Peppermint frappé, Carlos Saura (1967)

Peppermint frappé

Note : 2.5 sur 5.

Peppermint frappé

Année : 1967

Réalisation : Carlos Saura

Avec : Geraldine Chaplin, José Luis López Vázquez, Alfredo Mayo, Emiliano Redondo, Ana María Custodio

Un des films préférés de Kubrick paraît-il, mais également le premier film de Saura avec Geraldine Chaplin, peut-être le premier en couleur, et réalisé en hommage à Buñuel.

Eh bien, puisqu’un film, c’est la composition parfois miraculeuse de divers éléments pas toujours maîtrisables par qui que ce soit, je crois qu’il y a une bonne flopée d’éléments dans ce film qui, me concernant, n’appartiennent en rien à des miracles. On voit à des kilomètres ce que Saura veut faire, et si par ailleurs, Saura a souvent reproduit ce qui se faisait ailleurs, ici, ça ne marche tout simplement pas. Au pifomètre, je dirais que ça ressemble à du Nicolas Roeg (dont tous les films sont antérieurs, c’est dire si j’ai un nez calibré pour les devinettes).

D’abord, les motivations du personnage principal, si elles sont manifestement soumises à des troubles psychologiques quelconques, ne sont pas bien claires ; ce qui ne serait pas toujours un handicap si tout le reste ne se goupillait aussi mal. Les séquences se succèdent, et se répètent devrait-on même dire, sans qu’elles n’apportent réellement quelque chose de nouveau sur la nature des troubles ou des motivations de ce bonhomme, pire, sans qu’elles n’arrivent à nous faire croire aux liens qui relient ces différents personnages : rien n’est dit sur la relation fraternelle avec celui qui devient peu à peu un rival, la relation avec Elena est assez peu crédible (le personnage principal prétend qu’ils se sont déjà rencontrés, commence à devenir insistant, et Saura semble s’amuser à jouer le trouble, initié cette fois par Elena comme si elle participait à la folie de son personnage principal, ce qui est tout sauf vraisemblable), et la relation avec l’infirmière se développe bien trop facilement, un peu comme si ce n’était qu’un personnage répondant aux caprices tout autant de l’auteur qui l’a créé que du médecin.

Cela pourrait être une représentation tout à fait tordue imbibée du petit monde intérieur du médecin, mais si c’était l’intention de Carlos Saura (et certes, il y a un petit quelque chose de Buñuel-Carrière, collaboration antérieure à ce film, me dit mon petit doigt, mais la filiation esthétique et idéologique est assez claire), ça ne va sans doute pas assez loin.

Le nombre particulièrement restreint des personnages (voire de lieux publics avec la présence et le mouvement des figurants) donne également une impression étrange au film, alors même que Saura sort de La Chasse qui se prêtait beaucoup plus à la chose, et alors même qu’il semblera par la suite avoir une préférence pour les espaces clos remplis des mêmes personnages à l’écart du monde ; or ici, en dehors du fait que ça peut effectivement donner une impression onirique recherchée par Saura, certaines séquences ne s’y prêtent pas, et les décors n’aident pas beaucoup plus à croire à ce choix (la contextualisation de cette maison d’enfance où ils viennent se réfugier est assez confuse et en tout cas, ce lieu n’opère en rien comme un huis clos comme peuvent le faire certains décors ou lieux de ses films plus réussis).

Kubrick avait des goûts étranges, mais c’est peut-être ce qui distingue les génies qui ont du flair et les autres dont je fais partie…


 
Peppermint frappé, Carlos Saura 1967 | Elías Querejeta Producciones Cinematográficas

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Anna Karénine, Aleksandr Zarkhi (1967)

Note : 3 sur 5.

Anna Karénine

Titre original : Anna Karenina

Année : 1967

Réalisation : Aleksandr Zarkhi

Avec : Tatyana Samoylova, Nikolai Gritsenko, Vasiliy Lanovoy

Aucune tension ne naît sans silences. Le bavardage rend tout vain et sans relief. À vouloir honorer Tolstoï, on oublie de faire du cinéma.

C’est l’écueil éternel de l’adaptation, qu’elle soit littéraire ou théâtrale. Comment aménager les pauses, provoquer des moments forts, laisser certaines situations prendre forme visuellement ou à travers quelques plans, sinon tableaux, qui allégeront le recours systématique aux dialogues pour faire avancer l’action ? Comment ne pas tomber dans le piège des répétitions et du « sur place » une fois qu’une situation est comprise par le spectateur (c’est qu’on n’a que deux heures) ? Bref, faire des choix à l’intérieur des directions suggérées ou imposées dans un roman, et le trahir suffisamment pour rendre son adaptation plus cinématographique, c’est ce que doit faire toute adaptation. Traduire un roman en images, c’est trahir.

Certains passages obligés, qui sont des marques distinctives de l’écriture cinématographique comme les connecteurs logiques dans un récit, des signes telles que les transitions, les séquences dans les lieux publics, les scènes « d’action » plus que de dialogues (il suffit parfois de montrer un personnage « faire » pour le mettre en situation), facilitent ce passage délicat du roman au cinéma. On en trouve quelques-unes de ces marques proprement cinématographiques ici, mais jamais elles ne sont correctement sélectionnées ou suffisantes pour rendre le tout plus cinématographique, moins lourd, moins étriqué, bavard ou désincarné.

Quand on ne maîtrise pas cet exercice d’appropriation ou d’adaptation, passant inévitablement par des trahisons plus ou moins minces (c’est souvent un défaut qu’on remarque dans des téléfilms, quel que soit l’argent dépensé pour reconstituer ces romans), on pourra faire tous les efforts du monde, on n’assure pas l’essentiel. Un silence, une pause, un regard fixe, un mouvement qui tout à coup prend la pose, bref, si tout ça ne saisit pas un instant, celui qu’il faut, notre attention, pour nous tirer vers les personnages, avec leurs motivations et leurs conflits, tout le reste est vain.

C’est bien pourquoi la meilleure histoire possible, avec les meilleurs scénarios, ne fait pas un bon film. La spécificité du cinéma, c’est que son maître d’œuvre en est le réalisateur. Celui-ci doit avoir une qualité principale : rendre au mieux des situations fictives, les mettre en place, pour nous illusionner qu’on « y est » le temps du visionnage. Aucun autre art n’a un tel rapport au réel et à l’imagination puisqu’il nous mâche une bonne partie du travail. Mais pour que le spectateur accepte l’illusion, ces pauses, ces respirations lui sont nécessaires pour qu’il ait l’impression qu’on ne lui force pas la main. Si en littérature le fait, le verbe, remplissent le vide de la page blanche, et par leur pouvoir d’évocation « illusionnent » le lecteur, au cinéma, c’est le champ, autrement dit le plan, le mouvement, l’instant, ainsi que la situation. Un peu comme si le spectateur était transporté quelques secondes sur une scène de théâtre où on y jouerait précisément un bout de scène, puis transporté à nouveau quelques secondes sur une autre : le cinéma, c’est des fragments de théâtre plus que des fragments de chefs-d’œuvre de la littérature.


Anna Karénine, Aleksandr Zarkhi 1967 | Mosfilm


 

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Loin du Vietnam (1967)

Note : 2.5 sur 5.

Loin du Vietnam

Année : 1967

Réalisation : Joris Ivens, William Klein, Claude Lelouch, Agnès Varda, Jean-Luc Godard, Chris Marker, Alain Resnais

Au cinéma quand on est cinéaste, il y a le contrôle continu (la filmographie), et il y a le tour de force un peu passé de mode mais obligatoire dans les années 60-70 : participer à un film à sketchs. L’amusant ici, puisqu’il y a presque autant d’auteurs crédités au générique que d’élèves pas classe, c’est, à la moindre connerie ou bon point relevé dans le film, de noter les noms. Tout l’enjeu pour les participants est de parvenir à ne pas se faire reconnaître.

Le cancre dans cet exercice, c’est encore notre ami Jean-Luc (élève Godard), qui bien qu’ayant très bien compris qu’il fallait respecter le sujet en évitant de montrer sa trombine à l’écran, n’a évidemment pas pu s’empêcher de le faire, filant ainsi en beauté, droit, vers le hors-sujet : le titre Loin du Vietnam vient peut-être de là. Remarque, je préfère encore écouter Jean-Luc raconter ses petites contrariétés d’aristocrate attiré par le prolétariat innocent et bête, ou chagriné face à son impuissance dans le conflit vietnamien (et même un peu vexé mais compréhensif de se faire éconduire par ses héros), que devoir bouffer vers la fin, et dans la copie de je ne sais quel élève, une suite de commentaires recueillis sur le pavé. Jean-Luc est touchant au moins dans sa volonté d’être lucide, et maladroit. Ce qui est loin d’être le cas de cette femme à l’accent insupportable du XVIᵉ arrondissement de Paris, présentée comme vietnamienne et se réjouissant de l’immolation napalmée et volontaire d’un Américain protestant contre la guerre.

Comment on dit déjà ? Inégal. (Et assez inutile, en tout cas cinquante ans après.)


Loin du Vietnam 1967 | Société pour le Lancement des Œuvres Nouvelles


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Le Point de non-retour, John Boorman (1967)

Redoublement post-bac

Note : 5 sur 5.

Le Point de non-retour

Titre original : Point Blank

Année : 1967

Réalisation : John Boorman

Avec : Lee Marvin, Angie Dickinson, Keenan Wynn, Carroll O’Connor, Lloyd Bochner, John Vernon

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Mystère, je double la note. Peut-être que l’amorce lancée par John Boorman avant le film pour l’ouverture de sa rétrospective a fait tilt, un peu comme une introduction loupée et nécessaire qui m’aurait manqué au premier visionnage : « Lee Marvin a été traumatisé par son expérience de la guerre dans le Pacifique, ce film, c’est une allégorie de ce qu’il y a vécu. » Il y a tout un côté “métaphysique”, cynique, désabusé et absurde, voire parfois franchement hilare tellement le type qu’interprète Lee Marvin est buté au point de ne plus voir sa vie qu’à travers les 93 000 dollars après lesquels il court.

La construction en puzzle est adroite. Possible qu’en amoureux du classicisme de La Forêt d’émeraude, j’avais trouvé Le Point de non-retour trop « nouvelle vague » (ce ne serait pas loin d’initier plutôt le nouvel Hollywood : on retrouve de tels procédés dans Conversation secrète).

Vu une première fois en 2005. J’en avais tellement un mauvais souvenir que je n’avais pas prévu de retourner le voir. De mémoire je voyais ça comme un polar qui décollait jamais, avec un rythme lent et bizarre ; je pense aussi que je ne comprenais pas les motivations du personnage et que son comportement était trop incohérent (pour le coup, fort possible que le côté « le type revient de la guerre » ait fait tilt pour lancer l’ambiance, mais ça, c’est peut-être aussi parce que le début du film est trop confus ; on comprend mal la situation de départ avec ses va-et-vient charcutant le récit introductif entre passé et présent. Il y a un côté Comte de Monte-Cristo, avec l’île, la trahison, la vengeance, qui ne marche pas).

John Vernon est un des meilleurs acteurs quand il est question de se faufiler dans la peau d’un méchant… jusqu’à ce que Boorman lui enlève son slip. Ça doit être l’effet Troisième Homme : les films noirs revus par l’humour imperceptible et subtil des Britanniques.

Et Angie Dickinson est parfaite. Sa première scène est compliquée, et elle aurait pu se rétamer en beauté ; elle joue à la perfection la fille qu’on oblige à se réveiller et encore sous l’emprise des somnifères… Son personnage sert de contrepoint au mutisme et à l’obsession folle de Lee Marvin, qui, lui, tel le héros classique et frigide du western, ne jettera jamais un regard sur une des plus belles femmes du monde. Il faut des aidants dans toutes les histoires (sauf peut-être dans Le Samouraï ; et encore, il doit y en avoir, j’ai en tête que certaines scènes fameuses). Si on y croit, c’est qu’elle aussi a été chahutée par la vie : elle suit Marvin ni par intérêt ni par amour absurde ; elle se rattache à quelque chose de son passé qui lui semble rassurant et familier. Rencontre de deux solitaires que tout oppose.


Le Point de non-retour, John Boorman 1967 Point Blank | Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), Winkler Films

 


 


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China Is Near, Marco Bellocchio (1967)

China Is Near

La Cina è vicinaAnnée : 1967

Réalisation :

Marco Bellocchio

8/10  IMDb
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On retrouve la même volonté féroce de décrire les comportements troubles d’une bourgeoisie provinciale rétrograde qu’on trouvait déjà dans Les Poings dans les poches. L’Italie produit dans ces années 60 ce qu’il se fait de mieux en matière de satire. Le rire y est moins prononcé dans celui-ci qu’ailleurs, c’est de la satire froide et cruelle mais tout aussi efficace. Bellocchio, avant de faire n’importe quoi, essayait d’imiter la rage de son premier film, sans jamais se mettre à son niveau. Mais cela reste un bon cru.

China Is Near, Marco Bellocchio 1967 | Vides Cinematografica


La Vallée des poupées, Mark Robson (1967)

Crépuscules de gloire

Valley of the Dolls

Note : 2.5 sur 5.

La Vallée des poupées

Titre original : Valley of the Dolls

Année : 1967

Réalisation : Mark Robson

Avec : Barbara Parkins, Patty Duke, Sharon Tate, Paul Burke, Susan Hayward, Martin Milner

Mélange étrange et plutôt barré de A Star is Born (Judy Garland aurait été un temps pressentie pour jouer le rôle tenu ici par Susan Hayward), Les Feux de l’amour (les frasques vulgaires et dégoulinantes des riches décérébrés) et Le Grand Sommeil (pour le côté incompréhensible). Ça rappelle assez au fond ce que Hollywood peut produire aujourd’hui avec des films aux recettes toutes faites et des budgets énormes mais qui ne tiennent pas la route une seconde.

Hollywood s’empresse d’acheter les droits d’un roman à succès, décide (la Fox ou quelqu’un d’autre, peu importe, c’est Hollywood) de mettre le paquet sur la production, on ne regarde pas à la dépense, on veut le meilleur, tout ce qui est en haut de la vague ou paraît prometteur. On y retrouve ainsi par exemple John Williams pour orchestrer on ne sait trop quoi entre les morceaux sirupeux chantés (certaines ritournelles sont répétées une demi-douzaine de fois), le jeune Richard Dreyfuss qui passera dix secondes à l’écran le temps de taper à une porte back stage, ou encore Patty Duke, ancienne enfant star, remarquée dans son rôle de sauvageonne quelques années plus tôt dans Miracle en Alabama. Si les deux premiers résisteront aux dommages collatéraux du film sans y avoir été trop impliqués, Patty Duke sera un peu grillée et on ne la retrouvera plus qu’à la télévision…

Le problème, c’est qu’un film n’est pas un assemblage de talents, et qu’il ne suffit pas d’adapter un roman à succès (quoique, le film aurait été très rentable, vu qu’il aurait coûté cinq millions de dollars pour en rapporter près de dix fois plus) pour pondre une jolie bobine. Jacqueline Susann, l’auteure du roman original, aurait même dit que le film était une belle merde. Il faut reconnaître que si le matériel change finalement assez peu de ce qu’on pouvait produire durant l’âge d’or d’Hollywood quand l’industrie posait déjà un regard non conciliant sur elle-même (tout ici y est juste plus extrême, plus audacieux, plus vulgaire, plus extrême), ce qui en est fait dans La Vallée des poupées ressemble plus, en revanche, à un massacre en règle, involontaire et même autodestructeur. C’est probablement l’une de ces méga-productions où les responsabilités sont tellement éparpillées entre les différents services qu’on se retrouve face un paquebot géant sans commandant à bord.

Et le résultat, dans son étalement de richesses et d’excès en tout genre, est plus qu’étrange, grotesque même, et parfois foutrement amusant. Parce qu’encore, prises à part, ou au hasard d’un visionnage, on pourrait se dire que tout cela à une certaine tenue. Ce n’est pas mal dirigé, c’est très bien éclairé, les décors, les costumes, tout est parfait, et le plus souvent les acteurs ne sont pas si mauvais. Seulement, le gros hic, c’est qu’on n’y comprend strictement rien. Comme l’impression de tomber sur un film en plein milieu, d’en prendre un autre en vol à la séquence suivante, de naviguer d’un chapitre à l’autre en en oubliant la moitié en route. Avec trois personnages principaux, le film devait suivre le parcours parallèle de trois héroïnes en seulement deux heures, quand il en faudra plus par exemple avec un seul dans A Star is Born. C’est vrai qu’on retrouve ce procédé dans certains rehearsal films des années 30 mais c’est le plus souvent un prétexte et une base pour proposer des numéros de music-hall ; on se contente le plus souvent de miettes, des trajectoires de vie, et on comprend parfaitement l’essentiel, même ainsi raccourci. Or ici, les numéros musicaux sont assez rares (une seule des trois chante et danse), et le parcours des unes et des autres est plus qu’incompréhensible. Il semblerait par exemple qu’on ait échappé à certaines séquences d’introduction, souvent ennuyeuses, lentes, peut-être, mais nécessaires pour comprendre les rapports entre les personnages… Ici, non, on charcute, et on ne garde que les séquences reposant plus ou moins sur un climax. On a la tension, mais on ne peut plus y croire parce qu’on n’a pas suivi toute la montée qui précède. On se retrouve avec un best off des séquences d’une pelloche qui aurait pu faire quatre heures, mais ce n’est plus un film, c’est une longue bande-annonce d’un film qui n’existe pas. Imaginons cinq saisons des Feux de l’amour résumées en deux heures. Les personnages se retrouvent, se séparent, s’invectivent…, bien souvent, on ne sait même pas qui est qui. Et on rigole presque quand, à un moment, Neely (inutile de préciser de quel personnage il s’agit, on s’en fout) dit qu’elle a besoin d’une épaule sur laquelle se reposer, et là, joli lapsus, elle dit « Mel » avant de se reprendre et de dire « Ted », sauf qu’on ne sait déjà plus qui est qui, et surtout on n’a toujours pas assimilé avec qui elle était censée être à cet instant de l’histoire. À l’image du Grand Sommeil, on se prend à rire parce qu’on imagine bien tous ces nigauds sur le tournage essayer de démêler cette affaire, et on rêve que le lapsus de l’actrice en soi un vrai, « Mel, I mean… Ted. », et de se faire engueuler sur le plateau, le réalisateur se retournant vers ses assistants pour connaître la réplique exacte et se demander s’il n’y aurait pas eu une erreur dans la retranscription des noms… Une autre fois, lors d’une séance de projection, on imagine bien un assistant relever aux pontes du studio qu’on n’y comprenait strictement rien et proposer à un moment d’y insérer une voix off explicative…, ce qui sera fait… une fois, et puis plus rien ! Ce n’est pas du montage, c’est du rafistolage. À l’écriture, les deux scénaristes ont dû vouloir chercher à appliquer un principe lu dans un manuel, et en lisant « ellipses », elles auraient compris alors « éclipses », ce ne sont pas des coupes mais des tunnels obscurs. Le Titanic coule et on essaie de sauver ce qu’on peut. Il y a quelque chose de plutôt affligeant de voir autant de luxe tomber à pic dans les profondeurs du ridicule, mais il faut avouer que c’est souvent assez réjouissant, aussi.

Le plus touchant sans doute au milieu de ces vomissures luxuriantes, c’est d’y voir le charme et le talent (oui, oui) de Sharon Tate. Elle joue une gourde qui ne cesse de répéter qu’elle n’a qu’un seul atout, son cul, qu’elle ne sait faire qu’une chose, se déshabiller. Et ce n’est guère que le seul personnage attachant, lucide et drôle du film. Un petit symbole lugubre, alors qu’elle sauvait un peu le film, puisque c’est un peu son meurtre (survenant quelques mois plus tard) qui mettra comme un frein aux excès hypocrites d’un système et d’une société fatiguée par trop de conservatisme (il faudra peut-être toute la décennie pour voir ce tournant désenchanté s’opérer, jusqu’à l’orée des années 80, quand John Lennon se fera à son tour assassiner, les années de la contestation faisant alors place aux « années crises »). L’âge d’or du cinéma de studio était révolu, il fallait en finir avec le papier glacé, les décors en studio, les lumières artificielles, les bellâtres, et le rêve américain…

1967, c’est aussi l’année de la pilule contraceptive. Étrange symbole là encore. Car si Hollywood, du moins durant tout son âge d’or, et en dépit du code Hays, a toujours été un lieu privilégié pour répandre à travers le monde l’image d’une femme occidentale émancipée, le système n’a cessé, face aux crises successives auxquelles l’industrie devait faire face, de retirer chaque année un peu plus aux femmes (des actrices plutôt) ce qu’il leur avait donné. Non seulement les actrices de cet « Hollywood décadent » sont le plus souvent d’anciennes stars vieillissantes, mais quand elles ne le sont pas, elles ne sont redevenues comme ici que des jolies idiotes, ambitieuses, et surtout le joujou naïf de la morale conservatrice. Une femme qui boit, qui fume, qui baise, qui travaille même, aura parfois droit… à une seconde chance, parce qu’elle sera forcément fautive, même si ça doit passer par l’hôpital psychiatrique (à chaque fois qu’on y passe, on y ressort toujours heureux, comme lavé de ses péchés, c’en est flippant). Celles qui ne reprendraient pas le droit chemin (telle Anne Welles, l’ancienne secrétaire devenue mannequin star et qui décide de retourner chez sa tante à la fin du film) pourront crever, finir dans la rue ou tout aussi bien se suicider. Elles n’auront que ce qu’elles méritent pourrait-on lire en filigrane. De la pilule contraceptive, en cette année 67, il n’en est donc ici pas question ; au contraire, les femmes, quand elles en « consomment », des pilules, c’est comme coupe-faim, et elles mènent à la dépendance, à la dépravation et à la folie… Le message subliminal adressé aux femmes ne pourrait pas tomber plus mal.

Bref, il était temps que toute cette bien-pensance se foute en l’air. Pour un temps seulement, car la contestation laisse toujours place à de nouveaux conservatismes… Dix, quinze ans plus tard, George Lucas et Steven Spielberg seront les nouveaux rois de Hollywood, et on passera d’un cinéma où l’image de la femme était plutôt rétrograde à un cinéma où elle aura quasiment disparu. À la Vallée des poupées succédera la Vallée des jouets.


(Remerciements polis et amusés au chimpanzé autiste responsable des sous-titres à la Cinémathèque.)


La Vallée des poupées, Mark Robson 1967 Valley of the Dolls | Red Lion


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La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura (1967)

L’école de la chair

La Femme du docteur Hanaoka

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Hanaoka Seishû no tsuma

Année : 1967

Réalisation : Yasuzô Masumura

Adaptation : Kaneto Shindô

Avec : Raizô Ichikawa, Ayako Wakao, Hideko Takamine, Yûnosuke Itô, Yatsuko Tan’ami, Chisako Hara

Du beau monde et un savoir-faire attendu pour ce film faisant le récit des expérimentations médicales d’un chirurgien japonais entre le XVIIᵉ siècle et le XVIIIᵉ vu sous l’angle familial, et en particulier à travers les yeux de sa femme et de sa mère.

Techniquement, c’est parfait. Une adaptation de roman biographique dont se charge Kaneto Shindô (le film est très efficace sur le plan narratif avec de très courtes séquences allant droit à l’essentiel et en passant rapidement et sans heurt d’une époque à une autre) ; une mise en scène rigoureuse et précise comme Masumura en réalisera beaucoup au cours de ces années 60 ; un directeur photo ayant notamment opéré sur L’Ange rouge et Une femme confesse (qui partagent avec celui-ci les mêmes choix de lumières) ; et bien sûr une distribution impressionnante avec Ayako Wakao dans le rôle de la femme du docteur, Hideko Takamine dans celui de la mère, et Raizo Ichikawa jouant le rôle-titre du chirurgien.

Cela serait parfait si l’idée de départ ne manquait pas un peu de souffle comme souvent pour les biographies, et plus encore quand il est précisément question de personnages illustres, respectés pour leurs travaux artistiques ou scientifiques. Ça manque globalement d’aspérité, et toute tentative pour créer un peu de frictions dans tout ça semble bien trop fabriquée.

L’intérêt est principalement informatif en rendant hommage et en mettant à la connaissance du public les innovations de ce chirurgien qui du fait de l’isolement du Japon n’auraient jamais été partagées en Occident. C’est que ses recherches ne sont pas anodines. Hanaoka avait une idée fixe et s’est appliqué toute sa vie à résoudre un même problème, à savoir arriver à pratiquer des anesthésies générales pour pouvoir opérer des patients atteints de tumeurs diverses. Ayant rapidement trouvé la fleur possédant les propriétés anesthésiantes désirées, le défi illustré une bonne partie du film sera surtout de trouver le bon dosage.

La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka Daiei (1)La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka Daiei (2)

C’est presque aussi passionnant que de voir un film sur Pasteur ou sur Marie Curie, alors pour rendre tout ça un peu plus dramatique, on choisit donc de montrer les événements à travers l’implication des deux femmes de la vie du chirurgien. Ainsi les vingt premières minutes augurent du meilleur : le médecin étant parti faire ses études à Kyoto, on suit les préparations du mariage en l’absence de celui-ci. Quelques années plus tard (quand même), le médecin se pointe, et c’est là que le film prend une tournure plus didactique, forcément dramatiquement moins intéressante, moins intense, car le récit se veut surtout illustratif. L’utilisation des deux femmes permet d’agrémenter l’histoire d’une rivalité un peu accessoire, voire parfois un peu triviale compte tenu des ambitions du médecin. Toutes les deux voulant sauver la face et faire ce qu’il y a de plus honorable en fonction de son rang, c’est à celle qui servira le mieux de cobaye… Que ce soit historiquement exact, peu importe, ça paraît franchement forcé, voire stupide. Heureusement, Shindô ne s’y attarde pas, et on évite de faire tourner ça au pugilat ou au concours grand-guignolesque.

Les années passent, les patients (et les petits chats servant de cobayes) aussi. Le médecin perd un à un les membres de sa famille, sa femme finit aveugle, mais tous ses efforts ne seront pas vains parce qu’il arrivera à opérer sous anesthésie générale et à procéder à l’ablation d’une tumeur cancéreuse au sein (ça va, facile…). L’intérêt aussi réside dans cette représentation crue, plus conforme sans doute à la réalité, loin du folklore historique émanant le plus souvent des films d’époque. Si l’histoire retient le spectacle des morts tragiques des guerres, des conflits, des petits drames sanglants, la mort qui rôde se présente le plus souvent à ses victimes avec un visage bien différent, moins spectaculaire, et contre quoi les hommes sont longtemps restés impuissants : la maladie.

On ne pouvait imaginer meilleur réalisateur que Masumura pour couper dans la chair, c’est certain, lui qui l’avait déjà fait sur un autre mode dans L’Ange rouge.

À voir pour les amoureux de l’histoire de la science et les autres qui apprécient le travail bien fait. Le film compte toutefois parmi la sélection des tops 10 annuels de la revue Kinema Junpo.


La Femme du docteur Hanaoka, Yasuzô Masumura 1967 Hanaoka Seishû no tsuma, The Wife of Seishu Hanaoka | Daiei


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Composition des plans et montage chez Masumura

une femme confesse 1

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A Colt is My Passport, Takashi Nomura (1967)

Une guitare pour l’étudiant

Note : 3.5 sur 5.

A Colt is My Passport

Titre original : Koruto wa ore no pasupooto

Année : 1967

Réalisation : Takashi Nomura

Avec : Jô Shishido, Chitose Kobayashi, Jerry Fujio

Quand un tueur à gage, tireur d’élite, prend sa cigarette pour la foutre à la fenêtre et regarder d’où vient le vent, on peut être certain qu’on ne va pas s’amuser et que le film va s’appliquer à décrire consciencieusement la fuite qui suit immédiatement sa petite séance de tir aux pigeons. À ce niveau, c’est plutôt réussi, on sent l’influence de Melville, l’application muette d’un Samouraï à se faufiler telle en anguille pour échapper à ses meurtriers (le film de Melville est postérieur de seulement quelques mois), l’ambiance emprunte aussi allègrement aux films italiens, que ce soit les westerns ou les polars (la musique est clairement morriconesque, et réussie d’ailleurs). Seulement le film, en dehors de tous ces emprunts (qui ne le sont sans doute pas d’ailleurs, le film étant bien contemporain à ce qui se faisait en France ou en Italie), souffre de quelques défauts qui peinent à cacher ce qu’il est, une série B sans grandes prétentions, ni même sans grand moment de cinéma (bof, le duel final, OK).

La structure d’un polar, pour éviter qu’on s’arrête à la bêtise de son canevas, il y a souvent intérêt à y jouer des allers et retours, des fausses pistes, des digressions utiles au développement psychologique (aussi mince soit-il)… ou au contraire, on peut prendre le parti de jouer à fond la carte de l’épure. Ici, on serait plutôt dans la seconde option, mais question épure, on pourrait encore mieux faire, si bien qu’on se trouve dans une sorte d’entre deux bâtards qui peine à trouver son souffle, un peu comme si polar italien, violent, brutal, rencontrait un Melville feutré. La linéarité du récit apparaît alors comme une faiblesse, une facilité : il tue, il fuit, il fuit encore, et ça finit par le duel attendu… Tout cela est au fond bien trop prévisible, et notre joufflu préféré a beau comme d’habitude disposer de tout un garde-manger de cacahuètes entre les dents, il ne nous en laisse pas une miette à grignoter. Récit au régime sec, on finit le film l’estomac dans les talons. La photo est pâle à en crever, on se croirait presque dans un Verneuil, et à chaque fois qu’on esquisse la possibilité de se divertir avec l’un ou l’autre des deux protagonistes qui jouent les seconds rôles auprès de notre joufflu national et qui partage l’affiche (la vraie) avec lui, tout ça est bazardé et laissé de côté. C’est bien le principal reproche qu’on puisse faire au film, mais il est de taille. Quand le faire-valoir de notre héros se réveille pour la cinquième fois (comique de répétition) dans un cargo où son aniki l’a laissé pour lui sauver la vie, il peut se ruer en queue de pont en criant qu’il est le roi des cons, ça nous laisse totalement de marbre parce qu’on n’a pas eu le temps ou la possibilité de comprendre les liens qui pouvaient les unir. Même chose avec la fille de l’auberge. De son histoire, on ne saura jamais rien (assez pour en vouloir un peu plus ou trop quand elle aurait dû se taire), et de son devenir c’est pareil, je n’ai même pas souvenir qu’on en ait eu la conclusion… Tout cela est tout de même très vite expédié.

Le film compte parmi les meilleurs films japonais, la distribution occidentale le présente comme un chef-d’œuvre noir… Je ne suis pas bien convaincu. Je vais faire mon malin pour une fois que je ne tombe pas dans le panneau des noms nippons : Takashi Nomura n’est pas Yoshitarô Nomura (The Chase, Zero Focus, The Shadow Within, Le Vase de sable). Et Shinji Fujiwara n’est pas Seichô Matsumoto…

Reste un petit plaisir perso, celui de voir l’acteur du Faux Étudiant, Jerry Fujio, qui non seulement se révèle être un bon acteur dans un rôle complètement différent que le naïf étudiant dans le film de Masumura ; surtout, il aura droit entre deux évanouissements de pousser la chansonnette ! Magnifique ballade, parfaitement inutile, mais voilà, on tient Aznavour dans un film, autant lui demander de chanter… Tiens, une guitare, quel hasard ! tu voudrais pas… Eh ben, merci, le film m’aura au moins permis de découvrir que l’acteur d’un de mes films fétiches était également un sublime chanteur.

Jerry Fujio :


A Colt Is My Passport, Takashi Nomura 1967 Koruto wa ore no pasupooto | Nikkatsu 


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Le Grand Meaulnes, Jean-Gabriel Albicocco (1967)

Le Grand Maul

Le Grand Meaulnes

Note : 3 sur 5.

Année : 1967

Réalisation : Jean-Gabriel Albicocco

Avec : Brigitte Fossey, Jean Blaise, Alain Libolt

Étrange film que voilà. On dirait l’histoire d’une mouche myope partie à la recherche de ses lunettes…

Bien sûr le travail avec la caméra est intéressant, créatif, toujours en mouvement, un peu à la manière de ce que peuvent faire certains réalisateurs russes. L’utilisation de la lumière est impressionnante. Mais au final, tous ces flous optiques ne rendent pas service à l’histoire, on ne voit plus que ça.

Le montage est tout aussi perturbant. La caméra, encore une fois, telle le point de vue d’une mouche, est là puis là et encore ailleurs… Et on ne sait finalement pas ce qu’on fout là et ce qu’on regarde. C’est comme regarder des événements décomposés. Le montage d’habitude est utilisé pour aller droit à l’essentiel. Là, le découpage ne semble être dicté par rien d’autre que le hasard. Aucune présentation de personnage qui aiderait à la compréhension de l’histoire et des enjeux. C’est un vrai supplice d’essayer d’y comprendre quelque chose. Ça préfigure un peu Lars von Trier, mais un Lars sous chloroforme. Si le travail sur l’image est impressionnant (techniquement parlant), les autres aspects du film ont le niveau d’un film TV. La direction d’acteurs est pauvre, l’histoire est incompréhensible, et le choix des scènes assez suspect.

Le problème avec une adaptation littéraire, c’est qu’on y trouve des événements racontés à différents niveaux ; leur sens ne se fait pas individuellement, à travers une situation, mais en se répondant l’une à l’autre. Or, au cinéma, il faut présenter des scènes, des situations, sans quoi on est obligé de faire intervenir une voix off. Le choix sur les éléments et les événements à mettre en place est très important. Et un roman sans situation où il n’est question que d’évocations, de commentaires, sera à réécrire totalement. Certains romans sont écrits comme des films, mettant en scène une suite de situations. On se doute que c’est alors plus facile. Ici le problème a sans doute été de prendre des éléments épars du roman. Ce n’est plus qu’une suite d’évocations sans rapport les uns avec les autres. C’est un parti pris possible, mais il faut alors choisir un angle, un thème, et faire comprendre au spectateur quels sont les enjeux d’une histoire, et lui laisser voir une évolution à ce niveau. Pour avoir à quoi se raccrocher. Une fois qu’on a choisi un angle, reste au cinéaste à créer une atmosphère, à travers une mise en scène, le choix d’un rythme. Même les dialogues ici ne semblent se raccrocher à rien. Puisque mettre en scène, c’est faire des choix, les meilleurs choix possibles, l’adaptation d’un roman ne se fait pas en la reproduction partielle et aléatoire d’extraits du roman. Un film doit avoir sa propre logique, et le cinéaste qui l’adapte doit trouver sa propre “voix” en s’appropriant un matériau. Sinon, on est dans l’hommage, l’évocation, l’illustration. On reconnaît des éléments d’une œuvre littéraire, mais le film n’a aucune valeur propre. C’est pour ça que je parlais de réalisation de téléfilm. Dans un téléfilm le réalisateur n’a souvent pas le talent ou les moyens de s’attarder sur un détail, de prendre son temps. Il est pris par une situation dialoguée quand une situation se porte le plus souvent sur des éléments essentiels en dehors du cadre des dialogues, hors-champ, dans un regard, une intonation, un silence. Certains cinéastes font de mauvais choix, mais ce n’est pas mieux de se refuser d’en faire. Réaliser est un travail d’équilibriste : pour convaincre, il faut accepter de se lancer, et il faut ensuite convaincre, se mettre en danger et épater dans l’exécution de ses figures. Si on ne se lance pas, si on ne prend aucun risque, il n’y a rien à juger. C’est tout l’art de raconter une histoire. Toutes les histoires se valent ou presque. La même histoire drôle sera amusante ou ennuyeuse selon le talent de celui qui la raconte.

Seule la présence de Brigitte Fossette sauve le reste…


Le Grand Meaulnes, Jean-Gabriel Albicocco 1967 | Madeleine Films, AWA Films, Pathé Consortium Cinéma


Listes sur IMDB :

Cent ans de cinéma Télérama

Sur La Saveur des goûts amers :

Les meilleurs films du siècle selon Télérama

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Le Lauréat, Mike Nichols (1967)

Qui a peur du loup ?

Le Lauréat

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : The Graduate

Année : 1967

Réalisation : Mike Nichols

Avec : Dustin Hoffman, Anne Bancroft, Katharine Ross

— TOP FILMS

Scénario d’une précision exceptionnelle. Il semble former une boucle sur le thème des passions amoureuses. On est presque dans un cheminement de héros antique ou dans la structure d’un récit dense et classique à la Racine…

Le point de départ de cette histoire, le début de la boucle, c’est Benjamin qui l’initie : un étudiant qui revient vivre chez ses parents, tout juste diplômé mais un peu déprimé et sans perspective d’avenir. Il est au niveau zéro de ses passions. Le diplôme aurait dû faire théoriquement de lui un homme, un adulte, pourtant s’il est fêté par sa famille et les amis de sa famille, lui sait qu’il a manqué quelque chose. Il n’est pas question, là, de ses études (dont on ne parlera jamais), mais de sa vie sociale, et plus particulièrement de sa vie amoureuse. La première scène à l’aéroport résume ce qui va suivre : en un regard, qui dure le temps d’une chanson, on a tout compris. Benjamin est perdu, et quand il regarde une jolie fille qui le croise hors-champ, il la regarde à la fois avec envie et avec gêne de peur qu’elle ne lui rende son regard… Benjamin revient de l’université sans ami, sans petite amie. Il revient en raté parce qu’il n’a pas su accomplir son passage à la vie adulte.

Benjamin se réfugie dans sa chambre alors qu’on le fête dans le reste de la maison. Là, déprimé, il est rejoint par Madame Robinson, qui lui fait le coup du « les toilettes, c’est pas ici ? ». Elle vient presque littéralement le sortir de son nid. On comprend tout de suite qu’elle flirte avec lui, mais lui continue de jouer les vierges effarouchées. On ne saura jamais si l’attirance de cette femme pour ce garçon pas franchement beau, sans aucune assurance, est juste feinte pour se taper un jeune lionceau, une proie facile…, peu importe en fait, tout le récit est centré sur Benjamin, et Benjamin ne veut pas savoir. Elle l’attire chez elle, le vampirise. On pourrait presque se croire chez Hitchcock où les scènes d’amour, disait-il, devaient être filmées comme des scènes de crime. Elle le tient dans ses griffes, elle joue avec lui, et lui gesticule comme une souris prise au piège ou comme le mâle de la mante religieuse qui sait que s’il obéit à ses pulsions sexuelles, il y laissera sa peau. On ne sait rien à ce moment des intentions de Madame Robinson, mais on sent que c’est le début de son cycle, de son initiation, qui va le mener à sa vie d’adulte.

Le Lauréat, Mike Nichols 1967 The Graduate | Lawrence Truman Productions

Benjamin se laisse séduire. Ils entretiennent tous les deux une relation cachée, au début, purement sexuelle, chacun semblant y trouver son compte. Très vite, cela ne suffit plus à Benjamin, il voudrait s’intéresser à la femme avec qui il couche. Il ne veut plus un corps, mais une âme sœur, une compagne avec qui communiquer. Mais Madame Robinson ne peut pas être cette femme. Elle a déjà tout compris des relations amoureuses et semble se désintéresser totalement de la chose, désabusée par la vie, blasée par les mirages de l’amour. Elle ne se sent par compte pourtant qu’elle tombe amoureuse de Benjamin. Un amour impossible, parce qu’il est basé sur la dépendance du corps : elle était alcoolique, elle devient accro à son jeune amant (simple interprétation, car une nouvelle fois, elle reste très mystérieuse derrière sa carapace de cynisme).

Alors, les parents de Benjamin, le voyant végéter dans la piscine toute la journée en attendant les nuits où ils ne savent pas ce qu’il devient, décident de le bousculer un peu en arrangeant une sortie avec une fille. Ce sera Elaine…, la fille de Madame Robinson. C’est un peu le sort qui s’abat sur Œdipe, la chance néfaste qui vous accable, le mauvais sort presque ordonné par les dieux que vous avez offensés… Les parents qui mettent leur fils dans les bras de la fille de sa maîtresse… Ce n’est pas Œdipe, mais les circuits narratifs ne sont vraiment pas loin d’être identiques.

Benjamin et Madame Robinson se trouvent devant le fait accompli, obligés d’accepter de jouer le jeu pour ne pas paraître suspects. Benjamin s’efforce donc de rendre la soirée la plus épouvantable possible pour Elaine. Mais c’est écrit, presque ordonné par les dieux. Benjamin, pour compliquer son sort, doit se laisser séduire par Elaine. Là, pas de psychologie, ça se fait très vite et sans aucune vraisemblance parce que les héros doivent tomber amoureux presque en une fraction de seconde : elle pleure, il la réconforte et l’embrasse. Ce serait traité de manière naturaliste, bien sûr, on n’y croirait pas une seconde. Comment un mec sans aucun charme, aussi rustre pourrait-il séduire une fille aussi jolie… ? Ce sont des héros de mythologie, ils ont en eux une force et un charme mystérieux qui subliment les codes de la vie quotidienne. Sur le seul plan du récit, on ne va pas s’embarrasser de vraisemblance en cherchant à expliquer ou rendre crédible une relation dans la longueur : seul compte le cycle initiatique de Benjamin. Chaque scène est une nouvelle aventure qui remet en question tout ce qui précède. Il n’y a pas de flottements dans le film : toute scène est comme une fulgurance, tout se construit et se reconstruit en même temps. On est toujours dans l’incertitude, non pas parce que le récit recèle des mystères ou des surprises (car on sait parfaitement où on nous mène : il n’y a pas trois cents chemins pour suivre ce cycle) mais parce qu’on s’identifie au personnage de Benjamin : c’est le résultat d’un récit collé à lui (il est présent dans toutes les scènes, dans pratiquement tous les plans : notamment au début, la caméra le suit d’un bout à l’autre des scènes, même si d’autres personnages interviennent et le sollicitent, un peu plus tard, on a même une vue subjective quand Benjamin enfile sa tenue de plongée… Le résultat en tout cas est parfaitement réussi).

On est à cet instant précis à la croisée des chemins. Benjamin a “péché” (dans le sens plus mythologique du terme) et il a là la “chance” de revenir à une vie plus conforme, une vie normale, ce à quoi il aspirait depuis toujours. Bien sûr, il faut maintenant qu’il gère et assume la situation, la relation croisée qu’il mène avec la mère et la fille.

Il ne fait aucun doute pour Benjamin que sa passion doit le mener à suivre la même route qu’Elaine, mais il doit maintenant affronter la passion jalouse de Madame Robinson. Le choix est évident, mais il ne sait pas encore comment elle va réagir et ne s’en préoccupe même pas. Il va pourtant découvrir, en allant chercher sa fiancée le lendemain, que la mère a une véritable passion, une dépendance très forte même, pour lui. Il ne peut plus y avoir de mensonge, on est à la moitié du film, et le sujet, ce n’est pas l’adultère : la révélation peut donc se faire ici, dans un grand chaos, dans un fracas de passions qui s’affrontent. Deux passions, quand elles s’accordent pour suivre le même chemin sont en harmonie et les corps, les personnages qui les renferment y trouvent leur compte, même si leurs passions défient les règles morales. Mais dès que les passions changent et veulent suivre des destins opposés, il faut que ça pète. Que ce soit Madame Robinson ou Benjamin, tous les deux ont gagné quelque chose et ils ne sont pas prêts à s’en séparer : elle le veut lui. Lui, veut sa fille… Triangle amoureux assez commun, sauf qu’on y ajoute là une dimension tragique, presque incestueuse. On ne peut pas se mettre d’accord avec une poignée de main. À cet instant, aucun compromis n’est possible. Après un tel climax de passions et d’affrontements, les personnages n’ont alors d’autres choix que de prendre leurs distances les uns avec les autres. Madame Robinson et Benjamin ne sauraient être à nouveau amants. Et Elaine, qui ne s’attendait pas à une telle révélation, se réfugie à l’université (une bonne petite fille).

Benjamin est allé aussi loin que possible, il doit entamer à présent un retour à la normalité dans son cycle. Cette normalité pour lui, elle passe par l’acceptation par Elaine de leur passion commune. Chose qui ne sera pas simple parce qu’il doit s’attendre encore à des affrontements et doit prendre le risque que sa passion, si elle n’est plus partagée, devienne une folie, une obstination malsaine et dérangeante. Loin de la furie Robinson, il espère, à l’université, retrouver sa belle… On reste dans la passion, et là, presque dans la folie amoureuse de Benjamin, prêt à tout pour préserver son amour, la question est devenue : est-ce que Elaine acceptera de le suivre dans sa folie, dans son refus des convenances sociales et de l’accompagner pour achever son cycle, vers quelque chose qui n’est plus seulement un cycle du devenir d’adulte, mais d’adulte contrarié, capable de vivre avec ses difficultés. À l’image du personnage de Madame Robinson, symbole et incarnation de l’adulte fracassé, obligé de créer des faux-semblants, des cycles parallèles, pour se maintenir en vie. Un peu comme si l’image de l’adulte, celle du personnage accompli était un leurre, mais qu’il fallait s’évertuer à préserver son image, parce qu’il n’y avait tout simplement pas d’autres issus. Aucun retour à la vie passée, insouciante et pure n’était possible…

Benjamin suit donc Elaine à l’université, l’épie, tel un obsédé, un malade d’amour. Au risque de passer pour un fou. Il doit la convaincre de le suivre… Nos décisions ne sont pas toujours déterminées par notre libre arbitre, par nos choix propres et conscients. Si dans la mythologie, les héros sont poussés par des considérations mythologiques, qu’ils ne sont en fait que les pantins des dieux. Là, on n’en est pas si éloigné que ça. Au fond, qu’est-ce que nous apprend l’histoire sinon que ce sont les circonstances qui décident à notre place ?

Après une première rencontre dans un bus, c’est Elaine qui vient le retrouver dans sa chambre. Les rôles ont changé. Si autrefois c’était Benjamin la proie, et qu’il s’était lancé dans les griffes de sa prédatrice ; là c’est Elaine qui prend le risque de venir se faire bouffer, vampiriser par son prédateur. C’est donc qu’il en reste une certaine forme d’amour, une certaine dépendance folle, ou du moins qu’elle veut affronter ses propres craintes pour pouvoir les apprivoiser. Elle veut savoir pourquoi Benjamin l’a suivie et ce qu’il compte faire. Elle connaît toutes les réponses. Même quand Benjamin lui dit que sa mère ne lui a dit que des mensonges à son propos, son cri est comme une forme de reconnaissance. Comprenant que sa mère lui a menti sur ses rapports avec Benjamin (en lui faisant croire à un viol), elle se retrouve une nouvelle fois dans la situation peu confortable de choisir entre sa mère et celui qu’elle aime. Et, il ne peut y avoir aucun doute sur son amour : on ne saurait conter dans une histoire mettant en scène des héros, des personnages sans passion… On pourrait être chez Cassavetes : sans passion, sans amour, sans confrontations épiques des désirs de chacun, il n’y a pas d’histoire. On est toujours dans l’excès, à l’apogée des possibilités, jamais dans la demi-mesure. Les héros ne sauraient se contenter d’un compromis. C’est tout ou rien.

Elaine pousse donc un cri, expression de son déchirement entre deux êtres qu’elle aime. Comme toujours les circonstances vont choisir à sa place. Ce cri a rameuté tous les pensionnaires, le logeur, et ce sera finalement son désir de sauver les apparences, les convenances, son refus de devoir tout raconter, tout dramatiser, qui va la calmer. La bête n’a plus de force et peut se laisser dompter. Mieux, c’est sans doute elle qui se laisse dompter par ses passions, car ce qui la ramène dans les bras de Benjamin, c’est la compassion qu’elle va avoir pour lui quand celui-ci se fera tancer par son logeur qui veut le voir quitter les lieux. Ce n’est pas la raison qui la ramène à lui. Les choix sont ailleurs que dans nos têtes. Elle ne s’est pas posé la question et n’a pas pesé le pour ou le contre. Elle n’a pas mesuré les conséquences de son retour auprès de Benjamin. Elle ne sait pas encore que cela impliquerait une cassure avec sa mère. Elle montre là, non seulement qu’elle n’est pas décisionnaire, mais qu’on est totalement esclaves de nos passions.

Les deux amoureux vivent heureux quelques instants. Lui ne semble pas prêt à penser au reste, il est insouciant et voudrait qu’ils se marient rapidement. Mais elle commence à se demander ce qu’il se passe et prend la mesure des événements en comprenant le poids de sa décision. Ils semblent suivre le même chemin, mais Elaine regarde encore en arrière pour regarder ce qu’elle a perdu, et en avant pour voir ce qui les attend au bout de leur cycle : elle sait qu’ils auront encore leurs démons à exorciser. À cet instant, lui la cherche du regard, et elle le voit à peine (plus tard, cela changera dramatiquement, ou ironiquement).

C’est comme si on fracassait deux bols de passions remplis à ras bord et que Elaine s’en trouvait éjectée. Elle se rappelle qu’elle a une mère qu’il va falloir affronter. Pourtant, c’est le père qui va être l’élément déclencheur de son départ. On l’avait rarement vu dans le film, et il rappelle que ce n’est pas seulement qu’une histoire de triangle amoureux : il est aussi le père d’Elaine et le mari cocu.

Le lendemain, Elaine a disparu. Dans une lettre, elle dit à Benjamin qu’elle l’aime, mais que ça ne peut pas marcher.

Benjamin fait alors des pieds et des mains pour la retrouver. Il sue essence et eau et la retrouve apprenant qu’elle se marie. En pleine cérémonie, il lui demande de partir avec lui. Une fois de plus c’est Elaine qui va devoir choisir ; encore une fois elle va décider sur un coup de tête. Les circonstances encore et toujours plutôt que le libre arbitre. Soit elle lui demande de partir et ce sera fini sans possibilité de retour, soit elle le suit se moquant des convenances et des démons qu’ils devront affronter toute leur vie. C’est finalement la réaction de ses parents, autoritaires, crachant presque sur son amoureux comme des singes enragés, qui va la décider à opter pour la solution la plus folle. Ce sont encore les passions qui commandent : on agit et on mesure les conséquences après.

Elle part avec lui, et c’est dans cette scène finale que se trouve tout le génie de la mise en scène de Nichols, toute l’ambiguïté de l’histoire. Ça ressemble à un conte de fées, avec sa fin heureuse : l’amour est sauf. Mais au lieu de nous dire « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », Nichols utilise en un regard, en un plan, une sorte de raccourci de toute leur vie à venir. Les deux amoureux fous montent dans un bus, c’est le point final de leur aventure, la fin du cycle pour Benjamin, aidé par les décisions heureuses d’Elaine. Il a enlevé sa princesse des griffes du méchant dragon, mais c’est une victoire plus sur les autres que sur lui-même. On comprend en un plan que cette union avec Elaine, il l’avait construite non pas pour les beaux yeux de sa belle, mais pour s’échapper des griffes de sa vamp. Il rit alors nerveusement, regardant droit devant lui : il a baisé le destin et les dieux, il pense avoir gagné. Dans le même plan, Elaine le regarde, attend qu’il lui rende son regard, cherche un peu d’amour en lui, de la complicité. Mais elle ne trouve rien. C’est déjà la fin. La boucle est bouclée sur un jeu de regards : le film commence sur le regard de Benjamin qu’il jette sur une fille en espérant qu’elle lui rende dans un aéroport, et se termine sur lui refusant de le rendre à la femme qui l’aime, dans un bus.

Ce que nous dit ce regard, c’est que la passion fait se rencontrer des hommes et des femmes, mais ils se trouveront rarement pour faire un chemin ensemble. Accompagner ne veut pas dire “avec” ; et à tout moment on peut “choisir” de prendre une autre voie — comme Madame Robinson, arrivée au bout avec son mari, cherchant à entamer un nouveau cycle avec Benjamin… Benjamin n’a pas achevé son initiation en terminant son cycle, mais en se rapprochant surtout du personnage perdu et cynique joué par Anne Bancroft.

L’amour n’existe pas. Il n’y a que la passion. Et la passion est capricieuse…

Le film est dans sa conception, d’une simplicité presque stupide à la Love Story, mais aussi plus complexe qu’il en a l’air. C’est un peu comme regarder un mur et y déceler petit à petit toutes les craquelures, ou les imperfections… Le génie d’un récit presque classique avec une unité d’action stricte, une boucle respectée. J’ai parlé de Cassavetes, mais il était encore plus simple de prendre comme référence le film précédent de Nichols. Parce qu’on est au même niveau sur le plan des passions dans Qui a tué Virginia Wolf ? On est dans la même démesure. La différence, c’est que dans Le Lauréat, on se focalise sur un personnage et qu’il n’y a aucune unité de temps (impossible). De la même manière, les personnages sont commandés par les émotions primaires, ils n’ont aucune retenue. Si Wolf est plus analytique, parce qu’il s’attarde sur des discussions qui vont réveiller de vieux souvenirs comme des démons cachés et amassés pendant longtemps sous un tapis, on reste néanmoins dans le même ton. L’unité de temps y est utilisée différemment mais participe à la même impression de tenue générale. Si Wolf est une suite de petits huis clos où les personnages, prisonniers, se mettent à vider leur sac, Le Lauréat utilise l’ellipse pour unir un ensemble de scènes soudées autour d’un unique thème. Le film a une tenue parfaite. Jamais on ne s’échappe du sujet, et on pourrait croire que tout ça s’effectue dans une période raccourcie comme dans l’univers classique. On ne s’appesantit que pour suivre Benjamin dans ses errances. En ce sens, ces quelques scènes “subjectives” et “chantées” ne sont rien d’autre que l’adaptation moderne des monologues d’autrefois. Si le film avait adopté le point de vue de Madame Robinson, nul doute que l’impression de suivre une pièce classique aurait été accentuée : Madame Robinson, c’est Phèdre tiraillée par ses passions coupables, son désir de vengeance, etc.


Petite remarque concernant la bande-annonce du film : À l’époque, on ne s’embarrassait pas de “spoils”. On savait très bien que ce qui faisait venir les spectateurs dans les salles, ce n’était pas de voir un film en étant surpris du début à la fin. L’intérêt d’un film n’est pas dans le déroulement de son intrigue, mais dans son atmosphère. Dans le comment et non dans le quoi. Quand on va voir Richard III ou Phèdre au théâtre, on n’y va pas pour être surpris…, on sait ce qu’on va voir. Donc, là, tout est raconté dans cette bande-annonce, même la fin. Gloire aux spoilages.



Spoil me!


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