une idée à peine grossière pour que le spectateur américain puisse comprendre la scène alors que tout est censé se passer en français : Power arrive dans un bar et cause en anglais, réponse classique de la tenancière : « Tu ne peux pas causer français ? » L’acteur lui répond en un gloubi-boulga de français auquel elle est bien aimable de répondre. Et même quand c’est un Français jouant un Français, il y a des problèmes, comme avec ce personnage de commissaire toulonnais auquel l’acteur peine à rendre l’accent du Sud… Le résultat est assez surprenant.

La scène entre les deux personnages principaux au téléphone vaut aussi le détour. Gene Tierney qui manque de bouffer le combiné quand Power lui apprend qu’il va se marier… L’histoire commençait d’ailleurs à gagner en intérêt. Triangle amoureux classique. Anne Baxter était épatante (en déjà amoureuse de “Moïse”), seulement…, c’était plus intéressant d’en faire une alcoolique. Le triangle amoureux tourne court.

Bref, c’était bien joli, mais à force, les gosses de riches, je n’ai plus supporté. Qu’ils soient riches, je n’en ai rien à faire, mais qu’ils aient des problèmes existentiels et qu’ils aillent trouver des réponses à leurs questions en montant des expéditions dans les mines du Nord ou dans les montagnes mystiques d’Inde, et surtout qu’ils reviennent en faisant semblant d’y avoir trouvé des réponses…, c’est trop. Ils pourront tant qu’ils veulent faire copain-copain avec les mineurs de Lens, ils auront toujours la possibilité, eux, de retourner dans leur monde douillet. Mieux, ils tireront avantage de ce passage « en enfer ». Hé, oh, ça va…

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Prometheus, Ridley Scott (2012)

You shout a film but in space no one can bear your screen, Ridley.

Prometheus

Note : 2.5 sur 5.

Année : 2012

Réalisation : Ridley Scott

Avec : Noomi Rapace, Logan Marshall-Green, Michael Fassbender, Charlize Theron, Idris Elba

Donc depuis la fin des années 80, Ridley Scott est perdu dans l’espace, c’est bien ça ?…

Je résume. Qu’est-ce qui faisait le génie d’Alien et de Blade Runner ? Le rythme lent, l’atmosphère oppressante, le design soigné, réaliste… Tout ça s’est perdu dans l’oubli comme des larmes dans la pluie. Alors soit, il tente de renouer le contact avec ses succès passés, mais l’intention, louable au départ (oui je rêvais de le voir renouer avec le genre SF…) se révèle être un massacre, un peu comme si Ulysse de retour à Ithaque trouvait Pénélope dans les “bras” d’Argos.

C’est bien un monstre que nous a pondu Ridley. Un film plein de références à la franchise, croyant sans doute faire plaisir aux fans, mais justement, chaque film doit être capable d’exister par lui seul. Le journal de bord de Shaw ? Une référence trop évidente au troisième volet. Le type infecté lors de sa sortie et le capitaine refusant de le laisser entrer dans le vaisseau ? On l’a déjà vu dans le premier. Le réveil ? Déjà fait. Les robots et leur infaillible soumission à la compagnie ? Idem. Une équipe constituée ne sachant pas ce qu’ils viennent foutre dans cette galère ? Pareil. Le gentil navigateur noir qui va bravement mourir n’hésitant pas à se sacrifier pour son maître, ou sa maîtresse ? (Assez douteux et) déjà fait. L’atterrissage sur une planète inconnue et l’exploration d’une cabane abandonnée qui fait bien flipper Rapace ? Déjà fait. (On perd « sa race » au profit de « rapace », il faut mettre ça au crédit de l’évolution des espèces.) La trace gluante sur un mur que même les scénaristes de Scoubidou n’oseraient plus utiliser ? Déjà vu. Un héros féminin pour jouer sur l’effet de surprise, le contraste, le sex-appeal ? Là encore, référence trop évidente, trop usée, trop lourde, trop facile…

Le problème n’est pas que tout ça ait déjà été abordé dans la franchise, c’est surtout que ça l’a été, toujours, de manière plus convaincante. Il faudrait être sacrément bien luné pour voir une cohérence dans cette soupe de grumeaux. Le problème n’est pas non plus de se répéter, si c’est bien fait. Or, ça ne l’est pas. Et Scott n’arrive même pas à s’imiter lui-même.

Une seule scène sauve le film, mais c’est probablement involontaire : celle de l’opération chirurgicale. L’exécution pour le coup, avec son côté parodique, est bien menée. On voit la même séquence dans Alien3, c’est donc encore du recyclage, mais ça va beaucoup plus loin… dans le ridicule. On ne voit pas du tout venir la manœuvre. « Tiens, une machine pour opérer les gonzesses… » Nous : « Ah, qu’est-ce que ça vient foutre là ? Hum, je vois la suite… » La suite : « Ouille, j’ai un truc qui pique dans le derche, il faudrait que je me le fasse enlever ! Youpi, il y a le machin truc pour m’opérer ? » Tout à coup on était plongés dans Starship Troopers. Je n’ai aucun doute que Scott ait mis tout son sérieux dans cette séquence, mais c’est justement ce qui est drôle. Et même sans ça, cette séquence, c’est l’aboutissement de tout un mythe à travers un simple pied de nez. « Depuis tout ce temps où on vous a fait suer avec cette créature, on avait la solution !!! » Voir la Rapace dans cette séquence a quelque chose d’étrange. Je parlais de sex-appeal plus haut, or sa capacité à exciter un homme est proche de zéro. Ce n’est pas une femme, c’est un hobbit. Là encore, on suit l’air du temps, et j’imagine bien dans la suite du préquel la voir se faire poser par la même machine un anneau gastrique (et quoi de mieux pour un préquel qu’un « You will not past » comme slogan). Sigourney Weaver était déjà curieusement charpentée, mais ça collait à son rôle de lieutenante burnée. Là, la logique, ou le fantasme de la voir à poil, ruisselante de sueur, s’agitant frénétiquement, c’est quoi ? Mystère, c’est du grand n’importe quoi, et c’est pour ça que c’est drôle. Une idée, en général, elle doit s’intriquer (j’ai dit trique ?) dans un ensemble. Seulement ici, la cohérence de l’histoire est suspecte. Toute idée est donc bonne à saisir et on brode dessus. Sorte de patchwork d’idées forcément informe et ridicule. La machine opère même au scénario. Et quand ça ne veut pas accoucher d’une histoire cohérente, pas grave, elle a les moyens de forcer la porte. Prométhée la Lune, je vous donnerais les étoiles…

Parce qu’il est bien là le problème de Prometheus. L’absence d’un scénario qui tienne la route. Manque criant d’unité et de cohérence, de rythme, de tension. Et feu Ridley Scott à ne savoir sur quel pied danser : est-ce un thriller, un film d’action ? Est-ce Le Huitième Passager ? Aliens ? Il faut choisir. Parce qu’en l’état, c’est une Histoire Génétiquement Modifiée.

Je n’ai rien contre le principe du préquel. Mais on doit en dire juste assez pour captiver l’attention du spectateur, jouer avec ce qu’il connaît déjà, sur les origines, et ensuite faire un tout autre film qui se suffise à lui-même. Évidemment, Scott tombe dans le piège et préfère proposer un film hommage, ou un film explicatif. Dans « origines », c’est vrai, on peut comprendre « explications ». Mais pour les explications, on a les commentaires sur les DVD, les bonus. On ne pond pas tout un film pour expliquer un mythe. Surtout pas quand on est justement incapable de l’expliquer clairement. L’art de raconteur d’histoire, c’est avant tout l’art de rendre les choses simples… On passe d’un mythe qui était autrefois sujet à toutes les interprétations, à toutes les fantaisies, la nôtre, à cette chose indigeste. Le film en dit trop ou pas assez. Limiter les révélations, les idées, et les dévoiler clairement à l’esprit du spectateur : « Luke, je suis ton père ! » Simple, efficace. Ici : « oui, bon, alors…, je ne suis pas sûr, mais il se pourrait, je dis bien il se pourrait, qu’il y ait eu une espèce humaine, ou humanoïde, enfin extraterrestre, tu me suis ? qui serait à l’origine de l’humanité… » Heu, mais ça n’a rien à voir avec le mythe Alien, quel rapport ? Et ce n’est pas un peu du créationnisme cette histoire ? La théorie de l’évolution tu en fais quoi ?

Et sérieusement, c’est quoi le rapport entre cette huile noire dégoulinant du studio de X-Files avec cette espèce de zigouigoui sorti de Star Wars ?…

Je m’arrête deux secondes sur le design parce qu’il m’a donné mal aux yeux. Trop de couleurs, trop d’hologrammes m’as-tu-vu… « Regardez comme c’est beau et comme ça brille !… » Heu, mais on est où là ? Où est le style organico-gothique de Giger qui convenait si bien à un film d’horreur ? Certes il était intéressant de créer un contraste entre un vaisseau high-tech et la rudesse de la caverne (ou la cabine au fond des bois), mais on prend le risque encore une fois du manque d’unité. Si on fait de ce vaisseau une invention humanoïde, une espèce avancée, ça n’a plus aucun sens de jouer sur l’organico-gothique des origines. Il n’y a plus vraiment de contraste entre le monde connu, rassurant, propre et lisse, et le monde inconnu, visqueux, inquiétant, puisque le vaisseau selon toute logique doit lui aussi présenter un aspect suggérant l’avancée de cette espèce (même si c’est contraire au mythe initial). L’unité était parfaitement rendue dans les trois premiers volets, parce que les vaisseaux humains présentaient déjà un aspect métallique assez peu rassurant. Peu de contraste. Et il suffisait qu’à éteindre la lumière, instaurer la peur, un fond sonore, pour en faire l’antre de la bête. Dans le Huitième passager, l’utilisation des néons blancs avait déjà un côté organique, inquiétant, comme une lumière tamisée traversant la chair. C’était froid comme la lumière chez le dentiste avant qu’il vous charcute les gencives, c’était flou, et le tout offrait une atmosphère mystérieuse comme un brouillard, qui ne présageait rien de bon. Moins on voit, plus on devine, mieux le spectateur se porte. Les lumières rouges orangées de la salle « Maman » étaient dans le même ton : si ça clignote, c’est que tu es encore en vie, mais pour combien de temps ? Dans Alien 3, la prison était déjà humide, froide (et chaude à la fois), métallique, exactement comme la créature de Giger. Où ici trouve-t-on une unité ? Ça part dans tous les sens.

Donc oui, ce film n’avait rien de nécessaire. Expliquer un mythe, c’est tuer le mythe. Et on peut bien laisser Ridley Scott crier, ça vaut bien le Perdu dans l’espace avec Matt Leblanc…

Prométhée fait long feu. Le scénario n’est que poussière. Repose en paix, (feu) Ridley Scott.

(Note 2016 : Après Alien, Scott s’apprête à violer Blade Runner : Non, non, non !)


Prometheus, Ridley Scott 2012 | Twentieth Century Fox, Dune Entertainment, Scott Free Productions


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Le Temps de la colère, Richard Fleischer (1956)

Wagner en guerre (sans les Valkyries)

Le Temps de la colère

Note : 3 sur 5.

Titre original : Between Heaven and Hell

Année : 1956

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : Robert Wagner, Terry Moore, Robert Keith, Broderick Crawford

Film intéressant sur la manière qu’a la guerre de changer les hommes… en bien.

Le personnage de Robert Wagner est un propriétaire terrien dans le Sud avant que les États-unis entrent en guerre lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est un beau salaud. Il est odieux avec ses fermiers qui cultivent son coton, les obligeant à travailler toujours plus, se plaignant qu’ils ne sont bons à rien quand lui n’a tout juste qu’à siroter son whisky ou à se prélasser sur le bord de sa piscine avec sa jeune épouse. Il vient de se marier et sa femme veut le voir à l’œuvre…, elle est servie. Elle lui fait la morale, mais rien n’y fait, les femmes sont bonnes à rien pour raisonner leur mari (ce n’est pas moi qui le dis, c’est dans le film). Comme tous les gens de son espèce, il espérait éviter la guerre ; c’est qu’il appartient à la garde nationale (ça rappelle quelque chose de plus récent…, ça doit être une coutume de fils à papa) ; mais son beau-père, général dans l’armée, lui apprend qu’il va être appelé, lui et son ami qui est dans le même cas que lui. Robert Wagner se retrouve donc au front, dans le Pacifique, et il gagne ses galons et une citation pour la silver star pour acte héroïque. Mais la guerre, sans qu’on explique pourquoi, l’a changé. Pour la première fois semble-t-il, il semble avoir trouvé des amis. Les bonnes valeurs de l’armée sont là (pourtant en 1956, on est plutôt au calme, entre la guerre de Corée et la guerre du Vietnam, pas besoin de changer les vertus de l’armée…) : on est tous pareils, les gens de la haute sont potes avec les miséreux ; et Wagner n’oublie pas qu’il a été aidé par ses trois amis, « simples fermiers ». Enfin tous pareils, pas sûr. Parce que l’ami propriétaire terrien de Wagner, lui, n’apprécie pas trop cette amitié et le met en garde. Wagner n’en a que faire ; pour la première fois, il a trouvé de vrais potes. Il est devenu moins con. Le contraste est un peu rapide, peu importe, on ne va pas s’étaler en psychologie, c’est un film de guerre. Puis le beau-père de Wagner, général d’armée se fait tuer par un franc-tireur (on parle de sniper aujourd’hui, et c’est peut-être le terme original, mais j’ai vu le film en vf). À ce moment, l’ami de Wagner prend pendant un temps le commandement et décide d’aller vérifier une position qui ne nécessitait pas vraiment de patrouille. Il envoie Wagner et ses trois potes un peu en avant tandis que lui reste sur sa jeep, les mains sur la mitraillette « pour les couvrir ». En réalité, il est effrayé de se trouver si près du front, sans doute aussi par les responsabilités, et le bonhomme prend peur en entendant un bruit anodin et… canarde ses hommes… (un peu comme moi je canarde des spoils dans tous les sens). Seul Wagner y réchappe… « Tirs amis »… Wagner vient lui casser la gueule. Son « pote » n’aura rien, sans doute couvert par les généraux, alors que Wagner échappe à la cour martiale et à une probable peine de dix ans de prison, mais on lui enlève ses galons de sergent et redevient simple deuxième classe. Pour finir, il est envoyé à un avant-poste qui a plutôt mauvaise réputation. Celui-ci est dirigé par un capitaine qui se fait appeler « Waco ». Il ne se prend pas pour Kurtz, mais c’est pour éviter les snipers qui ont un goût assez prononcé pour les officiers. Cet officier fait tout pour rendre la vie difficile à ses hommes. La raison, on ne la saura jamais. Bref, Wagner se fait un nouvel ami fermier, c’est là qu’on revit tout son passé à travers de nombreux flashbacks, et il échappera seul de l’attaque du camp par les Japonais. Seul, avec son nouveau pote fermier, à qui il a promis une place dans son entreprise (Stéphanie Powers ira se rhabiller)… On ne verra pas le changement une fois retourné dans le Sud, on laisse ça à l’imagination du spectateur.

Pas un grand film, mais assez sympa à regarder et donc avec un sujet assez peu traité, même si on retrouve tout ce qui fait généralement les films de guerres. Pas de star, le personnage de Robert Wagner est plutôt antipathique (le film ne fait pas assez « rédemption » pour qu’il le soit, surtout manque la continuité temporelle : on quitte sans doute trop tard le petit con du Sud ; plutôt maladroit, parce que ça met l’accent sur l’être qu’il était et non pas sur celui qu’il allait devenir suivant un récit initiatique classique…). Je ne crois pas d’ailleurs que Robert Wagner ait jamais été sympathique dans un film… Il a un petit côté flippant, distant, qu’il avait même dans son personnage pourtant au second degré de Pour l’amour du risque… (Je ne vais pas rappeler l’anecdote de la mort de sa femme, Nathalie Wood, morte noyée alors qu’elle était sur un yacht avec lui et un autre acteur bien flippant, Christopher Walken…).

À noter la présence dans le rôle du beau-père général de Robert Keith, qui jouera l’année d’après un autre général, celui complètement maboul de Men in War, probablement inspiré par les légers signes post-traumatiques du personnage de Wagner (léger, parce que dans Men in War, le général est totalement lobotomisé, quand chez Wagner, ça se limite à des tremblements intempestifs).

Le titre français du film ne met pas vraiment en lumière, comme le fait le titre us, le côté volontairement manichéen de la fable : entre le ciel et l’enfer. Ce titre sera employé plus tard par Kurosawa, mais il était plutôt bon. Pourquoi changer ? (c’est vrai aussi que le titre us n’est pas non plus fidèle au titre du roman dont est tiré le film : Le Jour où le siècle s’acheva… — ça va, ce n’est pas prétentieux).

Et question que tous les fans de Robert Wagner se posent sans doute : est-ce qu’il a son fameux brushing tiré vers le côté avec deux mèches tombant faussement et négligemment sur le front ? La réponse est oui, aussi étonnant que cela puisse paraître, même dans un film de guerre. Et des cheveux d’un brillant… Seul Alain Delon a pu rivaliser.


Joli split screen d’intro pour la bande-annonce. Le Temps de la colère, Richard Fleischer 1956 | Twentieth Century Fox


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Les Faubourgs de New York, Raoul Walsh (1933)

Les Faubourgs du temps

Les Faubourgs de New York

Note : 3 sur 5.

Titre original : The Bowery

Année : 1933

Réalisation : Raoul Walsh

Avec : Wallace Beery, George Raft, Jackie Cooper, Fay Wray

C’est une période méconnue du cinéma. 1933, on pense d’abord aux films de gangsters, aux comédies de Capra, des Marx brothers, à Lubitsch… Que du grand classique aujourd’hui. Là, il faut l’avouer, même si Walsh n’est pas un inconnu, ça reste assez obscur. J’ai déjà évoqué le cas de ces deux acteurs que sont Wallace Beery et George Raft. Deux stars oubliées de ces années 30… Le problème, c’est qu’on les retrouve tous les deux à l’affiche… Il manque la star qui se serait extirpée de ces folles années 30.

Par ailleurs, le film est plutôt réussi. Si Beery joue le rôle qui le caractérise dans ses nombreux seconds rôles, j’ai découvert Raft, ici, dans une comédie. Il est assez remarquable dans une composition forcément beaucoup moins en retenue que dans un film de gangsters (pré-noir aux ambiances lourdes, au jeu intense et plein d’autorité). Si on dit d’ailleurs que Hitler aurait piqué à Chaplin sa moustache pour se rendre plus sympathique, il pourrait avoir emprunté à Raft ses jeux de mains, ses saluts presque de dandys (même si Raft y ajoutait quelques pirouettes assez représentatives du jeu burlesque de l’époque).

Dommage que ces deux acteurs n’aient pas la même renommée aujourd’hui que des acteurs similaires comme Laurel et Hardy pour Beery ; et Edward G. Robinson, James Cagney pour Raft. C’est quoi le problème ? Ils ont parfois joué les seconds rôles et ils n’ont pas passé les 40’s. Il est vrai qu’en France, on a été privé des films us pendant la guerre et on a mangé tout d’un coup les films de cette période, or ni l’un ni l’autre ne semblaient être dans les bons coups et finiront par ne plus avoir ce statut de star… La période d’avant-guerre était loin, un autre monde. Pas beaucoup de chefs-d’œuvre vus d’Europe, et ce n’est pas celui-ci qui changera la donne. En France, les stars dont on se souvient, sont celles qui tournent avec les grands metteurs en scène. Walsh en est un, mais on n’est pas dans sa période, et on le relie assez peu aux comédies… Si en plus, on a droit à des acteurs qui ne dépasseront pas les 40’s, on aura vite fait d’oublier tout ça.

Je reviens au film. L’histoire ne ressemble en rien à ce que Walsh fera par la suite (pas vu les muets qui précèdent). Pas vraiment une comédie fine, le burlesque n’est pas loin. On est dans une tradition du music-hall, à la Broadway. Le but est clairement de divertir, de faire rire. La réussite du film tient dans l’opposition entre ces deux acteurs aussi différents l’un que l’autre (Beery est rustre, Raft est distingué). Il y a aussi la découverte du Manhattan de la fin du XIXᵉ siècle. Le Bowery était un des quartiers de New York. Le personnage de Raft, Steve Brodie appartient au folklore new-yorkais. Les deux hommes se disputent le pouvoir dans le quartier, tous deux fricotant dans pas mal d’affaires douteuses. C’est Gangs of New York avant l’heure (plus récent dans l’histoire new-yorkaise aussi). Beery tient d’abord le Bowery, puis Raft, après avoir gagné son pari : survivre à sa chute depuis le pont de Brooklyn. Un exploit qui fera sa renommée, le rendra riche, et donc, lui ouvrira les portes de la ville. Viennent se mêler à eux deux autres personnages : la femme éperdue qui tombe amoureuse de tout ce qui bouge (magnifique Fay Wray, l’année de King Kong), logiquement tiraillée entre l’un et l’autre ; et le jeune gosse des rues recueilli par Beery mais jalousant le nouvel amour que Beery porte à Fay Wray (c’est déjà Jackie Cooper, éternel complice de Beery, que ce soit dans Le Champion ou dans L’Île au trésor). Si le film est un peu oublié aujourd’hui, en dehors du fait que ce n’est pas un grand film, c’est peut-être un peu aussi à cause de ce sujet. Hollywood a finalement assez peu traité cette période côté est, pourtant complètement folle. Parce que cette histoire, si elle peut paraître saugrenue est pourtant historique. Les zozos comme ce Steve Brodie, capables des pires paris, n’étaient pas rares. Dans des villes grouillantes, sans télévision, sans cinéma, sans téléphone, chaque grande ville était un monde à part, et on pouvait se faire une renommée très vite, dans la rue, avec de tels exploits, grâce à la puissance du média de l’époque, la presse. Ces faubourgs de New York, c’est déjà Gotham city. Et il faut noter tout de même que si cet univers du fin de siècle n’a pas perduré dans l’imaginaire de ce côté de l’Atlantique, il est encore présent aux États-Unis, et ça se remarque dans le langage et l’imaginaire collectif. Brodie semble en faire partie, tout comme Houdini, très présent dans cet imaginaire et qui est une autre star immense de l’époque, oubliée de la culture populaire de part chez nous. C’est comme si toute cette époque était passée au brain-walshing

Bref, si le film n’est pas extraordinaire, le contexte de l’époque, son univers, est une véritable découverte. Dans un monde d’images, il est parfois difficile d’imaginer qu’il y a eu un monde, grouillant, avant le parlant, et même, avant la généralisation des images de cinéma. Curieusement, c’est comme si en captant la vie à travers une caméra, en étant capable de la reproduire des années après, on avait compris combien elle était précieuse. Des folies comme celles de sauter du pont de Brooklyn, on les verra encore au temps du muet ; Keaton nous l’a montré. Ensuite, le pouvoir des images semble avoir fait son chemin, la boucherie de la guerre aussi sans doute, et les progrès de la médecine, et la conception de la valeur de la vie a radicalement changé. Monde étrange… Et j’en reviens à ma première idée. Les stars qui disparaissent et qui restent d’une époque à l’autre. L’histoire du cinéma, comme l’histoire tout court d’ailleurs, est toujours interprétée selon la vision contemporaine des choses… Le contexte, les goûts, les attentes d’une époque sont difficilement appréciables. Seuls restent les faits, alors que curieusement, aux moments où ils se produisent, on est beaucoup plus sensible à l’apparence des choses et aux résistances du passé (ces idées reçues, ces habitudes, ces usages, ces modes de pensée qui perdurent une génération tout au plus et disparaissent, le temps de la mémoire d’un homme, d’une vie, d’une transmission — on sait ce que pensent nos parents, mais nos grands-parents ? non, c’est oublié). Alors oui, il est difficile de s’imaginer Wallace Beery et George Raft comme d’immenses stars… à une époque où Bogart, qui est lui resté dans notre mémoire collective, venait bien après Raft à l’affiche. Avant de courir après un faucon maltais ou de tomber d’un grand sommeil, Bogart était un acteur de second plan. Il s’est fait un nom en reprenant les rôles que les stars de l’époque refusaient. Les goûts, les codes, évoluent, et Bogart a profité d’un de ces basculements. Était-il meilleur acteur ? Était-il plus populaire ? Non, les goûts ont changé, et les rôles que d’autres refusaient parce que les histoires ne correspondaient pas à l’air du temps, il les a interprétés. Un immense coup de bol d’être dans la mouvance des choses. L’ancienne star, George Raft, n’est rien dans l’imaginaire des gens, quand l’autre est une icône… Derrière la grande scène éclairée de l’histoire, il y a toujours des faubourgs, des héros oubliés, qui portent ceux placés au sommet de la vague. On ne retient que l’écume, que les lumières de la ville, mais derrière, il y a un océan tout entier. Voyez, George Raft sur son rafiot ! il n’a plus de voile ! Et nous on avance, on avance, et on oublie. Bientôt aussi Bogart lâchera prise…


Les Faubourgs de New York, Raoul Walsh 1933 The Bowery | 20th Century Pictures

 


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