La Belle et la Bête, Jean Cocteau (1946)

Vérités et Mensonges

La Belle et la Bête

Note : 5 sur 5.

Année : 1946

Réalisation : Jean Cocteau

Avec : Jean Marais, Josette Day

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Tout est comme gonflé de mystère. Un rêve. Un soupir.

Toute l’idée est de proposer des scènes courtes pour permettre à la lenteur de prendre corps. La trame est réduite à rien. Chaque scène représente une avancée, un thème, une idée, et cette mise en scène, comme étirée, agonisante, peut alors prendre forme et offrir au spectateur une action dénuée d’artifices. C’est la contemplation du vide, de la lenteur et du temps présent. Certains films sont tirés par des curseurs qui broient et labourent la terre du présent — on ne voit rien passer sinon des images floues évoquant brièvement l’inaccessible horizon qui vient. Au contraire ici, le film prend de la hauteur, et en prenant de la hauteur, élargit ses perspectives. Son présent est une ombre qui s’étend comme une encre sur les labours du temps.

En se concentrant sur le rien, ou le peu, en s’interdisant la grossièreté et l’originalité de la psychologie, là encore, le film permet de voir ses personnages en grand. La grandeur de la simplicité. Des icônes. Là où certains récits lassent par un trop-plein d’images, de sons, de sensations, ici, la lenteur nous invite à nous reposer sur ces deux seuls éléments. Deux cartes de jeu. La Belle et la Bête. Le reste, nous dit cette lenteur envoûtante, c’est à nous de l’imaginer entre les lignes. Là où d’autres nous perdent en nous bringuebalant les sens jusqu’à l’ivresse et bientôt la nausée, La Belle et la Bête nous envoûte, nous capte, nous prie de les rejoindre eux, ces icônes animées au souffle saccadé. Leurs mouvements sont comme anéantis, appesantis, et c’est parce qu’ils sont rares et précieux qu’on ne les voit pas stagner. Qui ment le plus entre celui qui se sert outrageusement de la pertinence rétinienne pour imiter la réalité, et celui qui au contraire la sabote pour mieux la laisser voir ? Les saccades du temps-roi. La saccade des cartes. Celles de nos albums de famille. Le présent omniprésent. Comme cette encre sur le temps…

Un rêve ? un soupir ?

Oui, le paradoxe, c’est qu’ici tout est mouvement. Dans des couloirs aux promenades, tout remue. Mais ce tout est presque rien, comme ces chandeliers au milieu du vide. On ne voit alors plus que ça. Le voilà le sens de la mise en scène. Les mots ne sont rien. La vérité, un mensonge… Cocteau aime la vérité, c’est vrai, mais il sait aussi que la vérité ne l’aime pas. Alors, il se concentre sur ce qui nous reste de vérité qui peut encore nous être subtilisé : le geste, le souffle, le regard. Pour comprendre le cœur, la pensée, il sait que le mouvement et l’image sont parfois plus honnêtes que les mots. Et pour s’assurer que les mots ne trompent pas, eux aussi, il les décompose, les enferme dans une bogue traînante, comme un écho qui vibre encore longtemps aux oreilles. Les mots ne sont alors que musique, et les gestes, un mystère qui bouillonne et remue pour jaillir enfin dans la lumière. Le fantastique devient le réel, le vrai, le vraisemblable, de la même manière que le rêve s’insinue en nous avec l’apparence de la réalité.

Et alors, l’univers de la maison, censé être réaliste, par contraste, éclate à nos yeux comme un mensonge évident. La magie opère quand vous ne savez plus distinguer le rêve de la réalité. La Belle, de la Bête.


La Belle et la Bête, Jean Cocteau (1946) | Les Films André Paulvé