Alien, Ridley Scott (1979)

Revoyure

Note : 5 sur 5.

Alien, le huitième passager

Titre original : Alien

Année : 1979

Réalisation : Ridley Scott

Avec : Sigourney Weaver, Tom Skerritt, John Hurt, Yaphet Kotto, Harry Dean Stanton, Ian Holm, Veronica Cartwright

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Notes pour un septième voyage.

Toujours sympathique les relectures de chefs-d’œuvre, surtout sur grand écran. Amusant aussi de voir qu’à la Cinémathèque on tient tant à parler d’interprétation à travers le biais de la psychanalyse. Ne peut-on pas parler d’interprétation, de symboles, de références, sans ramener ça systématiquement à une escroquerie vieille d’un siècle ? Toutes les interprétations sont possibles, il n’existe aucune science pour en légitimer une plus qu’une autre. La mienne, j’essaie de la faire à travers un autre prisme : je préfère essayer de comprendre la force, la justesse, la puissance évocatrice de ce film, de ce qu’il éveille en une grande majorité de spectateurs, grâce à des mythes plus anciens, à des thèmes qui pourraient avoir tout de… psychanalytiques mais qui ne le sont pas.

Bref. Quelle (nouvelle) lecture après cet énième visionnage ? Eh bien, comme l’impression que Alien, c’est le mythe d’une petite fille défiant la volonté toute puissante de ses parents souverains. C’est une petite fille refusant l’ambition surhumaine de cette même autorité. Après la « mort de Dieu », et son absence dans le grand cosmos, que reste-t-il aux souverains cherchant à établir une lignée d’hommes en perpétuelle recherche de la mutation nouvelle qui leur assurera la « vie » éternelle, et maintiendra l’espèce entière au sommet de la constellation des vivants ? Eh bien, l’expérimentation médicale, génétique, voire eugénique. On en est encore à rabâcher le premier mythe de la science-fiction, Frankenstein. Mais ce n’est pas la mariée de Frankenstein, à laquelle on a affaire ici, c’est sa fille. Et si ce n’est pas le Minotaure, c’est Ariane qui finit par tirer son épingle du jeu.

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Qui est Maman du Nostromo ? C’est la femme du pharaon, la grande prêtresse, chargée de faire appliquer les désirs de son défunt mari. Le Nostromo, c’est la pyramide (ou le labyrinthe) dans lequel le souverain une fois mort veut voir ses parents (femme, concubines, fils et filles) réunis pour une dernière procession en son honneur, un sacrifice, une opération, une mutation, une copulation, une alliance (comme celle ayant fait naître le Minotaure) censés à la fois lui permettre de gagner la vie éternelle via la « recherche militaire » et l’établissement d’un sanctuaire inviolable, mais aussi assurer la survie de l’espèce, mutée, grâce à l’apport de cet agent… étranger. L’alien. L’idée ici, c’est comme dans tous les sacrifices, de faire en sorte que les parents ignorent tout de desseins du souverain. Seuls la grande prêtresse (Maman) et un prêtre serviteur (Ash) sont au courant pour mettre en œuvre cette union sacrée capable d’engendrer un monstre, puis le sacrifice des frères et sœurs ayant eux-mêmes, dans une sorte d’inceste si familier des souverains antiques, donné naissance à cette créature d’un nouveau genre, à la fois alien et humaine, donc, demi-dieu, donc légitime à régner encore parmi les hommes.

Ripley, c’est donc Ariane et Thésée à la fois. Mais aussi un peu Alice qui découvre le monde souterrain des adultes dans le terrier. Son but est de s’échapper de la pyramide où doit s’opérer la mutation, une fois qu’elle aura compris son rôle dans cette machination. L’un après l’autre, l’agent étranger est uni à ses frères et sœurs, elle sera la dernière. Mais Ariane se rebelle (les mythes ne sont jamais allés que contre l’ordre établi). Et tandis que tous les autres échouent, elle parvient à se démêler des entrailles de la pyramide et immole dans le feu le fruit monstrueux des ambitions de son père. Ripley, c’est l’homme, ou la femme, qui se reproduit à l’identique. Sans mutation. Une reine, mais une reine humaine, à hauteur d’homme. C’est nous. C’est aussi, comme dans toute bonne histoire, le retour à la normale, mais non pas un retour à la tyrannie d’une seule volonté, le retour à une forme d’état apaisé, loin des forces gravitationnelles, coercitives, de la société. Ripley, c’est encore la révolution contre l’oppresseur et le diktat d’un seul homme. Ni dieu, ni père. Ripley, toujours, c’est nous. L’humanité au temps présent, héritière d’une longue lignée de survivants après des millions d’années d’évolution. C’est celle qui n’a pas encore enclenché, ou forcé, la prochaine mutation. L’humanité à un temps t, l’humanité en mode pause et qui se révolte encore face aux mutations inutiles. Ripley, c’est encore, Alice, la princesse fourmi encore vierge ayant réussi à s’échapper du terrier et s’envolant pour fonder une nouvelle colonisation… à moins de retourner chez elle, portant en elle l’échec de sa mutation, ayant refusé le mariage, une grossesse non désirée sinon par « l’autorité souveraine »… Rattrapée par la société de son père, offerte à nouveau à son emprise, le vol de la révolution ne dure toujours qu’un temps. L’appel à la mutation est toujours plus fort, car cette force souveraine, c’est celle de notre survie. L’alien, c’est d’abord cet adulte, ces parents, qui volent à l’enfant son innocence en lui privant de sa condition d’individu, pour lui rappeler à ses obligations dans la grande lignée des vivants et des souverains : vivre, c’est s’accoupler avec l’étranger, pour mettre au monde des monstres. La jeune reine peut s’effaroucher, mais si à la fin du premier acte, elle fait la nique à cet étranger qui voulait l’engrosser d’un monstre, elle y passera pour de bon à la fin de la prochaine bobine.

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Fini les interpénétrations.

Petite subtilité de mise en scène découverte lors de cette révision. Ridley Scott nous annonce à un moment qui des 7 passagers survivra. Quand les trois explorent le vaisseau spatial extraterrestre émettant ses signaux d’avertissement, la séquence se termine par un gros plan du pilote fossilisé. On ne distingue pas grand-chose de lui, mais par un léger fondu, le montage suggère que Ripley se trouvera à son tour dans cette position, puisque le plan suivant, c’est elle, qui apparaît, pratiquement dans la même configuration. Et en effet, le film se terminera sur un gros plan tout à fait identique… Subtile le Ridley. (Quand a-t-il cessé de l’être ?)

Dernière remarque concernant l’emploi du suspense. Plus qu’un film d’horreur, c’est sans doute plus un thriller usant parfaitement des codes du suspense, au sens presque littéral. On sait que Hitchcock opposait les séquences tournées vers un principe de suspense et celles vers un principe de surprise. L’un des avantages du suspense, c’est qu’il permet de revivre (Replay) le même plaisir à chacun des nouveaux visionnages. Les surprises, les twists, ne marchent qu’une fois, et paradoxalement, si on y prend un plaisir lors d’un second personnage, c’est bien parce qu’on connaîtra ce qui suit et au lieu d’être surpris, on sera tendu dans l’attente de ce qu’on sait déjà de ce qui vient. Le suspense permet d’instaurer une ambiance tendue tout en connaissant la suite. La plupart des scènes du film jouent sur cette attente. À une exception peut-être : quand Ripley amorce la destruction du vaisseau, qu’elle revient vers la navette et y rencontre la bête, c’est une surprise. Même si, c’est une rencontre forcément attendue, quand Ripley décide de rebrousser chemin pour annuler le processus de destruction, c’est un retour en arrière jamais très bon dans une histoire. Alors que ça devrait être une période de tension maximale, à la revoyure, la séquence perd de son intérêt parce qu’on sait la première fois qu’elle y rencontrera la bête et retournera à la passerelle de commandement. Au contraire, par exemple dans la scène du repas, à la première vision, on pourrait être surpris bien sûr, mais en fait toute la séquence joue sur le même principe de suspense : la tension est redescendue, il ne se passe rien, et ce calme suspect doit éveiller une tension chez le spectateur qui comprend à ce moment que quelque chose va se passer, sinon la séquence n’aurait aucun intérêt. La surprise de la « naissance thoracique » n’est alors que l’achèvement de ce qu’on sait déjà, et il faut même noter le côté amusant de la séquence lors d’un nouveau visionnage, parce que la sidération des personnages à ce moment n’est plus le nôtre, on adopte presque à cet instant le point de vue du monstre, et on rit avec lui quand il glisse sur la table et s’enfuit. Il n’y a pas, ou plus, de surprise ; on jouit d’un plaisir sadique, enfantin même, comme quand une de nos blagues stupides a réussi son coup (boule puante, bombe à eau, coussin péteur…). Dans l’autre scène clé du film, le viol raté de la fin, on a encore affaire à une fausse « surprise ». À nouveau, si on s’éternise, c’est bien qu’il va se passer quelque chose, et on se doute d’autant plus qu’il se passera quelque chose, qu’on ne peut pas, nous spectateurs, nous enfuir ainsi sans avoir vu l’alien mourir dans l’explosion du Nostromo. On voit d’ailleurs la créature avant Ripley, et sa présence n’est une surprise que pour elle ; à nouveau, on prend ses distances avec le point de vue de la victime, et on gagne un peu à nous identifier à l’alien. Notre plaisir de spectateur est toujours un plaisir sadique, pas du tout lié à un enchaînement d’événements et de situations (donc à leur surprise relative) ; rarement, sinon dans des films d’horreur (et même dans Frankenstein — rappelons-nous de la scène avec la gamine et de la créature au bord de l’eau), on verra un film proposer de se mettre à la place d’un tel monstre (et dans les films suivant l’alien redevient un monstre à abattre). Le suspense marche à plein parce qu’on a aucun doute que dans ce duel final, la femme finira par l’emporter sur le monstre, mais si la situation marche autant, c’est bien que finalement on arrive à s’identifier un peu à un monstre sur lequel on sait finalement peu de choses. Ridley Scott évite ainsi une séquence d’action superflue et se concentre toujours sur la tension, l’attente et la peur de ce qui vient, l’idée de tâtonnement, d’embuscade. On comprend dès qu’elle enfile la combinaison que sa volonté est de le jeter dans le vide, toujours, aucune surprise, aucune lutte, ou improvisation. À la revoyure, c’est bon comme pour la première fois.


Vu le : 9 mars 1995 (A) + 6 autres fois

Revu le 28 septembre 2016 (tek)

Ridley Scott est-il un auteur ?

Cinéma en pâté d’articles   

SUJETS, AVIS & DÉBATS   

Commentaire rédigé suite à la vision de Seul sur Mars en 2016.

Il y a, et il y aura toujours, un malentendu concernant Ridley Scott si on considère qu’il faut juger une œuvre à travers… son auteur. Les Cahiers du cinéma ont initié la politique des auteurs, à laquelle on ne peut plus échapper depuis plus d’un demi-siècle. Et même quand on pense s’affranchir de leur logique, elle est partout. Ridley Scott n’a jamais été un auteur, il ne l’a jamais été pour ses films, encore moins qu’un Hitchcock par exemple. Il ne saurait être tenu pour principal responsable des qualités ou défauts scénaristiques, dramaturgiques, des films dont il est… responsable. Il faut revenir à la bonne vieille définition du régisseur au XIXᵉ siècle pour comprendre le travail de Scott, et l’apprécier peut-être presque autant qu’un costumier ou un décorateur sur un film. Scott supervise. Il réunit des équipes, fait des choix, mais il n’écrit pas les histoires qu’il met en scène. Son cinéma n’a aucune thématique définie, aucun motif récurrent, aucune obsession d’auteur. Il fait comme vous et moi, il lit un truc, il regarde un film, et hop, il se dit qu’il a envie de faire la même chose. (La seule différence, c’est peut-être bien que, lui, aura les moyens de reproduire ce qu’il a déjà vu ou lu.)

Scott reproduit, il n’a jamais fait que ça, comme n’importe quel bon régisseur. Et c’est un des meilleurs. Mais ce n’est pas un auteur.

C’est donc, à mon sens, en oubliant que Scott puisse être un auteur (puisqu’il ne l’est pas) qu’il faut voir ses films, et celui-ci, Seul sur Mars, en particulier. Il s’est emparé d’un des bouquins en haut de la pile des adaptations à faire, et n’a probablement rien changé. Lui prêter des intentions d’auteur, qu’il n’a jamais eu, c’est un peu lui reprocher la baisse ou la hausse du chômage quand il y est pour rien. Les intentions, les trucs, les astuces, des invraisemblances, tout ça dans un scénario, c’est à mettre au crédit (avant d’accabler Ridely Scott) du type qui a écrit le bouquin. C’est le film, seul, qu’il faut arriver à juger, et laisser Scott là où il est. Parce que toutes ces critiques, visant le film, seraient sans doute plus claires si elles n’étaient pas toujours rattachées à celui qui en serait le grand responsable.

Il y a un peu de De Palma chez Scott, c’est amusant. Ridley Scott commence sa carrière en voulant imiter Kubrick comme De Palma cherchait à ressembler à Hitchock ; puis il surfe comme beaucoup sur la vague SF, mais non pas celle de Star Wars, enfantine, mais sur celle, moins fantaisiste, puisqu’il adapte une histoire de Dan O’Bannon, qui avait écrit une histoire très similaire pour Carpenter : Dark Star. Il continuera d’ailleurs dans cette logique (d’auteur) en adaptant Philip K. Dick. Je ne doute pas, par exemple, que Scott aurait pu réussir là où Carpenter s’est planté (à mon humble avis), et ce serait sans doute là son unique talent à Scott. En somme, il sait mettre en scène les idées des autres. Je ne dis même pas « met en image », parce qu’il a toujours laissé des directeurs de photo le faire à sa place (à ce sujet, voir le commentaire de Cutters’ Way) : là encore, son génie, sa réussite, c’est sans aucun doute de savoir choisir des techniciens de talent et de réunir des équipes dans une certaine forme de cohérence pour travailler sur un même projet. Parce que si on en vient ensuite à Blade Runner, K Dick, c’est une chose, mais le scénario n’a finalement plus grand-chose à voir avec le roman. Ce n’est pas Scott qu’il faut créditer pour ce travail, au mieux a-t-il supervisé et donné la direction à suivre (et ce n’est pas rien, mais ce serait plus le job d’un producteur que d’un… auteur). Les commentaires de Ridley Scott quant à l’identité de Dekkard sont assez révélateurs : il n’a rien compris de la réussite dramatique et des portes laissées ouvertes dans son film. Quant au rendu visuel, je l’ai longtemps mis à son crédit, mais c’était avant que je découvre le travail de Jordan Cronenweth sur Cutter’s Way, tourné juste avant Blade Runner et sorti pendant le tournage de Blade Runner. Or, beaucoup des éléments visuels qui font le succès de Blade Runner, mis à part tout le high-tech, sont déjà dans Cutter’s Way alors que celui-ci n’a rien d’un film de science-fiction, ou même d’un film noir (Jordan Cronenweth, à ce propos, ne vient pas seul, puisqu’il a embarqué une partie de son équipe technique du film d’Ivan Passer). C’est tout con, mais quand une équipe vient disposer des fumigènes sur un plateau, poser un projecteur ici plutôt que là, placer la caméra à telle distance plutôt qu’à une autre, bah ça crée des habitudes, et on peut facilement comprendre que sur le prochain film l’équipe opérera de la même manière. Scott regarde faire son directeur photo, et n’aura plus qu’à dire : « OK, c’est ce que je veux. » Le voilà son talent. N’oublions pas que Blade Runner a longtemps été considéré comme un échec, et c’est bien pourquoi Scott s’est tant d’années détourné de la SF. Scott n’est pas un auteur, il flaire les modes, ne les précède jamais, et s’engouffre dedans, parfois pour le meilleur, d’autre fois pour le pire. Chacun sera juge pour Seul sur Mars, mais il serait bon de juger les films d’abord pour eux-mêmes plutôt qu’en fonction d’un auteur hypothétique qui en serait responsable.

Ce n’est à mon sens pas moins gratifiant pour un professionnel d’être considéré comme un superviseur, un régisseur, plutôt que comme auteur.

Avant les Cahiers, personne ne considérait le réalisateur comme l’auteur des films (ou un peu déjà chez la critique française, mais cette notion d’auteur s’est répandue dans toute la cinéphilie du monde grâce à eux, au point que ce terme, auteur, signifie en anglais, cinéaste). Cette idée est venue polluer tout l’imaginaire qu’on se fait du cinéma, et jusque dans la tête de ceux qui le font dans les studios en Californie. Il y a des auteurs, il y en a eu, plus ou moins à Hollywood ou ailleurs, mais considérer que le réalisateur d’un film est systématiquement un auteur, c’est une grosse erreur. Qui est l’auteur d’Autant en emporte le vent ? Personne. C’est le film seul qu’on juge. Se questionner sur les intentions d’un hypothétique auteur serait parfaitement vain. Scott, comme Hitchcock ou comme O. Selznick, s’ils ont une intention, elle n’a pas à chercher dans le “sens”, mais dans le “combien” : face à un choix, ceux-là n’iront jamais se demander si c’est le “sens” qui leur convient, mais si le “public” adhérera ou pas.

Et Ridley Scott n’est pas un auteur, parce qu’il ne fait pas, et n’a jamais fait, (même si on a pu penser le contraire à un moment) d’art. Depuis le début du cinéma ou presque, il y a deux visions qui s’opposent. Ces deux notions sont nées en France, bien avant les Cahiers du cinéma. Les Lumière ne faisaient pas d’art, on est d’accord ? Méliès, c’est plus discutable aujourd’hui, mais il proposait bien des divertissements assez peu considérés à l’époque (et à l’époque, le cinématographe attire surtout l’attention des forains et des illusionnistes). C’est seulement avec les Films d’arts, les bien nommés, que des producteurs ont souhaité faire des films plus ambitieux, d’auteurs, peu importe comment on les appelle, non plus proposés par des saltimbanques mais par la crème des acteurs du français (en particulier). Bref, à cette époque, l’art, c’est la Comédie française, donc on appelle ces acteurs et on les fait jouer devant la caméra… Pas bien passionnant, mais tout d’un coup, la “haute” prend plus au sérieux ce bidule cinématographique. Avant ça, un film, c’est un produit, comme une soupe, et celui qui en est “responsable”, c’est une sorte de cuisinier qui doit faire sa bouillabaisse au public. Est-ce qu’un cuisinier est “auteur” de la recette de la bouillabaisse qu’il propose ? Non. Tout artisan qu’il soit, il s’empare d’un produit et on l’a chargé de la proposer. Si on lui demande de créer sa propre soupe, ce n’est pas pour autant qu’on le considérera comme auteur, parce que tout appétissante que soit sa soupe, ça reste un produit de consommation. Un réalisateur, c’est alors le plus souvent un chef cuisinier qui se charge de faire la popote d’une franchise McDo. Depuis, les Films d’art sont nés, et ils ont toujours pris des formes diverses à travers l’histoire (après-guerre, c’est encore en France que naîtra l’avant-garde, le surréalisme, etc.). Les soupes commerciales n’ont jamais cessé d’être, et pour cause… Une soupe, c’est fait pour être consommé, c’est la loi du marché. C’est sur ce principe que des industriels, puis des studios, se sont créé, parfois même à la limite de ce qu’on considère comme de l’art aujourd’hui. C’est un biais historique : tout, aujourd’hui au cinéma, apparaît comme de l’art, alors que peu de ceux qui le produisaient à l’époque considéraient faire de l’art. Cette mentalité, en particulier à Hollywood, a prévalu jusque dans les années 50-60, avec la génération de cinéastes (auteur, donc en anglais) tant vantée par les Cahiers. Même actuellement dans le monde cinéphile anglophone, on parlera moins d’art en évoquant le terme “director”, et il y a encore un très grand nombre de films qu’on va voir pour être une adaptation d’un roman à succès dont on se fout pas mal de qui a réalisé (celui-ci en fait partie), ou d’un scénario original remarqué. Chez les anglophones, chez les cinéphiles (et le monde anglophone est beaucoup moins “cinéphile” que le nôtre), pour parler d’un auteur metteur en scène, on emploiera donc, et avec beaucoup moins d’ambiguïté, ce terme, “auteur”. Ça veut tout dire. Si nous avons encore bien du mal à voir qu’il y a un bon gros schisme entre ceux qui font de la soupe et d’autres qui prétendent à faire de l’art (et on peut faire de l’excellente soupe comme on peut faire de l’art pauvre), au moins chez les anglophones, les termes aident à faire une différenciation bien plus nette qui me semble plus conforme à la réalité. Pour nous, tout est art, donc tout réalisateur est de fait un auteur. Eh bien non, un réalisateur de films ostensiblement commerciaux, n’est pas un auteur.

Pour évoquer plus en détail, Seul sur Mars, on peut l’apprécier, justement peut-être parce qu’on n’attend rien de spécial du bon père Scott. Qu’y a-t-il de Scott là-dedans ? D’ailleurs, c’est quoi la petite touche de Ridley Scott dans ses films ? Scott est un opportuniste, de talent, mais un opportuniste. Seul sur Mars aurait pu être mis en scène par n’importe quel réalisateur de talent, il est probable que la machine aurait été de toute façon assurée non seulement par le script de départ, puis par la machine de studio derrière capable de produire visuellement la soupe proposée. Vu le nombre de merdes sidérales qui circule depuis toujours dans le genre SF (et dont Scott participe assez souvent), on m’excusera de me satisfaire de celui-là. C’est l’objet filmique que je juge, Scott, je n’en ai rien à foutre.

Ce n’est pas parce que la notion d’auteur est essentielle (on pourrait rajouter souhaitable et nécessaire), qu’elle a de fait un sens dans un monde (Hollywood, le plus souvent, et plus globalement celui des mégaproductions), Scott gardant me semble-t-il son indépendance vis-à-vis des studios qui au mieux participent au financement de ses films jusqu’à un certain point et se contentent ensuite de le distribuer, et qui peut totalement s’en affranchir, et l’a le plus souvent fait. Ce n’est pas en disant qu’à travers une conception du cinéma d’auteur, on propose autre chose qu’un simple produit industriel qu’on impose cette conception à un monde qui n’en a rien à foutre et qui obéit à ses propres règles.

Prétendre que le cinéma a besoin de cette conception pour identifier des “auteurs” au sein de ces productions, c’est pour moi à la fois inutile, une facilité, et une absurdité. C’est ignorer l’un des aspects les plus importants de la créativité : le hasard. On ne décide pas tout d’une histoire, on ne soupèse pas tous les éléments dramatiques d’un scénario ou de la production d’un film, quand bien même on en serait responsable de près ou de loin, on fait des choix, certes, mais on pioche ici et là, on copie, on reproduit, on innove le plus souvent sans même s’en rendre compte, et c’est même parfois impossible de pouvoir prétendre définir une cohérence, une intention, pendant l’acte créatif… Bref, créer, c’est parfois un gros bordel, le et les responsables sont très souvent inconscients de ce qu’ils font, ou quand ils le voudraient, ils sont — en particulier au cinéma où la question du technique « possible/pas possible » est bien plus présente, que dans une autre œuvre — obligés de composer avec les collaborateurs ou l’environnement (budget, climat, moyen, désirs des uns et des autres) qui font que, de fait, si on peut trouver toujours un responsable, il n’est pas maître de tout. C’est même une grande marque du génie, parce qu’on peut toujours chercher ce qui explique le talent des uns et des autres à composer des schémas, des méthodes ou des œuvres, avec la même réussite, le plus souvent ce qui caractérise le génie est indéfinissable, impalpable. Beaucoup pourraient s’accorder pour dire qu’untel ou untel a du talent, mais en les questionnant sur les raisons de ce talent, ils s’accorderaient rarement sur la même chose. C’est bien que si derrière cette notion d’auteur, tout est fumeux, tout est aussi confus dans le processus créatif. Chercher à tout prix à vouloir définir des “auteurs”, sortes de dieux omniscients de l’objet créatif, c’est accorder aux créateurs, ou aux responsables, un pouvoir ou des intentions qu’ils n’ont pas. Ce qui fait que Blade Runner soit un chef-d’œuvre ? (ou pas d’ailleurs) Chacun pourrait y aller de son commentaire, et même en s’accordant sur la qualité du film, ceux qui le louent seraient incapables de s’accorder sur le pourquoi de cette réussite. Mieux, ils seraient finalement incapables d’attribuer à untel ou à untel le mérite, d’auteurs, qui leur revient. Parce que très souvent, il n’y a personne à bord. On crée, on collabore, et plus que dans n’importe quel art (puisque c’est aussi un produit de consommation de masse, pas un objet culturel produit et réalisé par une seule tête), le produit final dépendra d’une alchimie improbable due beaucoup plus au hasard ou à la combinaison de choix non conscients qu’au pouvoir décisionnaire d’un seul homme, d’un “hauteur”. Au cinéma, de tels miracles sont fréquents. Et si, dogmatiquement, on pense que c’est une bonne chose qu’il y ait toujours au cinéma un auteur, je pense exactement le contraire, qu’il y a de la beauté, et quelque chose de profondément juste, conforme à ce qui se passe dans la vie, à voir des objets, qu’on les regarde comme des produits culturels ou de simple consommation, qui puissent avoir une cohérence propre. Plus que bien d’autres arts, le cinéma est une expérience, et en cela, il peut nous en apprendre sur nous-mêmes et sur le monde ; or pour profiter d’une expérience, nul besoin de cet “auteur” pour diriger des intentions que le public se plaira à deviner. Ces intentions, surtout quand elles ne nous sont pas imposées, c’est bien nous qui arrivons à les voir. C’est bien ça toute la magie du cinéma. L’auteur, il est bien plus en nous, qu’en un responsable technique ou un ayant droit.

Godard, par exemple, est un auteur, parce que poète. La question du sens n’en a en fait pas beaucoup dans son cinéma. Plus amusant encore, c’est un poète qui s’ignore. Parce qu’il voudrait à la fois être cinéaste, théoricien, historien de l’art, philosophe, psychanalyste de la psychanalyse, politique, etc. Alors qu’il est rien de tout ça. Seulement, en prétendant l’être, il peut au moins prétendre à la poésie. Son discours se perd en volutes élégantes et parfois remarquables, parce qu’il use de bons mots, plus que parce qu’il touche à la réalité. Dans la poésie, oui, tout peut faire sens. L’art est une escroquerie, Godard aussi. (Donc Godard est un génie, avant d’être un auteur de génie.)

Ridley Scott quant à lui n’invente rien, ne crée rien, n’est l’auteur de rien, et surtout n’a aucune prétention à dire quoi que ce soit. Ses volutes remarquables, on les trouve dans les fumigènes produits par son chef op. Il combine, il compile au mieux, tel un maître de cérémonie. Et c’est bien souvent ce qu’on demande (dans un système de studio) à un réalisateur-producteur. Au même titre que de savoir choisir ses acteurs, il faut savoir choisir ses sujets, son équipe technique, et se placer dans la continuité de produits ou d’œuvres précédentes qu’on cherche à reproduire. Scott est d’autant moins auteur qu’il n’y a qu’une logique dans sa démarche : la réussite, le profit. On est très loin du cinéma d’auteur.

 

Cutter’s Way, Ivan Passer (1981)

Blade Runner cinematographer’s cut

Note : 3.5 sur 5.

Cutter’s Way

Titre français alternatif: La Blessure

Année : 1981

Réalisation : Ivan Passer

Avec : Jeff Bridges, John Heard, Lisa Eichhorn

Une curiosité à voir pour les fanatiques de Blade Runner, parce que si le bon Ridley Scott avait déjà fait son De Palma en copiant Kubrick avec Les Duellistes, il semblerait que pour créer l’univers et l’atmosphère de Blade Runner, il ait soigneusement repris certaines idées de ce neo-noir sans grand intérêt sur le plan de l’histoire mais d’une exécution irréprochable sur la forme, en particulier sur la lumière.

Et là…, magie, parce que quand on aime le travail que quelqu’un vient de produire sur un film, autant l’embaucher.

La grande question, c’est de savoir alors si c’est un hasard ou si Scott (ou la production) venait justement de voir le travail de Jordan Cronenweth sur ce Cutter’s Way pour s’en inspirer. Le directeur photo de ces deux films a-t-il pu y reproduire malgré Scott de nombreuses idées qu’il avait ébauchées ici ? Scott passant assez généralement pour un réalisateur fortement impliqué dans ce travail photographique, il y a quand même fort à parier qu’il connaissait le travail de Cronenweth sur ce film alors même qu’il était en cours de distribution. On imagine mal un réalisateur travailler avec un directeur photo sans voir son dernier travail.

D’ailleurs, ce n’est pas seulement Cronenweth qui opère sur la photo, c’est une bonne partie de son équipe, puisque Cary Griffith, le chef machiniste et Richard Hart le chef électricien travaillent également sur les deux films, tandis que le matériel est grosso modo le même (si le ratio et les moyens ne sont pas similaires, les procédés et matériels sont identiques et ça se remarque à chaque seconde dans le film).

Le travail sur les flous en arrière-plan, le cadrage, l’obscurité enfumée ou les lumières tamisées, les sources uniques de lumière hors champ et venant de face pour créer des effets de clair-obscur, tout ça ramené à des intérieurs tout ce qu’il y a de plus banal rappelle fortement certaines scènes du film de Scott, en particulier celles chez Deckard où on retrouve presque reproduite à l’identique la scène entre le chasseur et Rachael, ici entre Mo et Bone.

Seuls manquent ici en fait la musique de Vangelis et le design high-tech (et une histoire simplissime mais significative peut-être).

Il faudrait presque faire des captures d’écran pour reproduire les nombreux plans qui semblent avoir pu servir de patron à d’autres du film de Scott, ainsi que certains éléments accessoires : Cutter allant à son évier pour boire de l’eau et allumant une petite lumière alors que la caméra reste dans l’autre pièce, c’est Deckard se rinçant la bouche dans sa minuscule cuisine (David Fincher aime aussi particulièrement placer sa caméra ainsi : laisser toujours les portes ouvertes et les lumières allumées ça permet de créer de la profondeur — floue — et de créer des cadres dans le cadre), Cutter a une canne comme le personnage de Gaff, Tyrell a un balai dans le cul et la même voix suave (et un certain fétichisme pour les lunettes) que Cord, on retrouve le même jeu de transparence avec les vitres servant d’abord à décomposer le cadre puis finissant par être transpercées par un personnage mourant, le cheval blanc/ la licorne, le brouillard dans la forêt et celui tombé sur la marina (c’est d’autant plus frappant que là c’est précisément la même équipe aux ordres de Cronenweth), jusqu’à la ressemblance entre l’ami restaurateur avec le flic bonhomme de Blade Runner ou encore Mo, étrange hybride entre Rachael et Zhora (c’est vrai qu’il y a un look très années 80 où toutes les femmes devaient ressembler à Bo Dereck ou à Brooke Shields).

Là où on pourrait se demander pourquoi Scott n’est jamais parvenu à reproduire une telle atmosphère, la réponse est peut-être là. En admirateur de Kubrick, Cutter’s Way lui rappelait non seulement les lumières du cinéaste new-yorkais, mais également la tension, l’atmosphère du film noir. Parce que si le film de Ivan Passer souffre d’une histoire et d’un scénario sans grand intérêt, l’atmosphère que le réalisateur praguois arrive à rendre ici est très réussie : si le fil dramatique est un peu terne, la tension entre les acteurs, la cohérence du tout, la justesse de jeu, tout est réussi et transpire une saveur particulière, de celles des films noirs oubliés, aux atmosphères moites, tendues et lentes, mélancoliques et crépusculaires… Ridley Scott ne fera pas autre chose en imitant, et en accentuant, le trait, créant une sorte de passerelle entre film noir et comics, si souvent recherchée depuis mais rarement réussie (sauf peut-être de l’autre côté, dans les comics). L’échec du film le convaincra sans doute d’arrêter définitivement ces atmosphères de grands dépressifs pas très attrayantes pour un public en recherche de sensations fortes.

J’en reviens à ma question et vais aller un peu plus loin : qui est l’auteur d’un film comme Blade Runner ? Je reste persuadé qu’un film réussi, ça peut aussi être une somme de talents et d’imprévus, que certes, quelques génies peuvent provoquer, mais que la plupart du temps, en réalité, que personne ne maîtrise. Les succès préfabriqués qui obéissent à une demande forte du moment, des valeurs sûres, une bonne campagne de matraquage, OK, mais derrière, il y a ces centaines de films qui sortent tous les ans et qui eux visent ou espèrent autre chose, et qui parfois, réinventent, ou participe à réinventer le cinéma et les succès de demain. Ceux-là alors sont bien une somme d’individus certes talentueux mais sans forcément avoir beaucoup de génie. Un film reste un travail d’équipe dont le résultat est aléatoire. Il n’y a pas plus de certitudes à essayer de faire cohabiter deux génies sur un même projet qu’une bande de gars talentueux trouvant malgré eux tout à coup une sorte d’alchimie qui leur explosera à la figure.

Sans Cutter’s Way, je doute qu’il y ait eu Blade Runner. C’en est une sorte de patron, de projet préparatoire où Cronenweth a pu mettre en place ce qu’il fera à une plus grande échelle sur Blade Runner. Si on se demande pourquoi Ridley Scott n’a pas pu ou pas voulu reproduire un second Blade Runner (à moins qu’on prétende que celui-ci était déjà un second Alien — ce qui ne serait pas tout à fait inexact), la réponse est peut-être là…, elle s’appelle Jordan Cronenweth.

Et il y en avait un qui l’avait compris, c’est David Fincher… qui embaucha le père pour quelques jours sur Alien 3 et qui aura le fils Cronenweth plus tard (Alien 3 reprenant d’ailleurs la scène d’identification à la morgue).


Cutter’s Way, Ivan Passer 1981 La Blessure | Gurian Entertainment 


Sur La Saveur des goûts amers :

Ridley Scott est-il un auteur ?

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Alien 3, David Fincher (1992)

Notes diverses

Alien3

Note : 4.5 sur 5.

Année : 1992

Réalisation : David Fincher

Avec : Sigourney Weaver, Charles Dance, Charles S. Dutton, Lance Henriksen

— TOP FILMS

Décembre 95 :

Construction scénique exemplaire. En dehors de la poursuite finale qui peine à offrir un spectacle à la Jaws (hommes cernés par un loup). L’action avant ça, c’est de l’inaction, de l’action d’ambiance. On construit un jeu de puzzle dont on ne voit ce qu’il regroupe que lentement, augmentant le plaisir à travers les tentatives de compréhension, à travers le jeu, là, d’imagination pour regrouper ce qui est possible. Déjà une forme de réalité virtuelle, une imagination suggérée, dirigée. Introductions, allusions, superpositions, fausses pistes, retours, forment les pièces de ce puzzle complexe. Peu de contraintes sinon celles des unités : le lieu est le plus évident, le temps (deux ou trois jours dans un espace où il est censé ne rien se passer, donc où le temps s’étiole), et l’unité d’action (qui ne fait que poindre puisque c’est justement celle qu’on essaie de retrouver à travers les interrogations de Ripley et l’incrédulité des habitants de la planète). L’art de créer avec des bouts de ficelle, et des ficelles servant à tirer le meilleur de l’imagination du spectateur. On est loin du réel, cette composition n’est pas naturelle, mais c’est bien grâce à cette structure quasi théâtrale qu’elle nous fascine, parce qu’elle en reprend les schémas et les codes. Quête contre poursuite. Œdipe contre l’Iliade. Ce n’est pas le reflet de la vie. La vie n’a pas de construction méthodique, il n’y a pas d’intention ou de resserrement, encore moins de quête. La fiction théâtralisée, elle est tout ça. Artificielle, donc un produit de l’homme. De son génie. (Face à la brutalité du loup).

Août 97 :

Ce sensationnel découpage technique est une révélation, une leçon de montage.

Principe « d’action dramatique et d’action d’ambiance » :

Le film procède essentiellement à travers des ellipses masquant les raccords de mouvement. Cela permet aux plans d’avoir une identité propre, avec une idée pour chaque plan, et un plan qui ne s’attarde que le temps de la mise en place de cette idée. Tout autre élément parasite est supprimé. Effet produit : pas de digression inutile, pas d’impression de stagnation de l’action. On va droit au but. Mieux, parfois, entre deux plans, il n’est plus nécessaire de raccorder des mouvements pour suivre une continuité, le montage est capable de suggérer le mouvement dans le plan suivant quand il n’est pas encore amorcé dans le précédent. Gain de temps, effort laissé à l’imagination du spectateur. On se rapproche presque même du montage des attractions appliqué à un même espace scénique. Une fois suggérée, l’idée de mouvement n’a alors plus la même saveur, si bien qu’il faut faire l’effort de proposer au spectateur une autre vision, et l’idée de départ continue de composer toute l’idée du plan, mais repoussée au second plan. On permet ainsi dans un même plan, la juxtaposition de deux idées. L’idée dramatique, l’autre d’ambiance. Une principale, une secondaire. L’idée étant le principe premier de ce style de montage, les gros plans sont nombreux, composés dans un même champ d’action préalablement défini à travers une succession classique de plans plus larges. Le spectateur est alors en mesure, à travers cette succession de gros plans, de se représenter le hors-champ si essentiel à l’imagination et à la représentation mentale d’une scène. Même impression de richesse de plan, comme dans un roman où l’auteur s’emploierait à varier son vocabulaire, car même dans un même espace, même en s’autorisant des mouvements de caméra, le champ resserré propose rarement deux fois la même vision. L’environnement est connu grâce à l’introduction de la scène, la suite sert à faire exploser l’imagination et donner du sens au montage. Un champ-contrechamp propose souvent des réactions prévisibles donc offrant un plaisir restreint au spectateur, l’utilisation de ce hors-champ, à travers également le travail sur le son et la musique, permet de remplir son image d’éléments plus significatifs.

Alien 3, David Fincher 1992 Twentieth Century Fox, Brandywine Productions (20)_saveur

Alien 3, David Fincher 1992 | Twentieth Century Fox, Brandywine Productions

Alien 3, David Fincher 1992 Twentieth Century Fox, Brandywine Productions (21)_saveur

Deux exemples : Quand Ripley a une goutte de sang qui coule de son nez. Nous avons l’action principale (« l’action dramatique », qu’on pourrait autrement qualifier de « situation de départ ou attendue », ou encore « d’événement ») : l’enterrement, qu’on écarte très vite au second plan. La goutte de sang suggère déjà autre chose, un après, et une interrogation. En trois ou quatre plans “muets”, sans dialogues, on évoque une idée au milieu d’un autre ensemble (c’est « l’action d’ambiance », l’action secondaire, thématique, suggérée, etc.). Opposition entre le dramatique et l’ambiance, inversion des proportions. La mise en relief se fait sans perdre ce qui précède (on reste dans la même situation, mais au lieu de décrire l’enterrement, celui-ci n’apparaît plus qu’au second plan pour laisser place à un sujet différent qui n’est pas toujours parfaitement clair et défini) tout en appelant déjà ce qui viendra par la suite. La scène, qui est un classique, et qui se veut anodine, devient une scène psychologique : notre interrogation est celle de Ripley. Nous avons donc, un très gros plan de la goutte qui coule, puis un plan large de Ripley qui s’essuie (pas de raccord de mouvement : ellipse ; le raccord se fait dans notre tête, c’est un assemblage d’idées, pas une recomposition du réel), puis un troisième plan avec la réaction du médecin (il réagit à quoi au juste ? le voit-on voir la goutte couler, le voit-on voir précisément Ripley s’essuyer ? non, sa réaction, c’est encore la nôtre, et on ne peut… qu’imaginer ce à quoi il réagit ; on peut faire dire n’importe quoi aux images, c’est bien pour ça qu’avec un montage on peut tordre la réalité et constituer une « action d’ambiance » à travers un montage resserré d’actions dont on est seul interprète). Ainsi, l’action dramatique est ce qui est annoncé ou prévu dans une scène ; l’action d’ambiance est ce qui est suggéré et ce qu’on comprend d’une forme de sous-texte des images. Il faut marier les deux pour éveiller la curiosité, l’imagination et l’intelligence du spectateur. Et c’est bien en se contentant de ne traiter que des actions dramatiques qu’on tombe dans le ton sur ton. Le récit devient trop prosaïque, on se fait succéder une suite d’événements logiques attendus, et on ennuie le spectateur.

Deuxième exemple avec la scène du réveil de Ripley. Le docteur arrive (plan moyen introducteur), regarde son état (gros plan) ; on voit Ripley dormir (gros plan) ; le docteur décide de lui faire une piqûre (gros plan) ; Ripley dort toujours (autre plan, gros plan, autre description) ; le docteur présente l’aiguille au bras (insert) ; réaction de Ripley qui se réveille (gros plan, mouvement du bras suggéré mais non amorcé) ; enfin Ripley tenant le bras du docteur (très gros plan). Suivent quelques plans d’échanges entre les deux personnages (ici le montage s’évertuera encore à ne pas commenter les dialogues, mais apporter un sous-texte pouvant révéler ou suggérer autre chose.

Un tel montage a toutes les qualités d’une scène travaillée sur story-board, mais souvent cela offre des plans trop hiératiques où, en effet, chaque plan peut proposer une nouvelle idée à travers une composition riche. Pas ce souci ici. Si Fincher travaille sans doute au préalable avec un story-board ou une bonne idée du plan à faire, il arrive à recréer une ambiance authentique, pleine de détails significatifs ou, au contraire, composée autour d’une idée centrale, sans négliger la part du film qui doit se jouer hors-champ et qu’il faut laisser au spectateur le privilège d’imaginer. Méthode, quelle qu’elle soit, terriblement efficace.

2013, révision : Ce qui ne marche pas.

La tradition du huis clos est respectée ; ils ont voulu un retour manifeste à une certaine impuissance face à l’alien. Pour cela, l’accent est trop porté sur la nature intrinsèque d’un pénitencier (en plus, laissé à l’abandon). Il n’aurait pas été impossible de poursuivre un huis clos sur une planète avec quelques centaines de personnes, ce qui aurait donné de l’animation au film tout en respectant le huis clos puisqu’ils ne peuvent pas partir de la planète et sont contraints de rester à une même base. Ça donne un côté un peu cheap à l’histoire. Avec seulement une trentaine de personnes, ça aurait également très bien pu fonctionner : on aurait pu voir ce que les habitants d’Aliens avaient pu vivre, et c’est de reste ce qu’on voit dans beaucoup de films d’horreur (même utilisant le huis clos pour intensifier la peur en les enfermant). Arriver sur une planète sans arme, car c’est bien ça l’idée censée intensifier le danger, on pouvait imaginer deux solutions : des moines ou des prisonniers. C’est là le problème. Le scénario fait les deux. L’idée des moines est intéressante, ils représentent peut-être un peu trop des hommes diminués face à un monstre et on aurait peine à croire qu’il cherche à se défendre, et le discours religieux aurait fini par ennuyer. Restait donc les prisonniers. Cela marchait parfaitement sans vouloir en faire en plus des fanatiques. Religieux, mais aussi sexuels. C’est trop, il faut choisir, et la meilleure solution aurait sans doute été d’en faire des prisonniers tout ce qu’il y a de plus commun. Un peu plus d’une trentaine pour pallier le poids de la bête sinon difficile à y croire.

L’idée d’en faire des fanatiques sexuels avait sans doute comme but de mettre en danger Ripley. Cela peut sembler séduisant, mais là encore, c’est à mon avis une erreur : Ripley est la chose de l’Alien, tout autre viol serait hors sujet. Par ailleurs, il faut tout de même qu’on puisse croire que les prisonniers aient les moyens de se défendre. On a appris à connaître l’Alien depuis deux épisodes, on sait de quoi il est capable, donc on n’est pas obligés de diminuer encore le poids des hommes pour créer une situation de danger. Au contraire, c’est moins crédible. On sait déjà qu’il n’y a pas d’armes disponibles, les prisonniers doivent donc s’organiser de manière qu’on puisse croire à leur réussite (espérance qu’il sera bon de tacler à la première occasion pour créer une nouvelle situation).

Que tout bascule d’une scène à l’autre quand, à la fois, Clements et le directeur de prison meurent, ça fait un peu répétition. Les deux personnages auraient pu être réunis, autour d’un directeur-médecin (le fait qu’il soit prisonnier n’apporte pas grand-chose à l’histoire, et au contraire, cela pourrait laisser penser que l’Alien se débarrasse d’un concurrent de poids). Clements aurait pu être un personnage plus fort et plus convaincant en étant joué par une star et en disparaissant brutalement à la manière de Janet Leigh dans Psychose : on croit qu’une fois de plus Ripley va faire équipe comme dans Aliens, et finalement, cette aide bienvenue disparaît aussitôt, laissant le second acte commencer sans autre aide que celle de ploucs pédophiles.

Ce qui rebute un peu dans cet opus, c’est bien le côté déchetterie des lieux. Personne n’a envie de traîner là-dedans. L’idée des sous-sols est bonne, même de la fonderie, mais pas la peine d’en faire un pénitencier perdu reconverti en tout à l’égout. On ne peut pas manquer au devoir de high-tech dans un film de SF. Ici avec Alien, ce serait rajouter de l’horreur à l’horreur, or pour moi Alien est plus de la SF que de l’horreur. La SF est le contexte, et l’horreur est la plupart du temps suggérée ; si on perd le contexte high-tech, lisse, propre et lumineux et qu’on décide de tout montrer, on frôle le mauvais goût. Par ailleurs, il aurait fallu montrer un peu plus la frontière avec l’extérieur du pénitencier pour montrer l’horizon et l’impossibilité de le franchir. Du coup ce n’est plus un égout mais une fosse septique.


Prometheus, Ridley Scott (2012)

You shout a film but in space no one can bear your screen, Ridley.

Prometheus

Note : 2.5 sur 5.

Année : 2012

Réalisation : Ridley Scott

Avec : Noomi Rapace, Logan Marshall-Green, Michael Fassbender, Charlize Theron, Idris Elba

Donc depuis la fin des années 80, Ridley Scott est perdu dans l’espace, c’est bien ça ?…

Je résume. Qu’est-ce qui faisait le génie d’Alien et de Blade Runner ? Le rythme lent, l’atmosphère oppressante, le design soigné, réaliste… Tout ça s’est perdu dans l’oubli comme des larmes dans la pluie. Alors soit, il tente de renouer le contact avec ses succès passés, mais l’intention, louable au départ (oui je rêvais de le voir renouer avec le genre SF…) se révèle être un massacre, un peu comme si Ulysse de retour à Ithaque trouvait Pénélope dans les “bras” d’Argos.

C’est bien un monstre que nous a pondu Ridley. Un film plein de références à la franchise, croyant sans doute faire plaisir aux fans, mais justement, chaque film doit être capable d’exister par lui seul. Le journal de bord de Shaw ? Une référence trop évidente au troisième volet. Le type infecté lors de sa sortie et le capitaine refusant de le laisser entrer dans le vaisseau ? On l’a déjà vu dans le premier. Le réveil ? Déjà fait. Les robots et leur infaillible soumission à la compagnie ? Idem. Une équipe constituée ne sachant pas ce qu’ils viennent foutre dans cette galère ? Pareil. Le gentil navigateur noir qui va bravement mourir n’hésitant pas à se sacrifier pour son maître, ou sa maîtresse ? (Assez douteux et) déjà fait. L’atterrissage sur une planète inconnue et l’exploration d’une cabane abandonnée qui fait bien flipper Rapace ? Déjà fait. (On perd « sa race » au profit de « rapace », il faut mettre ça au crédit de l’évolution des espèces.) La trace gluante sur un mur que même les scénaristes de Scoubidou n’oseraient plus utiliser ? Déjà vu. Un héros féminin pour jouer sur l’effet de surprise, le contraste, le sex-appeal ? Là encore, référence trop évidente, trop usée, trop lourde, trop facile…

Le problème n’est pas que tout ça ait déjà été abordé dans la franchise, c’est surtout que ça l’a été, toujours, de manière plus convaincante. Il faudrait être sacrément bien luné pour voir une cohérence dans cette soupe de grumeaux. Le problème n’est pas non plus de se répéter, si c’est bien fait. Or, ça ne l’est pas. Et Scott n’arrive même pas à s’imiter lui-même.

Une seule scène sauve le film, mais c’est probablement involontaire : celle de l’opération chirurgicale. L’exécution pour le coup, avec son côté parodique, est bien menée. On voit la même séquence dans Alien3, c’est donc encore du recyclage, mais ça va beaucoup plus loin… dans le ridicule. On ne voit pas du tout venir la manœuvre. « Tiens, une machine pour opérer les gonzesses… » Nous : « Ah, qu’est-ce que ça vient foutre là ? Hum, je vois la suite… » La suite : « Ouille, j’ai un truc qui pique dans le derche, il faudrait que je me le fasse enlever ! Youpi, il y a le machin truc pour m’opérer ? » Tout à coup on était plongés dans Starship Troopers. Je n’ai aucun doute que Scott ait mis tout son sérieux dans cette séquence, mais c’est justement ce qui est drôle. Et même sans ça, cette séquence, c’est l’aboutissement de tout un mythe à travers un simple pied de nez. « Depuis tout ce temps où on vous a fait suer avec cette créature, on avait la solution !!! » Voir la Rapace dans cette séquence a quelque chose d’étrange. Je parlais de sex-appeal plus haut, or sa capacité à exciter un homme est proche de zéro. Ce n’est pas une femme, c’est un hobbit. Là encore, on suit l’air du temps, et j’imagine bien dans la suite du préquel la voir se faire poser par la même machine un anneau gastrique (et quoi de mieux pour un préquel qu’un « You will not past » comme slogan). Sigourney Weaver était déjà curieusement charpentée, mais ça collait à son rôle de lieutenante burnée. Là, la logique, ou le fantasme de la voir à poil, ruisselante de sueur, s’agitant frénétiquement, c’est quoi ? Mystère, c’est du grand n’importe quoi, et c’est pour ça que c’est drôle. Une idée, en général, elle doit s’intriquer (j’ai dit trique ?) dans un ensemble. Seulement ici, la cohérence de l’histoire est suspecte. Toute idée est donc bonne à saisir et on brode dessus. Sorte de patchwork d’idées forcément informe et ridicule. La machine opère même au scénario. Et quand ça ne veut pas accoucher d’une histoire cohérente, pas grave, elle a les moyens de forcer la porte. Prométhée la Lune, je vous donnerais les étoiles…

Parce qu’il est bien là le problème de Prometheus. L’absence d’un scénario qui tienne la route. Manque criant d’unité et de cohérence, de rythme, de tension. Et feu Ridley Scott à ne savoir sur quel pied danser : est-ce un thriller, un film d’action ? Est-ce Le Huitième Passager ? Aliens ? Il faut choisir. Parce qu’en l’état, c’est une Histoire Génétiquement Modifiée.

Je n’ai rien contre le principe du préquel. Mais on doit en dire juste assez pour captiver l’attention du spectateur, jouer avec ce qu’il connaît déjà, sur les origines, et ensuite faire un tout autre film qui se suffise à lui-même. Évidemment, Scott tombe dans le piège et préfère proposer un film hommage, ou un film explicatif. Dans « origines », c’est vrai, on peut comprendre « explications ». Mais pour les explications, on a les commentaires sur les DVD, les bonus. On ne pond pas tout un film pour expliquer un mythe. Surtout pas quand on est justement incapable de l’expliquer clairement. L’art de raconteur d’histoire, c’est avant tout l’art de rendre les choses simples… On passe d’un mythe qui était autrefois sujet à toutes les interprétations, à toutes les fantaisies, la nôtre, à cette chose indigeste. Le film en dit trop ou pas assez. Limiter les révélations, les idées, et les dévoiler clairement à l’esprit du spectateur : « Luke, je suis ton père ! » Simple, efficace. Ici : « oui, bon, alors…, je ne suis pas sûr, mais il se pourrait, je dis bien il se pourrait, qu’il y ait eu une espèce humaine, ou humanoïde, enfin extraterrestre, tu me suis ? qui serait à l’origine de l’humanité… » Heu, mais ça n’a rien à voir avec le mythe Alien, quel rapport ? Et ce n’est pas un peu du créationnisme cette histoire ? La théorie de l’évolution tu en fais quoi ?

Et sérieusement, c’est quoi le rapport entre cette huile noire dégoulinant du studio de X-Files avec cette espèce de zigouigoui sorti de Star Wars ?…

Je m’arrête deux secondes sur le design parce qu’il m’a donné mal aux yeux. Trop de couleurs, trop d’hologrammes m’as-tu-vu… « Regardez comme c’est beau et comme ça brille !… » Heu, mais on est où là ? Où est le style organico-gothique de Giger qui convenait si bien à un film d’horreur ? Certes il était intéressant de créer un contraste entre un vaisseau high-tech et la rudesse de la caverne (ou la cabine au fond des bois), mais on prend le risque encore une fois du manque d’unité. Si on fait de ce vaisseau une invention humanoïde, une espèce avancée, ça n’a plus aucun sens de jouer sur l’organico-gothique des origines. Il n’y a plus vraiment de contraste entre le monde connu, rassurant, propre et lisse, et le monde inconnu, visqueux, inquiétant, puisque le vaisseau selon toute logique doit lui aussi présenter un aspect suggérant l’avancée de cette espèce (même si c’est contraire au mythe initial). L’unité était parfaitement rendue dans les trois premiers volets, parce que les vaisseaux humains présentaient déjà un aspect métallique assez peu rassurant. Peu de contraste. Et il suffisait qu’à éteindre la lumière, instaurer la peur, un fond sonore, pour en faire l’antre de la bête. Dans le Huitième passager, l’utilisation des néons blancs avait déjà un côté organique, inquiétant, comme une lumière tamisée traversant la chair. C’était froid comme la lumière chez le dentiste avant qu’il vous charcute les gencives, c’était flou, et le tout offrait une atmosphère mystérieuse comme un brouillard, qui ne présageait rien de bon. Moins on voit, plus on devine, mieux le spectateur se porte. Les lumières rouges orangées de la salle « Maman » étaient dans le même ton : si ça clignote, c’est que tu es encore en vie, mais pour combien de temps ? Dans Alien 3, la prison était déjà humide, froide (et chaude à la fois), métallique, exactement comme la créature de Giger. Où ici trouve-t-on une unité ? Ça part dans tous les sens.

Donc oui, ce film n’avait rien de nécessaire. Expliquer un mythe, c’est tuer le mythe. Et on peut bien laisser Ridley Scott crier, ça vaut bien le Perdu dans l’espace avec Matt Leblanc…

Prométhée fait long feu. Le scénario n’est que poussière. Repose en paix, (feu) Ridley Scott.

(Note 2016 : Après Alien, Scott s’apprête à violer Blade Runner : Non, non, non !)


Prometheus, Ridley Scott 2012 | Twentieth Century Fox, Dune Entertainment, Scott Free Productions


À lire sur La Saveur des goûts amers :

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American Gangster, Ridley Scott (2007)

La Chute du gangster noir…

American Gangster

Note : 3 sur 5.

Année : 2007

Réalisation : Ridley Scott

Scott a fait son film de gangsters, il est content. Le film navigue toujours dans un même rythme : pas de points forts, pas de points faibles, tout est au même niveau avec des scènes sans grand intérêt. Ça manque de grandeur, d’épopée, c’est super sage et paresseux. Le scénario a un énorme défaut au départ, il ne présente pas bien le et les personnages, cette introduction est vraiment mal fichue, et tout au long du film on a droit à des clichés de scènes vus mille fois sans apporter réellement quelque chose de nouveau. Pas d’enjeux bien définis, on ne sait pas ce qu’on regarde, ça va dans tous les sens sans vraiment savoir où ça va, ça se cherche pendant tout le film. Il y a des moments intéressants, on ne voit pas non plus les deux heures trente du film parce que vers le milieu, le scénario est bien meilleur.

Encore une bonne fausse idée de départ : faire un film sur le premier chef mafieux noir : à première vue, ce n’est pas mal, c’est bien pour la pub et on est sûr de gagner déjà tout un public pas trop difficile (c’est sûr que ce film passe pour un chef-d’œuvre à côté des merdes que doit voir la racaille…), mais quand il n’y a rien derrière, quand on s’appuie juste sur des anecdotes « étonnantes » (comme ce truc où le flic qui a trouvé un million de dollars est allé le rapporter au commissariat au lieu de le garder pour lui…), bah, ça ne sert à rien de faire un film, ou sinon on trahit l’histoire et on essaye d’en faire un truc plus épique, moins sage. Tout aussi inutile que La Chute du faucon noir… Scott veut faire comme Kubrick en testant un peu tous les genres, mais ce serait sans doute mieux s’il cherchait à faire du Ridley Scott avant tout, c’est-à-dire s’il se concentrait sur la mise en scène. Là, ce serait peut-être mieux (quoique, le scénario est bien vide et mal fichu) si la mise en scène n’était pas aussi pépère… Allez au placard Ridley, Fincher t’a piqué tout ton talent.


American Gangster, Ridley Scott (2007) | Universal Pictures, Imagine Entertainment, Relativity Media


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Article connexe

Ridley Scott est-il un auteur ?


Ridley Scott

Classement :

10/10

  • Blade Runner
  • Alien

9/10

8/10

  • Seul sur Mars

7/10

  • Gladiator
  • Thelma et Louise

6/10

  • American Gangster
  • La Chute du faucon noir
  • Les Associés
  • Hannibal
  • Black Rain
  • Traquée
  • Legend
  • Duellistes

5/10

  • Prometheus
  • Kingdom of Heaven
  • 1492 : Christophe Colomb

*Films commentés (articles) :

Article :

Ridley Scott

Blade Runner, Ridley Scott (1982)

Blade Runner

Note : 5 sur 5.

Titre original : Blade Runner

Année : 1982

Réalisation : Ridley Scott

Avec : Harrison Ford, Rutger Hauer, Sean Young, Edward James Olmos, Daryl Hannah, Joanna Cassidy

— TOP FILMS —

Suite de notes anciennes souvent incompréhensibles.

Journal d’un cinéphile prépubère : le 14 août 1997

Un travail extraordinaire sur la mise en scène. Une mise en scène envahissante focalisée sur des ambiances travaillées. L’action dramatique (celle qui touche aux événements de l’intrigue à proprement parler) se met en retrait et devient presque anecdotique face aux actions d’ambiance multiples. Une place tellement envahissante qu’elles tendent à prendre un rôle dramatique dans l’esprit du spectateur. L’intrigue, ainsi, peut se perdre à la première vision et paraître hermétique : on ne comprend les différentes évolutions et éléments qu’à la seconde ou troisième vision du film, une fois le choc esthétique passé.

En plus, les véritables actions d’ambiance (celles qui sont précisées par le scénario et l’action générale, et non par une mise en scène pour créer une atmosphère) sont légitimement refoulées à un rôle moins important, de remplissage. Elles paraissent invisibles et contribuent à l’élaboration d’une ambiance vraisemblable, car la réalisation ne s’y attarde pas : c’est compris dans la mise en scène mais la caméra reste fixée sur l’essentiel. Par exemple, quand Deckard trouve son premier répliquant avec la femme au serpent, on ne se rend même pas compte qu’en s’enfuyant, une autre femme du cabaret vient lui demander ce qui se passe : cette action d’ambiance est pratiquement éludée par la rigueur de la mise en scène, et contribue ainsi à créer du « vent », une sorte de bruit ambiant fait d’actions secondaires en marge de l’action principale.

Blade Runner, Ridley Scott (1982) | The Ladd Company, Shaw Brothers, Warner Bros.

Ensuite, quand Deckard la poursuit, la mise en scène instaure plus de plans d’ambiance qui nous inspireront une parade mystique dans les rues de Los Angeles, et n’insiste pas en faisant des plans plus dramatiques (tournés vers l’action du moment) : on sait qu’il doit la rechercher, c’est un tout, c’est l’essence de la séquence, mais les plans montrent autre chose, et on oublie qu’il la cherche pour la tuer, car c’est presque anecdotique (on se doute qu’il la supprimera) : une fois que la séquence introduit cette idée et qu’on est convaincu de son identité, ce thème de la poursuite, il en est fatalement question durant la séquence, alors autant montrer autre chose qui va plus loin, avec un sens à chaque plan. L’environnement existe et prend une part dramatique lorsque les plans de la réalisation aident à construire l’état psychique des personnages. En somme, la mise en scène de Scott consiste à montrer ou à chercher ce qui se cache derrière ce récit, et derrière chaque action, l’action d’ambiance devenant le reflet révélateur de l’action dramatique.

La réalisation dans Blade Runner a beau être sophistiquée, recherchée, elle n’est jamais explicative ou répétitive : elle n’est nullement prétentieuse. Scott montre les choses simplement dans un parfait équilibre de lenteur et de montage renouvelant l’action. La mise en scène est donc transparente et efficace. De plus, ces actions, si elles sont traitées dans une forme parfaite (unité, concision), le fond n’est pas mal non plus : il s’agit d’actions-conséquences, et non d’action-causes ; elles se suffisent à elle-même, ne suggérant qu’imagination, et non une suite, et donc une réflexion, et participent ainsi à la création d’une vision, et d’une ambiance mystérieuse.

Le traitement et l’importance de l’espace et des décors sont assez particuliers. Ridley Scott a voulu leur donner une grande importance, à en croire le travail de création qu’il en découle, et à son identité spécifique (anticipation, bien sûr, mais on retrouve des éléments traditionnels, surtout dans la mégapole asiatique qu’est devenue LA, et chez Tyrell où l’environnement est au début pharaonique, et à la fin dans sa chambre, baroque, avec des bougies ; on se croirait dans La Belle et la Bête ou dans le Dracula de Francis Ford Coppola ; ou encore dans l’immeuble désaffecté du jeune généticien où se déroule toute l’action de la rencontre entre Deckard et le répliquant).

Néanmoins, si le travail de décoration-design n’est pas primaire, la réalisation ne joue pas son jeu et évite le ton sur ton, et la réflexion de Scott est intéressante : si les décors et l’espace sont bons, ils se verront inévitablement, et participeront à créer une ambiance ; ainsi la réalisation se porte plus sur la psychologie des personnages, en les mettant en évidence, mais il est compris dans un espace, un décor, à forte personnalité ; il invite ainsi le spectateur à ne pas regarder que l’évidence, le premier plan, mais ce qu’il y a derrière. C’est un traitement différent de celui de Kubrick par exemple, qui lui est primaire (il montre le rien, en suggérant, ou montrant, beaucoup par des plans larges, très éclairés), concret, pragmatique, et tout autant mystique, même si ses plans montrent des personnages, ils sont compris dans l’environnement, souvent clos, labyrinthique, par des plans d’intérieurs larges, immobiles, objectifs, froids, avec de rares gros plans ou simples plans rapprochés, tandis que le gros du développement des séquences chez Scott se fait par des plans rapprochés : on pénètre dans l’action. Kubrick, lui, les identifie, émeut, par sa distanciation, Scott n’utilise les plans larges que pour introduire, montrer des actions non-essentielles, ou dans des inter-séquences de présentation d’ambiance, d’intermède rythmique (les publicités). La réalisation de David Fincher se rapprocherait plus de celle de Scott dans Blade Runner, sans la lenteur et le mystère.

À noter aussi que cette lumière obscure, ces néons, et ses lumières tourbillonnantes autour d’espaces nocturnes, contribuent à ne jouer le rôle de l’espace et des décors que dans une mesure paradoxale : on cherche plus à les voir quand ils sont dans l’obscurité qu’on les découvre au même moment que les personnages. Là encore tout le contraire des lumières de Kubrick qui aspergeait ses décors d’une lumière claire et envahissante tout en suggérant qu’on ne voyait pas tout. Dans les deux cas, il y a un mystère à découvrir derrière ces décors angoissants, simplement par le fait qu’on n’utilise pas une luminosité ordinaire et qu’on semble y tapir des éléments susceptibles d’apparaître à tout moment.

J’écrirai, un jour, un commentaire digne de ce nom…