La leçon de Campion
The Piano |
Réalisation : Avec : Holly Hunter |
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Journal d’un cinéphile prépubère : 11 mai 1997
À la fois film d’auteur et grand film populaire, la grande qualité de Jane Campion, c’est de savoir raconter. Son scénario rabâche toujours le même thème, qui évolue peu mais bien, et l’intérêt, ainsi que la bienséance du spectateur, est garanti par une unité d’une rigueur implacable.
Le drame ainsi évolue en différentes étapes courtes (on ne s’attarde pas, on va vite à l’essentiel). Une fois arrivé sur l’île, le problème est posé : comment récupérer le piano sur la plage, piano qui est montré depuis la toute première scène comme un moyen d’expression essentiel pour la muette, puis vient le marché entre l’élève et sa « putain », leur amour inattendu et impossible, la jalousie du mari, etc. Toute cette évolution dramatique est alimentée par des thèmes secondaires, d’ambiance, des descriptions psychologiques, favorisant l’identification aux personnages et l’émotion, l’attachement à leurs problèmes.
En fait, pris séparément, tous les personnages sont en quête de l’autre, cet autre remplissant un besoin qu’un autre ou eux-mêmes ne peuvent s’offrir. D’où les dilemmes qui les opposent et les rongent. On nous montre le chemin qui les sépare, puis les accorde : Keitel est à la recherche d’une femme, Neill de sa propre femme, et Holly Hunter… De son piano. Le scénario insiste alors sur la recherche, la nécessité de ces besoins si désirés et contrariés, ce qui crée au final une attente, un suspense, car l’issue de ces oppositions est incertaine. Et c’est donc pas à pas qu’à travers ces séquences courtes, on nous distille à chaque fois une petite évolution, un nouvel élément intervenant dans ce canevas tendu. Cette évolution, par séquences, est si bien définie que Jane Campion peut s’attarder juste ce qu’il faut pour littéralement la mettre en scène. Les enjeux sont complexes, opposés, presque inextricables, mais l’évolution qui s’évertue à en démêler les fils se fait clairement étape par étape. Comme dans un jeu de Mikado où le but serait de libérer un à un les bâtons ramassés dans un enchevêtrement impossible. C’est cette précision qui permet à la caméra de Jane Campion d’en devenir presque sensuelle : elle sait où elle va, elle filme la résolution ou la contrariété du désir, donc elle illustre une tension, une attente, une peur d’une résolution, pas le vide ou l’attente de quelque chose qu’on ignore.

La Leçon de piano, Jane Campion (1993) | CiBy 2000, Jan Chapman Productions, The Australian Film Commission
Tout cela permet donc à la mise en scène de Campion de s’exprimer au mieux. Si elle est si efficace, c’est qu’elle s’acharne à filmer le présent (ou peut-être plus le devenir, le possible). Tout n’est pas joué à l’avance, mais on connaît les enjeux et les possibles issues. L’intérêt naît de là. Il y a ainsi entre le récit et sa mise en scène comme une fusion rarement atteinte. Dans la scène par exemple où Holly Hunter rejoint Keitel, elle donne à la muette une idée fixe et encore inconnue pour nous : Pourquoi vient-elle ? Que va-t-elle lui « dire » ? Là encore, c’est la crainte, l’attente, pourquoi pas l’espoir d’une issue inattendue, qui prime, donc la tension. Pendant cette tension, aucun autre élément dramatique ne vient parasiter cet événement, et c’est là que Jane Campion peut jouer sur la mise en scène. Celle de l’attente presque. Pourtant c’est bien le personnage de Keitel qui fait le premier pas : notre interrogation grandit. Il vient l’embrasser, elle se laisse faire, et on comprend alors qu’elle était venue pour cela. Campion joue ici un peu sur le mutisme de son personnage : une autre aurait utilisé le langage et on aura compris plus vite. Élément important dans notre évolution parce que c’est comme un coup de théâtre qui implique une révision des enjeux et des possibles : l’amour entre un maître chanteur et sa victime. Une fusion parfaite car Campion pense déjà à sa mise en scène, ou du moins à la notion de mise en scène en écrivant son scénario. Surtout elle semble avoir résolu la délicate question de la bienséance dans une telle situation : si le public peut accepter à une telle démarche (un adultère, voire une femme démunie tombant sous le charme de son agresseur), c’est que le personnage de Sam Neill est lui aussi parfaitement dessiné et donne un sens à une relation de ce type.
Dans la dernière partie du film, le rythme des actions et des éléments dramatiques (qui étaient rares et permettaient ainsi à la mise en scène de prendre corps) se succèdent plus rapidement : la découverte que sa femme le trompe, ébauche de l’amour entre la femme et le mari, implique le départ de Keitel. Ce sera en fait symboliquement son mari qui la laissera ainsi seule en lui faisant confiance et en ne la séquestrant plus : elle voudra reprendre contact avec son amant, malgré la confiance de son mari, mais sa fille la préviendra (Lady Chaterley n’a pas de fille, elle). Il lui coupera un doigt pour la punir. Nouveau coup de théâtre : la petite voix dans la tête de Neill le convainc de la laisser partir rejoindre son amant (ce qu’ils feront sans attendre à la séquence suivante). Suivront l’abandon symbolique du piano livré aux océans, et la libération du personnage d’Holly Hunter à tous les degrés : elle se rachète une nouvelle vie, un nouveau piano, un nouveau doigt, elle apprend à parler… Voilà une fin très lyrique (visite du piano sous les eaux). Les actions se succèdent comme des arpèges longtemps répétés. Une fois que la tension naît moins de l’attente d’une résolution entre les partis, qu’il n’y a plus, à proprement parler, de tension, Campion accélère le rythme pour ne pas engloutir le spectateur sous l’ennui.
Rappelons-le encore une fois, une des grandes réussites du film, c’est le rôle joué et la nature du personnage de Sam Neill. Campion en fait suffisamment un opposant pour contrarier l’amour des deux amants et susciter notre attention, mais elle n’en fait pas un être trop antipathique (le choix de l’acteur ici est primordial : on aurait inversé les rôles et Keitel se serait retrouvé à la place de Neill et ç’aurait bien moins marché). Et Campion évite des ennuis inutiles en concentrant son récit et sa mise en scène sur des faits (ou sur leur attente) plus que sur une psychologie avec revirements, explications, qui auraient alourdi le film.