Les Chaussons rouges

Le Baiser du tueur

« Premier » film de Kubrick. On décèle déjà ses prérogatives de mise en scène, certains sujets propres. Il aime faire apparaître les thèmes baroques du double, du miroir, du labyrinthe. On y retrouve des procédés narratifs et techniques comme l’emploi, à plusieurs reprises et de manières différentes, du flashback, de la voix off, du rêve…
Une scène illustre à elle seule le génie de Kubrick. Le boxeur voit de sa chambre sa voisine se faire agresser par son patron. Il court pour la rejoindre, le patron s’échappe. À ce moment, le cinéaste prend le parti de montrer uniquement « l’action-réaction » du patron échappé, mais resté dans les escaliers à proximité de la chambre à laquelle on entend les bruits (arrivée du boxeur).
Un choix judicieux, car le jeu du patron est révélateur : sur son visage doit se traduire le résultat des deux actions simultanées. Il aurait été plus logique d’oublier le point de vue du patron en le laissant s’échapper. Après tout, les personnages secondaires sont là pour apporter de la nourriture au récit ; on a vite fait de s’en débarrasser une fois leur mission accomplie.
Seulement Kubrick devait sans doute craindre la scène attendue, un peu clichée, entre le boxeur et la danseuse. On n’y échappe pas, mais on ne la voit plus qu’à travers les yeux (ou les oreilles) d’un autre personnage qui est leur exact opposé. On échappe à la scène mièvre : on est clairement en plein dans le film noir (avec son influence expressionniste). Ce n’est plus une scène sentimentale, mais une scène où la menace rôde. La tension naît alors de cette crainte de voir tout à coup le patron réapparaître pour s’en prendre à nos deux personnages de roman-photo.
Par la suite, Kubrick utilisera un flashback pour montrer la scène qui précède, celle entre le patron et sa danseuse. Mais cette fois vue à travers les yeux du boxeur, donc en muet. On retourne à l’expressionnisme, Hitchcock n’est pas loin (fascination du regard). Et Kubrick lance sa séquence intelligemment, puisque c’est la danseuse qui repense à la scène et qui l’évoque devant le boxeur (« ne pense plus à ça… »). Rien n’est gratuit.
Vient ensuite une mise en abîme avec le récit du personnage-narrateur (à la Comtesse aux pieds nus ; Kubrick semble s’inspirer principalement des grands films de l’année précédente) : l’histoire même, c’est le boxeur qui la narre, puis la danseuse prend à son tour la parole (avec une image symbolique à l’appui : sa sœur qui danse) pour raconter son histoire, celle de sa vie (puisqu’on n’en connaît que la fin — là encore, c’est un procédé bien hitchcockien puisqu’on nous présente tout de suite la fin pour tuer « tout suspense » et se concentrer sur le déroulement).
Le procédé employé dans la scène qui sert à la fois d’introduction et de conclusion du film (le présent en quelque sorte) est tout aussi bien mené. On voit l’image du boxeur et ses pensées nous parviennent en voix off (procédé encore présent dans le film de Mankiewicz avec la voix de Bogart, et qui n’est guère employé autrement que dans les films noirs).
On voit en fait le procédé dans d’autres types de films, mais on verra alors le personnage écrire une lettre par exemple, un peu comme pour donner un prétexte à l’intervention d’une voix off comme si on pouvait craindre que le spectateur ne comprenne pas que la voix entendue soit celle du personnage qu’on a à l’écran. Le film noir intègre donc le procédé, mais se passe du prétexte réaliste, le spectateur pouvant parfaitement comprendre qu’il s’agit de l’intervention de la voix du personnage tout comme il pourra comprendre plus tard le principe d’un flashback sans devoir passer par une ligne de dialogue.
L’univers est stylisé et paraît par moment irréel. L’accent est porté sur ce qu’on veut montrer. Le reste ne peut être que superflu. C’est alors qu’apparaissent les personnages du drame, leur visage même (alors que les figurants ou les personnages secondaires sont largement laissés à un monde lointain repoussé au-delà de notre champ de vision). On les imagine comme des ombres floues formant une unité impalpable et homogène, semblables à ces mannequins de cire rencontrés à la fin.
Le jeu est distant, feutré, retenu, tout en sous-entendus et en intériorité pour laisser le spectateur donner la couleur, les intentions ou les sentiments qu’il voudra voir à l’écran. On est presque déjà chez Antonioni ou chez Bresson.
Comme eux, Kubrick ne produit aucune explication de texte. Si ces personnages sont des natures mortes, des clichés, c’est pour mieux nous renvoyer une image figée de nous-mêmes.
Et Kubrick s’y connaissait en images figées ; photographe, il était capable de raconter — ou de suggérer — une histoire, une situation, une atmosphère en un instantané : le cinéma, c’est la même image figée toutes les 24 secondes, le contraire de la réalité. Le cinéma est un fake jouant avec l’impression de réalité. Tout cinéaste qui prétendrait montrer la réalité se prendrait lui-même pour un spectateur et nous imposerait de ce fait sa réalité (une réalité dont on se détournera parce qu’elle ne ferait que nous imposer l’imagination d’un autre et viendrait en plus de cela prétendre « être » la vérité quand nous, spectateurs, savons que derrière un tour de magie se cache toujours un truc, une astuce). Le terme de cinéma prétentieux prend ici tout son sens : la prétention d’être dans le vrai, de ne pas être dans l’artifice et la magie. En tant qu’escrocs, ceux-là ont leur intérêt, mais seulement en tant qu’escrocs. Il y a un plaisir certain à se laisser prendre au jeu, écouter le baratin de certains messieurs, et au moment de signer, dire tout simplement non. Merci pour le spectacle !
Les personnages ont donc ainsi un rapport tout à fait curieux avec l’environnement. Ils sont comme des fauves en cage. Ils n’ont aucune existence propre, ce sont eux-mêmes des clichés, des instantanés et des mannequins de cire. Les appartements sont à la fois d’étranges lieux exigus, des cages de verre, où chacun semble avoir un regard sur l’autre. Il suffirait presque de se fondre dans le noir, éprouver le même vide existentiel, et attendre le fondu enchaîné qui viendra nous réunir à l’autre comme deux animaux piégés réunis par la seule volonté d’un deus ex machina tout puissant.
Et c’est un côté tragique, fataliste, qui renforce l’atmosphère de film noir. À la fois oppressant par son manque de liberté spatiale, mais remplie aussi d’espoirs flottants, tels des effluves errants ou des fantômes pouvant être tout aussi bien des rêves, des appels à l’aide, ou des identités sans âge jetées comme une bouteille à la mer dont on attendrait plus qu’une chose : qu’elle soit recueillie par une semblable, seule capable de reconnaître dans ce miroir fumant des passions rêvées l’image de sa propre existence, vaine et fantomatique.
Dans ces taudis sans portes, sans fenêtres, on ne voit rien, et on voit tout. Le droit de propriété semble être un concept qui n’a pas sa place dans ce monde ; à quoi servirait ce droit si toutes ces âmes sont déjà enchaînées dans leur solitude ?
Tout se sait, mais rien n’est censé se passer, et puisqu’on n’est rien, sinon un fantôme qui ne doit son existence qu’à une autorité invisible, ceux qui s’échapperaient de leur cellule pour partir à la rencontre du fantôme voisin se donneraient tout à coup une consistance inattendue qui deviendrait un danger pour l’ordre établi. On retrouvera cette idée de révolte existentielle dans THX1138 qui avait un petit côté kubrickien.
La rue est filmée la nuit à la manière d’un documentaire. C’est un lieu d’attente et de passage où tout et rien ne se passent. Elle devient une échappatoire, un tourbillon où on espère se mêler à la foule des ombres et des inexistants, mais où on ne peut échapper à l’attention de ses assaillants : car cette maudite caméra sait où vous trouver, et continue de vous enfermer dans cette cellule 4/3. Gros plan.
On retrouve cette impuissance à se fondre au milieu de la foule dans tous les films prenant la rue comme cadre et comme prétexte à une course poursuite vaine dont on connaît toujours l’issue : certains films de Kazan, de Scorsese, THX, À bout de souffle ou Blade Runner.
Alors danse, danse, maudit boxeur ! Mais tu finiras quoi qu’il arrive par retourner dans ta boîte !

Le Baiser du tueur, Stanley Kubrick (1955) | Minotaur Productions
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