Des intentions de l’auteur à la perception et à la vie d’une œuvre

Cinéma en pâté d’articles   

SUJETS, AVIS & DÉBATS   

Les voix du public face aux voies de l’auteur : le cinéaste emprunte diverses voies pour réaliser son œuvre, mais les voies de l’auteur étant impénétrables, le public lui offre sa voix pour y faire écho et transmettre une voix qu’il n’a jamais portée. Interpréter les voies de l’auteur à travers sa propre voix, c’est toujours le trahir.

La dramaturgie, le récit, les intentions comme souhaités ou mis en œuvre par un auteur, et la perception, l’interprétation, qu’en fait un spectateur, voilà les deux flancs d’une même montagne voués à ne jamais se rencontrer. On a raison, en tant que spectateur, exégète en herbe, à nous en faire toute une montagne, mais comprendre les implications, les procédés, les astuces mises en œuvre par un artiste de l’autre côté de la montagne relèvent beaucoup du défi impossible. Voilà une quête nécessaire, infinie, à travers quoi repose une partie du plaisir de voir et de comprendre une œuvre, mais une entreprise vaine si on a l’ambition de prétendre à « voir » ce qui se cache de l’autre côté.

On fait comme si cela était possible, pourtant on doit bien savoir au fond de nous qu’on se fait des films, plus que l’on comprend les auteurs qui s’en rendent coupables.

Dans l’art de la représentation, ces deux concepts (qu’on pourrait résumer d’un côté par l’interprétation, et de l’autre, l’intention) forment un tout. C’est précisément leur quasi-incommunicabilité qui fait l’intérêt de les réunir et qui fait le sel (parfois, le piment) des arts représentatifs. Le sommet de cette montagne est comme un horizon qui se dérobe sans fin devant nous. L’un de ses versants (l’artisan, l’émetteur) se dresse à l’intention de l’autre ; l’autre (le spectateur) tend l’oreille et n’en perçoit que des signes soumis à son interprétation. Ce sont ces signes qui nous permettent (faussement souvent) de ne plus douter de ce qui nous a été représenté en confondant représentation et interprétation. De ce sommet qui se dérobe en permanence à nous, témoin des mystères d’un versant inconnu et inatteignable, on voudrait en faire tout un plat en le confrontant à nos certitudes : on serait presque dans la position de celui qui pense « il faut le percevoir pour le croire ».

L’interprétation, pourtant, il n’est pas inutile de le rappeler, n’est affaire ici que d’hypothèses. On étaie alors le monde que l’on se fait de cet autre versant en reprenant signe après signe pour les analyser, les interpréter, créant des ponts entre eux comme d’autres traçaient à une époque reculée des constellations à partir d’étoiles, les faisant (ces signes) dialoguer, remplissant les vides pour que le récit gagne dans notre imagination une cohérence qui n’existerait pas par ailleurs. De là, à la fois l’art de celui qui compose pour nous un ensemble de signes qui constitue une œuvre, mais aussi celui que fait le spectateur en faisant communiquer ces éléments dans son esprit. Oui, regarder est aussi un art. Un art qu’on ne contemple pas, qu’on ne discute pas, est amputé d’une partie de lui-même. Il n’est plus qu’un brouillon, travail d’esquisses. S’il n’y a qu’un artisan derrière la montagne créant ces signes, il y a plus d’un, dans son coin, qui tâche d’interpréter ce qu’on lui représente. Il y a ainsi autant d’interprétations que de spectateurs, et là où se rencontre un ensemble de visions face à une autre, unique, c’est quand il est question de juger de la justesse de telle ou telle représentation. On juge une œuvre, une représentation, en fonction de sa justesse, de sa tenue, de sa cohérence. Ou même plutôt de l’idée de cohérence forgée dans l’esprit de celui qui la regarde. Parce que ce qu’il a d’amusant dans ces représentations quand elles sont interprétées, c’est que leurs cohérences qui se font ainsi face peuvent s’accorder sur des malentendus. On peut être d’accord pour dire qu’un objet est digne d’intérêt, mais pas pourquoi il est digne d’intérêt.

L’art de l’auteur est ainsi de comprendre et de construire certains principes constitutifs d’une histoire efficace au regard de ceux qui seront amenés à la suivre et à l’interpréter. Le seul pouvoir qu’on connaisse à ces magiciens que sont les auteurs, les créateurs, c’est celui de suggestion. Gage alors au spectateur (c’est la même chose pour le lecteur ou l’auditeur) de juger de la pertinence, de l’efficacité, de la force évocatrice, de ces principes. Assez souvent, de ce que j’ai pu en voir, un auteur devient maître en suggestion, habile à développer l’imagination du spectateur, quand précisément, il ne confond pas les deux rôles : un auteur (comme un acteur) cesse d’être (bon) auteur dès qu’il se place en position de spectateur de son art.

On parle parfois de gestation pour l’auteur. C’est une naissance de l’intérieur, une construction sous-jacente qui se fait dans la durée, qui emprunte à divers objets pour le remâcher dans une cohérence nouvelle, parfois espérée (ou ratée, selon l’interprétation qu’on en fera de l’autre côté). Une fois que l’œuvre est là, accouchée, en principe, elle ne lui appartient plus, et se livre au regard des autres. Alors, elle se nourrit de son environnement (sur lequel l’auteur n’a désormais plus de prise), et la perception de ceux qui la regardent ne dépend pas seulement de l’œuvre même, de cette montagne insaisissable, mais aussi de l’heure à laquelle elle est vue et par qui, dans quelle condition, au milieu de quel contexte… Il y a la montagne, et l’espace, l’environnement au milieu duquel elle se dresse avant d’être engloutie, car son sommet est un horizon sans fin.

Tout cela procède parfois plus du miracle (de l’art) que du génie. Il faut de la chance pour connaître, en tant qu’auteur, les conditions idéales pour provoquer chez le spectateur assez ce qu’il faut pour éveiller son imagination et son adhésion. Parfois, la chance est provoquée par des alliés de circonstances, qui en sont paradoxalement souvent les principaux ennemis. L’incompréhension, le mépris, peuvent tout autant servir une œuvre, participer à interroger sa représentation, et réécrit finalement tout à chaque instant. De nombreuses gloires, de nombreux succès, des nombreuses montagnes, se sont érigés sur des scandales, des polémiques, des critiques fortes, accusant la « justesse » d’une œuvre ; et par là même, on aidait à d’autres à s’en faire une représentation, pas forcément plus fidèle (c’est toujours un leurre de la croire), mais réelle : parler d’une œuvre, c’est participer à sa création.

Comme nous, une œuvre est tout autant le fruit d’une histoire personnelle d’un auteur (la gestation) que celui né de la compréhension ou de l’incompréhension des individus amenés à le juger.

Il faudrait pouvoir réunir un jour les deux flancs de cette même montagne pour comprendre le sens de ce que nous voyons et de ce que nous créons, pour mesurer à quel point les deux s’accordent et rire des malentendus. Comme la vie en somme. Seuls contre tous, tous pour un.


ps : en dehors de cette dernière qui s’est infiltrée dans l’article pour une raison mystérieuse, les capsules iconographiques sont tirées de La Montagne sacrée, d’Alejandro Jodorowski.