La prise de pouvoir des séries sur les films de cinéma

… aux USA

La prise de pouvoir des séries

C’est fou de voir à quel point les plateformes ont pris aux États-Unis le relais des efforts d’imagination, d’audace, d’adaptation, qui n’est plus possible au cinéma devenu esclave de ses superproductions d’un côté et ses films Sundance sans envergure d’un autre.

Pas étonnant de voir autant d’auteurs se tourner vers ces nouveaux moyens de diffusion. Le constat était assez simple à faire : sans des moyens de distributions alternatifs comme en Europe, la créativité est facilitée sur des plateformes payantes envieuses de s’attirer de nouveaux publics et des créateurs avertis avec des contenus originaux ou des adaptations impossibles à réaliser au cinéma.

HBO avait donné le ton dès la fin du XXᵉ siècle, puis les plateformes à proprement parler sont arrivées. Difficile de refuser les avantages du format série, comme un vieux retour des serials des débuts du cinéma, avec des durées pouvant aller d’à peine quatre ou cinq heures pour les mini-séries, jusqu’à plusieurs saisons…

Si certaines séries tombent dans des stéréotypes propres au format, poussent parfois un peu loin les limites du cliffhanger ou forcent de nouvelles saisons les rapprochant plus du soap, il faut reconnaître qu’il y a une créativité folle dans ce secteur depuis les premières heures glorieuses de HBO. Je suis un peu à la ramasse n’en n’ayant suivi qu’une demi-douzaine ces derniers mois, mais la qualité est souvent au rendez-vous. On est loin des années 90 où la qualité des séries était sans comparaison avec les films sortis au cinéma.

Ça n’a désormais plus beaucoup de sens de distinguer la manière dont une “histoire” est distribuée. Cinéma, vidéo, télévision, plateformes…, c’est du pareil au même. La qualité peut s’y retrouver indépendamment du support qui distribue l’œuvre. D’ailleurs, on retrouve parmi les producteurs des meilleures séries, des boîtes de production qui peuvent tout autant travailler pour le cinéma que pour ces plateformes. Même chose pour les acteurs ou les créateurs. Les seuls, de plus en plus rares, à faire une distinction entre les modes de visionnement d’une œuvre, sont d’une part les festivals, et parfois un certain public. Ironiquement, on retrouve les mêmes problèmes de catégorisation que le cinéma avait connu en ses débuts quand le format de deux heures ne s’était pas imposé. Public, critiques ou festivals doivent comprendre qu’à l’image de ce qui se fait en littérature ou en BD, il est idiot de chercher à compartimenter les œuvres en fonction de leur mode de diffusion. Une œuvre de création est avant tout une œuvre de création. Sa qualité n’a pas à dépendre de son mode de diffusion, de qui la produit ou de pour quel type de public elle est destinée.

Je mets de côté les séries qui ont comme principe de lancer une nouvelle boucle narrative à chaque épisode (voire à chaque saison). Je n’en ai pas vu depuis bien longtemps… sinon au cinéma. C’est cruel à dire, mais aujourd’hui les soap operas sont beaucoup plus présents sur le grand écran. Qu’est-ce qu’une énième occurrence Marvel, Disney ou DC sinon du soap opera à un milliard le film ? L’idée de faire des suites n’a rien de nouveau. Là encore, on retrouvait cette facilité dès le muet, et des « franchises » sont apparues tout au long de l’histoire souvent en disparaissant au bout d’une ou deux générations. Mais c’est la fréquence des sorties de ces films à « univers » qui tient non plus seulement du serial, mais du soap.

Après, j’ai sans doute l’œil émerveillé de celui qui découvre les meilleures séries en peu de temps. Les merdasses à côté des merveilles qui tiennent le pavé sont probablement nombreuses. Mais peu importe, comme pour les vieux films, arriver après permet de dégager le meilleur.

Je ne note pas toujours les séries, une petite sélection des dernières d’entre elles vues et appréciées ces derniers mois.

(J’ai exclu bien sur toutes les séries documentaires ou les séries britanniques, françaises, coréennes, etc.)

1. Severance (j’ai cru d’abord à une critique principalement des multinationales, mais je commence à penser que ça doit plus être une mise en garde contre les sectes ; j’espère que la seconde saison ne gâtera pas la fascination éprouvée pendant le visionnage de la première ; le mix étrange entre Kafka, Spike Jonze et 1984 est redoutable)

2. Tchernobyl (la série documentaire historique traduite en fiction, voilà un genre trop peu fréquent)

3. Le Jeu de la dame

4. Mindhunter (les deux saisons forment un tout, toutefois la première, partie donc, est bien au-dessus de la suivante, une saison pour essuyer les plâtres, une autre pour la mise en pratique des principes, mais comme souvent aussi, un récit de plus en plus parasité par des considérations personnelles, accessoires, qui écartent le spectateur de la trame principale)

5. Stranger Things (aspect Goonies et hommage aux 80’s des deux premières saisons surtout)

6. Black Mirror (première saison)

8. Unorthodox

Dans une moindre mesure :

For all Mankind, The Haunting of Hill House, Black Bird, The Boys, Squid Game (série coréenne, mais au contraire d’une série comme Strangers from Hell, j’ai franchement eu l’impression de voir un produit américain, formaté en tout cas pour un public international et qu’on peut difficilement séparer de son diffuseur, Netflix).

J’étais un gros consommateur de séries entre 2000 et 2015, je verrai si j’en ai encore de hautes qualités à voir sur le tard apparues dans la période suivante. Ça empêche malheureusement les découvertes et les explorations (je ne fais que suivre les sillons tracés par d’autres), et je suis obligé de m’imposer également certaines limites : Game of Thrones est trop long pour moi (j’ai dû regarder le début à l’époque de toute façon).

J’ajouterai au besoin de nouveaux commentaires sur le même sujet, et mettrai à jour les bonnes découvertes…

The Man from Nowhere (Ajeossi), Lee Jeong-beom (2010)

Autopsie du mal : y a-t-il quelque chose de pourri dans le thriller coréen ?

Note : 2 sur 5.

The Man from Nowhere

Titre original : 아저씨 (Ajeossi)

Année : 2010

Réalisation : Lee Jeong-beom

Avec : Won Bin, Kim Sae-ron, Kim Tae-hoon

Un bon film, et a fortiori un bon thriller, je pense, c’est un film qui, entre autres, réussit le pari de la balance entre catharsis et réflexion. Cette idée animait déjà les cercles esthétiques ou dramaturgiques du début du vingtième siècle en Europe centrale, qu’on la traite sous l’angle de la distanciation et de l’identification, de l’opposition entre ludique et didactique ou d’autres choses. Histoire d’harmonie, mais peut-être aussi le fruit d’une tradition et d’impératifs culturels. Catharsis et réflexion : une forme de douche écossaise théorique au cœur de la manière de créer et de voir des histoires…

Est-ce que The Man from Nowhere réussit cette balance ?… Est-ce que d’une manière générale le cinéma coréen obéit à ce principe d’harmonie ?… Hum.

Non, il me paraît évident de dire que ce qu’il y a d’assez remarquable et d’indiscutable dans les thrillers coréens, c’est qu’ils semblent tout tourner vers un seul objectif : la satisfaction cathartique du spectateur. Je n’irai pas jusqu’à qualifier ce cinéma de cinéma pop-corn ou de cinéma strictement commercial, parce que plus que de plaisir, je suis convaincu qu’on y trouve dans ces films une forme de défoulement ou de satisfaction cathartique qui me semble plus correspondre de ce après quoi les amoureux du cinéma d’horreur peuvent courir. C’est d’ailleurs pourquoi sans doute ces thrillers coréens sont toujours aussi lugubres. Ils servent à exorciser les peurs. Les thrillers occidentaux sont désormais rarement aussi sombres, ça ne passerait pas auprès d’un large public en mal d’action, de mystère, et de personnages sympathiques.

Pour répondre à cet objectif cathartique, les cinéastes coréens font appel le plus souvent sans nuance, sans jamais les contrarier, à tous les clichés et stéréotypes du genre, aux clichés sociaux et sexuels. Car ce cinéma-là obéit à des heuristiques qu’il ne faut pas contrarier à défaut de quoi la purge émotionnelle, l’exorcisme égotique, risquerait d’avorter. On doit y combattre des démons, pas y rencontrer des héros questionnant leur place dans l’univers.

J’ai rencontré le diable, Kim Jee-woon (2010)

Au risque de tomber à mon tour dans les clichés, il s’opère une même logique de fascination pour le violent et le morbide chez les Japonais : jeux vidéo violents ou étranges, humour zarbi, pratiques sexuelles décomplexées dans des univers culturels pornographiques divers… Toutes les violences auxquelles les Japonais évitent dans la vie réelle, ils les projettent dans leur univers mental et culturel.

Pour les Coréens, du moins avec leur cinéma, ça semble relever du même principe. Si dans la culture française notamment, on prend plaisir à se retrouver le soir entre amis, c’est souvent pour échanger des idées, débattre, évoquer des sujets culturels, confronter les interprétations, etc. On se nourrit en quelque sorte d’une autre manière que par la bouche. On écoute et on juge. Dans certaines cultures asiatiques, au contraire, le soir est le moment où plus largement on cherche à se libérer du stress accumulé dans la journée. La culture entretient donc ce rôle cathartique. Le salaryman en quelque sorte serait l’équivalent de l’ouvrier français qui après sa dure journée de travail, cherche à se vider la tête. J’en termine avec les clichés continentaux : l’Américain chercherait un plaisir idiot et béat dans ses moments libres, l’Européen des terrasses de café chercherait à piquer sa curiosité, et l’Asiatique se bourrerait la gueule pour oublier sa journée de merde et la tristesse de sa vie conjugale. Du vide, de la nourriture, de la purge. Du sucre pour l’Américain, du sel pour le bobo européen, du piment fermenté pour l’Asiatique.

Ainsi, les jeunes femmes dans les thrillers coréens y sont presque exclusivement victimes (des proies sexuelles, des toxicomanes, des prostituées, etc.), les femmes mûres ont au contraire des natures troubles et perverses, les enfants y sont mignons et intelligents, et les hommes, soit des monstres violents, soit des héros guidés par un sens du devoir irréprochable. Tout cela dans un seul but, flatter nos stéréotypes, faciliter les circuits courts de la récompense narrative : quand on se raconte des histoires, quand on se met au centre des événements, quand on se projette, et qu’on fait de son double un héros, et qu’on s’identifie au personnage positif d’un film, on ne fait que ça : flatter ces idéaux de petit garçon jouant à la poupée.

 

The Man from Nowhere, Lee Jeong-beom 2010 아저씨 (Ajeossi) | Cinema Service, Opus Pictures, United Pictures

Dans cet univers fictionnel proche de la pensée magique, les oppositions et les conflits sont strictement extérieurs au héros : il y a des monstres, il faut les détruire, il y a des victimes, il faut les aider, il y a des héros, qu’il faut aider à se révéler.

Un spectateur adulte européen, s’il a éduqué son goût et ses aspirations en matière de films, va se méfier de ses heuristiques de spectateur, de ses fantasmes de petit garçon, et repère rapidement ce qu’on pourrait appeler « taux d’ébriété ou de désinhibition émanant des propositions narratives les plus évidentes »… (Je suis preneur d’une formule plus compliquée.) Pour lui, ces facilités posent problème, d’abord parce qu’il n’est pas en recherche d’une catharsis exclusive quand il regarde un film (puisqu’un film doit nourrir et questionner son plaisir), ensuite parce qu’elles enfoncent un peu les portes ouvertes de ses certitudes, de ses élans intérieurs dont il a appris à se méfier. Le spectateur européen est probablement plus l’héritier de ce qui était autrefois défini chez Aristote, il me semble, à savoir l’alliance du plaisir et de la réflexion. Et j’entends par « réflexion » le moindre élan interrogeant l’objet qu’il regarde. Les héros traditionnels de la culture occidentale sont des héros contrariés : les conflits qu’ils rencontrent sont bien souvent à la fois extérieurs, mais aussi intérieurs. Et surtout, l’interprétation qu’on peut en faire est rarement unidimensionnelle. L’interprétation d’une histoire, d’un film, c’est pour ce spectateur un peu un art du doute : il ne veut pas subir, mais rester éveillé face au déroulement de l’action, il veut même parfois se laisser penser qu’il avait vu venir certaines évolutions du récit ou même la nature du dénouement (l’identité du meurtrier par exemple). Le héros lutte contre ses désirs, ses aspirations, ses espoirs contrariés, son devoir, son impuissance face aux événements qui l’entourent, ses conflits moraux, etc., et à sa suite, le spectateur ne cesse de questionner sa qualité de héros, son parcours, son passé comme ses actions présentes ou futures… Toute cette sauce doit arriver à susciter non plus son plaisir, mais son intérêt, sa curiosité ou sa défiance.

Or, il semblerait que le thriller coréen interdise toute possibilité de juger leurs héros, de mise à distance critique avec leur sujet et la manière de les aborder. Leurs personnages semblent dépourvus de conflits intérieurs complexes, flous ou contradictoires : les dilemmes sont binaires et évoluent rarement au fil de la narration. Un héros traumatisé par un passé tragique se révèle, des méchants s’attaquent à des victimes innocentes (ce qui réveille le traumatisme du héros), l’occasion pour le héros de réparer ce qu’il n’avait pas pu empêcher autrefois et qui est la cause en partie de son traumatisme : ne lui reste plus qu’à se venger et à tuer les méchants. Kimchi à la sauce piment, prends ça dans la poire. Après, tu te sentiras mieux, spectateur.

Aucune subtilité n’est alors portée au récit dans le développement des personnages pour contredire ce schéma censé être strictement cathartique pour le spectateur comme il l’est pour le héros principal. Le temps du doute, le temps de la réflexion, le temps de la remise en question, le temps du retour à soi, tout cela c’est du temps perdu ; tout le temps libre sert alors d’exutoire au spectateur pour ne plus avoir à se poser ces questions, sur soi-même ou sur le monde. On retourne à une logique enfantine : la vérité incontestée et incontestable nous est propre, le monde est dangereux, et il est exclusivement composé d’agresseurs et de victimes. Aucune « réflexion », même succincte, rien qu’une flexion passive et molle du muscle des évidences creuses et fautives. Soûle-toi et dors.

Contre-exemple : Le Gangster, le Flic et l’Assassin, Lee Won-tae (2019)

Dommage de ne pas s’autoriser la moindre nuance qui pourrait jeter le trouble sur un personnage ou une situation, lancer une ébauche de réflexion ou d’appréciation. Il faut pourtant peu de choses pour apporter quelques subtilités dans une histoire… On n’est d’ailleurs pas si éloigné parfois du cinéma d’action hollywoodien actuel qui manque bien trop souvent de mise à distance avec ses sujets, d’approches transversales, de propositions innovantes mêmes ratées. Au mieux y voit-on un recours à la comédie (reste à savoir si la comédie favorise toujours une forme d’identification ou si elle permet aussi la critique : la farce n’est pas la satire). Si on parle souvent de la violence des films américains, quand ils sont réussis, les procédés de mise à distance sont souvent les raisons de ces réussites. On peut s’identifier à un héros d’autant plus s’il fait preuve d’humour, donc de distance, de détachement par rapport à la situation, donc une certaine forme de philosophie ou de sagesse. Et on pourra d’autant plus identifier à son parcours si celui-ci reflète une forme de crescendo et d’évolution dans une forme de quête intérieure ou morale. Les héros coréens de thrillers, au contraire, ne me semblent connaître presque toujours que le premier degré : le premier degré de la victimisation qui justifie vengeance et réparation, le premier degré de la vengeance brute qu’on inflige à des monstres sans scrupule en contradiction avec le sens moral ou l’État de droit, le premier degré de la haine et de la violence gratuite de ces monstres sur la victime… Et cela, on le repère immédiatement dans la mise en scène, c’est-à-dire dans l’interprétation des acteurs, de leur manière de refléter, de revendiquer presque, le statut de leur personnage (victimes, monstres ou héros vengeur).

À quelques égards, on pourrait ainsi comparer le cinéma coréen des thrillers au polar hongkongais des années quatre-vingt. À une différence près. John Woo, par exemple, savait paradoxalement, à travers ses excès sentimentaux et mélodramatiques, éviter le ton sur ton de la violence gratuite ; et plus encore, un acteur comme Cho Yun Fat lui permettait d’échapper aux écueils d’un cinéma d’action purement et strictement cathartique (voire chorégraphique, mais la chorégraphie est une forme de mise à distance avec le réel) : ce qui définit le jeu de l’acteur, c’est bien précisément la distance (et cela ne se traduit pas seulement qu’à travers l’humour, mais aussi la décontraction, la réaction décalée ou retardée, pouvant même être violente, l’inconscience aussi, ou la répartie, parfois même aussi le désintéressement, cette forme de regard critique, désabusé, sur sa propre quête). La vengeance de ses personnages se fait souvent par procuration, un peu comme chez Bruce Lee dont la vengeance est toujours en rapport avec d’autres personnages, autrement dit des alliés ou des amis, auxquels il faut opposer les vengeurs souvent solitaires des thrillers coréens.

Enlevez Cho Yun Fat au cinéma de John Woo, et vous perdez tout ce second degré du thriller qui permet de porter un regard critique sur lui-même. Enlevez Song Kang-ho au thriller coréen, et il n’en reste plus grand-chose.

On pourrait tenter une dernière comparaison : avec les westerns classiques américains. Les schémas sont souvent identiques, mais là encore, les meilleurs films s’extirpent des écueils du genre quand leurs auteurs échappent au carcan folklorique et proposent un regard critique sur les éléments du genre (violences légitimes, place des Indiens, nature du héros, proto-sociétés, justice défaillante, etc.). Il est sans doute plus facile pour un Américain de se réapproprier une violence du siècle passé quand cette violence est toujours présente sur son continent, car cette appropriation devient alors presque un acte politique (parler d’un sujet brûlant actuel en utilisant la mise à distance que procure le western), que pour un Coréen pour qui la violence est souvent plus la composante d’un mauvais conte de fées que de la réalité (même si paradoxalement certains de ces thrillers sont inspirés de faits réels, la société coréenne étant assez peu familière des auteurs des violences exposées dans leurs films, on imagine bien la difficulté à en restituer toutes les réalités et les problématiques).

Voilà en tout cas ce qui paraît souvent me gêner dans les thrillers coréens avec cette approche sans filtres, sans degrés, sans distance ou réflexion. J’aurais pu parler plus directement de The Man from Nowhere, mais la distance toujours… Le pas de côté. Donc fermez-la.



Liens externes :


Critique institutionnelle, prescriptrice et démocratisée par Internet (feat Tarantino, trineor)

Cinéma en pâté d’articles   

La critique et la politique des auteurs en questions   

Dans la collection « qu’est-ce que la critique de films », j’ajoute un bref feuillet.

En réponse à cette citation de Tarantino

puis à trineor sur Twitter, j’avais d’abord écrit : Le geste d’écrire est toujours pertinent, justement parce qu’il précise “une” pensée à partir d’une œuvre, voire en fait une analyse. Elle permet ainsi un échange avec celui qui la lit et qui désormais peut la commenter. Ce qui est mort, c’est la critique prescriptrice.

trineor avait répondu :

Je m’explique donc ici plus longuement :

Je fais une différence entre ceux qui te disent comment aurait pu être fait le film pour qu’ils l’aiment, et ceux qui te disent comment aurait pu être fait le film pour qu’il soit meilleur. Il y a une forme de posture prescriptrice dans la critique classique qui est de dire ce qui est bon et ne l’est pas à travers des critiques écrites à la troisième personne quand tout écrit (sauf peut-être historique) est toujours rédigé à la première personne. Un film, comme un roman, c’est un miroir. Chaque spectateur y voit quelque chose de lui-même, c’est cette part de lui qu’il expose à son tour. Celui qui dit aux autres qu’ils n’y ont pas vu ce qu’il fallait voir, ce n’est pas un commentateur, un critique ou un spectateur, il devient à son tour auteur. Et donc un peu escroc. Des critiques de ce type, il y en a qui écrivent très bien, c’est un art. Un art qui retraduit, toujours, à travers les yeux de son auteur, une part du réel, qui une fois couchée sur le papier ne saura jamais être autre chose qu’un miroir à son tour tourné vers le réel et à la surface duquel celui qui s’y penche n’y verra toujours rien d’autre que quelque chose de personnel. Mais ce type de critiques n’est pas meilleur qu’un autre (sinon, elles se ressemblent toutes en effet).

Donc pour être franc, je ne comprends pas bien ce que dit Tarantino (ou celle qui le commente). Des batailles esthétiques, il y en a eu, il y en aura toujours, cela n’est pas réservé aux critiques de cinéma. N’importe quel spectateur est capable d’avoir des préférences pour telle ou telle manière de faire des films. Il y aura toujours dans les idées des autres, que ce soit chez un vulgaire spectateur comme chez certains critiques « embauchés par des rédactions » autant de « conneries ». Dire « c’était mieux avant, les vraies critiques », de fait, c’en est peut-être une de connerie. Et on en lit bien d’autres tous les jours dans les journaux approuvés par des rédactions. S’il pense aux Cahiers du cinéma, il y a trois pékins dans une revue qu’il adule et à côté de ça, il y a des milliers des « reviewers » embauchés dans des rédactions en un siècle de cinéma qui même à ses yeux en diraient des conneries.

Quand il parle d’un blogueur qui amène tout à coup un petit air frais, c’est sans doute parce qu’il parlait des films avec un angle nouveau. Ce n’est pas ce que cette « démocratie » permet ? Ça ne peut pas être pertinent par exemple d’avoir l’« avis » d’un critique ayant des notions en physique après avoir vu Interstellar ? D’un autre avec des notions en histoire parler des adaptations de Shakespeare à l’écran ? D’un autre proposant une approche philosophique de La Guerre des étoiles ou de West Side Story ? etc.

Qu’est-ce qu’il veut dire par « penser le cinéma » ? Écrire sur un film, c’est penser le cinéma. Pas besoin d’avoir lu Georg Lukcas ou Bela Balazs pour « penser le cinéma ». Et si on ne s’amuse pas à singer l’écriture faussement objective des critiques sous contrôle éditorial la valeur de la « critique démocratisée » actuelle, elle est justement dans sa diversité de regards. Je préfère encore voir un peintre raté nous proposer sa lecture de Superman que de voir gonfler en lui certaines idées de grandeur.

Perception d’images arrêtées sur Himiko, Shinoda (1974)

En réponse à des commentaires censés faire la preuve des qualités esthétiques du film de Shinoda à travers de simples captures d’écran.

Himiko, Shinoda 1974 | Toho Company, Art Theatre Guild (ATG), Hoygensha


C’est amusant, je ne trouve pas ces images incroyables. On y retrouve la même froideur typique des pellicules japonaises des films des années 70. Bien sûr, prendre au hasard quelques images du film donnera une idée de ce à quoi il ressemble, mais je pense surtout qu’elles prouvent la manière dont on perçoit l’esthétique d’un film. Le mouvement a une grande importance dans cette perception de l’environnement d’un film : il permet de se construire une image mentale à l’intérieur du champ, puis à l’extérieur, ce qu’une image arrêtée est incapable de proposer. L’esthétique des films ne peut pas être pensée en dehors de l’effet Koulechov, ainsi que du récit. Le mouvement implique le temps et le montage. Je suppose que c’est ce que cherchait à faire Brakhage dans ses films en adoptant certaines techniques du cinéma à la peinture (en particulier le mouvement et le montage).

Chaque personne réagira différemment à la vision d’une simple image (capture) de film sans rien connaître au contexte ou à la situation. Je parie que plus on contextualise une image, plus le matériel extérieur à cette image, c’est-à-dire le hors-champ et tout ce qui précède dans le temps cette capture, affecte la perception inconsciente et esthétique qu’on a de cette image arrêtée.

Je ne parle même pas de la musique ou du son qui doivent à leur manière également jouer un rôle dans cette perception.

Réaliser un grand film, ce n’est pas simplement créé de belles images en marge d’un bon scénario ou d’une bonne histoire. Faire un film, cela implique nécessairement la compilation des différents aspects d’un film, comme dans une symphonie, et le cinéaste doit s’évertuer à les arranger de la meilleure manière qui soit. L’image n’est qu’un de ces éléments, et si les autres éléments ne sont pas satisfaisants, ils peuvent affecter négativement la perception des images. Imaginons seulement 2001, Odyssée de l’espace, sans la musique, sans le mystère, sans ses grandes prétentions, sans ses décors et sans le sens du rythme de Kubrick. Ces images du film qui nous fascinent, on les verrait différemment si tous ces autres éléments ne nous convainquaient pas de la même manière.

Le cinéma ce n’est pas seulement de belles images de cartes postales. C’est aussi écrire, raconter, couper, monter, faire du bruit, diriger des acteurs, mettre une musique de bonne facture, etc.

(Je préfère les bruits que Shinoda produisait dans les années 60.)

Ridley Scott est-il un auteur ?

Cinéma en pâté d’articles   

SUJETS, AVIS & DÉBATS   

Commentaire rédigé suite à la vision de Seul sur Mars en 2016.

Il y a, et il y aura toujours, un malentendu concernant Ridley Scott si on considère qu’il faut juger une œuvre à travers… son auteur. Les Cahiers du cinéma ont initié la politique des auteurs, à laquelle on ne peut plus échapper depuis plus d’un demi-siècle. Et même quand on pense s’affranchir de leur logique, elle est partout. Ridley Scott n’a jamais été un auteur, il ne l’a jamais été pour ses films, encore moins qu’un Hitchcock par exemple. Il ne saurait être tenu pour principal responsable des qualités ou défauts scénaristiques, dramaturgiques, des films dont il est… responsable. Il faut revenir à la bonne vieille définition du régisseur au XIXᵉ siècle pour comprendre le travail de Scott, et l’apprécier peut-être presque autant qu’un costumier ou un décorateur sur un film. Scott supervise. Il réunit des équipes, fait des choix, mais il n’écrit pas les histoires qu’il met en scène. Son cinéma n’a aucune thématique définie, aucun motif récurrent, aucune obsession d’auteur. Il fait comme vous et moi, il lit un truc, il regarde un film, et hop, il se dit qu’il a envie de faire la même chose. (La seule différence, c’est peut-être bien que, lui, aura les moyens de reproduire ce qu’il a déjà vu ou lu.)

Scott reproduit, il n’a jamais fait que ça, comme n’importe quel bon régisseur. Et c’est un des meilleurs. Mais ce n’est pas un auteur.

C’est donc, à mon sens, en oubliant que Scott puisse être un auteur (puisqu’il ne l’est pas) qu’il faut voir ses films, et celui-ci, Seul sur Mars, en particulier. Il s’est emparé d’un des bouquins en haut de la pile des adaptations à faire, et n’a probablement rien changé. Lui prêter des intentions d’auteur, qu’il n’a jamais eu, c’est un peu lui reprocher la baisse ou la hausse du chômage quand il y est pour rien. Les intentions, les trucs, les astuces, des invraisemblances, tout ça dans un scénario, c’est à mettre au crédit (avant d’accabler Ridely Scott) du type qui a écrit le bouquin. C’est le film, seul, qu’il faut arriver à juger, et laisser Scott là où il est. Parce que toutes ces critiques, visant le film, seraient sans doute plus claires si elles n’étaient pas toujours rattachées à celui qui en serait le grand responsable.

Il y a un peu de De Palma chez Scott, c’est amusant. Ridley Scott commence sa carrière en voulant imiter Kubrick comme De Palma cherchait à ressembler à Hitchock ; puis il surfe comme beaucoup sur la vague SF, mais non pas celle de Star Wars, enfantine, mais sur celle, moins fantaisiste, puisqu’il adapte une histoire de Dan O’Bannon, qui avait écrit une histoire très similaire pour Carpenter : Dark Star. Il continuera d’ailleurs dans cette logique (d’auteur) en adaptant Philip K. Dick. Je ne doute pas, par exemple, que Scott aurait pu réussir là où Carpenter s’est planté (à mon humble avis), et ce serait sans doute là son unique talent à Scott. En somme, il sait mettre en scène les idées des autres. Je ne dis même pas « met en image », parce qu’il a toujours laissé des directeurs de photo le faire à sa place (à ce sujet, voir le commentaire de Cutters’ Way) : là encore, son génie, sa réussite, c’est sans aucun doute de savoir choisir des techniciens de talent et de réunir des équipes dans une certaine forme de cohérence pour travailler sur un même projet. Parce que si on en vient ensuite à Blade Runner, K Dick, c’est une chose, mais le scénario n’a finalement plus grand-chose à voir avec le roman. Ce n’est pas Scott qu’il faut créditer pour ce travail, au mieux a-t-il supervisé et donné la direction à suivre (et ce n’est pas rien, mais ce serait plus le job d’un producteur que d’un… auteur). Les commentaires de Ridley Scott quant à l’identité de Dekkard sont assez révélateurs : il n’a rien compris de la réussite dramatique et des portes laissées ouvertes dans son film. Quant au rendu visuel, je l’ai longtemps mis à son crédit, mais c’était avant que je découvre le travail de Jordan Cronenweth sur Cutter’s Way, tourné juste avant Blade Runner et sorti pendant le tournage de Blade Runner. Or, beaucoup des éléments visuels qui font le succès de Blade Runner, mis à part tout le high-tech, sont déjà dans Cutter’s Way alors que celui-ci n’a rien d’un film de science-fiction, ou même d’un film noir (Jordan Cronenweth, à ce propos, ne vient pas seul, puisqu’il a embarqué une partie de son équipe technique du film d’Ivan Passer). C’est tout con, mais quand une équipe vient disposer des fumigènes sur un plateau, poser un projecteur ici plutôt que là, placer la caméra à telle distance plutôt qu’à une autre, bah ça crée des habitudes, et on peut facilement comprendre que sur le prochain film l’équipe opérera de la même manière. Scott regarde faire son directeur photo, et n’aura plus qu’à dire : « OK, c’est ce que je veux. » Le voilà son talent. N’oublions pas que Blade Runner a longtemps été considéré comme un échec, et c’est bien pourquoi Scott s’est tant d’années détourné de la SF. Scott n’est pas un auteur, il flaire les modes, ne les précède jamais, et s’engouffre dedans, parfois pour le meilleur, d’autre fois pour le pire. Chacun sera juge pour Seul sur Mars, mais il serait bon de juger les films d’abord pour eux-mêmes plutôt qu’en fonction d’un auteur hypothétique qui en serait responsable.

Ce n’est à mon sens pas moins gratifiant pour un professionnel d’être considéré comme un superviseur, un régisseur, plutôt que comme auteur.

Avant les Cahiers, personne ne considérait le réalisateur comme l’auteur des films (ou un peu déjà chez la critique française, mais cette notion d’auteur s’est répandue dans toute la cinéphilie du monde grâce à eux, au point que ce terme, auteur, signifie en anglais, cinéaste). Cette idée est venue polluer tout l’imaginaire qu’on se fait du cinéma, et jusque dans la tête de ceux qui le font dans les studios en Californie. Il y a des auteurs, il y en a eu, plus ou moins à Hollywood ou ailleurs, mais considérer que le réalisateur d’un film est systématiquement un auteur, c’est une grosse erreur. Qui est l’auteur d’Autant en emporte le vent ? Personne. C’est le film seul qu’on juge. Se questionner sur les intentions d’un hypothétique auteur serait parfaitement vain. Scott, comme Hitchcock ou comme O. Selznick, s’ils ont une intention, elle n’a pas à chercher dans le “sens”, mais dans le “combien” : face à un choix, ceux-là n’iront jamais se demander si c’est le “sens” qui leur convient, mais si le “public” adhérera ou pas.

Et Ridley Scott n’est pas un auteur, parce qu’il ne fait pas, et n’a jamais fait, (même si on a pu penser le contraire à un moment) d’art. Depuis le début du cinéma ou presque, il y a deux visions qui s’opposent. Ces deux notions sont nées en France, bien avant les Cahiers du cinéma. Les Lumière ne faisaient pas d’art, on est d’accord ? Méliès, c’est plus discutable aujourd’hui, mais il proposait bien des divertissements assez peu considérés à l’époque (et à l’époque, le cinématographe attire surtout l’attention des forains et des illusionnistes). C’est seulement avec les Films d’arts, les bien nommés, que des producteurs ont souhaité faire des films plus ambitieux, d’auteurs, peu importe comment on les appelle, non plus proposés par des saltimbanques mais par la crème des acteurs du français (en particulier). Bref, à cette époque, l’art, c’est la Comédie française, donc on appelle ces acteurs et on les fait jouer devant la caméra… Pas bien passionnant, mais tout d’un coup, la “haute” prend plus au sérieux ce bidule cinématographique. Avant ça, un film, c’est un produit, comme une soupe, et celui qui en est “responsable”, c’est une sorte de cuisinier qui doit faire sa bouillabaisse au public. Est-ce qu’un cuisinier est “auteur” de la recette de la bouillabaisse qu’il propose ? Non. Tout artisan qu’il soit, il s’empare d’un produit et on l’a chargé de la proposer. Si on lui demande de créer sa propre soupe, ce n’est pas pour autant qu’on le considérera comme auteur, parce que tout appétissante que soit sa soupe, ça reste un produit de consommation. Un réalisateur, c’est alors le plus souvent un chef cuisinier qui se charge de faire la popote d’une franchise McDo. Depuis, les Films d’art sont nés, et ils ont toujours pris des formes diverses à travers l’histoire (après-guerre, c’est encore en France que naîtra l’avant-garde, le surréalisme, etc.). Les soupes commerciales n’ont jamais cessé d’être, et pour cause… Une soupe, c’est fait pour être consommé, c’est la loi du marché. C’est sur ce principe que des industriels, puis des studios, se sont créé, parfois même à la limite de ce qu’on considère comme de l’art aujourd’hui. C’est un biais historique : tout, aujourd’hui au cinéma, apparaît comme de l’art, alors que peu de ceux qui le produisaient à l’époque considéraient faire de l’art. Cette mentalité, en particulier à Hollywood, a prévalu jusque dans les années 50-60, avec la génération de cinéastes (auteur, donc en anglais) tant vantée par les Cahiers. Même actuellement dans le monde cinéphile anglophone, on parlera moins d’art en évoquant le terme “director”, et il y a encore un très grand nombre de films qu’on va voir pour être une adaptation d’un roman à succès dont on se fout pas mal de qui a réalisé (celui-ci en fait partie), ou d’un scénario original remarqué. Chez les anglophones, chez les cinéphiles (et le monde anglophone est beaucoup moins “cinéphile” que le nôtre), pour parler d’un auteur metteur en scène, on emploiera donc, et avec beaucoup moins d’ambiguïté, ce terme, “auteur”. Ça veut tout dire. Si nous avons encore bien du mal à voir qu’il y a un bon gros schisme entre ceux qui font de la soupe et d’autres qui prétendent à faire de l’art (et on peut faire de l’excellente soupe comme on peut faire de l’art pauvre), au moins chez les anglophones, les termes aident à faire une différenciation bien plus nette qui me semble plus conforme à la réalité. Pour nous, tout est art, donc tout réalisateur est de fait un auteur. Eh bien non, un réalisateur de films ostensiblement commerciaux, n’est pas un auteur.

Pour évoquer plus en détail, Seul sur Mars, on peut l’apprécier, justement peut-être parce qu’on n’attend rien de spécial du bon père Scott. Qu’y a-t-il de Scott là-dedans ? D’ailleurs, c’est quoi la petite touche de Ridley Scott dans ses films ? Scott est un opportuniste, de talent, mais un opportuniste. Seul sur Mars aurait pu être mis en scène par n’importe quel réalisateur de talent, il est probable que la machine aurait été de toute façon assurée non seulement par le script de départ, puis par la machine de studio derrière capable de produire visuellement la soupe proposée. Vu le nombre de merdes sidérales qui circule depuis toujours dans le genre SF (et dont Scott participe assez souvent), on m’excusera de me satisfaire de celui-là. C’est l’objet filmique que je juge, Scott, je n’en ai rien à foutre.

Ce n’est pas parce que la notion d’auteur est essentielle (on pourrait rajouter souhaitable et nécessaire), qu’elle a de fait un sens dans un monde (Hollywood, le plus souvent, et plus globalement celui des mégaproductions), Scott gardant me semble-t-il son indépendance vis-à-vis des studios qui au mieux participent au financement de ses films jusqu’à un certain point et se contentent ensuite de le distribuer, et qui peut totalement s’en affranchir, et l’a le plus souvent fait. Ce n’est pas en disant qu’à travers une conception du cinéma d’auteur, on propose autre chose qu’un simple produit industriel qu’on impose cette conception à un monde qui n’en a rien à foutre et qui obéit à ses propres règles.

Prétendre que le cinéma a besoin de cette conception pour identifier des “auteurs” au sein de ces productions, c’est pour moi à la fois inutile, une facilité, et une absurdité. C’est ignorer l’un des aspects les plus importants de la créativité : le hasard. On ne décide pas tout d’une histoire, on ne soupèse pas tous les éléments dramatiques d’un scénario ou de la production d’un film, quand bien même on en serait responsable de près ou de loin, on fait des choix, certes, mais on pioche ici et là, on copie, on reproduit, on innove le plus souvent sans même s’en rendre compte, et c’est même parfois impossible de pouvoir prétendre définir une cohérence, une intention, pendant l’acte créatif… Bref, créer, c’est parfois un gros bordel, le et les responsables sont très souvent inconscients de ce qu’ils font, ou quand ils le voudraient, ils sont — en particulier au cinéma où la question du technique « possible/pas possible » est bien plus présente, que dans une autre œuvre — obligés de composer avec les collaborateurs ou l’environnement (budget, climat, moyen, désirs des uns et des autres) qui font que, de fait, si on peut trouver toujours un responsable, il n’est pas maître de tout. C’est même une grande marque du génie, parce qu’on peut toujours chercher ce qui explique le talent des uns et des autres à composer des schémas, des méthodes ou des œuvres, avec la même réussite, le plus souvent ce qui caractérise le génie est indéfinissable, impalpable. Beaucoup pourraient s’accorder pour dire qu’untel ou untel a du talent, mais en les questionnant sur les raisons de ce talent, ils s’accorderaient rarement sur la même chose. C’est bien que si derrière cette notion d’auteur, tout est fumeux, tout est aussi confus dans le processus créatif. Chercher à tout prix à vouloir définir des “auteurs”, sortes de dieux omniscients de l’objet créatif, c’est accorder aux créateurs, ou aux responsables, un pouvoir ou des intentions qu’ils n’ont pas. Ce qui fait que Blade Runner soit un chef-d’œuvre ? (ou pas d’ailleurs) Chacun pourrait y aller de son commentaire, et même en s’accordant sur la qualité du film, ceux qui le louent seraient incapables de s’accorder sur le pourquoi de cette réussite. Mieux, ils seraient finalement incapables d’attribuer à untel ou à untel le mérite, d’auteurs, qui leur revient. Parce que très souvent, il n’y a personne à bord. On crée, on collabore, et plus que dans n’importe quel art (puisque c’est aussi un produit de consommation de masse, pas un objet culturel produit et réalisé par une seule tête), le produit final dépendra d’une alchimie improbable due beaucoup plus au hasard ou à la combinaison de choix non conscients qu’au pouvoir décisionnaire d’un seul homme, d’un “hauteur”. Au cinéma, de tels miracles sont fréquents. Et si, dogmatiquement, on pense que c’est une bonne chose qu’il y ait toujours au cinéma un auteur, je pense exactement le contraire, qu’il y a de la beauté, et quelque chose de profondément juste, conforme à ce qui se passe dans la vie, à voir des objets, qu’on les regarde comme des produits culturels ou de simple consommation, qui puissent avoir une cohérence propre. Plus que bien d’autres arts, le cinéma est une expérience, et en cela, il peut nous en apprendre sur nous-mêmes et sur le monde ; or pour profiter d’une expérience, nul besoin de cet “auteur” pour diriger des intentions que le public se plaira à deviner. Ces intentions, surtout quand elles ne nous sont pas imposées, c’est bien nous qui arrivons à les voir. C’est bien ça toute la magie du cinéma. L’auteur, il est bien plus en nous, qu’en un responsable technique ou un ayant droit.

Godard, par exemple, est un auteur, parce que poète. La question du sens n’en a en fait pas beaucoup dans son cinéma. Plus amusant encore, c’est un poète qui s’ignore. Parce qu’il voudrait à la fois être cinéaste, théoricien, historien de l’art, philosophe, psychanalyste de la psychanalyse, politique, etc. Alors qu’il est rien de tout ça. Seulement, en prétendant l’être, il peut au moins prétendre à la poésie. Son discours se perd en volutes élégantes et parfois remarquables, parce qu’il use de bons mots, plus que parce qu’il touche à la réalité. Dans la poésie, oui, tout peut faire sens. L’art est une escroquerie, Godard aussi. (Donc Godard est un génie, avant d’être un auteur de génie.)

Ridley Scott quant à lui n’invente rien, ne crée rien, n’est l’auteur de rien, et surtout n’a aucune prétention à dire quoi que ce soit. Ses volutes remarquables, on les trouve dans les fumigènes produits par son chef op. Il combine, il compile au mieux, tel un maître de cérémonie. Et c’est bien souvent ce qu’on demande (dans un système de studio) à un réalisateur-producteur. Au même titre que de savoir choisir ses acteurs, il faut savoir choisir ses sujets, son équipe technique, et se placer dans la continuité de produits ou d’œuvres précédentes qu’on cherche à reproduire. Scott est d’autant moins auteur qu’il n’y a qu’une logique dans sa démarche : la réussite, le profit. On est très loin du cinéma d’auteur.

 

Le cinéma français souffre-t-il d’un complexe d’infériorité ?

Cinéma en pâté d’articles   

SUJETS, AVIS & DÉBATS   

La question est naïve, innocente, et je m’étonne de la retrouver souvent dans la bouche du consommateur de films français, tout tourné vers la marchandise américaine, et se désolant de la “qualité” des produits bien de chez lui. Si la question peut paraître au premier abord un peu idiote, il faut reconnaître que, comme pour toutes les questions des enfants, elle en dit long sur autre chose. Car si la qualité du cinéma hexagonal est ce qu’il est, peut-être pourrions-nous aussi nous interroger sur ceux qui le regardent, et donc, ceux qui produisent et distribuent des films pour ceux-là. Parce qu’au fond, système d’aide ou pas, il y a toujours un consommateur qui demande, et un distributeur qui offre.

Comparer, c’est exister.

D’abord, il faut peut-être reconnaître que se poser une telle question, c’est déjà admettre qu’on puisse comparer « cinéma français » avec « cinéma américain » (puisque c’est bien de celui-là dont il s’agit ; une telle question ne viendrait pas à la tête du cinéphile qui mange du film sans discerner l’origine de ce qu’il regarde). Dans certains pays, même la plupart, la question ne se poserait pas ainsi. Au lieu d’opposer « cinéma domestique » et « cinéma américain », on opposerait plutôt « cinéma mondial » (world cinema) et « cinéma américain » (entendu Hollywood, les majors).

Parce que si dans l’esprit du même consommateur étranger (non anglophone), le monde est tout aussi binaire que celui du petit Français innocent, il se limite donc bien là à “Amérique” contre le « reste du monde ». Le reste du monde, pour le Français, c’est la France. Parce qu’à ses yeux, le monde n’est composé que de deux types d’individus : les Américains cools et les Français ringards. Le complexe est déjà là. À celui-là, on pourrait lui parler du système social américain qu’il serait persuadé que c’est mieux juste parce que c’est américain. J’exagère à peine. Être capable de se poser une telle question, c’est déjà préjuger qu’il y a ceux qui font de bonnes choses parce qu’ils vivent là-bas, et ceux qui n’ont rien compris, parce qu’ils vivent ici.

Mais en un sens, notre arrogance, ou notre ignorance, du « reste du monde », permet au moins d’être lucide si une chose. Le cinéma français existe bel et bien.

Que compare-t-on ?

Le seul problème, c’est que ce cinéma-là est jugé en fonction des critères “américains”. Le mangeur de hot-dog pourra toujours manger une salade niçoise qu’il trouvera ça fade parce que, selon ses critères, une salade ne peut tout simplement pas concurrencer avec un bon et gros hot-dog.

La question, on le comprend, concerne uniquement la “qualité” (ou l’état…) de l’industrie cinématographique française face à l’américaine. Il n’est pas question ici d’histoire ni même des chefs-d’œuvre passés. Ironiquement, même, ce qui passerait ici pour une qualité indéniable aux yeux de l’Américain ou du Reste du monde, serait perçu par une insulte passéiste, ou une preuve même, que le cinéma français… c’était avant. Or, le consommateur s’attache lui aux produits bien frais. Pourquoi irait-il se gargariser d’histoire ou de grands films qui ne sont plus à faire et dont il se moque de toute façon ?

Le critère ici est donc non seulement l’industrie, mais encore, il faudrait encore se restreindre, dans l’esprit de ce consommateur innocent français, à la production des gros films locaux, ceux que son multiplex lui propose et qu’il verra quelques mois ou années après avec mamie au salon. Autrement dit, la comédie produite autour de vedettes du petit écran, qu’il déteste, mais vers lesquels il est le premier à se ruer dès sa sortie pour s’en moquer (syndrome Cinquante Nuances de Grey, qui n’a rien de français par ailleurs, mais on excusera mon ignorance en la matière, je regarde peu de films récents, peu de films français récents, et peu de comédies françaises récentes calibrées avec des vedettes de la télévision), ou parce que par ailleurs, ce qu’on irait lui proposer en salle… de français, c’est cette sorte de cinéma intello infecte qu’il connaît trop bien pour s’être toujours refusé de s’y intéresser (selon le principe « le cinéma américain, c’est cool, le cinéma français, c’est ringard : et moi, je suis cool »).

La France ne produit donc, certes, pas de grosses machines telles que les Américains sont capables de nous offrir, mais est-ce juste alors, d’attendre du cinéma français ce que d’autres font mieux ? Est-ce qu’il faut rajouter un peu de saucisse dans notre niçoise pour satisfaire aux goûts de notre bon gros consommateur de hot-dog, ou est-ce que chaque plat n’a-t-il pas ses spécificités, ses qualités, ses défauts ?…

L’originalité.

Parmi les critères de qualité étrangement affectés au cinéma américain, on trouve… l’originalité. Ce n’est pas une blague. En fait, il faut entendre là, peut-être, une recherche sophistiquée, ou une diversité, dans les différents pouvoirs dont un super-héros sera pourvu…

Sérieusement, par définition, l’originalité, on la trouverait plutôt dans des exceptions, des miracles, et ces générations presque spontanées, je ne suis pas certain qu’un certain type de production nationale soit plus apte à les favoriser… Quand on parle d’industrie, on parle de films formatés. Et le formatage, c’est bien sûr le contraire de l’originalité. Après, on peut bien sûr chercher à savoir en quoi le nouvel Iphone est original… par rapport au précédent… On reste, comme on dit chez les mecs cools, dans le mainstream. Au mieux pourra-t-on parler de capacité d’une industrie à renouveler ses formats, ses clichés… On peut bien croire ici que l’industrie américaine soit mieux lotie que d’autres, mais c’est un peu la marque des industries en position de force, voire de quasi-monopole, d’être capable d’imposer ses critères. Sur notre territoire. Parce qu’on pourrait aller parler de la force de l’industrie américaine en Inde qu’ils n’en auraient rien à battre. Là encore, le complexe d’infériorité est moins dans le système français que dans l’esprit du spectateur dont l’attention est toute tournée vers un système, qui se trouve être celui de « là-bas ».

Un peu d’histoire.

Je m’en veux de devoir faire un peu d’histoire, mais ça me semble nécessaire pour mieux cerner la perception de certains problèmes ou idées reçues.

Si la France ne produit pas de films de super-héros, on pourrait se dire que c’est tout naturellement parce que ce n’est pas dans sa culture, parce qu’on n’en a jamais produits, que tout cela est une invention de l’Oncle Sam, qui d’ailleurs, s’il est leader, chez nous, ou ailleurs (en Amérique, donc le Reste du monde), c’est parce qu’il a toujours joui d’une position dominante. Et si un jour la France était leader en quoi que ce soit, c’était un peu parce que ça concernait tout ce qui aujourd’hui pourrait sembler ringard…

Eh ben, pas tout à fait. S’il faut s’ôter de la tête que le cinéma est une invention française (le Cinématographe oui, mais le “cinéma” ne veut rien dire de bien précis avec une date de naissance bien déterminée), il faut reconnaître au cinéma français d’avoir été, un jour, l’industrie leader dans le domaine. Je parle bien d’industrie. Quant au domaine, je ne parle pas de films d’art ou autres machins dédiés aux vieux schnocks à moustache, mais bien de « grosses productions », de films populaires, et même, au hasard, de films de super-héros. Eh oui, fut un temps où l’industrie cinématographique était leader, et l’était même en proposant aux spectateurs du monde des feuilletons où la notion « d’auteur » était parfaitement, alors, inexistante. Et puis la guerre est passée par là, et l’industrie s’est écroulée, laissant la place au futur leader… Et puis le parlant est arrivé, et comme pour le reste, le cinéma parlant français n’a pas résisté à un certain effritement de la parole française dans le monde…

Tout cela est vrai, mais il ne faut pas oublier que ce prestige passé, il en reste encore quelque chose. Et qu’il devrait au moins nous convaincre qu’il serait possible de proposer une industrie cinématographique basée sur des critères bien français. Tout en reconnaissant, et c’est important, que oui, l’importance de la parole et de la culture française dans le monde n’est plus la même qu’il y a un siècle. Il serait idiot de comparer la France (nous les nuls) avec les autres qui comptent, seuls, dans le monde, l’Amérique (les cools). Doit-on pour autant s’en accabler ? Est-ce que le déclin de « l’empire français » n’a profité qu’à l’essor du seul « empire américain » ? Peut-être serait-il temps de ne plus regarder le cinéma comme autant de systèmes locaux et de le voir comme un ensemble capable de produire ici et là des “produits” de qualité. Alors, certes, il n’y a guère plus qu’Hollywood pour créer des super-héros (bien que Mad Max, tout en n’étant pas vraiment un super-héros, ne soit pas non plus Américain), mais le cinéma du monde se porte excellemment bien, merci pour lui.

N’y a-t-il donc pas de problème ?

On peut toujours améliorer les choses bien sûr, espérer qu’un système évolue pour répondre à nos goûts. Et ici, s’il y a des regrets à avoir, je pense qu’il concernerait surtout la diversité. C’est un comble, la France est censée faire de cette diversité un “critère” bien français, donc forcément, universel, et notre industrie, ou système, souffrirait, là, de manque de diversité ?

Là encore, on pourrait voir une sorte de dualité coupable dans ce qu’on produit en France. D’un côté les grosses productions calibrées par et pour les chaînes de télévision, et de l’autre, les films intellos parlant toujours des mêmes histoires personnelles dont le spectateur (de télévision) se fout pas mal. C’est peut-être binaire, mais il y a, pour une fois, un peu de ça.

Notre système produit certainement un certain nombre de films en marge, plein « d’originalité », reste que les films qui comptent, ceux qu’on remarque, ne reste bien que les deux types de films décrits plus haut. Et là, force est de constater, que même en oubliant la diversité des super-héros, notre industrie manque pour le moins de cinéma de genre. Autrement dit, le cinéma bis est totalement inexistant. Ces petits films produits en marge qui sont censés être des laboratoires, des moteurs à idées, des supports ou des prétextes à audace ou à expérimentation, ne sont en fait produits que dans le seul but de devenir du cinéma A, qu’il soit celui d’auteur, ou celui de masse.

S’il y a un problème majeur dans notre système, en oubliant le « reste du monde » et la qualité bonne ou mauvaise de nos « hauts de l’affiche », c’est qu’il se tient sans base. Comment tient-il alors ? Eh bien la culture, le cinéma, bénéficie sans doute de ce que celle (de culture) des agriculteurs ne dispose plus : d’aides et d’un système d’exception…

Et les règles d’exception… Est-ce que le système est bon parce qu’il permet à toute une industrie de se maintenir à flot, ou est-ce que des initiatives ne pourraient pas être mises en place pour faire en sorte qu’une réelle industrie de base puisse se développer sans le concours de qui que ce soit d’autre que le simple spectateur ?

La responsabilité des industriels.

Avoir une industrie cinématographie, c’est bien. Ce serait mieux, donc, si elle faisait en sorte qu’elle ne soit plus dépendante d’un système d’état. Le problème, c’est bien que ceux qui bénéficient d’un tel système n’ont aucun intérêt à ce que d’autres, ou certains d’entre eux, prennent des risques… Imaginons qu’ils réussissent ? Sortir de la dépendance, ça peut faire mal. Être aidé plus qu’on s’aide soi-même, c’est toujours plus confortable, alors pourquoi tenter le diable ?…

En gros, on a donc le système suivant : beaucoup de blé d’aide et d’investissements pour un nombre restreint de films (la mise de départ servant à minimiser les risques) et beaucoup moins pour beaucoup de productions mineures dont la vocation à rester mineure est sans faille (peu d’investissements, c’est peu de pertes, et c’est ça qu’on appelle l’aide à la culture, Arte, etc.).

Entre les deux, il n’y a rien. Autrement dit, personne ne va placer un peu d’argent pour des produits qui ne casseront pas la baraque, mais qui resteront rentables. C’est d’eux pourtant que peut surgir cette “originalité”. Surtout, personne n’a intérêt à proposer autre chose, de peur que le château de cartes ne s’effondre. On sait toujours ce qu’on perd, on sait jamais ce qu’on gagne… Et ça pourrait être pire…

Est-ce que c’est la faute du système d’aides ? Hum, plutôt celle des industriels, des initiateurs, ces conservateurs… Le manque d’originalité vient de là. On peut toujours rêver et voir quelques entrepreneurs débarquer de Mars et se lancer de zéro en produisant leurs films de genre bien de chez nous… On peut aussi rêver que les industriels, ou les acteurs économiques du secteur qui ne sont pas leaders et qui auraient intérêt à bousculer les lignes en travaillant à la base d’une production, plutôt que, comme ça arrive trop souvent, en cherchant à se frotter tout de suite aux sommets.

Un film a vocation commercial, dans notre idée, doit forcément être une grosse production. Là encore, notre point de vue est très probablement altéré par ce qu’on voit du système américain. C’est oublier qu’eux aussi ont des productions intermédiaires, une base, et que ce que l’on voit et qui débarque chez nous, c’est seulement les productions dédiées au marché international, ou les petits miracles. Les Américains aussi ont leurs comédies lourdingues avec les habituelles vedettes du petit écran. Mais ils ont aussi, c’est vrai, tout un système de base (même si ça me semble de moins en moins le cas) dont on ne voit pas grand-chose, et qui est apte à produire de « nouveaux produits ». Parce qu’il n’y existe pas de système d’aide, et parce que les Américains sont cools et ils ont solution à tout.

Des grands films, en France, je suis persuadé qu’on en fera toujours. À quel rythme, c’est une autre histoire, mais je crois toujours aux miracles de la création, et quand on produit, arrive toujours ces engins étranges qui peuvent creuser leur sillon dans l’histoire… Ce qui manque en revanche, ce sont…, j’insiste, des petits films. Non pas des petits films produits et distribués comme des grands, mais bien des films sans prétentions, s’adressant à un public de niche.

Le problème, en dehors du manque d’audace peut-être des industriels, c’est aussi sans doute que ces niches existent déjà et que leur attention est déjà toute tournée vers des produits étrangers, pas forcément américains, mais « reste du monde ». Pourquoi regarder un film d’horreur à deux balles français quand on peut voir un film d’horreur à deux balles coréen ?

Alors pour changer les idées reçues, les habitudes. Une seule alternative. Le super-héros, le vrai, le seul, que le cinéma ait connu : le créateur.

La responsabilité des créatifs.

Où sont-ils ceux-là ? Parce que rejeter la faute sur les industriels, leur frilosité, c’est bien joli, mais encore faudrait-il qu’ils aient de petites mains pour faire le boulot. Or, y a-t-il des créateurs pour un cinéma de la base ? Pour un cinéma sans prétentions ? Peu cher mais rentable ? Peu cher et… sans grande qualité ? Du cinéma pop-corn… ou plutôt jambon beurre ? Pas sûr… Si rares sont déjà sans doute ceux qui rêveraient d’être Carpenter, encore plus rares sont ceux probablement qui rêveraient d’être ce que Carpenter cherchait, seulement, à être à ces débuts : un simple faiseur de films. Faire, rentrer dans ses frais, faire un autre film… Produire, rentabiliser, oublier, produire… Qui rêverait aujourd’hui de passer à la trappe ? Parce que pour mille petits Carpenter, il y a certes un gros Carpenter, mais pour certains créatifs, il ne serait pas question d’être les 999 autres. Malgré ce que ceux-là prétendraient, ce qu’ils aiment en Carpenter, ce n’est pas sa capacité tout ouvrière à bâtir des églises filmiques en papier, mais bien l’auteur (reconnu comme tel). Ah, on peut cracher sur les Cahiers, on n’en reste pas moins toujours assujetti à leur système de pensée. On pousse même le vice, comme eux, à mettre en avant les auteurs tout en se moquant de ce que cela peut bien vouloir dire…

Parce que, chers spectateurs innocents, ce qui différencie cinéma cool américain et cinéma ringard français, c’est qu’au-delà des productions, il y a des créateurs qui connaissent leur travail. Raconter des histoires, c’est connaître et comprendre les règles d’une dramaturgie. Or, quand on se balade sur des forums ou quand on questionne des spectateurs, des cinéphiles, des cinéastes en devenir…, tous ont le même intérêt pour une seule chose : l’intention de l’auteur. Tout ce qu’on retient d’un film, et en premier lieu notre adhésion à ce qu’il propose, donc sa qualité, est lié à cette seule intention de l’auteur. Le quoi, plus que le comment.

Or, le charpentier, pour bâtir ses petits trésors en papier, commence par le comment. C’est bien beau de savoir ce qu’on veut construire quand on a aucune idée de comment on fait. Non, il ne suffit pas d’assembler des bouts de bois et de prier pour que cela tienne tout seul.

Certains font quand d’autres se contentent de penser.

Et le créatif en France, il pense. (Et on n’en est pas pour autant convaincu qu’il existe.)

Les règles, les principes, les structures, tout ça c’est du travail de chantier et ça nous répugne. Bien plus gratifiant (pour les “créatifs”, ces “auteurs” avec leurs belles intentions, ou pour les spectateurs qui commentent) de s’interroger sur la philosophie du pourquoi plus que sur le comment. Dans les querelles de chapelles, ce qui compte, c’est moins les plans que les idéaux. Sans la croyance en un bon Dieu, les hommes n’auraient jamais eu l’idée de construire des cathédrales. Sauf que les cathédrales, on les veut, on les espère, mais elles ne se construisent pas avec les belles intentions d’un missel ou d’un bréviaire.

Remarque il y a aussi un intérêt à ça. Voir des Américains, super cools dans leur genre, faire des films noirs, et avoir aucune idée qu’ils sont en train de faire des films noirs ; puis voir les Français dire « ça, c’est des films noirs ! » ; bah, c’est presque aussi beau que le prophète qui dit qu’il faudrait une maison de Dieu digne du Seigneur, qui part un demi-siècle poursuivre les chèvres et les bergères, et qui revient de sa montagne une fois que d’autres se sont chargés du travail : « eh ben, voilà ! ça, c’est… une cathédrale ! » « Ah ? Nous, on pensait juste faire une grande église, mais cathédrale, ça sonne pas mal, ouep. »

On peut aussi regretter que le système mette à l’honneur des créatifs « vu à la TV », ou des cinéastes qui ont « la carte », et qu’au final le même conservatisme se retrouve chez ces créatifs. Ils pourraient bien sûr se plaindre que les distributeurs (les chaînes surtout) ne leur permettent pas de développer leurs projets les plus subversifs, les plus… originaux, c’est peut-être aussi que ces aristocrates du divertissement ou de la culture ne sont pas les mieux placés pour proposer des “produits” réellement en marge, audacieux ou… personnels ; et que s’ils avaient une réelle volonté de proposer autre chose, s’adresser aux mêmes canaux qui ne s’intéressent qu’à la distribution de masse n’est pas la meilleure preuve de leurs audaces ou de leur volonté (voire capacité) de “créer”. Ce qui manque surtout, c’est donc bien encore la présence d’acteurs économiques intermédiaires, indépendants non seulement de la course au succès (se contentant tout juste de rester dans leurs frais) ou des aides à la créativité (dont le cinéma de genre, de la marge, est presque par définition exclu).

Mais ce manque d’audace, de créativité, de diversité n’existerait pas sans un spectateur… aux basses exigences.

La responsabilité du spectateur.

L’offre… et la demande. Si un certain type de cinéma peut se maintenir grâce aux aides et ne pas se soucier alors des souhaits du public, et que cela offre plus ou moins de la qualité, c’est plutôt une bonne chose, même si le système peut avoir certains effets pervers. De l’autre côté, en revanche, on peut se demander ce qui pousse le spectateur à courir dans les salles où on lui donne à manger le dernier film français « à succès » dont il sait déjà qu’il ne fera que le convaincre de la suprématie du cinéma cool américain… Tout ce qui brille n’est pas d’or… Or, il faut le reconnaître, ce spectateur français qui se rue facilement dans les salles pour voir ce qu’il sait déjà être médiocre aime à se laisser prendre par la publicité, ne jure que par ce qui “buzze”, et ne cesse de vomir sur un « autre cinéma » qu’il méprise sans même daigner lui porter la même attention que le cinéma médiocre qu’il aime détester.

C’est qu’on va moins au cinéma, on regarde moins un film, on consomme moins, pour la qualité, pour ce qu’on pourrait y trouver pour soi-même, que pour la nécessité de communier avec les siens autour d’une même messe que l’on sait ennuyeuse et inutile, mais qui est toujours un bon prétexte à se retrouver… La critique étant, dit-on, plus facile, on peut même craindre que ces spectateurs prennent goût à voir des films médiocres rien que pour se conforter dans leurs idées qu’ils ont raison… Qu’auraient-ils à dire ceux-là devant un film qui leur plaît ? Pire : regarder un film d’auteur chiant, français, et se surprendre à aimer ça ! La honte… La risée de la jungle ! mes amis Facebook ne le comprendraient pas !…

Parce que, amis spectateurs…, si vous ne jetiez pas votre fric dans ces poubelles que vous êtes les premiers à dézinguer, et privilégiez des œuvres qui vous plaisent plus, même américaines, on n’en serait peut-être pas là, à parler de la lourdeur des comédies françaises préfabriquées pour le succès parce qu’aucune ne serait jamais rentable. Le spectateur se plaint toujours du faible choix qui lui est proposé quand le choix au contraire n’a jamais été aussi grand (sauf en matière de cinéma bis, donc). Encore une fois, ce qui intéresse ce spectateur, c’est la culture de l’instant, celle qu’on lui sert toute faite et qui se relaie, bonne à être cliquée et partagée, sur les réseaux sociaux. Voir un film français dont tout le parle, c’est exister ; voir un film hongrois qui nous passionne, seul, c’est prêcher dans le désert. Et on veut exister.

Si on n’existe pas en pensée… peut-être peut-on compenser nos faibles existences en… consommant et en communiant ?… J’existe parce que mon voisin peut me confirmer que j’existe. J’existe parce que j’ai des contacts dans mon réseau. J’existe parce que quand je parle d’un film dans un dîner en ville, chacun sait de quoi je parle, alors que celui qu’on avait invité la dernière fois et qu’on ne se hasardera plus à inviter, lui, dès qu’il parlait d’un film, ça nous faisait lever le sourcil… Non mais pour qui se prenait-il celui-là ! Et il prétendait en plus voir de bons films… hongrois ! ou qu’il y en avait tout autant de français d’intéressants et qu’on refusait de voir, même s’il regrettait l’absence d’un cinéma de genre bien de chez nous… Mais genre, nous, on sait que ce cinéma-là dont il parle et prétend aimer ça parle que de cul et de journal intime ! On le sait !… parce qu’on ne veut pas savoir !… Et parce que, mince, comment une niçoise pourrait être aussi nourrissante qu’un hot-dog ? Putain, mais c’est pas crédible !… (Vous avez reçu 50 likes et vous avez supprimé l’aut’ snob de votre liste de contacts. Vos 498 autres contacts “aiment” que vous ayez supprimé l’aut’ snob de votre liste de contact. Vous êtes très populaire. Voulez-vous regarder la bande-annonce du dernier film de Benoît Poelvoorde ? Seuls les plus cools pourront accéder à l’avant-première de cette bande-annonce exclusive, êtes-vous cool ?)

Qu’on cesse de dire que ce n’est la faute que des distributeurs. On est encore libre d’éteindre le robinet, de sélectionner ses contacts, ses informations, ses centres d’intérêt, et faire le choix d’exister pour soi-même et non pour les autres. Quand on n’en est pas à interpréter les intentions d’un auteur, il faut encore qu’on vienne avec ses propres prétentions : je consomme, donc j’existe.

Et il y a pire que de ne plus voir de films de super-héros français. Croire que regarder, et apprécier, un film franco-hongrois de qualité, ce serait ne pas exister.

Pour exister, il faut cesser de penser ; et commencer, pour les uns, par regarder, pour d’autres, par faire, et encore pour d’autres, par se risquer.

Si on regardait des œuvres pour elles-mêmes (ou au moins pour ce qu’elles pourraient nous apporter de personnel) et non pour les autres, on aurait plus à se plaindre de la qualité de ce qu’on nous fait manger. Il n’y a guère que celui qui regarde TF1 qui se plaint que certains regardent trop cette chaîne… Prends un balai. Perso, je n’ai certes pas à me plaindre de la qualité des comédies françaises, ou de l’industrie du cinéma hexagonal, pour ce que j’en vois… Nul besoin de devoir se taper mille merdes pour espérer voir un bon film, quand on ne cherche que le meilleur, français, américain ou reste du monde, peu importe.

Parce que quand je tombe sur un Tomboy, par exemple, je n’ai pas à me dire « putain, enfin un bon film français », parce que je n’en ai rien à faire de la nationalité du film, de qui l’a financé ou réalisé. Je veux juste voir un bon film.

Et ça, je ne suis pas persuadé que les cools Américains soient plus aptes à faire ce genre de films. Quand je vois à côté les films de Linklater, je préfère encore voir les histoires de fesses bien de chez nous.

Chacun ses super-héros.

Pour rester sur le même sujet, réponse à cet article de BFM : Pourquoi le cinéma n’attire plus le public en salle ?

J’ai du mal à suivre. Au final, on ne sait pas si le problème, c’est la baisse des entrées ou la baisse de la qualité du cinéma domestique.

Pour les entrées, ben, il y a comme une pandémie. Quand je lis que les spectateurs n’ont peut-être pas envie de mettre un masque… heu…, peut-être surtout qu’il y en a beaucoup qui sont raisonnablement prudents et qui ne font pas se fourrer dans un lieu public clos où les gens ne sont pas contrôlés s’ils portent un masque ou non et où rien n’est fait pour améliorer ou informer sur la qualité de l’air. Les gens sont probablement moins idiots qu’on voudrait le laisser penser. Il y a une pandémie, les mesures sont, au mieux, inadaptées, aucune raison de prendre des risques et d’en faire prendre aux autres. Le cinéma est avant tout une activité conviviale, j’ai comme l’impression que le cinéma n’est pas la seule victime de cette pandémie. Et encore une fois, au lieu de nier à la suite du gouvernement les risques liés à l’enfermement deux heures dans un lieu clos potentiellement vecteur de virus, peut-être que le public n’aurait pas été aussi méfiant si on avait arrêté de le prendre pour un con et que d’un côté on prenait des mesures pour améliorer l’accès et la qualité de l’air, et d’un autre on informait ce public des mesures prises. Ç’aurait été tout à l’honneur des exploitants de ne pas être rangés du côté des multiples désinformateurs que le pays a compté.

S’il est question en revanche dans l’article de pointer du doigt l’éternelle médiocrité de la production française, ben oui, ça doit probablement faire 90 ans que le cinéma français n’est plus à la pointe.

Pourtant il y a du bon et du moins bon. Quant à savoir si c’est toujours pire qu’avant, je crois que faire confiance à des critiques de cinéma pour porter un regard pertinent sur le cinéma actuel, celui de notre époque, quand eux voient cinquante merdes par semaine, je crains qu’ils manquent un peu du recul nécessaire pour répondre à la question (n’ayant pas compris la question originale, il me semble toutefois que nombre de leurs réponses pourraient être valides ponctuellement… selon de quoi on parle — je suis sûr que Dupieux voit où je veux en venir). Autant demander à des économistes de prévoir des crises.

Dans le positif, on pourrait dire que malgré tout, la production reste, il me semble, assurée (grâce à un système que les pays ne pouvant même pas assurer une production de basse qualité nous envient ; c’est un luxe que tous les fils à papa sortant de la FEMIS ou autre puissent financer leurs films avec l’argent des pauvres venus acheter une place pour voir un Marvel). Que, malgré tout, la production dispose d’une certaine diversité (une certaine, pas idéale) grâce notamment au nombre important d’acteurs dans le secteur de la production et de la diffusion. La TV continue, malgré tout, encore, de produire du cinéma, et si on peut évidemment se plaindre des facilités des chaînes de merde, on peut faire confiance sans doute à Arte, mais à un nombre fou d’acteurs divers, pour aider au financement à des trucs qui, pardon, mais depuis trente ans ne se serait jamais fait sans elle. Cela vaut pour le cinéma domestique, mais il me semble que la place d’Arte dans le financement à l’étranger est encore plus indispensable Arte, c’est le Minitel qu’il ne faudrait pas bousiller sous prétexte que Netflix, c’est américain donc forcément mieux.

Et puis, j’ai un certain mépris pour toutes les écoles de cinéma à papa, mais au-delà du fait qu’on n’y entre probablement pas quand on vient d’une cité ou de la campagne, qu’on n’y apprend sans doute que dalle sinon à se branler en famille en louant les vertus de la consanguinité, eh ben ce sont des structures qui permettent à ces gosses de riche de tisser leur réseau. C’est une sorte de mélange de corps diplomatique et de start-up nation qui a son lot de réussite. Ou son utilité. Et parfois, sur un malentendu, certains arrivent à conclure. Parce que le cinéma indigeste français, ç’a encore souvent un certain cachet dans les mêmes types de cercles « bobos » internationaux. Vous pourriez mettre l’odeur de Paris en flocon et appeler ça « L’égout de Paris », que ça fera un tabac parce que « de Paris », ça fait encore autorité dans les milieux aisés étrangers. La nouvelle vague, c’est un peu ça. Quand il est rappelé que dans les années 60, tout le monde parlait des films de Godard, pardon mais j’ai un doute. D’ailleurs, personne n’allait (plus) voir les films de Godard (après trois ou quatre films). Et même son invention, la nouvelle vague, a été créée par une journaliste qui n’était pas critique, pour des critiques faisant du cinéma, sans doute un peu pour remarquer la cassure, sans doute un peu salutaire, par rapport à un fonctionnement qu’elle avait elle-même connu dans ses débuts (le parisianisme est un petit monde). Elle en a donc inventé le terme, mais par la suite, son histoire, a surtout été écrite à travers les yeux des critiques internationaux. Dans les années 60, alors que le public allait voir des comédies en couleurs dans les salles (la mode n’a pas changé), la critique en dehors des frontières regardait leurs collègues parisiens faire mumuse avec leurs nouveaux jouets. C’est un peu détestable, mais ça marche. Et aucune raison que ça marche moins aujourd’hui qu’hier. On peut ne pas apprécier, mais tant que les films de Claire Denis ou que des films comme Portrait de la jeune fille en feu écriront l’histoire du cinéma français… ailleurs, faut prendre.

Là où ça devient plus dramatique, c’est probablement le niveau du cinéma de genre en France.

Même en comédie où on monte des films sur un nom (vu à la TV) ou sur un scénario. Le moteur des comédies, c’est soit des pièces à succès, soit des acteurs : et on tente depuis des années de faire avaler des Lino Ventura dans La Grande Vadrouille. Pardon, mais si le grand acteur comique de notre époque c’est Jean Dujardin, il y a effectivement un problème.

Il paraît qu’il y a du léger mieux au rayon du fantastique et de l’horreur, tant mieux, je n’y connais rien. Et je n’ai pas été convaincu par ce que j’ai vu. À vue de nez, toujours le même problème : on ne sait pas choisir entre film d’exploitation résolument, d’abord, mauvais, mais qui en donne à son argent au public qui sait ce qu’il va falloir et l’accepte, et film d’auteur. Si vous vendez à un fan de films d’horreur, et que ça se révèle être un film d’horreur intello, le fan, il ne revient pas. Pour deux ou trois miracles dans une génération de cinéastes dans une production d’exploitation, il y a des tonnes des navets insipides qui plaisent à un certain public. Sans eux, pas de miracles. Or, ne pas choisir entre exploitation et films d’auteur, ça revient toujours à dire que c’est un film d’auteur, parce que l’auteur mise toujours sur la possibilité de conclure avec un critique sorti de nulle part criant au génie, et ça finira dans les festivals, et ça deviendra des chefs-d’œuvre pour tous les autres critiques pète-culs pas habitués à voir des zombies en salle.

J’ajoute que pour les places à 10 €. Ben, vous les foutez à 15 €, et puis…, la place ouvre automatiquement à un abonnement non renouvelable illimité pour le mois en cours. Fini le ticket unique, finie l’obligation des abonnements : la place unique est chère, mais incite à revenir, justement parce que ce n’est pas un ticket d’entrée qu’on achète mais un abonnement direct et sans engagement d’un mois. La fête du ciné continuelle en somme.


Kazan et la chasse aux sorcières

Cinéma en pâté d’articles   

SUJETS, AVIS & DÉBATS   

Commentaire rédigé quelque part en 2015.

Comment regarder un film d’Elia Kazan aujourd’hui tout en sachant qu’il a été appelé à témoigner durant la Commission des activités antiaméricaines et qu’il a dès lors été catalogué comme « délateur » ?

On peut d’abord se dire que Kazan, non, n’a pas « participé à la chasse aux sorcières » et qu’il en a été, au contraire, victime, comme bien d’autres. Être obligé de dénoncer des petits copains pour continuer à travailler, et vivre avec ça toute sa vie, ce n’est pas “participer”. Il n’a rien initié. On peut ensuite affirmer que l’art est tout sauf politique… Tout dépend de quoi on cause. Faudrait pas inverser les rôles. Sans cette fêlure intérieure, et bien réelle, Kazan le reconnaît lui-même, un film comme Les Visiteurs ne se serait sans doute jamais fait, pas plus qu’America America. C’est le même débat avec Céline à un degré toutefois bien différent, ou avec Woody Allen pour d’autres raisons. Admettons qu’un type à qui on pose des questions à une commission soit un délateur, eh bien même si ce qui en résultera de son travail personnel est bien réel, cela en révèle finalement assez peu sur l’artiste. Un artiste est rarement peu recommandable. On peut tout à fait être un con fini et produire par ailleurs des chefs-d’œuvre. Et Kazan n’avait rien d’un con. Les limites dont on fait preuve face au harcèlement d’un pouvoir politique ne sont pas celles de sa probité, mais de sa résistance. Kazan en a fait des chefs-d’œuvre, des tas, en plus d’avoir initié par ses techniques d’acteurs un chemin sur lequel on est encore aujourd’hui. Se détourner d’un tel cinéaste, à la production si variée, aussi majeur, pour d’obscures raisons, c’est un peu incompréhensible. C’est curieux, quand il n’y a pas de politique, et je parle là de films, il faut toujours qu’on arrive à en voir quand même. On retrouve les mêmes restrictions concernant Naissance d’une nation (« film raciste ») ou Metropolis (« film nazi »…). Un film, il faut l’apprécier pour ce qu’il est, pas pour les merdes qui tournent autour, surtout quand les procès qu’on leur fait sont ridicules et anachroniques. Ce qui gagne dans l’histoire, ce qu’on retient, ce n’est toujours que le trait grossier d’un événement, d’une posture, alors que tout dans l’histoire n’est que zone grise. C’est pourtant ce que les meilleures histoires, les petites, celles qu’on trouve au cinéma, et celles que Kazan a racontées, nous montrent toujours. S’il y a un sens politique à l’art, il ne peut être que là. Il nous éduque. Encore faudrait-il qu’on en comprenne la leçon, qui va toujours dans le sens de la tolérance, de la mesure et du doute.

Encore un joyeux travestissement, ou une courbure, de l’histoire. Si on pose son regard aujourd’hui sur les années 50 sans en connaître, ou avant d’en connaître, le cinéma de l’époque, il est probable qu’à travers, par exemple, des livres d’histoire, ou des notes, des références, pour contextualiser ce cinéma et cette époque, on en vienne à la chasse aux sorcières, et alors le nom de Kazan apparaîtra. Il apparaîtra avant même de connaître l’importance du personnage dans le cinéma de cette époque. Les grosses lignes gagnent toujours. Alors, tout naturellement, parce que ce serait la seule chose qu’on connaît de lui, ou la première impression…, on aurait quelques réserves au moment de découvrir ses œuvres… On peut même craindre qu’on retraduise tout son parcours à la lumière seule de cet épisode malheureux. Spectateurs de l’histoire, et acteurs de l’histoire, seront malheureusement toujours prisonniers de cet étrange biais.

Le plus inadmissible, c’est que plus on s’écarte des événements, plus notre compréhension est faussée, trompeuses, floues, stéréotypées… L’angle ne cesse de se restreindre comme l’encart d’une fenêtre minuscule qui s’éloigne de nous et d’où bientôt plus rien ne peut filtrer sinon une image grossière et trompeuse… Relativisons donc ce que nous savons. Nous ne savons rien, nous ne voyons le réel qu’après son passage à travers le reflet de mille miroirs déformants. Quand l’image qui se présente à nous n’a rien de cohérent, comme c’est probable après un tel mâchouillage dans les trompes de l’espace-temps critique, on se mettra, par une sorte d’insidieuse persistance rétinienne, à en combler les trous… Tout cela en parfaite ignorance. L’histoire, la grande comme les petites, ne tolère pas le vide : quand il n’y a rien, ou plutôt quand on n’y voit rien, quand on ne sait pas, on s’arrange, pour voir et savoir, créer… C’est un principe qui nous rend les histoires plus efficaces au cinéma ou ailleurs en jouant sur les suggestions ; mais dans le réel, c’est une perception fautive dont chacun devrait apprendre à se méfier. Comme on apprend à se méfier des rumeurs, des virus informatiques, des arnaques, des biais cognitifs, des sophismes, de la rhétorique, des hoax… Ferions-nous l’effort ? La méfiance impose parfois le silence, la prudence, et dans un monde où il faut affirmer, prétendre, être catégorique, c’est peut-être trop nous demander. Nous ne faisons déjà pas cet effort quand il est question d’événements bien plus malheureux, ou pour tout ce qui tient aux « idées » ou aux « opinions » à la « politique »… pourquoi irions-nous douter, ou remettre en cause, ce que l’on sait de l’histoire des artistes… Après tout, désormais, cette histoire-là, parallèle à celles qu’eux nous écrivent, apparaît presque comme plus importante que la leur. Il n’y a donc aucun espoir. La vérité n’est pas ailleurs comme dit l’autre, elle est partout et on se refuse à la voir parce qu’elle nous pousse à l’inconfort et à l’indécision. Plutôt la récréer que se l’imaginer parcellaire, imparfaite, ou renvoyant l’image incohérente de ses trop grandes incertitudes.

Au fond, sans l’histoire, celle de la chasse aux sorcières, Kazan, c’est quoi ? Des films. Une méthode. Et c’est bien ça qu’il faut dire et préserver dans nos mémoires.

Kazan, c’est le savoir-faire de la mise en scène. Sur le plateau, pas seulement en jouant avec la caméra. Si on ne peut pas imaginer histoires aussi différentes que Sur les quais, Le Lys de Brooklyn, America America, Les Visiteurs, La Fièvre dans le sang, on peut y reconnaître la même sensibilité, la même tension, la même justesse et le même goût pour l’exploration de « l’âme » humaine. Le truc en plus qui fait que deux réalisateurs, avec le même scénario et les mêmes acteurs, feront deux films différents. L’avantage de Kazan, il est d’avoir commencé au théâtre où on sait qu’on peut proposer une multitude de visions différentes sur une même œuvre et où on se donne les moyens de peaufiner cette vision en répétition. Dans le cinéma classique des années 30-40, le montage se fait autour des dialogues. Avec Kazan, méthode stanislavskienne oblige, le montage se fait autour des situations, d’une ambiance (souvent réaliste). C’est un tournant essentiel à cette époque, similaire un peu au néoréalisme italien, et qui ira jusqu’à influencer le nouvel Hollywood.


 


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