Blonde Crazy, Roy Del Ruth (1931)

Partner in crime

Note : 4.5 sur 5.

Blonde Crazy

Année : 1931

Réalisation : Roy Del Ruth

Avec : James Cagney, Joan Blondell, Louis Calhern, Noel Francis, Guy Kibbee, Ray Milland

C’est un peu désolant de voir que certains films pré-code mettant les femmes à l’honneur ne soient pas aussi prisés aujourd’hui pour le rôle essentiel qu’ils ont eu dans la construction des rapports homme/femme au vingtième siècle. J’en ai souvent parlé ici, et voilà un nouvel exemple fabuleux de rapports d’égal à égal entre un homme et une femme comme il a pu en exister dans le cinéma muet jusqu’à l’application stricte du code Hays autour de 1935. Le code n’a pas seulement imposé plus de moralité au niveau de la représentation de la sexualité ou des crimes à l’écran, elle a surtout porté un frein à un type de relations qui se généralisait à Hollywood après la guerre. Tout d’un coup, les femmes pouvaient prendre les commandes ou être les égales des hommes. Avec le code Hays, elles redeviendront leur faire-valoir, leur compagne ou leurs amantes. Ce stéréotype de rapport que l’on identifie en général à la révolution sexuelle des années 70 et à l’émancipation des femmes, parfaitement illustré au cinéma par exemple par la relation princesse Leïa/Han Solo, il est né entre 1920 et 1935 essentiellement à Hollywood. Et la courte période pré-code, parce qu’elle mettait en scène des personnages qui gagnaient en réalisme, a peut-être encore plus montré la voie et fait la preuve que ce type de relations mixtes était non seulement possible, mais que ça ne nuisait pas nécessairement à la séduction comme on peut le voir au début du film.

Il faut voir les dix premières minutes de Blonde Crazy pour se convaincre que tout en jouant un jeu de séduction classique, la personnalité et l’équilibre des rapports de force dans les situations présentées gagnent en densité et en véracité grâce au parlant. L’insolence de James Cagney, son génie à exprimer une certaine fantaisie, son audace bouffonne pleine d’autodérision qui est la preuve qu’il ne ferait au fond de mal à personne (et nous pousse à l’aimer, à s’identifier à lui, à lui ressembler), tout cela ne serait pas possible sans le son, sans les dialogues, sans la repartie. Surtout, la même chose serait impossible à imaginer pour une femme… si on n’était pas en 1931.

On comprend mieux la nécessité pour les conservateurs voyant arriver le cinéma parlant de chercher à imposer un code de bonne conduite aux studios : le parlant avait bien redistribué les cartes et devenait une incroyable machine de guerre pour imposer des idées nouvelles, libérales, à un public sidéré par cette nouvelle révolution du cinéma.

Encore aujourd’hui, on voit rarement une femme à l’écran tenir ainsi tête à un homme pour le moins insistant. Ce n’est pas seulement le talent des auteurs capables d’écrire les répliques qu’il faut pour répondre au pot de colle qu’est James Cagney, il faut aussi et surtout le caractère qui va avec afin de rester crédible : je ne suis pas sûr que les petites Françaises, en voyant revenir leurs hommes cabossés de la Première Guerre mondiale, montraient autant d’autorité et d’indépendance que certaines des actrices qu’on a vu fleurir à la même époque jusqu’aux premières heures du parlant à Hollywood. Je passe la période du muet que j’évoque dans It Girl, mais en 1931, au tout début de cette nouvelle révolution de la représentation des relations à l’écran, et donc de l’imaginaire social auquel tout le monde sera alors censé se référer par la suite, le public, et probablement encore plus le public féminin, peut s’identifier à de forts caractères féminins, des actrices, tenir la dragée haute à des partenaires masculins. Mae West, Barbara Stanwyck (dont j’évoque aussi l’importance dans Stella Dallas et dans L’Ange blanc), Jean Harlow, et donc ici Joan Blondell, et quelques autres ont montré la voie à toutes les autres. Ici, c’est bien l’intelligence de l’actrice qui lui permet de se mettre au niveau (très haut en matière d’autorité, de charisme et d’intelligence) de James Cagney.

Elle a tout : la même insolence, la lucidité (fini les grandes naïves), la désinvolture, le détachement ou l’assurance qu’elle saura toujours faire face (c’est aussi ce qui donne cette impression d’autorité naturelle, car la personne, qu’elle soit un homme ou une femme, n’a jamais besoin de passer par l’agressivité ou de hausser le ton pour se défendre — sauf avec des baffes), et une certaine forme de bienveillance cachée derrière une froideur feinte. Sur ce dernier trait de caractère, c’est le même tempérament qui fait qu’on apprécie James Cagney malgré ses penchants agressifs, ses sautes d’humeur fréquentes, et ici, son goût pour la filouterie : ils n’auraient pas tous deux des jeux de regards ou des sourires servant de contrepoint et de sous-texte, jamais on ne pourrait autant les aimer. C’est bien leur imprévisibilité, leurs retournements (il arrive au personnage de Cagney de reconnaître qu’il est allé trop loin) et leur capacité à produire des sous-entendus qui forcent le respect du spectateur. Personne n’a envie de s’identifier à des personnalités fades et toujours prévisibles dans leur constance molle.

Au-delà de ces traits de caractère qui prouvent une personnalité déjà bien affirmée, elle a aussi du répondant. Que ce soit au niveau du verbe parce qu’elle a autant de repartie que son acolyte masculin sinon plus, mais aussi au niveau physique : c’est peut-être un tour peu réaliste, voire carrément burlesque (et en l’occurrence, c’est un running gag assez efficace au début du film), mais je ne peux m’empêcher de penser que son audace physique, celle qui lui permet de filer des gifles à celui qui lui court après, a pu donner des idées aux femmes qui voyaient le film au début des années 30. Oui, on pouvait gifler un homme, non pas parce qu’on serait outré de ses agissements, non pas parce qu’on serait une garce, non pas parce que l’on chercherait à commencer une bagarre perdue d’avance, mais parce qu’on estime être son égal. Il y a dans ces gifles quelque chose qui ressemble bien plus à des claques que Titi pourrait filer à Gros Minet, d’une grande sœur à un petit frère turbulent : la violence n’en est pas une (elle ne l’est jamais dans le slapstick), c’est une tape sur les fesses de bébé, c’est une tape au cul qui va dire « t’es bien gentil, mon garçon, mais tu m’importunes : je te gifle et on est quitte, ça te fera fermer ton caquet ». Et on tourne les talons sans air hautain, sans agressivité, sûre de son fait et de son droit, et peut-être un peu aussi avec un œil en coin (amusée ou non) pour voir la réaction du Gros Minet (ceci, seulement ici parce que l’on comprend que la Joan Blondell en question pourrait tout autant être intéressée par le bonhomme s’il se comportait plus en gentleman). On peut adhérer à cette forme d’égalité parce que si le personnage de Cagney est un peu lourd, il ne tombe jamais dans ce qu’on appellerait aujourd’hui du harcèlement. Au contraire de quoi, la réaction de Joan Blondell aurait toute légitimité à ne plus se contenter de petite claque amicale. Et quand on est un public masculin, on se dit qu’on se laisserait bien faire la leçon par pareille femme : tout compte fait, si c’est pour nous apporter un « partenaire », plus qu’une docile concubine ou une esclave sexuelle, pourquoi s’en plaindre ? On le voit d’ailleurs par la suite : sans sa blonde crazy, le filou ne se sent pas d’arnaquer son monde (ce que paradoxalement elle avait toujours espéré trouver en lui).

C’est un paradoxe très « pré-code » : le personnage de James Cagney est un effroyable filou, ne cherche surtout pas à être autre chose, mais on sent derrière cette carapace de « gros dur », une sensibilité et un sens des limites… avec les femmes, en tout cas avec celle qui l’intéresse. Le danger de ces films, peut-être parfaitement identifiés par les conservateurs de l’époque ayant poussé à suivre un code de bonne conduite, c’était probablement moins la question de la représentation (positive) faite des criminels (il y a tout un abécédaire de l’escroquerie dans le film qui aurait pu faire naître bien des vocations) ou de la représentation de la sexualité à l’écran que celle de la place de la femme, émancipée, dans la société américaine d’alors. Par la suite, on aura bien des paires homme/femme qui apparaîtront ensemble à l’écran toujours complices, mais que ce soit dans la série des Thin Man par exemple ou dans les screwball comedies (et en premier lieu, les comédies de remariage, si typiques de cette ère du code Hays), il s’agira presque toujours de couples mariés ou appelés à l’être (en tout cas, rarement des criminels).

Quand on sortira du cadre du mariage (si relation d’égalité il y a), elle sera toujours relative, et presque toujours avec des filles de mauvaise vie. La femme fatale n’est pas une égale, c’est une paria, une femme qui justement doit payer le prix de son émancipation, le prix d’avoir cherché à se faire l’égale des hommes.

Voilà pourquoi ces films pré-code sont si importants dans ce qui est devenu une norme dans les relations en Occident. Toute notre manière de nous comporter en société est née de cette représentation de la relation homme/femme à l’écran après la Première Guerre mondiale, essentiellement à Hollywood, mais destinée à un public de masse mondialisé. Le cinéma muet n’était pas seulement muet, il était encore à la limite de ce qu’il était possible de faire en matière de représentation et de réalisme à l’écran. Avec le parlant, on voyait sous nos yeux une manière d’être, de se comporter, de parler qui était devenue presque naturelle, en tout cas suffisamment vraisemblable pour qu’on puisse chercher à en imiter les codes, à en explorer les limites et les possibilités dans la vie réelle. Parfois, peut-être pour le pire (si on cherche à reproduire les savantes escroqueries du personnage de James Cagney), mais surtout pour le meilleur : la possibilité pour le public féminin de se représenter la possibilité d’un monde où les femmes tiendraient tête aux hommes sans crainte d’en subir les conséquences (puisque je l’ai encore en mémoire, Bette Davis se fait défigurer pour son audace dans Femmes marquées, on est en 1937 : fini l’égalité ; on châtie plus tard ses agresseurs, mais on suggère un peu aussi qu’elle l’aurait un peu cherché en exerçant un tel métier) et d’affirmer ainsi un statut, égal à celui des hommes, prétendre aux mêmes audaces, qualités ou excès, etc.

Le film devient plus conventionnel par la suite. Le personnage de Joan Blondell s’adoucit, rentre dans le rang, mais ces premières minutes du film illustrent peut-être à elles seules ce qu’est l’époque du pré-code. Une époque de possibilités, d’ouverture, d’égalités acquises ou à prendre, et qui annoncera les luttes menées par les femmes des années 60 et 70.

J’insiste beaucoup sur ce sujet, et peut-être que je ne connais pas autant la période que je voudrais le croire, peut-être que mes connaissances en sociologie ou en ethnologie sont est inexistantes, et peut-être qu’on ne voit les choses qu’à travers ce que l’on connaît, mais j’attends toujours de trouver des arguments venant me convaincre que cette période n’aurait pas eu l’importance dans notre société comme je le prétends et ne serait qu’un épiphénomène auquel je porterais depuis des années trop d’importance historique.

En attendant, je me permets de dire, presque un siècle plus tard, à cette petite blonde potelée que je l’adore. Pas seulement pour sa beauté, sa douceur, toute féminine…, mais pour son intelligence, sa dureté aussi, sa constance, et pour l’assurance et l’audace dont fait preuve son personnage dans ce film (et qu’elle a parfaitement su transmettre au spectateur). Dommage que les films dans lesquels elle apparaîtra par la suite (même en vedette) ne soient pas restés autant dans l’histoire que ses films pré-code.

Des actrices mentionnées plus haut, seule Barbara Stanwyck restera au plus haut à l’ère du « code », et dans un style plus policé que dans les films où elle apparaissait à la même époque. Toutes deux se sont croisées d’ailleurs sur L’Ange blanc. James Cagney, lui, se fait remarquer la même année avec Jean Harlow dans L’Ennemi public, et à nouveau avec Joan Blondell, deux ans plus tard, dans le formidable Footlight Parade. Lui aussi restera un acteur de premier plan après 1935. Mais comme il y a eu un plafond de verre pour les acteurs du muet à l’arrivée du parlant, il y a eu plafond de verre pour les actrices attachées à des personnages émancipés au moment de l’application du code. Les hommes n’ont pas eu à souffrir du même problème, semble-t-il. Après avoir montré la voie pendant vingt ans, Hollywood devenait presque une arme de soft power au profit des conservateurs, alors même que c’était désormais les démocrates avec Roosevelt qui dirigeaient le pays…


Blonde Crazy, Roy Del Ruth 1931 | Warner Bros.


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Les Indispensables du cinéma 1931

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Ministre de la Défense, Black Panther et ironie

Le fascisme afro-américain guidant le peuple : Black Panther : Wakanda Forever, Ryan Coogler 2022 | Marvel, Disney

Un ministre de la Défense s’insurge de l’image faite de l’armée française dans un film de fiction (Black Panther), on ironise en rappelant que depuis Shakespeare la fiction se permet de telles « irrévérencieuses » historiques. Je réponds :

C’est bien d’ironiser, sauf que c’est une forme de soft-power qui a ses effets. Même quand Billy se moquait de Jeanne d’Arc, ça avait ses conséquences. On nourrit ainsi des stéréotypes qui peuvent avoir des conséquences bien réelles. Si des idiots peuvent s’appuyer sur le Coran et adopter tout un narratif antifrançais pour faire des attentats, un narratif Disney a ce même pouvoir.

En revanche, effet Streisand oblige, la remarque du ministre est stupide parce qu’on répond à du soft-power défavorable en développant son propre soft-power, surtout pas en remettant une pièce dans la machine qui nous est défavorable.

En matière de soft-power, la vérité a peu d’importance. Seules comptent les cibles. L’Amérique se rachète une conscience en tapant sur ceux que Bill moquait déjà : les Français. Après les stéréotypes sur les Noirs, les Noirs américains se vengent sur les “Français”. Les Blancs américains tapaient sur les Noirs parce qu’ils les savaient sans défense. Le Noir américain (ou Wakandien) se doit désormais d’adopter les mêmes stéréotypes virilistes de ses frères US en tapant sur un bouc-émissaire sans défense : le Français. On ne rit pas. Dans l’imaginaire culturel américain, le Français, c’est le stéréotype du soft (pas power) et du guerrier qui bat retraite. C’est dire si l’imaginaire Disney pue du cul : le Wakanda, c’est une promotion pour les Noirs du fascisme.

Au lieu de s’en prendre, dans leur imaginaire, à des cultures qu’on associe à la puissance comme la Russie ou la Chine, on s’attaque à une autre qui a la réputation d’être faible. Le Wakanda n’a rien d’une nation africaine colonisée, c’est une version noire de l’Amérique fasciste rêvée par l’extrême-droite. Comme son pendant réel (l’Amérique, mais comme toutes les nations fascistes), le Wakanda a besoin d’ennemis pour justifier de son existence. Elle n’a même pas le courage de s’inventer des ennemis à sa mesure. On tape sur la pucelle d’Orléans comme on tapait sur les Noirs dans le Sud américain. Le fasciste est toujours très courageux.

Qu’un ministre réponde à ça, c’est ridicule. Reste que la critique des stéréotypes antifrançais dans ces séquences reste justifiée. Comme on peut trouver justifié de ne pas rire de la Jeanne d’Arc de Shakespeare après plusieurs siècles ou du traitement fait des Arabes et des Chinois au cinéma.

Ascension, Jessica Kingdon (2021)

Ascension à la marche

Note : 2.5 sur 5.

Ascension

Année : 2021

Réalisation : Jessica Kingdon

Pas très friand de ces films à la Koyaanisqatsi/Samsara qui visent l’exhaustivité des sujets en assenant à renfort de musiques lourdingues un discours obscur car indirect qui démontre surtout le cynisme et l’hypocrisie de ceux qui les font.

Quand ils sont sans paroles, je préfère de loin les documentaires avec un sujet unique qui peut au moins laisser deviner une identification et une empathie avec les sujets présentés (et éventuellement dénoncer des pratiques de personnes favorisées, non toute une population ou une culture). Ce qui est loin d’être le cas quand on butine d’un sujet à un autre en les intégrant à un autre plus général, souvent idéologique, qui a en plus le bon goût (ou le courage) de laisser la musique porter un jugement sur les images plutôt que d’utiliser le verbe pour assumer son point de vue. Cela permet d’être plus insidieux, on dira…

On nous montre ainsi la société chinoise par les mille petits bouts de la lorgnette. Génie du hors contexte qui sert un sujet qui les dépasse. On pourrait montrer autant de cynisme et de mauvaise foi en montrant une société différente. Jessica Kingdon n’est pas Chinoise, assurément. Et c’est un peu ironique de traiter au fond tous ces individus d’esclaves quand on se sert de leur image, de leur présence, de leur naïveté et de leur travail pour illustrer un propos qui les dessert. On imagine combien une telle démarche a pu être appréciée aux États-Unis, le documentaire pointant du doigt les méfaits d’une culture de la surconsommation quand cette culture prend précisément modèle sur la sienne… Les images d’étudiants faisant la fête par centaines dans des piscines géantes, les mêmes faisant du rafting dans le toboggan surdimensionné d’un parc d’attraction, des travailleurs exploités, des managers en bullshit, ce n’est certainement pas dans le pays de l’oncle Sam qu’on trouverait ça…

J’ai été par le passé assez conciliant avec ce genre de démarche documentaire faussement exhaustive (je devrais parler de cherry picking documentary en fait) et sans parole mais avec un discours en creux qui passe par l’émotion (guidée par la musique, le plus souvent). Je crois que c’est avec Samsara que j’ai compris l’hypocrisie de la chose. On échappe ici aux belles images, mais la musique qui dirige les émotions est là, ainsi que l’exhaustivité des sujets qui picore ici ou là pour illustrer un vague mépris pour la nouvelle société à abattre (c’était les rouges, puis ç’a été les musulmans, maintenant c’est les Chinois).

Nominé aux Oscars, what else. Moi aussi, quand j’ai des copines qui médisent sur une ex, je leur lance des lauriers.

La plus grande audace encore, c’est de donner un titre pareil à un tel film. Un petit quelque chose de sarcasme jaloux de la part de la première puissance économique du monde face à celle qui la dépassera bientôt. On peut aussi retrouver une forme de filiation avec le cinéma documentaire expérimental des années 20, sauf qu’il y avait une démarche esthétique et poétique qu’on ne trouve pas ici ; et pour cause, la volonté de donner un sens à ce kaléidoscope de situations sans rapport les unes avec les autres dévore toute possibilité de s’intéresser à autre chose.

Que les cinéastes condamnent courageusement les travers de leur propre société au lieu de cracher sur celle des autres. Pour commencer. On n’a pas besoin, en plus, du cinéma pour cracher sur le voisin.


Ascension, Jessica Kingdon 2021 | Mouth Numbing Spicy, CrabXTR


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Minding the Gap, Bing Liu (2018)

Note : 3 sur 5.

Minding the Gap

Année : 2018

Réalisation : Bing Liu

Assez partagé. Il y a un peu de Life of Crime là-dedans, mais aussi de Dear Zachary, un autre documentaire à la première personne que je ne peux pas piffrer.

Le montage est brillant, l’idée de départ d’un ado qui filme ses potes et qui au fil des années en fait un documentaire sur la difficulté de passer à l’âge adulte au milieu de familles “dysfonctionnelles” comme on dit aujourd’hui, c’est intéressant, mais ça prend moins pour moi qu’avec Life of Crime.

Dans l’approche documentaire, on en revient finalement toujours à la question du degré de fabrication d’un film. Un documentaire l’est toujours, mais jusqu’à quel point. Filmer sur plus de dix ans, on pourra difficilement dire que c’est improvisé ou un documentaire de commande. On y met forcément beaucoup de soi : or, dans Life of Crime, le “je” reste malgré tout toujours en retrait. Et paradoxalement, les seuls moments du film qui m’ont touché, ce sont les passages personnels où on voit le jeune cinéaste à l’écran ou derrière pour filmer sa mère (ou de près ses potes faire du skate).

Si j’adhère peut-être plus à ces passages personnels, c’est que je n’ai pas beaucoup d’empathie pour ses potes. J’entre assez peu facilement en empathie avec des gosses qui passent leur temps à faire des figures sur une planche entre les trottoirs ou à faire des barbecues en fumant des pétards et en riant trop fort. Dans Life of Crime, le mode de vie des trois protagonistes est rempli de tels excès qu’ils en deviennent monstrueux (au sens littéral) et donc pathétiques. Ici, ce n’est rien de plus que la réalité pathétique (dans un autre sens) de l’American way of life. Comme dans Grey Gardens, les Américains qui y sont décrits ne sont ni riches ni pauvres, leur misère (ou leur errance) est ailleurs : on sent des gens déracinés d’une quelconque culture qui s’accrochent au mirage construit depuis un siècle sur le rêve américain. Quand tu te rends compte que ce rêve ne touche qu’une part infime de la population, toujours les mêmes, tu dois tomber de haut, et perdre un rêve, un idéal, c’est peut-être un peu comme se retrouver sans père et manquer de repères. À moins encore que ce rêve se soit bourré la gueule et frappe mère et enfants…

J’avais éprouvé le même type de malaise avec Le Journal intime de David Holzman : on y découvre une Amérique qui, perso, m’angoisse assez, remplie de personnages volubiles, bons vivants, sociables, mais aussi beaucoup névrosés et instables. C’est souvent ce qui est décrit dans les fictions, mais quand ça apparaît dans certains documentaires qui se veulent personnels, ça me met encore plus mal à l’aise. Je crois que je peux adhérer aux passages personnels du cinéaste avec sa mère par exemple ou quand lui apparaît à l’écran, parce qu’au contraire des autres, il paraît sain d’esprit, stable et posé… (On s’accroche à ce qu’on peut.)

Le plus déprimant, je dois dire, c’est la manière dont les espaces urbains sont construits dans ces banlieues si caractéristiques du « rêve américain » : autour d’un petit périmètre fait de maisons de même standing, on « fait communauté », on s’invite, se côtoie poliment, etc., et puis quand tu sors de ces territoires standardisés pour aller à l’école, à la piscine, au supermarché ou je ne sais quoi, tu traverses des centres urbains qui ont l’air d’être un pays étranger où tu ne t’arrêtes jamais. En France, tu restes relativement toujours dans un même périmètre et les différences de classes sociales sont relativement lissées à l’intérieur de ce périmètre. Là-bas, c’est comme si tu habitais dans le 17ᵉ arrondissement et que pour aller faire tes courses, tu traversais la Grande Borne. Et ils trouvent ça tout à fait naturel. Tu vois les différences de classes qui te sautent à la figure depuis la vitre de ta voiture et tu te sens relativement protégé de l’étrangeté des lieux tant que tu ne t’arrêtes pas. Donc pas étonnant que les gens y soient si névrosés. L’idée du “eux” contre “nous”, il s’établit clairement dans l’aménagement de leur territoire.

Ce qui ajoute encore plus au malaise, c’est qu’au-delà de l’utilisation des espaces, il est probable que les séparations sociales auxquelles on assiste sans les voir soient les mêmes, tout aussi marquées, que celle que l’on connaît chez nous. Dans Life of Crime, on est dans la misère permanente, ça en paraît irréel. Il y a une forme de sidération compassionnelle et de révolte citoyenne quand on regarde. Ici, le malaise que ça procure chez moi, il est peut-être là encore tout aussi personnel : les deux gusses qui y sont décrits pourraient être des gusses que j’ai croisés en étant gosse dans ma ville de banlieue, et des gosses surtout que j’aurais pris soin d’éviter. Je préfère découvrir des choses dans les documentaires, sans doute moins y trouver de choses qui me paraissent trop familières ou ordinaires (surtout quand elles ne me paraissent pas éveiller quelque chose d’universel). Ça doit être ma drogue à moi : la découverte d’horizons exotiques et de temporalités alternatives pour m’extraire du temps et de l’espace présents.

Le montage reste brillant. Trop peut-être. Formaté, terriblement, parfaitement mis en récit. Du tout cuit pour Sundance.

J’ai souvent des réserves sur les techniques employées dans les documentaires américains. L’utilisation de la musique, mais aussi le recours systématique à la fictionnalisation des événements. Dans le dernier plan, par exemple, on suit la voiture de celui qui migre à Denver : plongée de loin de la voiture qui rentre en ville. Quand le plan arrive, tu as compris que c’est le dernier parce que c’est une technique habituelle dans le cinéma de fiction. Un plan qui n’a rien de naturel. Même problème que pour le dernier plan des Chasseurs de truffes, sauf que là, c’est systématique. Les Chasseurs de truffes avait au moins cette qualité de ne pas mettre en scène cette Amérique qui m’angoisse et que je préfère voir en fiction sans doute, et cette qualité aussi d’offrir une approche plus européenne dans le rythme avec un jeu permanent de distanciation.

Dans le documentaire, une part de distanciation me paraît indispensable : en principe, la distanciation a été “théorisée” pour forcer le spectateur à réfléchir, à prendre de la distance avec le sujet. Souvent, les documentaires américains font tout le contraire : ils te bombardent de sensations et d’émotions sans que tu aies le temps de réfléchir parce que la réflexion, c’est l’ennui. Et même dans le documentaire, en Amérique, l’ennui c’est le mal. On y joue donc sur l’identification à plein en fictionnalisant événements et “personnages” (parcours des “personnages”, musique narrative, etc.). Sundance, c’est souvent un sésame pour les films qui jouent principalement sur l’émotion. Même la misère la plus crue doit y être saupoudrée de sucre glace. Un doc américain, je préfère quand le sujet, la cause presque, l’information rend secondaire, voire invisible, la forme. Dans Making a Murder ou Paradise Lost par exemple, ça n’empêche pas par ailleurs l’émotion et l’empathie envers ces autres antihéros de l’Amérique : ceux qui sont victimes du système judiciaire et répressif. Le thème de l’injustice me touche suffisamment en général pour que je prête peu d’attention à la forme. Le skate, c’est un sujet intéressant, il permet d’embrayer sur celui des violences conjugales ; mais traité comme il est traité, avec les individus exposés et suivis, mon attention se fait plus volatile.


Minding the Gap, Bing Liu 2018 | ITVS International, Kartemquin Films, P.O.V. American Documentary


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Life of Crime 1984-2020, Jon Alpert (2021)

Ruissellement de la misère

Note : 4 sur 5.

Life of Crime 1984-2020

Année : 2021

Réalisation : Jon Alpert

Quelle violence… ! D’une certaine manière, ça fait écho à The Power of Nightmares où on voit décryptées les politiques criminelles aux États-Unis à des fins idéologiques. La Grande-Bretagne avait usé des mêmes méthodes pour affaiblir la Chine en l’inondant d’opium. Les États-Unis ont fait la même chose avec leur propre population.

Et ça fait aussi écho au film de Fritz Lang que j’ai vu la semaine dernière (You and Me). Dans ce film, d’anciens gangsters trouvent un travail pendant leur liberté conditionnelle à l’aide d’un entrepreneur idéaliste comme on n’en a vu que dans les films des années 30. À ma connaissance, c’est aussi un des rares films où on voit le travail des agents de probation et de liberté conditionnelle. Si d’un côté, une portion de la population pense que les délinquants ont ça en eux et que la société doit se protéger d’eux en les harcelant si nécessaire, d’un autre, d’autres sont convaincus au contraire qu’il faut les aider. Tout le contraire des politiques criminelles et sociales menées dans les dernières décennies du vingtième siècle aux États-Unis. Les délinquants ont besoin d’agents de probation pour les guider dans leur réinsertion, de guides moraux, d’aides sociales et de personnes de bonne volonté pour leur offrir du travail et avoir confiance en eux. En dehors des agents de probation, on ne voit rien de tout ça dans le documentaire. Au mieux, on voit que ce sont les victimes elles-mêmes qui s’organisent en communauté pour aider celles d’entre elles se trouvant le plus au fond du trou. Ça a valeur d’exemple, mais parfois les exemples ne sont pas infaillibles. Dans le film de Fritz Lang, cet exemple est donné de manière très surprenante par le personnage de Sylvia Sidney : alors que son gangster de mari ignore son passé de détenue, quand il retombe avec ses amis avec comme projet de cambrioler le magasin de l’employeur qui leur a tendu la main, c’est là qu’elle se manifeste et leur fait une leçon magistrale quasi mathématique pour leur expliquer en gros que le crime ne paie pas.

Ça devrait être à la société (donc aux politiques sociales fédérales pour ce qui est des États-Unis) d’éduquer ainsi ses citoyens pour les mettre en garde des dangers du crime et de la drogue, non d’anciens criminels repentis. C’était une vision naïve et utopiste dans un film des années 30 ; c’est une obligation dans le monde réel des États-Unis à la fin du siècle, car c’est la seule solution proposée à ces personnes en détresse. Puisque l’État ne fait pas son devoir et puisque la criminalité est utilisée comme une arme politique.

On le voit bien dans le documentaire, ce qui manque encore à tous ces anciens détenus, c’est encore plus des addictologues. La plupart de ces crimes sont liés à la drogue. Contre une addiction, le bon exemple ne suffit pas toujours… En plus qu’une aide sociale et du reste, ces anciens délinquants ont besoin d’être suivis médicalement et psychologiquement… L’Amérique a fait le choix de criminaliser ses populations pauvres, ce documentaire est un exemple parmi d’autres mettant en évidence l’idée qu’on ne naît pas criminel. Il n’y a de vocation que chez les responsables idéologiques et politiques à maintenir des populations en difficulté dans la misère et la criminalité à des seules fins personnelles pour gagner des bulletins de vote et instrumentaliser la misère dont ils sont eux-mêmes à l’origine à travers une idéologie du tout répressif.

Le début du film est assez surréaliste. À se demander comment le cinéaste a pu arriver à être témoin de telles scènes. On imagine que dans le Newark des années 80, les opportunités, ce n’était pas ce qui manquait. Et on peut imaginer alors qu’au contraire des documentaires léchés comme Les Chasseurs de truffes où les plans sont pensés et préparés bien en amont, on soit plutôt ici en présence d’un documentaire multipliant les heures de rushs : trois protagonistes suivis sur 35 ans, mais combien suivis en réalité depuis le départ et qu’on ne verra pas dans un montage final ?… Et à défaut, combien d’heures de rushs ou de risques de manquer un tournant de la vie de ces trois laissés pour compte ?


Life of Crime 1984-2020, Jon Alpert 2021 | Downtown Community Television Center


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Casier judiciaire, Fritz Lang (1938)

La boss des maths

Note : 4 sur 5.

Casier judiciaire

Titre original : You and Me

Année : 1938

Réalisation : Fritz Lang

Avec : Sylvia Sidney, George Raft, Barton MacLane, George E. Stone, Harry Carey

Film étrange et assez composite. Ça commence comme un film romantique, puis quelques notes de film criminel se font jour (on n’est pas encore dans le film noir, même si on est à la toute fin de la période pré-noir). Le mélange des deux n’est pas inhabituel, mais le second l’emporte presque toujours sur la première impression romantique : ici, c’est ce premier aspect qui l’emporte puisque les protagonistes travaillent dans un magasin et vivent une idylle. Et comme le film n’est pas sans humour ou même sans étranges notes parfois de musical, on pourrait alors presque croire à une comédie romantique américaine. La présence de George Raft et surtout de Sylvia Sidney qui vient de tourner dans les deux précédents films de Fritz Lang que l’on pourrait autant qualifier d’humanistes que de pré-noirs (Fury et J’ai le droit de vivre) devait mettre la puce à l’oreille. Quelques détails de l’histoire préparent le terrain avant la révélation de la fin du premier acte qui lancera toute la problématique du film : on apprend que le patron du magasin où travaille tout ce petit monde tient à relancer d’anciens détenus en période de probation dans son entreprise ; à côté de ça, le personnage de George Raft, que l’on sait très vite être un de ces anciens malfrats en réinsertion, doit subir de multiples tentatives d’approches de la part de son ancien milieu.

Le film prend donc son envol quand on apprend que le personnage même de Sylvia Sidney est une ancienne détenue, ce qu’elle cache à son amoureux et bientôt mari. À partir de là, les problèmes ne font que s’accumuler jusqu’à divers points de catastrophe prévisibles. L’originalité du film, c’est ce qu’on retrouvait déjà dans les films précédents de Fritz Lang avec Sylvia Sidney : une certaine veine humaniste. Il est question ici de la réinsertion d’ex-détenus dans la société, mais le film va même plus loin en adoptant de manière surprenante une approche didactique pour ne pas dire propagandiste ou paternaliste. Avec le message simple et clair autour de la maxime : « le crime ne paie pas ». La manœuvre pourrait être naïve et grossière, mais on l’accepte grâce à une astuce inattendue qui fait tout le sel du dénouement du film (un contrepoint, voire un contre-emploi qui vaut le détour). Une fois la grande scène des révélations et des dénouements faite, le film peut alors retomber sur ses pattes et reprendre une tournure romantique, voire comique. Une bonne manière d’achever les années 30 pleines d’espérance et d’humanisme à l’écran en pleine Grande Dépression et avant les années sombres de la guerre. Il n’est plus question alors de voir de tels objets hybrides ou humanistes : les fantaisies comiques, romantiques ou dansantes, d’un côté, de l’autre, les films noirs, de guerre ou d’espionnage… Sylvia Sidney et George Raft étaient d’ailleurs deux de ces visages reconnaissables de cette période pré-noir. À l’heure des films noirs, pendant la guerre, Sylvia Sidney cessera de tourner (peut-être pour élever son enfant), pour ne revenir qu’avec Du sang dans le soleil, tandis que Raft manquera l’occasion de devenir l’icône du film noir naissant en refusant Le Faucon maltais.


Casier judiciaire, Fritz Lang 1938 | Paramount Pictures


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Les Indispensables du cinéma 1938

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Un raisin au soleil, Daniel Petrie (1961)

L’argent du vieux

Note : 3 sur 5.

Un raisin au soleil

Titre original : A Raisin in the Sun

Année : 1961

Réalisation : Daniel Petrie

Avec : Sidney Poitier, Claudia McNeil, Ruby Dee, Diana Sands

Une mère noire américaine souhaiterait profiter de l’argent gagné avec l’assurance vie de son mari pour s’installer avec ses grands et petits enfants dans un quartier typique de la classe américaine… blanche. Le rêve américain du petit pavillon en banlieue. Problème, son aîné souhaiterait plutôt utiliser l’argent pour monter son entreprise avec quelques « potes ». Quelques tensions familiales sur la ligne…

Assez peu convaincant. Mal vieilli surtout. En un sens, on pourrait se féliciter de voir au cinéma des Noirs américains de la classe populaire chercher à se sortir de leur petit appartement ; dans l’autre, le film est rempli des petits détails qui affirment tellement une identité, pour le coup, parfaitement américaine (et pas forcément enviable) qu’on peine à s’autoriser une plus grande sympathie pour cette famille en quête d’un monde meilleur.

Parmi ces thèmes omniprésents qui font le American way of life : la place prédominante du rôle de l’argent dans la réussite ou la conception de la réussite d’une personne et a fortiori dans la perception pour toute une famille de la classe sociale à laquelle elle appartient (d’un côté, on peut supposer qu’un tel film ait pu donner envie à des Noirs de s’insérer dans des quartiers blancs de la classe moyenne, supposer encore que cela ait pu arriver à cette époque dans cette région de l’Amérique, et cela jusqu’à aujourd’hui où plus personne ne s’étonnerait d’un tel mélange racial, mais justement, ça ne peut que renforcer toujours l’idée que la dernière barrière généralement admise en Amérique reste celle de la différence sociale) ; la place encore de la religion dans une famille qui se veut respectable (c’est habituel dans le cinéma américain, en particulier dans un cinéma où pour valoriser des « bons Noirs » on les présente comme de bons serviteurs de Dieu, sauf qu’ici, on a même droit à un sermon particulièrement violent et stupide de la mère à l’encontre de sa fille qui se dit vouloir être médecin et manquait de respect à l’égard de leur dieu chéri, ou encore quand il est question d’avortement) ; ou la place aussi de l’homme censé devenir le chef de famille.

C’est un cinéma tellement communautaire, avec des valeurs (américaines) ou des préoccupations si éloignées des miennes qu’il est difficile d’entrer en empathie avec ce type de personnages. Avec une culture qui serait tout autre, il y aurait la force de l’exotisme sans doute, mais puisqu’il s’agit d’une culture et des valeurs dont on soupe tous les jours du matin au soir, non merci. Pour 1961, ça avait sans doute de quoi éveiller l’intérêt ; aujourd’hui, ça paraît plutôt rétrograde. Paradoxalement, avec des films situés en Californie, à New York ou ailleurs, on a rarement ce problème, car la diversité raciale et sociale, soit on la constate dans l’environnement du film, soit elle est partie intégrante de la trame. Le rêve américain exposé ici, celui de disposer d’une belle maison dans un quartier tranquille de banlieue, on le voit rarement aussi frontalement exposé dans un film : soit c’est un but vague et lointain qui sert de moteur à une intrigue, soit c’est une situation de départ et le rêve est ailleurs. Un rêve inaccessible et lointain, c’est comme un mythe (un peu comme celui du cowboy qui fait des hold-up dans l’espoir un peu fou de s’acheter un ranch), on n’y prête pas attention. Si c’est déjà une réalité, c’est souvent pour montrer le revers du décor (les meilleurs films visent à exposer les valeurs du American way of life pour mieux les critiquer). Ici, en faire un sujet de film destiné à des populations noires et pauvres, ça valide la légitimité d’un tel rêve auprès des populations en quête d’idéal et de réussite. Ce n’est pas franchement ce qu’on peut espérer de mieux à des populations en difficulté.

Le film n’est pas non plus sans défauts. Étant d’habitude assez conciliant avec les pièces de théâtre adaptées pour l’écran, je serais ici plus dubitatif : il faut reconnaître que la pâte « Broadway » donne au film une allure un peu vieillotte et figée (même pour un film où les personnages ont précisément envie de prendre l’air). 1961, le cinéma hollywoodien se cherche et préfère augmenter la puissance des éclairages intérieurs dans des studios qui semblent toujours plus faux au lieu de casser les murs, de prendre de la hauteur, filmer en décors naturels, voyager, changer et diversifier les “plateaux”. On n’y est pas encore, on s’inspire de la scène, et ça commence à sentir le renfermer. Ce qui passait très bien quinze ou vingt ans auparavant commence à se faire dépasser par des évolutions et de nouvelles habitudes de tournage qui émergent un peu partout dans le monde. J’adore Sidney Poitier, mais il a besoin d’espace. Le voir danser presque et le voir remuer les bras avec son élégance habituelle dans un espace aussi riquiqui, ça fait sans doute son petit effet au théâtre, mais à l’écran, on aurait envie de lui dire qu’il en fait trop…


Un raisin au soleil, Daniel Petrie 1961 A Raisin in the Sun | Columbia Pictures


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Troublez-moi ce soir, Roy Ward Baker (1952)

Mettre le pied dans la porte

Note : 4 sur 5.

Troublez-moi ce soir

Titre original : Don’t Bother to Knock

Année : 1952

Réalisation : Roy Ward Baker

Avec : Richard Widmark, Marilyn Monroe, Anne Bancroft

Film noir assez inhabituel, car il met plutôt l’accent sur la psychologie que sur l’action. En cela, il rappelle un peu certains thrillers optant pour le huis clos comme Menaces dans la nuit sorti l’année précédente, avec la différence notable qu’on n’y trouve ici pas une once de criminalité (en tout cas pas volontaire ou crapuleuse). On n’est pas encore dans les excès psychiatriques des années 60, et au contraire, la configuration assez théâtrale du dispositif permet aux acteurs et au réalisateur (en plus britannique, on peut supposer une expérience de la scène) de se concentrer sur les relations, la construction des personnages, plus que sur l’action et les postures.

Marilyn Monroe n’est pas encore une star, elle sort tout juste du démon s’éveille la nuit où elle proposait déjà une composition étrange et unique entre le côté plantureux, sexuel qu’on réclame à toutes les jolies femmes dans un second rôle à l’époque, et pas du tout glamour, mais au contraire quasiment ouvrier, populaire. La transformation vers le monstre glamour qu’elle deviendra immédiatement après avec Niagara se produit quasiment sous nos yeux dans ce film : venue garder une petite fille de riches pour une soirée dans un hôtel, pistonnée par son oncle qui y officie en tant que liftier, c’est la chrysalide Norma Jeane Baker qui adopte le négligé de la mère absente, son parfum, ses bijoux et devient Marilyn… Le glamour apparaît, et on est saisi instantanément par l’adéquation parfaite qui semble s’opérer entre la fragilité du personnage, souvent à la limite de la folie, et l’actrice qui semble ne pas trop en faire malgré les pièges que représente souvent ce type de personnage au bord de la rupture. On peut mettre au crédit de l’actrice ce bon goût de ne pas trop en faire et d’être parfaitement crédible dans un rôle qui pourtant serait si facile de faire dépasser des clous. Mais on peut peut-être aussi y voir le talent de son quasi-homonyme, Roy Ward Baker, qui lui aussi a le bon goût de ne pas céder à la facilité en évitant de montrer les moments trop grand-guignolesques de l’histoire : si on la voit ainsi subrepticement assommer son oncle, le futur réalisateur d’Atlantique, latitude 41° (ne cherchez pas de cohérence « auteuresque ») se garde bien de la montrer ligoter, notamment, la gamine ou dans une détresse finale hystérique.

Parce que l’un des futurs atouts de Marilyn, il explose ici à l’écran : loin des vamps, des femmes fatales de l’époque ou des blondes glamours à la Lana Turner, elle expire littéralement une sorte de souffle éthéré si caractéristique qui transpire également dans sa voix langoureuse (elle sort un premier « hello », typique de l’actrice, à Richard Widmark, qui a fait pouffer le public dans la salle), dans un mouvement de paupière et de lèvres loin d’être naturel, qu’on imagine durement fabriqué et pourtant étrangement totalement sincère. C’est ce côté éthéré qui à ma connaissance lui était étranger dans les seconds rôles qu’elle avait assurés jusque-là. En tout cas, c’est sans doute à l’occasion de ce personnage, et des essais pour le rôle peut-être, qu’elle a trouvé là l’occasion d’utiliser cet aspect de sa panoplie d’actrice qu’on pensait sans doute à l’époque (comme aujourd’hui souvent) restreinte aux jolies gourdes. Sans la folie assumée du personnage, puisqu’il s’agit du cœur du film (et ce qui en fait un film noir si particulier, une sorte de faux thriller dans lequel la victime serait avant tout celui qui pose les problèmes à la bonne société — ce qui ne colle pas tout à fait avec les principes du code Hays qui voudrait voir les trouble-fêtes punis en clôture du récit, mais j’imagine qu’on a estimé que le personnage n’avait en réalité pas dépassé les bornes), probablement pas de Marilyn. Parce que dans Niagara, l’actrice garde un peu de cette folie douce, de ce côté éthéré, absent, et ça ne fera qu’amplifier le mystère entourant son personnage et l’atmosphère du film, autant d’éléments qui finiront par faire le succès du film… et de l’actrice. Parce que jusque-là, si l’actrice avait fait parler d’elle, c’était, un peu à l’image d’Hedy Lamar, à travers ses « à-côtés ». Après tout, toute publicité est bonne… si on a du talent.

Bien qu’elle ait prouvé dans ce rôle une grande force intérieure, je doute qu’elle ait été pénétrée en ce début de carrière des idées de l’Actors Studio. La présence d’Anne Bancroft, pour qui c’est le premier rôle au cinéma (elle y est déjà collée à un comptoir de bar comme plus tard dans Nightfall), est peut-être un signe ou un indice d’une évolution future… La method faisant des petits désormais parmi les acteurs de la nouvelle génération jusqu’à Hollywood. Les deux novices, en tout cas, ne partagent qu’une séquence en commun dans le film.

Le film semble n’avoir convaincu personne, que ce soit à l’époque ou encore aujourd’hui, et ce n’est pas si étonnant. La nature hybride du film peut déconcerter : un thriller psychologique sans crime ni victime, sans éclats de mise en scène du fait de la nature extrêmement classique de sa forme (huis clos concentré sur une soirée, et respect presque du principe de bienséance en évitant de montrer les outrances éventuelles de l’histoire), mais comme à mon habitude, je suis toujours séduit par ces propositions dramaturgiques me rappelant mes premières amours. Et comment ne pas l’être (séduit), quand on voit ainsi une actrice, un mythe même, prendre forme et se révéler ainsi pour la première fois à l’écran. Aussi, quand on aime les acteurs, on les aime surtout quand ils ont de l’espace pour s’exprimer. Par la suite, Marilyn aura maintes fois l’occasion de prouver son talent, de faire la preuve de la variété de son talent surtout, en ajoutant à son registre la comédie, la légèreté, l’autodérision, sans perdre de son glamour, chez Howard Hawks puis chez Billy Wilder, mais je n’ai pas le souvenir qu’elle ait eu par la suite l’occasion de bénéficier d’autant d’espace pour s’exprimer. Il n’y a que les espaces exigus des huis clos qui permettent cela.

Cet espace, il profite aussi à Richard Widmark : habitué aux films noirs urbains moins tranquilles, son personnage aide beaucoup à l’humaniser. Si l’affiche et le sujet du film laisse d’abord à penser à un film racoleur jouant sur la réputation de l’actrice et sur le mythe de la girl next door, jouant sur la menace que pourrait représenter la présence de l’acteur (le personnage d’Anne Bancroft se plaint de la rudesse de son caractère au début du film), le récit prend vite le contre-pied de ces basses attentes, on est surpris de voir le film ne jamais sombrer dans le sordide et au contraire devenir assez touchant. Il y a des rôles en or dans des petites productions qu’il ne faut pas se priver d’accepter quand ils vous assurent autant de libertés et l’occasion de bénéficier d’un type de personnage qui améliorera l’image (forcément tronquée) de vous que se fait le public.


 

Troublez-moi ce soir, Roy Ward Baker 1952 Don’t Bother to Knock | Twentieth Century Fox

La Danseuse des Folies Ziegfeld, Robert Z. Leonard (1941)

Trois femmes

Note : 4 sur 5.

La Danseuse des Folies Ziegfeld

Titre original : Ziegfeld Girl

Année : 1941

Réalisation : Robert Z. Leonard

Avec : Hedy Lamarr, Judy Garland, Lana Turner, James Stewart

Énième variation sur les déboires des artistes du music-hall estampillés Ziegfeld. La trame est toujours identique : on réunit une poignée de stars autour de personnages cherchant la gloire, on les met en conflit avec leur entourage, certains échouent, d’autres réussissent, etc. L’intérêt est souvent ailleurs : l’exécution et la qualité des numéros, le plaisir de suivre un rehearsal qui joue les montagnes russes et la diversité, une bonne musique, et surtout des dialogues qui font mouche. On y retrouve également quelques stars de la MGM : Judy Garland, Hedy Lamarr et Lana Turner, auxquelles vient s’ajouter James Stewart (qui n’est pas un produit du cru, mais qui sort d’Indiscrétions, comédie tout aussi typique de l’esthétique de la firme au lion).

À la manière de Stage Door, le film comporte certains accents finaux dramatiques grâce aux écarts du personnage de Lana Turner pour qui cela semble être le premier grand rôle (des écarts qui annoncent un peu ceux — toujours plus fantaisistes — des années 60). Cette noirceur attachée à son personnage, surtout, c’est un peu la saveur noire de femme fatale qu’on lui connaîtra par la suite. Mais au lieu d’être par la suite fatale aux hommes qui tombent sous son charme, c’est d’abord pour elle qu’elle sera fatale. Tout est déjà là chez la future actrice du Mirage de la vie : Lana Turner commence le film en ingénue, tout à fait délicieuse, puis, comme c’est un peu la règle à l’âge du code Hays, l’alcool sert de catalyseur pour pervertir un peu plus les filles de mauvaise vie, et c’est là qu’on aperçoit les prémices des personnages de femmes froides et inaccessibles qu’elle interprétera par la suite (dès Johnny, roi des gangsters, sorti quelques mois plus tard).

Des trois actrices principales, c’est sans doute celle qui tire peut-être le plus la couverture à elle : Judy Garland est désormais une jeune adulte, le talent inouï de la star au chant fait plaisir à voir, mais son personnage reste comme toujours assez lisse. Quant à Hedy Lamarr, il suffit qu’elle parle avec les yeux, et son numéro n’a pas besoin de s’agrémenter d’autre chose, mais son personnage n’est pas aussi bien exploité que celui de Lana Turner.


La Danseuse des Folies Ziegfeld, Robert Z. Leonard 1941 Ziegfeld Girl | MGM


Sur La Saveur des goûts amers :

Le rehearsal movie

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Lim’s favorite musicals

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Le Démon de la chair, Edgar G. Ulmer (1946)

Les Dix Petits Amants

Note : 2.5 sur 5.

Le Démon de la chair

Titre original : The Strange Woman

Année : 1946

Réalisation : Edgar G. Ulmer

Avec : Hedy Lamarr, George Sanders, Louis Hayward, Hillary Brooke, Gene Lockhart

Film pénible à voir. Mettez-moi un personnage antipathique entre les pattes, et cela en devient un supplice. Celui-ci est une sorte de mélange monstrueux entre les personnages de vipère souvent attribués à Bette Davis, le personnage de Scarlett dans Autant en emporte le vent (sans le charme et l’insouciance qui vont avec), et celui de Jennifer Jones dans La Furie du désir. Voir une femme volontaire, ambitieuse, c’est bien, sauf qu’on n’est pas à l’époque de Baby Face : le « code » tire tellement sur la corde pour accabler le personnage qu’il en devient un psychopathe. Les femmes fatales s’en tirent toujours mieux quand on en fait des sphinx fantomatiques, c’est pourquoi les films noirs les utilisent si bien. Dès lors qu’on en fait des personnages principaux, et qu’on cherche à les accabler, ça ne marche plus.

Le récit souffre également d’une construction étrange. Les enjeux (l’ambition dévorante du personnage féminin, manifestement) sont mal exposés parce que le personnage d’Hedy Lamarr ne se confie en réalité jamais à aucun des hommes qu’elle séduit : ce n’est pas au moment des dénouements ou des révélations ponctuelles ou des conflits qu’on doit lâcher ces informations. Et les hommes, ou proies de cette psychopathe se succèdent les uns après les autres, ce qui n’aide pas le récit à trouver sa cohérence.

C’est original au fond : une sorte d’amorce de Dix Petits Nègres avec moitié moins d’amants se succédant les un les autres. L’impression surtout de voir un long film essentiellement misogyne en fait, avec en filigrane le message suivant : « Demoiselles, voilà le type de femme que vous ne devez surtout pas devenir. » Ce n’est pas le tout de donner des premiers rôles à des femmes, encore faut-il y présenter une image positive de la femme. Ici, on serait plutôt dans le cliché du personnage féminin calculateur, matérialiste, et forcément réservé à des femmes issues du milieu populaire, élevées par des pères alcooliques… On pourrait comparer le personnage à celui de La Femme de Seisaku. On reproche à l’une sa grande beauté, et on la suspecte des intentions portées par le personnage de l’autre film… On comprend facilement dans le film japonais le sens tragique d’être accusée à tort par une population jalouse de votre beauté, et dans l’autre, la facilité de pointer du doigt un type de femme (libre) qu’en réalité personne n’accuse, sauf peut-être les hommes qui en ont peur (les saints sont aveugles, les hommes, toujours victimes), quand tout pourtant les accable. La différence entre la tragédie et le mélodrame en somme (on frôle le grand-guignol, même si on s’épargne au moins le mauvais goût — quoique, la fin inéluctable du personnage malfaisant n’est pas loin d’être ridiculement outrancière).


Le Démon de la chair, Edgar G. Ulmer 1946 The Strange Woman | Hunt Stromberg Productions, Mars Film Corporation


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