Quand les souvenirs prennent forme l’âme tout entière se retrouve.
La nuit s’évapore sous un astre lunaire plein d’éclat. Autour de moi, la végétation demeure invisible dans la brume ; la plaine nue inspire la solitude et le repos. Mon visage se rafraîchit au contact de la brise ; son air est vivifiant. Déjà les premiers signes de l’aube se font sentir : l’aurore déploie ses bras d’argent sur le tertre de la rive d’en face, un halo feutré de lumière ocre pénètre le souffle trouble de la terre et laisse émerger le jour sous le voile immaculé du lointain. Je devine le triomphe tranquille du soleil qui s’élève derrière la mousseline enrhumée au sein blanc.
Les herbes et les feuillages sont couverts d’une poussière de givre. Je suis le premier sur ces chemins à délivrer la nature de ce gel répandu. Je mets à mes souliers un peu d’humilité pour caresser du pied cette belle nature. Chacun de mes pas semble dissiper les ténèbres comme un brouillard velouté — mes souliers garderont les traces humides de mes caresses.
Je prête l’oreille aux sons rares et faibles ; des crépitements se font entendre depuis les eaux glacées du fleuve : des diamants sculptés dans le froid miroitent encore sous la lune mais leur nature se transforme. Des rigoles d’ombres se créent ; les flots souterrains s’excitent sous la glace, de fins ruissellements jaillissent des abysses nocturnes et suivent, paresseusement, les minces sillons enluminés creusés là par le hasard.
La magie de cette aurore m’emplit d’un calme béat. Je pense aux images perdues de mon enfance. Les derniers obstacles de mon humanité ravageuse semblent disparaître dans la pénombre et je sens la résolution de mes intuitions tout proche. Ce sont elles qui tenaient en elles le secret de cette renaissance inespérée, qui me poussaient à revenir au berceau de mon cœur.
Je me couche au flanc de l’aube — cette mère inspiratrice —, et rapproche mes genoux de ma poitrine. Il me fallait dès lors attendre. Attendre et rêver…
Mon visage s’éclaire, se réchauffe.
Le silence vient, puis le repos… Et enfin la lumière.
Il faut laisser faire.
La folie me guette peut-être. Elle anime l’asphyxie de mes désirs secrets, cherche à noyer les précieuses jubilations de ma jeunesse dans l’opacité de ses entrailles. Je la laisse passer autour de moi, flirter avec mes incertitudes, et je la sens qui s’éloigne.
Certaines réminiscences muettes étendent leurs flammes crépitantes sur cette mémoire nue et capricieuse. Les murmures suspendus à la traîne du passé raisonnent en écho dans le couloir sinueux et étroit de l’oubli. Je les vois sans pouvoir les reconnaître ; je tâtonne dans le vide.
Il me faut regarder mon passé autrement.
Créer peut-être ; rêver sans doute.
Alors, la mémoire dénoue les mailles enlacées du temps, et l’obscur bandeau du monde se retire. Un nouveau souvenir se présente à moi, puis s’écarte, et se laisse dépasser sans frémir. Après tant d’années vécues dans l’insignifiance des choses, je vais à nouveau goûter aux fruits de la jeunesse, respirer l’air d’un monde aux joies simples.
Ma conscience se sent libre enfin. Le souvenir est là. Encore tout englué dans l’obscurité de sa naissance. Il se révèle comme un parfum libéré de sa prison de givre, comme la rosée gelée du printemps libérée de la nuit. Je comprends qui je suis. Je mesure le chemin parcouru. C’est un apaisement, un néant rempli de brume, un calme fleuri.
Ce souvenir rafraîchi a ouvert une brèche. Mais puis-je partir satisfait ?
Je dois découvrir l’origine de ces intuitions et comprendre le cheminement qui m’a conduit à ces découvertes.
— Alors contemple serein tout ce qui t’entoure, accompagne de ta reconnaissance ce gouffre tendre d’où jaillit la lumière, et contemple ces frêles empreintes qui tracent sur le buvard la vie les contours d’une identité nouvelle.
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