Est-ce que Bresson = Besson ?
Les films n’ont pas besoin d’explication de texte. Si un cinéphile n’apprécie pas un cinéaste ou un film pour telle ou telle raison, sans même devoir à s’expliquer, c’est son droit. On ne se chamaille pas pour savoir si c’est légitime d’aimer le chocolat au lait sous prétexte que ce ne serait pas « du vrai » chocolat ou si la glace à la fraise est meilleure que celle à la vanille. Un bon film, c’est un film qui obéit à nos critères d’évaluation et qui se situe dans la tranche haute de nos goûts, de nos intérêts ou de notre perception du bon, du beau, de l’intéressant, etc. Il est pratiquement impossible de déterminer des critères objectifs pour savoir si un film est bon ou non. La seule détermination des grands films ou des chefs-d’œuvre se fait au regard de l’impact d’un film dans l’histoire, sur une certaine communauté de cinéphiles. Brain Dead, comme Pickpocket ou Titanic peuvent ainsi être considérés comme des chefs-d’œuvre. Reste à chacun ensuite le loisir de déterminer ses propres critères d’évaluation. Un cinéphile n’a pas à se justifier de ses goûts, pas plus qu’un cinéaste n’a à « expliquer » un film.
Comparer ses goûts, son approche du cinéma, sa perception de ce qui est bon, juste, intéressant, ou que sais-je encore, c’est naturel, et plutôt sain. Ça permet de créer des affinités au sein d’une communauté cinéphile, mais il faut savoir aussi que ces affinités sont assez limitées. Il n’y a rien à répondre à une personne qui demande quel film est à voir de tel ou tel cinéaste. C’est à lui de faire son propre cheminement. Tout est à voir. Il n’est pas rare dans la vie d’un cinéphile d’apprécier follement des œuvres méprisés non seulement par la majorité, mais même par d’autres cinéphiles qui partagent les mêmes affinités. Les recommandations sont ainsi fortement limitées. Et en venir à mépriser l’autre pour sa vision d’un film, c’est grossier et stérile. Aimer ou non un film, ça se limite à préférer la glace à la vanille sur celle à la fraise. Les préférences ne se discutent pas. Inutile de faire semblant de croire qu’il est possible d’en discuter. Il n’y a pas de débats de goûts ou de critères objectifs pour définir la valeur d’un film. Seuls les échanges, le partage sont possibles.
Pour se rendre compte de la stérilité des discussions, imaginons un forum d’arts martiaux avec des membres s’étripant à savoir du karaté ou du judo lequel des deux est plus en phase avec l’esprit des arts martiaux… Laissons chacun s’exprimer sur ses goûts. C’est des échanges, du partage. Quelqu’un qui dit brutalement qu’il n’aime pas un film ou un cinéaste, c’est parfaitement son droit. Ce n’est ni troller ni lancer un débat sur la qualité d’un film ou d’un cinéaste. C’est exprimer sa préférence. Venir ensuite porter un jugement de valeur sur cette appréciation, c’est déplacé. Les œuvres sont faites pour être jugées, et donc appréciées, vénérées, rejetées, méprisées. Les individus, et leurs goûts, leur approche, leurs intérêts, on évite de les juger. Parce qu’il n’y a pas un goût au-dessus d’un autre, pas une démarche meilleure qu’une autre, et pas d’intérêts plus profonds que d’autres. Kick Ass est tout autant un film, une œuvre artistique, qu’À bout de souffle. Échanger ce n’est pas imposer sa vision ou ses goûts à l’autre.
Chez Bresson, ce n’est pas le « r » intégré à Besson qui lui donne ses titres de noblesse. Entre les deux, la différence est minime, et elle se joue uniquement sur notre perception. Les deux font des films, les deux sont appréciés. On adopte la religion de l’un ou de l’autre, mais on ne vient pas imposer ses vues à des mécréants qui ont des vues différentes. Amen.


Relativisme :
En matière de film, tout est art. Pas plus Bresson que Besson. Et il faut un sacré toupet pour réclamer du respect pour ses goûts propres et n’en avoir aucun pour celui des autres, tout en « se débectant » de ce relativisme.
J’aime Bresson comme Lucas ; je n’aime pas tout Bresson (je déteste ses derniers films) ou de Lucas ; et j’emmerde celui qui viendra me dire que ce n’est pas normal ou me dicter quel type de film il faut voir ou apprécier. D’un côté comme de l’autre, ce serait se priver de bien des plaisirs… On préfère toujours niquer ses cousines, c’est sûr. Les étrangères, c’est sale. Eh ben, moi, j’aime tremper mon pinceau dans toutes les couleurs et rien « ne me débecte », par principe ou pas a priori, dans le cinéma.
Argumenter ses goûts :
Je ne vois pas en quoi ce serait pertinent ou légitime d’affirmer ses goûts… en les argumentant. L’argumentation, c’est du domaine de l’objectif. Les goûts sont objectifs, mais il ne décrive pas une réalité du monde ou des vérités générales : ils affirment des préférences particulières. Tout dans l’art est affaire de préférences personnelles. Objectivement, il n’y a rien qui peut affirmer que, artistiquement, « profondeusement », Bresson vaut mieux que Besson. Ou que l’un fait de l’art et l’autre non. Shakespeare écrivait des pièces populaires, Hugo écrivait des romans populaires, Edmond de Rostand a écrit Cyrano dans l’optique de faire une pièce populaire… L’art, ce n’est pas forcément quelque chose qui se présente comme quelque chose de « profond » ou d’intelligent. Saw IV est autant une œuvre d’art qu’une croûte de Stan Brakhage. Donc oui, objectivement, tout se vaut. La plupart des archives ou cinémathèques nationales ne s’y trompent pas : dans les films anciens, on ne fait pas le tri entre ce qui se présente comme œuvres exigeantes (les films de l’avant-garde par exemple) et les bêtises comme les westerns ou les comédies loufoques ratées. Tout se vaut, et tout est art.
Par exemple, ça me fait un peu sourire quand je vois aujourd’hui des « intellos » louer les qualités des films de Feuillade, alors qu’il y a un siècle, on ne trouvait rien de plus populaire. C’est bien la subjectivité des goûts qui change la perception des choses. Feuillade n’a pas touché une bobine à ses films. (Cf. Les Vampires.)
La comparaison entre McDo et le resto gastronomique, on me l’a déjà faite avec les livres, et je répondrai la même chose. Quand on les compare, on prend volontairement le parti de prendre comme critère de valeur la qualité gastronomique. Or, McDo n’a jamais prétendu faire de la bonne bouffe, mais de la bouffe rapide et pas chère. Si on se positionne autrement et si on choisit comme critère de jugement, ceux de McDo, la vitesse et le coût, les restos gastronomiques ne font bien sûr pas le poids… Chacun sa catégorie. Roland Emmerich ne prétend pas faire des films intelligents. Claire Denis ne prétend pas faire des films divertissants. Ce qui pose problème, c’est quand on veut faire les deux sans y parvenir. Et là, c’est mon avis, mon goût, et oui « ça n’engage que moi », Nolan propose ce genre de films qui ne me touchent pas du tout. Prétentieux, incompréhensible, volontairement abscons, faussement divertissant. Pour moi, c’est de la merde. Je n’ai pas à me justifier, à argumenter, ni à imposer mes vues. Tout ce que je peux faire, c’est préciser en quoi ça me débecte. Mais ça ne sera pas « une argumentation ». Je peux parfaitement comprendre qu’on puisse aimer. Parce que j’ai suffisamment supporté les rires, le mépris de toute sorte jugeant qu’il ne pouvait y avoir qu’un « bon goût », le leur, pour ne pas faire supporter la même chose à des gens qui peuvent aimer ce qu’ils veulent sans devoir se justifier. Regarde dans ton assiette, comme disait mon père. Ce qu’apprécie l’autre ne te concerne pas. Si j’aime la confiture avec mes rillettes, on peut trouver ça étrange, mais personne n’a le droit de me dire que ce n’est pas… gastronomique. Je l’emmerde. C’est de l’art pour mon estomac.
Une œuvre n’a pas besoin d’explication de texte. Si Bresson est incapable de « faire passer son message », tant pis pour lui, et tant mieux pour ceux qui pensent avoir compris là où la plupart du temps, il n’y a rien à comprendre. Sauf si bien sûr, on a lu les explications de texte ou les interviews aux Cahiers qu’il faut avoir lues pour comprendre un chef-d’œuvre. L’histoire de l’art est une suite de malentendus. Même avec les très utiles explications de texte des auteurs, le plus souvent leurs œuvres ne sont pas appréciées pour ce qu’ils ont voulu en faire. Et ce n’est pas valable que pour le cinéma. C’est le principe de l’interprétation. Elle est toujours ouverte et c’est le spectateur qui donne souvent sens à ce qu’il voit. Pouvoir de suggestion, parfois. Et quand c’est vraiment trop obscur, pour certains, ça devient trop évident qu’il n’y a rien à comprendre ou que l’auteur cherche à être volontairement abscons pour laisser croire qu’il y a un sens profond derrière des images que certains vont juger creuses, et d’autres, remplies d’un sens profond, caché, poétique…
À lire : Des intentions de l’auteur à la perception et à la vie d’une œuvre
L’explication de texte vaut nada. Les malentendus, en revanche, font partie du jeu de l’art. On (enfin moi) peut accepter qu’un auteur puisse « dire », donner à voir des choses qui lui échappent et qui seront interprétées d’une manière qu’il lui serait étrangère ; mais qu’un auteur doive automatiquement passer par une explication de texte pour donner sens à ses films, moi je n’adhère pas. Parfait si d’autres y souscrivent… Et j’adore Bresson, la plupart du temps. Sans doute pour de mauvaises raisons. Je ne le comprends sans doute pas, et c’est tant mieux pour moi, puisque j’y comprends des choses que lui n’a sans doute pas voulu dire. C’est l’essence de l’art. Mais il ne faut pas me demander, ni à aucun spectateur, de payer en plus de son ticket d’entrée, la lecture des Cahiers du cinéma ou d’un bouquin où il expliquerait sa démarche. Une œuvre se suffit à elle-même. Si l’explication suffisait à donner de la valeur à une œuvre, alors la même explication pour toute une galerie d’œuvre ayant la même approche aurait automatiquement la même valeur. Or, même ceux qui ont pris connaissance de ces significations obscures n’iront pas proclamer… que toutes les œuvres de ce même auteur se valent. Ils auront… leurs préférences.
Les Dames du bois de Boulogne, Robert Bresson (1949) | Les films Raoul Ploquin
(Commentaires expurgés des prises de bec, des fautes et des considérations personnelles et partagés sur un site communautaire en 2013)
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