Irene Cara et la fame éphémère ou miraculeuse

Théâtre

SUJETS & DÉBATS

Hommage à Irene Cara.


Irene Cara dans Fame, Alan Parker (Metro-Goldwyn-Mayer) 1980 chantant Out Here On My Own de Michael Gore et Lesley Gore (RSO Metrocolor Records)


Talent sous-exploité ou miraculeux comme des milliers d’autres, en plus des deux ou trois chansons de génériques chefs-d’œuvre des glorieuses années disco, Irene Cara apparaissait surtout dans ce grand moment « mièvre » au piano dans une des meilleures séquences de Fame :

Fabuleuse capacité d’Hollywood à ne pas exploiter des talents quand ils apparaissent. Irene Cara sera assimilée à deux grands films disco, mais si elle dansait dans Fame (et assumait un rôle de danseuse avant que les producteurs ne décèlent ses talents de chanteuse) avait plutôt un corps fait pour la danse classique, loin des standards athlétiques et mégarythmiques des années 80. Son exploitation future était sans doute prémonitoire dans cette séquence où elle joue devant une salle vide.

Fame est le film d’une jeunesse agitée, assoiffée de reconnaissance, et certaines séquences comme celle-ci servent de contrepoint à toute cette agitation.

J’avais vu ça dans les cours et écoles de théâtre à l’époque. Comme dans Fame, tous les talents s’expriment à leur manière et les élèves touchent à tout sans connaître forcément leurs points forts : on y découvre tout à coup des élèves patauds doués avec leur corps, des timides nuls dans tout trouver leur “voix” au détour d’un exercice de chant, des acteurs qu’on pensait établis dans un registre ou des seconds rôles qui se révèlent meilleurs que les autres en en abordant un autre, etc.

Dans Fame, musiciens, danseurs, chanteurs se heurtent à une pression et une concurrence féroce. Irene Cara aussi veut réussir, mais elle touche à tout sans véritablement exceller dans un art en particulier : piètre actrice (en vrai, elle a une jolie bouille, mais elle peine à convaincre dans ses quelques séquences dialoguées), corps frêle, manque d’assurance, elle finit par écrabouiller la concurrence dans cette séquence en jouant justement sur ces faiblesses quand justement personne ou presque ne la regarde et s’excuse même pour finir de chanter quelque chose de mièvre. Ce sont toutes ces différences et ces paradoxes qui sont parfaitement exploités dans cette séquence qui révèlent la véritable nature des métiers de la représentation.

Malheureusement, comme on le voit dans la série et le film, ces instants de grâce ne durent jamais : si le film exploite et illustre parfaitement ces moments rares appelés à ne pas se répéter, tout comme la cruauté du métier, c’est la norme dans la réalité où personne n’est là pour immortaliser ces miracles éphémères et où les réussites sont le fruit de persistance, de chance, de piston ou de malentendus. Pour que ces miracles éphémères n’en soient plus, il faut des metteurs en scène et des auteurs trouvant chez ces acteurs les parfaits messagers de leurs idées. Or, chacun travaille de son côté et les acteurs qu’on présente à l’écran seront souvent les plus réguliers, les plus volontaires, les plus agressifs, les plus prétentieux, les plus socialement établis, rarement les plus talentueux ou les plus prometteurs. On remerciera donc les producteurs et créateurs du film d’avoir su modifier la conception première du film qu’ils voulaient faire pour s’adapter à un petit miracle qui venait de prendre corps et grâce sous leurs yeux.

Deux ou trois petits tours de chant devant une salle vide et puis s’en vont… C’est aussi pour ça que cette séquence était admirable. Au milieu de l’agitation de tout le reste, elle révélait la nature profonde et paradoxale des métiers de la scène. Merci à Irene Cara d’avoir au moins incarné, un peu trop bien, à l’écran (et donc en dehors), ce paradoxe. Derrière son succès tout relatif à elle, fait comme tous les succès de malentendus et de chance, il y a tous les éclairs de génie, les petits miracles éphémères, que le public ne verra jamais. Trois ans après Fame, Irene Cara écrira et interprétera un autre monument de la musique pop pour le finale de Flashdanse, mais elle n’apparaîtra déjà plus à l’écran, Jennifer Beals jouant le premier rôle et Marine Jahan exécutant les non moins célèbres séquences dansées du film. Un petit tour et puis s’en va.

La Danseuse des Folies Ziegfeld, Robert Z. Leonard (1941)

Trois femmes

Note : 4 sur 5.

La Danseuse des Folies Ziegfeld

Titre original : Ziegfeld Girl

Année : 1941

Réalisation : Robert Z. Leonard

Avec : Hedy Lamarr, Judy Garland, Lana Turner, James Stewart

Énième variation sur les déboires des artistes du music-hall estampillés Ziegfeld. La trame est toujours identique : on réunit une poignée de stars autour de personnages cherchant la gloire, on les met en conflit avec leur entourage, certains échouent, d’autres réussissent, etc. L’intérêt est souvent ailleurs : l’exécution et la qualité des numéros, le plaisir de suivre un rehearsal qui joue les montagnes russes et la diversité, une bonne musique, et surtout des dialogues qui font mouche. On y retrouve également quelques stars de la MGM : Judy Garland, Hedy Lamarr et Lana Turner, auxquelles vient s’ajouter James Stewart (qui n’est pas un produit du cru, mais qui sort d’Indiscrétions, comédie tout aussi typique de l’esthétique de la firme au lion).

À la manière de Stage Door, le film comporte certains accents finaux dramatiques grâce aux écarts du personnage de Lana Turner pour qui cela semble être le premier grand rôle (des écarts qui annoncent un peu ceux — toujours plus fantaisistes — des années 60). Cette noirceur attachée à son personnage, surtout, c’est un peu la saveur noire de femme fatale qu’on lui connaîtra par la suite. Mais au lieu d’être par la suite fatale aux hommes qui tombent sous son charme, c’est d’abord pour elle qu’elle sera fatale. Tout est déjà là chez la future actrice du Mirage de la vie : Lana Turner commence le film en ingénue, tout à fait délicieuse, puis, comme c’est un peu la règle à l’âge du code Hays, l’alcool sert de catalyseur pour pervertir un peu plus les filles de mauvaise vie, et c’est là qu’on aperçoit les prémices des personnages de femmes froides et inaccessibles qu’elle interprétera par la suite (dès Johnny, roi des gangsters, sorti quelques mois plus tard).

Des trois actrices principales, c’est sans doute celle qui tire peut-être le plus la couverture à elle : Judy Garland est désormais une jeune adulte, le talent inouï de la star au chant fait plaisir à voir, mais son personnage reste comme toujours assez lisse. Quant à Hedy Lamarr, il suffit qu’elle parle avec les yeux, et son numéro n’a pas besoin de s’agrémenter d’autre chose, mais son personnage n’est pas aussi bien exploité que celui de Lana Turner.


La Danseuse des Folies Ziegfeld, Robert Z. Leonard 1941 Ziegfeld Girl | MGM


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Les Sept Femmes de Barbe-Rousse, Stanley Donen (1954)

Note : 3.5 sur 5.

Les Sept Femmes de Barbe-Rousse

Titre original : Seven Brides for Seven Brothers

Année : 1954

Réalisation : Stanley Donen

Avec : Jane Powell, Howard Keel, Jeff Richards

La mélodie du bonheur conjugal… Du Broadway typique avec ce qui fait encore le sel des comédies musicales des années 50, à savoir un goût pompier pas encore insupportable.

La fable est un peu grossière, même si on a du mal à la juger aujourd’hui : elle joue habilement sur les stéréotypes conservateurs, voire barbares (mais pour une fois, les rustres ne sont ni mandarins, ni arabes, ni gitans, mais les sept nains grand format), pour affirmer une morale civilisée, donc féministe pour l’époque, mais qui passerait pour rétrograde aujourd’hui. En revanche, cet aspect western, adapté comme toujours aux fables les plus simples et les plus efficaces, pointe du doigt une réalité bien vue : sans les femmes, les hommes resteraient probablement des êtres primitifs et violents, incapables de structurer une société digne de ce nom.

Voilà pour la fable. L’intérêt est peut-être plus dans la performance, parfois acrobatique, des acteurs. L’acteur principal à voix de stentor en impose alors que le passage des dialogues vers le chant paraît parfois un brin ridicule (la comédie musicale des années 50, jusque dans les années 70, avec par exemple Un violon sur le toit, ne s’embarrasse plus des précautions des débuts préférant mettre en scène des « films de coulisses »), pourtant il garde toute son autorité grâce à une retenue impressionnante. Les batailles dansées (et pas seulement) sont une véritable réjouissance pour les yeux. Typique de Broadway encore, qui depuis les revues de Ned Wayburn tend à s’écarter toujours plus de l’esprit ballet pour créer des numéros basés sur des personnalités, de l’inventivité et de l’acrobatie.

Beau spectacle.


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Enlevez-moi, Léonce Perret (1932)

Note : 4 sur 5.

Enlevez-moi

Année : 1932

Réalisation : Léonce Perret

Avec : Jacqueline Francell, Roger Tréville, Jean Devalde, Arletty

Que du bonheur ! La joie de vivre à la française et de la screwball pailletée d’opérette dans une boucle certes plus courte que dans le film de Capra mais qui rappelle furieusement la belle escapade de New-York-Miami.

C’est déjà les femmes qui mènent la danse. Avec Jacqueline Francell qui rappelle qu’à une époque certaines femmes parlaient uniquement en voix de tête (merci les oreilles), et avec son exacte opposée (quoi que), en tessiture mais pas seulement, façon titi parisien, la voilà, c’est elle, qui déménage tout sur son passage, un tempérament qui mourra avec son cul international et avec la collaboration pour de bon avec les cow-boys dont on adoptera tous les usages…, c’est elle, Arletty, symbole de toute une France qui s’évapore, et qui ici seulement commençait. Viens là mémère que je t’embrasse !…

« Rahé maié non, coquin ! t’exagères ! Roh… ! puisque t’insistes, alors j’veux bien ! Tiens, céktula pavolé, mon limounet… J’tadore. Allez, encore. Encore j’te dis. Maié tu vas v’nir, andouille !… Là, comme ça. Hein, c’est-y pas merveilleux, c’qu’on est bien tous les deux. »

De la comédie musicale ? Que nenni ! De l’opérette, et de la bonne. Dans la screwball, il y a un peu de vaudevilles à la française, eh bien tout est là. Certes, Léonce Perret ne trouve pas forcément toujours le ton parfait dans le burlesque, il tire parfois un peu sur la corde, et c’est surprenant malgré tout de le voir si à l’aise avec sa caméra ou le sonore, mais que c’est bon. Parce que surtout, c’est bien écrit, et que c’est parfaitement idiot. Tout un art.

Une vraie perle que je ne serais pas allé chercher tout seul. Merci la Cinémathèque…

(On sent aussi beaucoup de cette atmosphère dans les films japonais des années 30 de Hiroshi Shimizu : la joie de vivre, la petite musique, et les passages d’opérette en moins bien sûr.)


 


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Si l’on mariait papa, Frank Capra (1951)

Si l’on mariait papa

Here Comes the Groom
Année : 1951

Réalisation :

Frank Capra

Avec :

Bing Crosby
Jane Wyman
Alexis Smith
Franchot Tone
James Barton

9/10 IMDb iCM

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Plus une screwball comedy qu’une véritable comédie musicale (Robert Riskin — NewYork-Miami, Vous ne l’emporterez pas avec vous — est de la partie). Ç’a peut-être quinze ans de retard (y compris sur l’âge des acteurs), mais ç’a le bon goût de rester en noir et blanc, et quel bonheur… À croire que Gene Kelly a piqué toutes les expressions de Bing Crosby et que Jane Wyman n’a pas eu la carrière (comique) qu’elle méritait, plus abonnée par la suite aux mélodrames sirupeux. Le moindre second rôle est un régal. Pas l’ombre d’un personnage antipathique. Et un bel exploit, trouver un gosse de dix ans parfaitement bilingue et être capable de nous décrocher à chaque fois un sourire… Le sourire d’ailleurs, il ne nous quitte pas tout au long du film.

 

Si l’on mariait papa, Frank Capra 1951 Here Comes the Groom | Paramount Pictures


Assoiffé (1957) Guru Dutt

La beauté épique de la misère

Assoiffé

Note : 5 sur 5.

Titre original : Pyaasa

Année : 1957

Réalisation : Guru Dutt

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Film exceptionnel… De ceux qui, une fois finis, nous laissent incrédules.

Le film commence comme une simple histoire de poète sans le sou, vagabond, rejeté de tous (un personnage qu’on retrouve chez Satyajit Ray mais avec moins de lyrisme). Une histoire personnelle donc, à laquelle viennent se greffer des numéros de chant plein de mélancolie, souvent oniriques. Parce que poussé à errer dans les rues, il se met à rêver à la fille qu’il aime et se souvient. Seule une prostituée s’attache à lui et à ses poèmes, mais lui ne la voit pas.

À ce moment, le film semble sorti de nulle part, mêlant mille références tout en gardant un ton propre. On pense aux jeux de lumière et de caméra de Murnau, à l’onirisme d’Ophuls, voire au réalisme poétique français. Les numéros s’intègrent parfaitement à l’histoire, un peu comme le font les films noirs. Guru Dutt est bien dans ce type de cinéma, fortement influencé par le cinéma allemand muet, avec son lyrisme et ses clairs-obscurs incessants.

Le film bascule tout à coup, soit clairement dans le film noir (avec des coups tordus dignes des films de gangsters), soit dans l’épique psychologique des œuvres russes. La démesure des sentiments, de la solitude, de la cruauté des personnages tourmentés à la Dostoievski ou à la Tolstoï (Anna Karénine, forcément). Et à ce moment, le film n’est plus du tout une histoire personnelle : le poète accède à la gloire alors qu’on le pense mort, il revient, découvrant le comportement inhumain de ses anciens amis, de sa famille et de la foule (une scène dans un théâtre fait très cinéma muet). Le récit prend une dimension universelle inattendue en se questionnant sur les bassesses de l’esprit humain, loin de numéros musicaux du début.

Si Guru Dutt arrive à être cohérent et crédible avec un projet aussi ambitieux, c’est que techniquement, c’est savamment maîtrisé. Les techniques ont peut-être vingt ans de retard sur ce qui se faisait ailleurs dans le monde, mais on ne peut pas ne pas penser à certains moments au duo Welles-Toland sur les gros plans, avec ce jeu sur la profondeur de champ et le flou de l’arrière ou au premier plan, isolant le visage de l’environnement qui apparaît flou, scintillant. Les visages ainsi pris en très gros plan apportent une grande force émotionnelle, mais donne aussi une importance systématique au hors-champ. C’est notable dans un certain nombre de scènes où le poète est seul et regarde ce qui se passe autour de lui : on le regarde regarder, puis on voit ce qu’il regarde, et cela plusieurs fois de suite dans une scène musicale chantée ou non. La grande focale des gros plans n’englobant qu’un petit espace, cet espace invisible qui est hors-champ, invisible, est donc à deviner, et c’est autant d’images que le spectateur se fera lui-même pour reconstituer l’espace où se trouve le protagoniste. C’est le contraire de ce que proposaient Welles et Toland avec des plans larges et une grande profondeur de champ où rien n’échappait à la caméra. Guru Dutt, lui, reste centré sur ses personnages.

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Assoiffé Guru Dutt 1957 | Guru Dutt Films Pvt. Ltd

Et l’alternance, il le trouve dans le ton. Des clowns, des fous, des amuseurs, des beaux parleurs. Ce sont autant de voix qui s’ajoutent à la bande-son. Peu importe ce qu’ils disent. Souvent le poète ne les écoute pas. Ça fait un bruit de fond qui donne du relief au ton mélancolique du film, comme pour en accentuer cette première saveur qu’on ne quitte jamais en suivant le poète. Un peu comme si le poète donnait l’harmonie, et qu’autour de lui virevoltaient diverses mélodies.

Bref, du grand art. Une pièce musicale qui lorgne plus vers le film noir que sur Broadway, c’est assez inattendu. Le schéma des rapports entre le poète avec son ancien amour, la prostituée, ses amis, ses frères et le mari de sa belle, c’est clairement un schéma de film noir. Les pièces musicales (et encore plus Bollywood) sont généralement plus axées sur la romance : on se rencontre, on est beau, on s’aime parce qu’on est beaux, « oh ! mon Dieu, mon père s’oppose à notre amour ! quel malheur ! il va falloir lui prouver que notre amour est plus fort que tout ! »… Pas du tout ce registre. À la limite, on est plus dans un mélodrame à la Chaplin (vagabond oblige) avec un Charlot qui se mettrait tout à coup à rêvasser et à chanter ses peines de cœur. Il y a la même dimension tragique à la fin, et le même renoncement. Le poète doit rester vagabond, comme Charlot doit rester Charlot. La beauté épique de la misère…


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La Chanteuse de pansori, Im Kwon-taek (1993)

C’était le temps des troubadours

La Chanteuse de pansori

Seopyeonje

Note : 5 sur 5.

Titre original : Seopyeonje

Année : 1993

Réalisation : Im Kwon-taek

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J’avais un excellent souvenir de ce film quand je l’avais vu il y a une quinzaine d’années. Pour autant, j’avais très peu de souvenirs précis du film. Une histoire d’initiation, un récit parfaitement tendu, terriblement efficace. J’ai donc revu le film avec un regard neuf, doutant même au début du film qu’il s’agissait bien du film que j’avais adoré autrefois. Et puis très vite, j’étais pris par cette histoire d’un récitant raté qui entraîne avec lui sa fille et son fils adoptif pour leur apprendre son art alors que de son côté, il a de moins en moins de succès, son art étant voué à la disparition. Tout le film repose sur ce principe : plus les personnages s’enfonceront dans la misère et la tragédie, plus le personnage principal de la jeune chanteuse fera des progrès. Des progrès vains, parce que le pansori n’est plus populaire. Il y a un côté fin d’époque là-dedans, comme un refus de se laisser emporter par les nécessités du monde et rester attaché viscéralement à son art.

En ça, le film d’Im Kwon-taek n’est pas si différent des films de Naruse qui décrit la même transformation d’une culture pour disparaître au profit d’une autre occidentalisée, mondialisée. Le film aura au moins la vertu d’avoir popularisé à nouveau cet art récitatif et musical en Corée. Il est frappant de remarquer que le pansori ne disparaît pas seulement à cause de l’invasion des musiques ou des usages occidentaux, mais surtout parce qu’un monde qui a atteint un certain niveau d’industrialisation n’a plus besoin de cet art, presque primitif. Il faut comprendre ce qu’est le pansori, l’équivalent de nos troubadours au Moyen Âge ou si on remonte encore plus loin aux bardes, aux rhapsodes ou aux aèdes. Il ne reste de ces arts anciens que les textes, devenus poésies, mais à l’origine, il s’agit bien de chants, de récits chantés, et nul ne peut dire aujourd’hui à quoi ressemblaient ces arts. La technique de chant du sori (le chanteur du pansori) a une technique très particulière dans le film et au-delà des récits contés, il possède son propre intérêt. Alors qui sait si on n’a pas réellement perdu un art précieux avec la disparition de ces techniques de représentation en Europe. Et c’est pourquoi le pansori aujourd’hui est si précieux (il est désormais inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO). Parce que ce n’est pas du chant, ce n’est pas de la poésie, c’est bien du récit chanté : un art produit par des itinérants jusqu’au siècle dernier en Corée. Et c’est malheureusement ce caractère hybride qui est sa faiblesse dans le monde moderne où on n’a guère besoin de récitants dans les rues pour nous raconter des histoires…

La Chanteuse de pansori, Im Kwon-taek 1993 Seopyeonje | Taehung Pictures

Pour revenir au film, celui-ci est construit un peu à la manière d’un film noir : en flashback. Ou comme un bon mélo. On suit le frère à la recherche de sa sœur, chanteuse, qu’il a quittée à l’orée de sa vie d’adulte parce qu’il ne supportait plus l’enseignement de leur père (lui jouait du tambourin, l’instrument accompagnant la voix du récitant). Le procédé rappelle aussi un peu celui employé dans Docteur Jivago ou dans la Comtesse aux pieds nus : ça permet de prendre faussement de la distance avec le récit et d’accentuer l’impression d’histoire racontée avec un temps passé et un temps présent, et de créer une atmosphère nostalgique.

Finalement, après s’être fait raconter tous les événements qui ont suivi leur séparation (notamment la perte de la vue de sa sœur), il la retrouve dans une séquence déchirante où ils ne se disent pas grand-chose, préférant laisser leur art parler pour eux. Peu importe si on a peine à croire qu’ils ne se reconnaissent pas, on est pris par l’émotion de les retrouver ensemble. Et on se place au niveau du frère qui tout à coup voit l’art de sa sœur qui a atteint une plénitude totale.

C’est sur le plan artistique aussi que le film est fascinant : c’est dans cette dernière scène qu’on mesure la force de cet art. La quête que poursuit la chanteuse, avec l’enseignement de son père, c’est de trouver à conjuguer force et tristesse dans son chant. C’est d’ailleurs l’une des raisons principales pour lesquelles il lui a ôté la vue : pour lui, la souffrance doit précéder toute forme d’expression, doit être en quelque sorte le tapis sur lequel s’assoit l’artiste. Ensuite, il doit faire preuve de suffisamment de force et de « joie » pour surmonter cette tristesse. On n’apprend rien d’autre de plus aux acteurs aujourd’hui ; je traduis : il est plus émouvant de voir un acteur qui se retient de pleurer qu’un acteur qui pleure ; la plainte n’émeut pas, au contraire du courage de celui qui fait face et reste digne. C’est ce qui se passe dans cette scène finale. Rarement j’aurais vu une performance d’acteur (ou de récitant…) aussi parfaite, aussi émouvante. Le réalisateur expliquera qu’il voulait faire le film depuis longtemps mais qu’il lui manquait l’actrice pour interpréter le rôle… C’est sûr, là, on ne peut pas avoir mieux et ce choix paraît comme une évidence. Doubler son sori aurait été une catastrophe. Tout est dans la retenue contrôlée de son art. Du reste, le scénario dans cette fin ne fait rien de différent : pas d’embrassade réjouissante après une longue séparation. Les personnages se sont reconnus, mais ils ne se sont rien dit, et chacun est parti de son côté.

Le film serait le plus gros succès en Corée (ça l’était à l’époque du moins). Parfaitement mérité ; un succès qui s’explique sans doute par le fait que le pansori représente parfaitement l’identité nationale.

Le film a connu une suite en 2008 : Souvenirs, beaucoup moins intéressant.


La Reine de Broadway, Charles Vidor (1944)

Gilda musicale !

La Reine de Broadway

Cover Girl

Note : 5 sur 5.

Titre original : Cover Girl

Année : 1944

Réalisation : Charles Vidor

Avec : Rita Hayworth, Gene Kelly, Lee Bowman, Phil Silvers

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Certains chefs-d’œuvre ne se laissent apprécier qu’après plusieurs relectures, d’autres vous retournent les tripes après avoir mijoté longtemps ou d’autres sortent du lot simplement quand ils émergent d’une période où on ne voit rien d’autre de bien enthousiasmant. Là… oubli total. Pourquoi ? L’humeur y joue pour beaucoup. Peut-être que c’était le film que j’avais envie de voir (ou de revoir) après Guys and Dolls

Quoi qu’il en soit, cette histoire d’une Rita Hayworth qui « atteint la gloire » en étant choisie pour la couverture d’un magazine de mode, qui joue alors sur une scène minable de Brooklyn où elle travaille avec des amis à Broadway, la scène du centre du monde… Elle finit par tout lâcher pour revenir auprès de son beau (ou des siens plus généralement) après avoir rencontré les futilités de la gloire.

Eh bien, c’est naïf, ça ne vole pas bien haut, mais c’est réjouissant. Une sorte de petit bijou. Dans Guys and Dolls, on sent le fric de la grosse production à chaque image, chaque décor, chaque personnage secondaire, c’est du spectacle forcé. Là, au contraire, la comédie musicale renoue avec sa source, l’opérette à la française, le cabaret — le vaudeville comme on disait à l’époque (aux États-Unis, déformation du style en vogue au même moment en France mais qui n’avait rien à voir avec le music-hall).

Pas de grand numéro dans les rues avec trois cents danseurs, c’est l’opérette romantique à quatre ou cinq tout au plus. Et les numéros sont portés par un très bon scénario. Une véritable histoire forte, d’une grande simplicité. Mais qui fait son petit tour : tout est centré sur le personnage de Rita Hayworth.

La Reine de Broadway, Charles Vidor 1944 | Columbia Pictures

Belle rousse ambitieuse, mais dont l’ambition n’est pas assassine, jalouse… Elle n’est pas prête à tout en somme. Sa réussite, lui tombe dessus un peu par hasard, elle l’accepte, avant de se rendre compte que ce n’est pas ce qu’elle recherche, ou en tout cas, qu’elle n’est pas prête à renoncer à son véritable amour, à son bonheur, pour se prostituer à sa gloire naissante. Personnage sympathique, il évolue rapidement, fait un petit tour avant de revenir sur sa base quand tout redevient comme avant, un peu pareil, en mieux, parce qu’on est allé voir de l’autre côté pour se rendre compte que l’herbe n’était finalement pas si verte que ça. C’est la base de la dramaturgie : tout va bien ou presque, puis arrive l’élément déclencheur d’un conflit, naît alors un dilemme, on subit les conséquences de ses actions et de ses choix, on essaye d’abord de faire avec, de résister, puis on atteint son but, le réel but, celui qui s’est révélé en cours de route, qui n’est parfois pas le même que celui qu’on croyait au début, et c’est un ainsi que tout revient à la normale, que tous les problèmes sont résolus, on revient au point de départ et on mesure le chemin parcouru : on est à la fois identique et différent. Une histoire est réussie quand le personnage principal découvre qui il est vraiment, après un certain nombre d’aventures, d’expériences qui lui ont révélé qui il n’était pas, qui il devait être. Une expérience, une initiation. Par empathie, par catharsis, c’est ce qu’on recherche dans une histoire : voir des personnages qui se cherchent et qui se trouvent, c’est finalement ce que nous rêvons tous de faire et nous voudrions pousser la catharsis jusqu’à l’imitation… ou au moins la catharsis produite en voyant ces personnages résoudre leurs problèmes et se révéler à eux-mêmes tempère notre frustration de ne pouvoir faire de même.

Autour de Rita Hayworth, il y a ses deux amis. Gene Kelly, l’amant (dont c’est l’un des premiers rôles), et Phil Silvers (Genius), l’ami qui complète une sorte de sainte trinité pré-maternelle, pré-nuptiale. Les deux beaux ne sont pas en reste du tout, puisque former ce trio magique, c’est ce dont cherche sans le savoir encore Rita. C’est bien le bonheur d’être avec les gens qu’elle aime. Et le récit traduit merveilleusement bien la perfection, l’utilité, de ce trio. Bien sûr dans les numéros musicaux (qui ne sont pas sans rappeler ceux de Chantons sous la pluie : les numéros à trois, joyeux, et un numéro de Kelly seul dans la rue, pourchassé, dansant, avec son reflet) mais également dans les scènes de bar où les trois personnages aiment se retrouver comme un rituel.

On n’est pas dans le triangle amoureux. Ce trio, c’est comme la base de la vie avant que la famille ne se crée, avant même que l’amour nous tombe dessus, parce qu’on a l’impression que l’amour entre Rita Hayworth et Gene Kelly n’est jamais consommé, pour ne pas mettre à l’écart le personnage de Booman. Ici, le bonheur, c’est avant celui de la famille, celui de ces amis. Et le récit ne s’éparpille pas, il ne risque aucun malentendu : on ne sait rien des familles des protagonistes (en dehors des flashbacks avec la grand-mère du personnage d’Hayworth, mais qui n’est qu’une évocation, elle n’intervient pas dans le récit). Le sujet du film, il est là : aucune gloire ne peut (ou ne doit) vaincre la loyauté, l’amitié, ou en d’autres termes, aucune gloire ne doit corrompre qui on est vraiment. Ce n’est pas une romance, ce n’est pas le choix entre deux hommes. Et jamais, ni le récit ni la mise en scène de Vidor ne tombent dans cet écueil. Ça aurait été si simple de s’attacher un peu plus à la relation Rita-Kelly. Pour preuve, Vidor (pas King, l’autre, celui qui gilda les bras de Rita de gants longs) ne fait jamais réellement embrasser Hayworth et Kelly sur la bouche, on ne ressent aucune passion entre eux deux, ils sont presque comme frère et sœur, il ne s’agit que d’amitié forte, bien sûr leur amour est suggéré, mais on ne sait jamais jusqu’à quel point il a pu aller, à quel stade ces deux-là en sont, ce n’est pas le sujet du film, on ne mélange pas tout, et c’est là peut-être que réside la réussite du film. Voilà pourquoi paradoxalement, le personnage le plus important de cette histoire c’est celui de Genius, l’ami, qui est le ciment, le lien entre Hayworth et Kelly, le maître-ton du film, le confident on pourrait dire aussi (là encore on sent l’influence de la culture française, puisque c’est un personnage de la tradition classique — d’ailleurs on pourrait voir dans la disparition des comédies musicales us, la perte de l’influence de la culture française dans la leur, puisque les comédies musicales sans influence ou sans évocation de la culture française existent bien sûr, mais très souvent, il en est question de près ou de loin, que ce soit quand ça se passe à Paris, ou que ce soit dans les thèmes : la mode, le cabaret…).

Bref, une véritable réussite. Une perle. Comme celle du film : irrégulière donc sans valeur… autre que celle qu’on veut bien lui donner nous. « Tout ce qui brille n’est pas d’or »… comme on dit dans Guy and Doll, et qui s’appliquerait mieux ici…



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