La Neuvième Symphonie, Douglas Sirk (1936)

Propagande et robe à fleurs

Note : 2.5 sur 5.

La Neuvième Symphonie

Titre original : Schlußakkord

Année : 1936

Réalisation : Douglas Sirk

Avec : Willy Birgel, Lil Dagover, Mária Tasnádi Fekete, Maria Koppenhöfer

La logique de la politique des auteurs jusqu’à l’absurde. Rétrospective Douglas Sirk à la Cinémathèque : film allemand de 1936, mélo qui sent bon la propagande, tendance soft power, mais propagande quand même, avec la mise en avant des valeurs nazies. Fin de projection : des spectateurs applaudissent. J’entends même à la sortie quelqu’un dire que c’est rafraîchissant de voir un film en allemand (j’espère que quelqu’un lui a soufflé que Sirk était Allemand…). Les gens comprennent ce qu’ils regardent, sérieux ? On peut louer les qualités intrinsèques d’un film tourné sous la censure nazie, s’imaginer, pourquoi pas, que des artistes soient parvenus à la déjouer (tout est lisse dans le film, donc rien à déjouer), mais d’une part, quand ça fait la promotion justement de ces valeurs, et même si on y trouve ces audaces qu’on supposera toujours à des « auteurs », de la décence, merde. Ça reste un film de propagande répondant à tous les principes que le pouvoir voulait voir développé dans la production domestique : en 36, les juifs sont déjà interdits de travailler dans l’industrie du cinéma, et on est prié de proposer (comme on le fera plus tard avec les films de la Continental en France occupée) des films intemporels et divertissants. C’est peut-être pas Le Juif Süss, mais c’est pas non plus M le maudit. Pas besoin qu’un film soit antisémite pour être de la propagande, et le film de Lang peut difficilement être fait contre les nazis à l’époque où il a été réalisé… La Neuvième Symphonie serait un chef-d’œuvre « intemporel et divertissant » comme peut l’être par exemple Sous les ponts de Helmut Käutner, tourné en toute fin du régime, pourquoi pas, mais qui irait prétendre que ce film de Sirk en soit un ?…

Parce qu’au-delà de ça, le scénario n’a donc aucun intérêt. Avant d’avoir fait la promotion de la société américaine et de sa (haute) société de privilégiées / de la consommation, Sirk a fait celle de la société aryenne allemande. J’attends qu’on m’explique s’il y a une logique auteuriste là-dedans. En détail, on remarquera les ficelles grossières d’un mélo comme on n’en osait plus depuis le muet : une mère indigne qui abandonne son gosse en Allemagne pour se tirer en Amérique, et qui de retour dans la mère patrie débarque ensuite chez le gentil Allemand de l’orphelinat où elle avait laissé son film et qui se trouve être le meilleur ami d’un chef d’orchestre fameux ayant précisément adopté son gamin (celui-là même responsable de la captation de la symphonie du titre et qui aurait sauvé la vie de la mère en entendant sa musique en Amérique…) ; le gentil Allemand propose à cette mère qui veut se racheter une conscience (trompée sans doute par les vaines promesses de l’Amérique) de rentrer au service du chef d’orchestre pour s’occuper de son propre film (sans révéler bien sûr à son ami que la nounou qu’il lui conseille est la mère de l’enfant, tu parles d’un ami) parce que, « tiens, justement, ça tombe bien, je reçois un appel de lui qui cherche une nounou pour le petit ». Concours de coïncidences malheureuses et heureuses, on force sur les extrêmes (les très riches sont des génies ou des escrocs, les très pauvres, des mères indignes en quête de rédemption poussée par l’instinct maternel allemand sans doute) : un vrai mélo du muet.

Non, l’intérêt, si on veut, car il y en a un, est ailleurs. Sirk se débrouille pas mal du tout pour mettre tout ça en place : c’est jamais statique, y a du rythme, c’est élégant, bien dirigé. Mais le gros plus, c’est évidemment les moyens et la qualité du design (décors et costumes). Ce n’est pas qu’une question d’opulence et de volonté sans doute du pouvoir de divertir avec du beau. Vouloir, c’est une chose, mais on est en train d’assister à la mort de tout un savoir-faire allemand qui finira par disparaître durant les années du pouvoir nazi. Jamais plus le cinéma allemand ne connaîtra ce génie esthétique, cette élégance (ce qui est allemand, sera bientôt froid, rigoureux et efficace). Les tyrannies ont décidément un art certain pour saper des décennies de génie et de bon goût. Certains « art directors » sont passés en Amérique (je dois avoir des entrées dans mon Hollywood Rush), c’est pas le cas ici : mais le travail de Erich Kettelhut est assez exceptionnel. Erich Kettelhut a travaillé sur les films muets de Fritz Lang que le régime appréciait beaucoup, et en 1944, il fera les décors d’un des derniers films nazis qu’on voit subrepticement dans Dix-Sept Moments du Printemps quand l’espion soviétique passe son temps libre à voir le même film nazi qu’il déteste : La Femme de mes rêves (je l’avais ajouté dans ma liste à voir parce qu’on semble bien y danser et le tacle d’une dictature à une autre était suffisamment savoureux pour que le film mérite un peu d’attention). Y a guère que la MGM à l’époque sans doute pour afficher un tel luxe sans frôler le mauvais goût : le risque quand on a les moyens (d’un film de dictature), c’est de faire nouveau riche, d’en mettre partout, de voir plus grand que nécessaire. Ici, c’est dans tous les détails que le design impressionne. Chaque élément de décor semble être minutieusement pensé, et si on omet peut-être les reconstitutions de New York au début du film, tout est parfait. Les robes de la nounou sont peut-être un peu trop travaillées pour ses moyens, mais il faut voir la qualité des tailles et des matériaux, l’inventivité des coupes (l’art des robes, un peu comme celui des chapeaux, c’est pas dans l’audace ou l’originalité qu’il s’exprime le mieux, mais plutôt dans cette manière d’arriver à proposer toujours quelque chose de légèrement différent, voire d’évident, pour finalement toujours la même chose : elle a une robe noire avec un assortiment de fleurs factices blanches quand elle va à l’opéra par exemple, je serais une dame, je voudrais la même…).

Encore heureux qu’on n’évalue pas un film en fonction de son design… Et puis, je ne serai pas aussi élogieux avec le directeur de la photo, Robert Baberske, qui laisse apercevoir trois ou quatre fois les ombres des micros ou de je ne sais quel élément électrique censé rester hors champ. Au rayon des acteurs, on peut remarquer la partition relevée, digne d’une marche funèbre, de Maria Koppenhöfer en gouvernante qu’on aime détester.


 

La Neuvième Symphonie, Douglas Sirk 1936 Schlußakkord | UFA


Sur La Saveur des goûts amers : 

Les Indispensables du cinéma 1936

Liens externes :


La La Land, Damien Chazelle (2016)

Et la dansité, alors…

Note : 3.5 sur 5.

La La Land

Année : 2016

Réalisation : Damien Chazelle 

Avec : Ryan Gosling, Emma Stone

En général, l’histoire dans une comédie musicale n’a souvent que peu d’intérêt ; elle est le prétexte, ou le point de départ, à des numéros chantés ou dansés ; c’est un habillage qui se contente de peu de subtilités. Or, le problème ici, c’est justement que le film ne tend pas suffisamment à mon goût vers la comédie musicale. Pendant tout le développement du film, et ce pendant au moins une heure, des chansonnettes, deux petits tours au piano électronique sans grand intérêt, tout le reste, c’est la mise en scène d’une amourette tout ce qu’il y a de plus banal pour une comédie musicale. Et pour une comédie musicale, le nombre de numéros proposés pour nous mettre en émoi est par conséquent ridiculement bas.

L’ascension dans les coulisses de Los Angeles est sans doute aussi moins photogénique que celle tournée dans d’autres films à Broadway. Peut-être parce que pour honorer le jazz, on peut toujours le faire à l’écran en jouant du jazz…, honorer le Vieil Hollywood comme semble vouloir le faire Damien Chazelle, une fois qu’on a rejoué un classique à la manière d’une comédie musicale, difficile d’illustrer la passion du personnage féminin, qui est probablement celle aussi du réalisateur, autrement qu’à travers des pièces underground, des castings ou un film à succès dont on ne verra jamais rien. La cinéphilie, ou son versant professionnel, l’amour de la comédie, à Los Angeles, est probablement moins ma tasse de thé qu’un même sujet autour du monde du spectacle situé à New York (à moins d’en montrer un aspect bien particulier : Boogie Nights, Boulevard du crépuscule, et quelques crans en dessous : Ed Wood, ou récemment Il était une fois Hollywood…).

Peut-être aussi est-ce le problème de se concentrer sur une relation sentimentale un peu unidimensionnelle… Comme quoi, si l’histoire n’est qu’un prétexte, encore faut-il y apporter tous les éléments habituels du genre : où sont donc passés les personnages secondaires ? Existe-t-il seulement des exemples de films où une intrigue si resserrée autour de deux personnages principaux qui seraient une réussite ? Même dans un musical ? Hors comédies musicales, que ce soit par exemple dans les films de Cassavetes ou de Woody Allen, je n’ai pas le souvenir qu’ils y aient totalement gommé cette présence nécessaire de personnages en en faisant de vulgaires accessoires… Mais peut-être ai-je aussi simplement du mal à mettre le doigt sur ce petit détail qui peine à me convaincre. Des contre-exemples, j’en trouverai toujours.

Revenons-en à La La Land : j’insiste, un tel déficit dramatique aurait pu être compensé par un plus grand foisonnement de danses et de chants. On accepte en général les faiblesses de l’un (déficit dramatique) si on nous garantit les petits plaisirs nécessaires de l’autre (les séquences musicales). Peut-être, Chazelle faisait-il plus confiance à l’émotion entretenue par ses deux acteurs entre les séquences que par l’intrigue (même très mince) avec ce désir d’en savoir plus à la scène qui suit ou avec la peur au contraire de ce qui pourrait advenir, ou encore par le plaisir sans cesse renouvelé de voir des séquences dansées ou chantées… Mystère.

Bref, même si j’ai du mal à l’expliquer, il manque bien un petit quelque chose incapable de satisfaire mes attentes, et le résultat c’est une impression de gnangnan, de vide et de profonde insatisfaction.

Chazelle m’incite à me laisser convaincre par ses acteurs ? Soit. Je l’avoue, je suis toujours aussi passionnément fasciné par le talent de Emma Stone. Un œil, une intelligence, une vivacité, de la dérision, de l’imagination, et une justesse folle qui lui permet de reproduire en un regard une situation qu’on pourrait deviner rien qu’en la regardant jouer (en la regardant le plus souvent écouter pour être précis). Elle a aussi ce sourire rare que certains ont dans les yeux, ce sourire qui s’illumine d’un coup, souvent par politesse ou par intelligence sociale, et qu’on exprime pour montrer sa surprise (feinte ou non) de voir quelqu’un, ou de comprendre ce que veut dire l’autre en lui proposant ainsi, par les yeux, une connivence polie. Parce qu’il y a chez certains, cette noblesse d’âme qui quand ils en regardent d’autres (que quelques-uns considéreraient avec une condescendance à peine voilée) les font sentir plus importants qu’ils ne le sont. Un bon acteur, c’est un acteur qui sait mettre en avant son partenaire, celui qui sait le laisser parler en donnant vie, par l’écoute et le regard, à son discours ; il en va de même pour les individus : monter l’estime qu’ont certains d’eux-mêmes et qui ont peu le loisir de se sentir à leur place dans le monde, c’est se grandir soi-même, montrer une estime discrète par son écoute et un sourire poli à la moindre personne qui vous fait face quel que soit son statut, sa position ou son charme propre, c’est se montrer soi-même civilisé, donc digne d’être aimé. C’est une forme de tatemae à l’occidentale : nul besoin de savoir si on est sincère quand on montre du respect à l’autre, montrer la voie, ne pas brusquer l’autre, c’est triste de l’admettre, mais c’est un bon moyen, aussi, pour gagner une certaine forme de paix sociale. Qu’on appelle cela la classe, le charme ou l’intelligence, peu importe, Emma Stone le montre à chaque fois dans ses films… Et moi qui serais sans doute plus une sorte de troll aussi aimable qu’un agent du fisc ou un inspecteur des travaux finis, bref un sauvage à l’intelligence sociale très limitée, ça m’en bouche un coin. J’aurais presque l’impression face à un tel personnage d’être la créature de Frankenstein qui rencontre la petite au bord du lac et qui lui tend ses fleurs… Gare à toi, Emma, à ne pas être trop aimable avec les monstres qui pourraient innocemment te faire du mal.

Quant à Ryan Gosling, (on va troller un peu monsieur, mais on va commencer par les fleurs), loin d’être tout aussi fan de ces interprétations droopiesques, ou de sa personnalité en général, l’acteur est surtout convaincant comme danseur. Si la vase…, la valse pardon, ce n’est pas encore tout à fait ça, la maîtrise qu’il montre dans sa première scène dansée (et pas loin d’être la seule, d’où ma frustration) avec Emma Stone est impressionnante. Le problème est bien là, pour une fois que j’apprécie l’acteur à l’écran, on ne m’en donne pas assez pour mon argent. Une intrigue un peu faible, trop de sentimentalisme (chanté pour le coup), trop de piano, et pas assez de comédie musicale. Pas assez de danse, de swing, de tap, de peps, de rock s’entend. Imagine-t-on West Side Story sans les Sharks et les Jets ?!… Imagine-t-on un film avec Eleanor Powell sans numéro de claquettes ?!… Fred, sans Astaire ?!… Le Général sans la France ?… Où est le beat, l’attaque en rafales, la nuance, le contrepoint, le coup de coude dans les côtes ?!…

Reste que si le modèle de Damien Chazelle, c’est Jacques Demy, je m’avoue vaincu : si son idéal, c’est laisser Gene Kelly dans un coin et chanter que les papiers bonbons sont jolis pendant une heure, alors oui, je ne mange pas de ce pain-là. Et j’attendrai l’inspiration suivante. Après tout, les tentatives pour ranimer le genre ne sont pas si rares : Swing Kids, de Kang Hyeong-Cheol, par exemple était une belle réussite.


 

Land, Damien Chazelle 2016 | Summit Entertainment, Black Label Media, TIK Films


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L’aigle s’est envolé, John Sturges (1976)

Le location guy pose ses valises

L’aigle s’est envolé

Note : 2.5 sur 5.

Titre original : The Eagle Has Landed 

Année : 1976

Réalisation : John Sturges

Avec : Michael Caine, Donald Sutherland, Robert Duvall, Jenny Agutter, Donald Pleasence, Anthony Quayle, Treat Williams, Larry Hagman

Je passe rapidement sur le sujet ridicule du film (les nazis projettent d’obliger Churchill à pratiquer plus de sport qu’il ne se l’autorise pour sa santé) qui se goupille maladroitement (histoire d’amour inutile et à peine esquissée ; un planting accessoire qu’on voit venir à des kilomètres et qui aura des tournures d’ex machina en sauvant à point nommé la peau du personnage interprété par Donald Sutherland) et se dénoue dans un twist à l’image du film : peu crédible et rocambolesque.

Non, je voudrais surtout m’attarder sur la particularité de la mise en scène de John Sturges et le casting ronflant mais raté du film.

C’est parfois dans leurs plus mauvais films qu’on reconnaît à certains réalisateurs leurs faiblesses, et par conséquent leurs atouts, quand évidemment ils ont la chance de faire partie du cercle fermé des cinéastes ayant produit au moins un bon film ou un film à succès au cours de leur carrière.

Pour situer le personnage, John Sturges, c’est un réalisateur de grands espaces. On pense plus volontiers à des westerns comme Les 7 Mercenaires, Règlement de compte à OK Corral ou Le Dernier Train de Gun Hill, mais on peut citer aussi La Grande Évasion ou Un homme est passé… John Sturges, c’est le « location guy ». Toujours en tournage en extérieurs loin des studios. Et la première qualité du bonhomme, c’est sans doute de reconnaître ses limites : s’il se retrouve à filmer des films dans les grands espaces, ce n’est peut-être pas forcément que par goût du grand air, mais aussi sans doute parce qu’il se sait limité dans les espaces réduits d’un studio. Connaître les acteurs, avoir la patience de travailler avec eux, varier la mise en place dans les petites espaces, interagir avec les accessoires, puis découper ses plans pour échapper aux champs-contrechamps, choisir les bons décors, la bonne lumière, les bons objectifs, etc. tout ça, c’est une plaie pour certains. Et l’avantage des grands espaces, parfois, c’est que le grand air, ça fait pousser des ailes à tout le monde : la lumière est bonne tant que le soleil est un tant soit peu de la partie, les décors, même factices, auront toujours la force de la nouveauté et de l’exotisme qu’un film en studio aura plus difficilement, et un acteur peut même être bien meilleur en jouant avec le soleil dans les yeux plutôt qu’un projecteur qui n’est pas censé lui poser problème (c’est la méthode « Clint de l’œil » : se mettre toujours face au soleil pour avoir quelque chose de « vrai » à exprimer, et rien d’autre). Ce n’est sans doute pas valable pour tout et j’exagère comme à mon habitude aussi (les aléas climatiques, les particularités techniques, accès difficiles et nécessité de tout prévoir, etc.), mais ce qu’on peut reconnaître en revanche, c’est que Sturges fait résolument partie de ces cinéastes plus à l’aise en extérieur.

Le problème, c’est que L’aigle s’est envolé compte un nombre non négligeable de séquences tournées en studio. Et pour ne rien arranger, elles donnent le ton au film puisqu’on commence par elles.

L’aigle s’est envolé, John Sturges 1976 The Eagle Has Landed | Associated General Films, ITC Entertainment

J’ai souvent l’occasion de le dire, pour moi, un des éléments qui fait la réussite d’une mise en scène, c’est sa contextualisation. Raconter une histoire, ce n’est pas seulement agencer des événements, c’est aussi, à travers la mise en scène, savoir la rendre au mieux au temps présent. Au théâtre d’ailleurs, on apprend aux acteurs à jouer « au présent » et à jouer « la situation ». Ce n’est pas anodin, quand on tourne une séquence, une des difficultés, c’est d’arriver à jouer sur la continuité de ce qui précède, voire initier la suite, et ça implique par exemple d’arriver à faire ressortir en permanence les enjeux de la « quête » des personnages (ce n’est pas aussi simple, un acteur mal dirigé s’éparpillera et pourrait ne pas saisir la continuité logique du récit et de l’évolution de son personnage). Mais le plus important pour arriver à capter ce « présent », à faire ressortir la « situation », c’est de faire vivre le hors-champ. Parfois, il suffit de montrer un décor, puis de changer sa caméra de place pour qu’on garde en mémoire le « lieu » précédemment visité, et c’est cette mémoire qui nous permettra de nous faire une image cérébrale de l’espace scénique, autrement dit ce qui compose à la fois le champ (ce qui est dans le cadre) et ce qui est hors-champ. On imagine bien alors combien il est difficile de restituer cet espace scénique quand… il ne préexiste pas dans un décor « naturel » et qu’il faut l’inventer en studio (d’abord le composer, puis le restituer à l’écran au moment du tournage). C’est en ça, souvent, que des films en extérieur, même avec des reconstitutions historiques, peuvent pour certains cinéastes être plus faciles à réaliser. La contextualisation ne se borne qu’à changer la caméra de place, que ce soit d’angle de vue ou de suivre les protagonistes dans leurs diverses « locations ».

La réalisation en studio et en intérieurs (ici, c’est la même chose) demande donc des qualités particulières qui ne sont manifestement pas le fort de John Sturges, et qui expliquerait en partie son succès… en réalisant en extérieurs la plupart de ses (meilleurs) films.

Premier problème dans ces scènes d’introduction : on ne sait pas où on est. En Allemagne, on veut bien l’admettre puisqu’on se retrouve dans des bureaux d’officiers nazis, mais précisément où, on ne sait pas. Quelques plans d’introduction ou de coupe dans des couloirs, et encore ; autrement, pas de fenêtres, pas de vues extérieures, ni même de sons extérieurs, ou encore d’évocations d’événements même anecdotiques hors-champ pour faire vivre ce qui devrait exister en dehors du petit monde que représentent ces bureaux. Non, rien que des acteurs rendant visite à d’autres acteurs dans des salles sans fenêtres et avec peu ou pas de va-et-vient visible parmi les figurants à l’arrière-champ (les figurants sont d’ailleurs presque inexistants tout au long du film, signe que Sturges se foutra pas mal d’essayer de rendre une réalité et d’échapper, même en extérieur, à un petit effet « boule à neige »). Des bunkers ? Même pas, puisqu’à un moment on voit ce qui ressemble à des quadrilatères de lumières projetés sur le sol depuis des fenêtres invisibles…

Autre problème, ce n’est qu’une impression, mais les objectifs utilisés, à moins que ce soit la profondeur étrange des décors, m’avaient tout l’air de ne pas être les bons. Je ne suis pas spécialiste, mais il y avait quelque chose au niveau de la profondeur de champ, et qu’on ne retrouve plus dans le reste du film (même dans des décors comme des intérieurs de maison), qui donnait une impression étrange de ne jamais être à la bonne distance.

Le son ensuite. On sait que les Américains ont une certaine aversion pour les séquences doublées (en dehors de John Sturges, ce n’est pas un film hollywoodien, mais pas sûr que ça fasse une si grande différence), et j’ai comme l’impression (là encore, ça mériterait confirmation) qu’une bonne partie de ces premières séquences tournées en studio ont été doublées (c’est d’ailleurs aussi le cas de certaines scènes qui viendront après, en particulier le local avec qui Donald Sutherland se bat et qui semble être un vulgaire cascadeur à qui on a doublé les quelques répliques). On pourrait se demander pourquoi un tel choix, la difficulté des prises directes se posant en général plus volontiers en extérieur… Et la réponse est peut-être à trouver au niveau des accents allemands que s’infligent, pour je ne sais quelle raison, tous les acteurs interprétant ces officiers nazis. Soit le résultat de ces imitations ridicules était peu probant lors du tournage et aurait nécessité un doublage, soit le choix de jouer des accents allemands pour des acteurs britanniques et américains aurait été fait après le tournage… Quelles qu’en soient les raisons, le résultat est étrange et n’aide pas à « entrer » dans le film et à rendre crédible le monde qui est censé prendre forme à l’écran.

Un problème en provoque parfois une cascade d’autres : des acteurs préoccupés par leur imitation d’accent sont certainement assez peu impliqués dans l’essentiel de leur travail, à savoir rendre la situation. C’est un tout, et à ce niveau, quand plus rien ne marche, ça peut tout autant être les acteurs qui ne sont pas bons, ne comprennent pas ce qu’on leur demande, le réalisateur qui peine à faire comprendre la situation aux acteurs ou qui est plus préoccupé par le menu de son déjeuner, ou même le scénariste qui imagine de vagues « effets » à rendre dans ses répliques, mais puisqu’elles sont mal écrites ne sont jamais bien rendues ni même comprises par les acteurs chargés de les interpréter… On sent bien une volonté de proposer des situations psychologiquement lourdes, tendues, avant que la seconde moitié du film tourne au film d’action, mais force est de constater que ça ne marche pas du tout.

Dans certains cas, quand on a de telles séquences qui patinent, un bon montage ou l’ajout d’une musique peuvent sauver les apparences. Impossible de savoir jusqu’à quel point le travail sur le montage a joué un rôle dans ce désastre. Pour ce qui est de la musique, elle est tout bonnement inexistante dans ces premières séquences laborieuses. On imagine l’affaire : Lalo Schifrin est mandaté pour composer la musique, il ne sait pas quoi faire avec ces séquences ratées, alors il ne s’embarrasse pas et se concentre sur les scènes suivantes en espérant que personne ne vienne lui demander de proposer quelque chose pour le début du film. C’est le dernier film de John Sturges, et le moins qu’on puisse suspecter à son égard, c’est qu’il était probablement assez peu impliqué dans son travail… (Il ne se serait pas impliqué du tout dans la postproduction d’ailleurs, ce qui doit être une manière toute personnelle d’exercer son final cut.)

Une fois ce dur passage des séquences en intérieurs passé, ce n’est pas bien mieux par la suite. On prend l’air, ça devrait être le fort de Sturges, l’aigle s’est enfin envolé, mais certains des autres défauts du film persistent. Mal écrit, mal rendu ou mal interprété, c’est selon, quoi qu’il en soit, jamais le film ne trouve le bon rythme, avec notamment un gros souci au niveau de la gestion des ambiances pendant toute la première heure du film. On sent bien une volonté dans l’écriture à proposer à la fois un thriller jouant sur le mystère et le secret (les soldats allemands se feront passer pour des soldats britanniques sur le territoire anglais) avec quelques passages humoristiques et romantiques. Et rien de tout cela ne marche. Ce n’est même pas que c’est mal rendu, le problème, c’est que ce n’est même pas rendu du tout. Ils auraient pu jouer Othello en chinois que ça aurait été pareil. C’est une chose de mal diriger un film, c’en est une autre de ne même pas essayer de le réaliser. Au niveau du rythme par exemple, jamais on ne sent le moindre sentiment d’urgence chez les acteurs, ou même d’excitation, de détermination ou de précaution qu’implique un tel sujet.

Une fois sortis des séquences en intérieur, l’un des gros hiatus du film se fait ressentir avec l’apparition du personnage joué par Jenny Agutter. Donald Sutherland vient en espion allemand dans une ville perdue de la côte britannique, et la première chose qu’il pense à faire, c’est venir retrouver sa copine. Non seulement, c’est difficile à croire, mais vu comment leurs retrouvailles sont expédiées avec très vite des mamours clandestins sur la plage, impossible d’adhérer et de croire à une telle liaison. On voudrait presque nous faire croire que le spectateur puisse immédiatement tomber amoureux de Jenny Agutter, et c’est vrai qu’elle est jolie, on l’emploie d’ailleurs principalement pour ça (de La Randonnée à L’Âge de cristal jusqu’à Equus qui viendra tout de suite après, elles jouent surtout les utilités dénudées avec des personnages sans réelle consistance), seulement pour la voir succomber au charme de Donald Sutherland (qui est loin d’être un Casanova), il nous en faudra un peu plus… Fellini ne s’y était pas trompé en le choisissant pour incarner son Casanova dont il voulait ridiculiser l’image : Donald est gauche en matière de séduction, ce n’est pas son emploi. Et le grand Donald n’est pas beaucoup plus convaincant à la boxe d’ailleurs (il met à terre le malabar susmentionné probablement doublé en lui opposant sa technique de boxe censée être imparable alors que de toute évidence Sutherland n’a jamais donné un coup de sa vie…).

À ce stade, on pourrait se demander d’ailleurs, si en dehors même des carences coupables de Sturges, il n’y a tout bonnement pas des fautes de casting à tous les étages. Ça commençait avec l’accent ridicule d’Anthony Quayle, puis tout au long du film, confiné dans son bureau d’officier nazi, avec Donald Pleasence qui peinera toujours à nous convaincre qu’il puisse être crédible dans son rôle (sérieusement, Donald Pleasence en officier nazi, il fallait oser… sans compter qu’un premier Donald — Sutherland — nazi, c’était déjà dur à avaler, alors une deuxième, c’est loin d’être crédible).

Robert Duvall semble quant à lui complètement perdu (difficile cela dit d’être impressionné par l’autorité de Donald Pleasence, surtout quand on se rappelle l’historique du duo dans THX1138 qui les ferait plutôt passer pour des précurseurs du couple R2D2/C3PO que de hauts gradés de l’Empire). L’œil souvent fuyant pour jouer les faux pensifs, à ne pas savoir si son personnage doit être déterminé dans sa mission ou au contraire résigné, contrarié, face aux ordres et contre-ordres qu’on lui soumet… Cela dit, 1976, c’est amusant de retrouver Duvall dans le rôle d’un officier nazi, parce qu’à considérer la longueur du tournage d’Apocalypse Now, il est possible que les deux tournages se soient succédé (le film de Coppola ayant commencé en mars et celui-ci ayant été tourné durant l’été, ça laisse une possibilité que Duvall ait même commencé par le Coppola). Un simple entraînement pour Robert avant de passer à son rôle de colonel Kilgore, le plus emblématique de sa carrière. Et l’occasion pour lui, peut-être, de comprendre que la réussite d’une interprétation, ça se joue parfois à un accessoire près : le cache-œil ? mon œil… Non, le Stetson, ça sonne mieux.

Un casting, oui, c’est savoir qui doit porter le chapeau.

Et ironiquement, peut-être la seule réussite du film, c’en est un autre qui s’y connaîtra bientôt en Stetson : Larry Hagman aka J.R Ewing ! Non pas qu’il ne s’agisse pas non plus ici d’une énième faute de casting, mais vu le marasme ambiant, on peut reconnaître au moins à Larry Hagman la capacité dans le film à nous avoir fait… sourire. Vous avez bien lu, celui qui deviendra un des acteurs les plus pète-cul de la télévision, c’est aussi le seul qui arrive à nous faire rire dans cette histoire. Pour être honnête, je ne suis pas sûr que ce soit parfaitement volontaire ni même assumé, pourtant il semble évident que son personnage a été écrit, peut-être pas pour être ridicule à ce point, mais au moins pour illustrer un type de personnages militaires fils à papa engagés là où on pense qu’ils poseront le moins de problèmes (étant entendu que ces fils à papa sont soit idiots, soit incompétents). On n’est pas loin du personnage de Duvall dans Apocalypse Now, à la différence près que le sien, celui de Duvall, s’il est une caricature, en plus d’être fou, est expérimenté. L’officier qu’interprète ici Larry Hagman est fou, dispose du même entrain inconscient que son cousin surfeur et amateur de napalm, mais… est inexpérimenté et cherche une bonne occasion de se faire une réputation. Cette inconscience ne saute d’abord pas aux yeux, mais Hagman aura son petit morceau d’anthologie quand il viendra, armé de sa légendaire bonne humeur, pas encore de son Stetson mais d’un casque ridicule, tenter une négociation, seul, avec les Allemands retranchés dans une église avec des otages. Il faut le voir presser le pas et l’air décidé d’un enfant de quatre ans, le ventre déjà bien bedonnant mis en évidence par une large ceinture portée à la sergent Garcia arborant une couronne de grenades qui aurait pu tout autant lui faire l’impression de boules d’un sapin de Noël avant de se rendre compte qu’elles pouvaient tout aussi bien lui exploser sous le nez… Si le film était jusque-là passablement ronflant, on doit reconnaître à J.R le don de nous avoir réveillés.

Treat Williams ne s’en sort pas si mal non plus, et Michal Caine, bien qu’en contre-emploi, s’en tire mieux que les autres grâce à son flegme et à un regard fixe et haut, préférable à adopter quand on est un acteur perdu plutôt que les regards fuyants de Robert Duvall qui ont tout de véritables appels à l’aide. Vous voulez savoir à quoi ressemble un acteur qui attend les indications de son metteur en scène ? Regardez Robert Duvall dans L’aigle s’est envolé.

Pas franchement une grande réussite donc. Et au fond, un sujet qui n’est pas sans rappeler Went the Day Well? tourné pendant la guerre en Angleterre par Alberto Cavalcanti. Mieux vaut préférer ce dernier.


 

 

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Une vie cachée, Terrence Malick (2019)

Illustrationnisme malickien

Note : 2.5 sur 5.

Une vie cachée

Titre original : A Hidden Life

Année : 2019

Réalisation : Terrence Malick

Avec : August Diehl, Valerie Pachner, Maria Simon, Bruno Ganz

Une nouvelle fois, c’est désespérant, le cinéma de Terrence Malick fait pschitt avec moi. J’avais entendu dire qu’il revenait aux choses sérieuses, mais qu’a-t-il pu réaliser ces dernières années pendant que j’avais le dos tourné pour qu’on parle ainsi de retour ? Parce qu’on est d’accord : s’il est question de retour, c’est un retour vers le cinéma de The Tree of Life, pas celui de La Moisson du ciel et de La Balade sauvage. Parce que celui-là, éclipsé de longues années on ne sait où et réapparut avec La Ligne rouge, il semble bien égaré, loin des sphères créatives de notre siècle. Non pas que je regrette qu’il ne puisse plus nous proposer d’autres chefs-d’œuvre de cette trempe (quoi que), mais les films sont réalisés de manière si différente qu’on pourrait presque penser qu’il y a un cinéaste différent derrière la caméra. Changer de style, c’est une chose, surtout après plusieurs décennies de mutisme ; il se trouve que celui-là, affirmé depuis The Tree of Life avec palmes et lauriers qui vont avec, par son systématisme, et son outrance aussi, ne me touche pas.

Trois heures, c’est assez long quand on s’ennuie, alors puisque j’ai été très tôt laissé sur le quai, j’ai essayé de comprendre ce qui distinguait ce style malickien du nouveau siècle et pourquoi j’en étais si étranger.

Il se trouve qu’avant que commence le nouveau siècle, à peine avant que Malick revienne aux affaires, un autre cinéaste, avec un film en particulier, propose une manière originale de réaliser des films. J’étais jeune, probablement influençable, et c’est à cette époque que mes goûts et ma cinéphilie se sont forgés, et chaque nouveau devient un événement, une découverte. Ce cinéaste, c’est Lars von Trier. Après des années de recherches formelles déjà souvent remarquées lors des festivals ou ailleurs, il décide de monter avec d’autres cinéastes, le dogme 95. Une proposition de cinéma radicale qui remettait un peu au goût du jour les alternatives ou les vagues des années 60. Réussite plus ou moins convaincante, les films du dogme respectant les principes prônés sont rares, et le mouvement ne compte probablement qu’un grand film, Festen. Pourtant le mouvement aura une influence, à mon sens, importante sur la manière de faire et de regarder des films.

Comme souvent avec les contraintes sont nées des idées pour essayer de les contourner. C’était peut-être la seule bonne idée du dogme : transgresser des règles trop strictes devenait un impératif pour arriver à proposer des projets qui tiennent la route. Lars von Trier s’en est probablement très vite rendu compte, et c’est dans ce contexte que Breaking the Waves apparaît. C’est une claque pour beaucoup de monde, le film fait sensation à Cannes, et il fait un peu office (déjà), si le dogme 95 était une réforme, de contre-réforme. (On n’est jamais aussi bien contredit que par soi-même.) De la contrainte technique de départ ne reste plus grand-chose, mais Lars von Trier en ressort avec un film beaucoup plus réaliste que d’avant le dogme (il ne s’interdisait pas de tourner en studio, avec des ambiances, des cadrages, des éclairages travaillés), donc d’une certaine manière, épuré de son vernis expérimental. Les sujets semblent toujours un prétexte à de multiples expérimentations, mais un peu comme s’il avait été tout ce temps prisonnier de son studio, de son cadre, le voilà qu’il redécouvre les vertus du tournage en extérieur et que le monde a probablement plus d’idées à montrer que lui pourrait jamais en faire sortir de son imagination. À l’occasion également, dans certains films si je me rappelle bien (notamment Europa), l’outrance ou le sentimentalisme hystérique pouvaient déjà être de mises. Et cela, il l’a mis au cœur de son « système » pour établir le style de Breaking the Waves. Il l’a même laissé éclater cette outrance, au point qu’on parlait à l’époque de mélodrame. Tout cela, grâce à la performance d’Emily Watson notamment (et plus tard sur le même principe avec Björk). S’il semble encore si peu s’intéresser aux histoires, au moins Lars von Trier comprend qu’il peut déléguer la chose à des acteurs qui, un peu à l’image d’une Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc, arriveront à capter tout l’intérêt et la sympathie du spectateur, chose qu’il n’aura alors donc plus à faire ; mais des acteurs, aussi, appréciant tout comme lui verser dans l’extrême, la passion, l’exubérance… À tel point qu’on pourrait même presque non plus parler de mélodrame réaliste, mais carrément de naturalisme (presque : parce que ce serait ignorer le désintérêt pour le cinéaste pour le réel, paradoxalement, le naturel ici est employé comme un effet, une pâte, un rendu, à tel point que personnellement j’irais même jusqu’à qualifier ce cinéma d’expressionniste). Quand chacun s’applique à essayer de définir un style à travers des termes en isme, c’est que quelque chose se passe. On ne sait pas qui a raison, mais tout le monde est d’accord pour parler la même langue, ou du moins le même mode : l’interrogatif.

Le cinéaste danois avait fini de tâtonner : il avait trouvé un style qui faisait mouche. Or comme souvent, quand un film atteint son public, autrement dit s’il arrive à toucher une grande variété de spectateurs, ça relève un peu du miracle ou du hasard. Quand on ne croit ni à l’un ou à l’autre, on parle élégamment de sérendipité. Un phénomène auquel les artistes ne sont pas étrangers : Lars a tellement expérimenté jusqu’à Breaking the Waves, qu’il a trouvé un style, certes qui lui est (ou lui était) propre, mais qui tout d’un coup a convaincu tout le monde. Quand on cherche, on trouve. Pas forcément ce dont on cherchait au départ, mais voilà : tout d’un coup, il se passait quelque chose. D’à la fois novateur et de rigoureusement traditionnel (ça pourrait être la définition d’un chef-d’œuvre vu qu’aucune de ces œuvres majeures n’a en réalité été inventée à partir de rien).

Pourquoi est-ce que j’évoque pendant tout ce temps Lars von Trier et Breaking the Waves ? On m’a sans doute vu venir : on trouve dans les films de Terrence Malick de nombreuses correspondances avec ce cinéma qui avait tant réveillé les spectateurs et la manière de faire des films. Je crois l’avoir déjà dit en d’autres circonstances : on ne fait plus des films de la même manière depuis Breaking the Waves. (Peut-être même que ce cinéma-là a été inspiré par la télévision : Urgences, notamment).

Aujourd’hui, ce qui reste dans la manière de filmer, c’est surtout une chose : la caméra est mobile. Elle ne glisse même plus comme avec un steadicam : il faut que l’image bouge comme si la scène était filmée au caméscope (les jeunes ne savent plus ce que c’est). Il faut rappeler qu’avant ça, les années 80 étaient encore marquées par l’influence dans le cinéma hollywoodien des cadres propres, néoclassiques, imposés par Lucas à toute une génération de cinéphile, puis d’un Ozu pour beaucoup de cinéastes moins « commerciaux ». Si un Tarantino par exemple ne s’est jamais aventuré là-dedans*, une grosse partie de la production à la fin du siècle s’est mise à proposer des cadres filmés à la Parkinson. C’est encore une constante aujourd’hui, et pour tous les types de cinéma (peut-être même plus pour le cinéma commercial, paradoxalement).

*

D’autres propositions techniques lancées ou réexploitées par Lars von Trier ont fait leur trou dans le style (ou la mode) nouveau qui était en train de se normaliser pour les années à venir. Parmi elles, le jump cut. C’est étonnant de voir à quel point un procédé utilisé à l’origine par Godard servant, à mon sens, beaucoup plus comme un effet de distanciation sur le public (parce que le spectateur se sent sortir tout d’un coup de la continuité invisible du film) est devenu un passage obligé pour dynamiser un montage, abreuver le spectateur d’images, et ainsi le noyer derrière elles (ce qui hypothèque toute possibilité de mise à distance de l’image et donc de la situation, du sujet ou du film). Lars von Trier avait eu l’idée de monter ainsi des plans parfois improvisés par les acteurs sans se soucier de la continuité et des soucis de faux raccords parce qu’avec une caméra mobile, d’une part, c’était devenu impossible à régler sur un « plateau » (souvent en extérieur), et d’autre part parce qu’il s’est très vite rendu compte qu’une fois passé le souci de continuité (quand on fait jump cut sur jump cut, on est obligé de ne plus s’en étonner), le procédé pouvait s’apparenter à une ellipse. Voilà comment une contrainte technique est devenue une proposition, puis une norme narrative. Lors du montage se posait alors beaucoup moins la question du raccord (mouvement, temporalité) que la quantité d’informations, d’expressions, d’actions pouvant être délivrées ainsi au regard du spectateur dans une même séquence. Les personnages n’ont plus à arriver ou sortir des pièces, traverser des couloirs, faire quelques pas pour rejoindre un partenaire : on taille dans le gras, on ne garde que des plans où l’interaction est franche et immédiate (une action, une émotion, une ou deux répliques tout au plus : on est revenu au bon vieux « une idée un plan » d’Abel Gance). On gagnait alors en densité, c’est vrai, mais on perdait à mon avis en élégance, et surtout ça laissait beaucoup moins le temps à l’imagination et à la réflexion du spectateur de se développer (j’y reviendrai plus tard).

Globalement dans ce cinéma, on n’a plus le temps de voir. On subit plus qu’on ne regarde. C’est bien pourquoi c’est avant tout le cinéma commercial qui s’est emparé du filon (avouez que c’est amusant : Godard influençait un demi-siècle plus tard le cinéma commercial — après une parenthèse timide parmi les cinéastes du nouvel Hollywood sur ce procédé seul — à confirmer).

Une vie cachée, Terrence Malick (2019) | Fox Searchlight Pictures, TSG Entertainment, Elizabeth Bay Productions

L’un des autres éléments techniques, stylistiques, et, il faut bien le concéder, narratifs, qui s’est fait en réaction, ou en complément, avec le cinéma de Lars von Trier, c’est l’utilisation quasi systématique de la musique d’accompagnement. Et pas n’importe quelle musique. Quand les trois quarts de la durée d’un film sont accompagnés pour prendre le spectateur par la main, ce n’est plus du cinéma, c’est de l’opéra d’ascenseur. Rarement, bien sûr, il n’était, au départ, question de musique narrative : il est plus question de musique comme son nom l’indique « d’accompagnement », servant à illustrer, souvent de manière invisible, une séquence, et ainsi diriger émotionnellement le spectateur. Mais force est de constater que quand tout un film est orchestré, malgré la pauvreté de la musique proposée, elle finit par diriger la structure du récit, peut-être même plus qu’un découpage. Quand on utilise une musique spécifique (pas une musique d’ambiance, mais une identifiable parmi d’autres, une qu’on remarque) pour ralentir, accélérer le rythme, illustrer un état émotionnel ou une avancée dramatique par l’intermédiaire d’un montage-séquence (presque toujours accompagné musicalement), cela a un sens narratif ; quand on ne fait plus que ça tout du long avec de la musique d’ascenseur (ou d’ambiance), quel sens narratif cela peut-il avoir ? On se croirait parfois retourné au temps du muet quand les séquences « dialoguées » se faisaient par l’intermédiaire des cartons : moins il y en avait, plus c’était parfois vu comme une qualité. Plus question d’ailleurs de « morceaux », mais bien de musiques d’accompagnement, d’ambiance, sans grande structure, étirée sur deux ou trois notes. Ce que j’appelle « musique de sèche-cheveux » ou comme ça m’est arrivé pour Dunkirk, « musique de broyeur sanitaire ».

Que reste-t-il de tout ça dans le style de Terrence Malick ? Eh bien à peu près tout. Tout cela ou presque était déjà présent dans La Ligne rouge (postérieur à Breaking the Waves), mais à ce moment, il était encore contraint de suivre les codes, non pas du dogme 95, mais des studios et donc de leurs impératifs commerciaux : si le style et le traitement changeaient, le sujet était résolument « commercial ». Malick préférant filmer les nuages et les petits oiseaux, pas sûr que ses manières aient plu à Hollywood, mais un tel cinéaste, appréciant tout comme Lars von Trier, aussi (en plus de la pluie) les acteurs excessifs, ce n’était pas difficile pour lui de trouver des acteurs pour ses prochains films (surtout compte tenu de l’aura qui était alors la sienne après plus de deux décennies retirées dans sa grotte). Malick devint ainsi un cinéaste de festival et le chéri des cinéphiles en quête de nouveaux héros (comme je l’avais été quinze ans plus tôt). Beaucoup sans doute pour les nouveaux sujets abordés dans ses films, peut-être moins pour sa capacité à sentir l’air du temps en matière de style, à se l’approprier, jusqu’à en faire un style bien établi, à la fois héritier de Lars von Trier donc, mais aussi de beaucoup d’artifices (désolé de le dire ainsi mais c’est comme ça que beaucoup de ses procédés m’apparaissent) si bien utilisé à notre époque, tant dans le cinéma commercial qu’indépendant.

Qu’est-ce qui caractérise finalement le style malickien ? Un style qui s’appuie encore sur des mouvements de caméra à l’épaule ; mouvements qui ne peuvent toutefois être trop violents parce que du fait des optiques à grande profondeur de champ, les distorsions de l’image seraient trop grandes si le cadre embrassait trop de décors dans un même mouvement. Et la nausée est évitée grâce aux jump cuts, assez fréquents. Donc le cadre est mouvant, libre, en permanence, mais si on va de droite à gauche ou de bas en haut sans problème, on suit rarement un même mouvement dans sa continuité (tout au plus on verra deux ou trois mouvements, ensuite, on coupe). Ça donne certes une impression de liberté au cadre, plutôt appréciable, et le montage rapide permet de passer très vite à autre chose. C’est ainsi que Malick use prioritairement de plans rapides (2 ou trois secondes en moyenne, je dirais), et il peut ralentir le rythme quand il lance un chapitre nouveau, une séquence importante faisant avancer « l’intrigue » (ici, ce qui fait avancer le simple devenir de notre personnage principal face à son idée fixe : ne pas faire allégeance à Hitler et refuser de se faire soldat). Ce qui change diamétralement avec 1996, c’est donc l’usage intensif de la musique : elle va s’intégrer rapidement à la séquence pour déclencher un autre niveau de narration qui est presque toujours un montage-séquence.

Je le dis souvent, je préfère de loin le montage-séquence au plan-séquence. Il est pour moi plus inventif, et permet beaucoup plus de possibilités narratives assez proches de celles de la littérature. Seulement, avec des réalisateurs comme Coppola ou Scorsese, spécialistes du procédé, et vénérés par la génération des réalisateurs du nouveau siècle, on a assisté à une inflation du temps octroyé aux montages-séquences dans les films. Le procédé est traditionnellement utile pour ponctuer un film, le faire respirer, passer d’un chapitre à l’autre ou au contraire pour servir de climax opératique dans un finale (Coppola l’utilise souvent ainsi). C’est une inflation remarquable principalement dans le cinéma américain : David Fincher, Sofia Coppola, Aronosky, sont des habitués du procédé.

Là où la sensibilité du spectateur que je suis commence à se montrer susceptible, c’est quand des cinéastes ne semblent faire plus que des montages-séquences. Et parmi ceux-là, Malick.

Le système de Malick est rodé. Pratiquement chaque séquence obéit à la même logique : pour commencer, le rythme est lent, on s’installe dans un décor (souvent un paysage), puis un personnage (secondaire souvent) vient faire avancer l’action, des dialogues se mettent alors timidement en marche, on est encore là dans du Lars von Trier de 1996, parfois avec la même fougue sentimentalo-spirituelle et la même poésie ; et puis tout d’un coup, comme si Malick ne faisait pas confiance au propre rythme de la scène, à sa force évocatrice, dramatique, il commence à y intégrer de la musique ; une musique venant très vite lancer à son tour une première gorgée de montage-séquence, parfois en flashback (par exemple pour suggérer qu’un personnage repense à des événements passés et heureux), parfois en montage alterné (pour mettre en parallèle les situations du mari, puis de la femme, une fois séparés), et cela ne s’arrête plus jusqu’à la fin de ce qu’il faut bien appeler un « chapitre », généralement identifiable par un noir. Le noir fini, on tourne la page, et on repart pour une séquence : nouvelle entrée en matière lente, plusieurs plans situant les décors, une situation qui sera bientôt altérée par un élément perturbateur, etc., et presque toujours Malick refuse de s’installer dans la scène, lance l’artillerie grinçante des violons et le montage-séquence. Cela ne devient plus qu’un cinéma de montage-séquence dictant presque à chaque seconde par le montage dense et la musique directrice (plus que de contrepoint) ce que le spectateur doit voir, penser et ressentir. Il y a des variations à tout cela bien sûr, mais globalement, c’est ainsi que s’articulent les séquences de Terrence Malick.

De ce que j’en comprends, ce n’est pas le côté systématique de la méthode qui me gêne, au contraire, j’aime bien les schémas circulaires, le recours à des techniques ou procédés récurrents… Non, ce qui me gêne, et me laisse sur le carreau dans ce système, c’est qu’on n’entre jamais dans le cœur du sujet, et qu’au lieu de proposer un cinéma dramatique (basé sur l’action, les conflits, la contradiction, l’opposition, comme un bras de fer permanent entre différentes forces et protagonistes), Malick ne propose plus qu’un cinéma illustratif.

Je m’explique. Pour développer une intrigue, un conflit, un problème, une opposition, dans un film ou une histoire toute simple, ça passe par des scènes. À l’intérieur de scènes, on y trouve des dialogues, souvent des échanges de regards, des silences, pour essayer de comprendre l’un ou l’autre personnage. Des personnages qui se tournent autour, s’évitent, se touchent (de la mise en scène, quoi, celle avec des acteurs, pas des caméras). Chaque histoire procède de cette manière, avec des scènes qui se développent, puis une ellipse, et une autre qui commence, etc. Quand toutes les séquences, ou presque, ont vocation à devenir des montages-séquences, tout l’intérêt dramatique, toute la tension créée par les acteurs autour des enjeux particuliers de leur personnage et de conflits plus ou moins explicités, tout le cheminement « naturel » d’une séquence pour arriver à une conclusion, puis forcer un noir de transition pour passer à une autre séquence obéissant à ces mêmes principes, eh bien, tout cela n’existe plus. Que devient la matière dramatique proposée par Malick à chaque nouvelle entrée en matière ? Elle s’évanouit peu à peu derrière une suite d’images illustrant une situation sans jamais la faire avancer : cette matière dramatique reposant traditionnellement sur l’avancée dramatique de la séquence, toute cette dramaturgie du conflit verbalisé, frontal, entre deux forces (qu’elles s’opposent ou qu’elles s’allient pour faire corps contre une autre force hors champ) se faisant face dans un même espace, ce que pardon, on peut littéralement traduire par « mise en scène », eh bien presque tout ça chez Malick se fige d’un coup dès que la musique est lancée. Tout ne devient plus alors qu’illustration et expressions faciales.

Et sur ce dernier point, il est peut-être important de rappeler qu’une expression ne provoque pas toujours une émotion : l’émotion, c’est au spectateur de la ressentir, pas à l’acteur, surtout quand il ne dispose que d’à peine quelques secondes pour exprimer, expurger presque, quelques émotions rarement bien finaudes. Prenons l’idée d’une bombe : montrer une bombe, puis une autre, et encore une autre dans une surenchère de répétitions absurdes, ne provoquera pas plus de peur chez le spectateur. Ce qui émeut, c’est de savoir d’où elle vient, où elle va et à qui elle est destinée, ainsi que les probabilités qu’elle explose. La surenchère « substantive » de diverses émotions répliquées dans un montage-séquence de quelques dizaines de secondes n’augmente pas l’émotion chez le spectateur, il la noie.

Quelques exemples. Imaginons que l’enjeu dramatique d’une séquence soit de « mettre en scène » l’humiliation d’un personnage (il y en a beaucoup dans le film : la femme qui finit par être une pestiférée dans le village ; l’homme maltraité par ses gardes, etc.). Dans une mise en scène classique, on va s’évertuer à développer une scène dans sa continuité, avec des rapports de force allant parfois crescendo basés sur des principes simples d’action-réaction (tension entre deux personnages, l’un dit à l’autre de s’asseoir sur une chaise, par exemple, l’autre s’assied, puis le premier enlève la chaise, l’autre tombe, puis se relève, humilié, nouvelle tension, jeu de regard, de corps, etc.). Que fera Malick avec la même situation de départ ? Il va la filmer cinquante fois, le plus souvent probablement avec de l’improvisation en demandant aux acteurs de proposer à chaque fois quelque chose de différent, et au montage, il se retrouvera avec assez de matière pour proposer une séquence très courte, souvent répétitive car reproduisant la même situation (avec des variantes de lieux et de personnages par exemple, comme quand Malick décrit les relations de la femme avec les villageois par une suite de situations très courtes, humiliantes, mais répétitives parce qu’elles illustrent une même idée), il usera de pas mal de jump cuts pour remédier aux soucis des raccords et capables d’illustrer en une succession de mini-situations identiques une situation plus générale…

On pourrait, à ce stade, parler de densité. C’est vrai, c’est dense. Mais la répétition d’une même image (ou même situation censée illustrer la même émotion) apporte-t-elle à chaque fois quelque chose de plus significatif pour un récit ? N’est-ce pas plutôt une densité de façade ou au mieux une simple collection d’illustrations identiques ? Quand je fais des énumérations, quand je multiplie les phrases nominales, les virgules, les paraphrases, est-ce que je raconte une histoire ou est-ce que je m’enlise ?

Mon problème, il est là avec le style de Malick. Il monte un film (plus qu’il ne le met en scène) comme moi j’écris des commentaires de films.

On entend souvent dire par ailleurs, depuis vingt ans, que Malick propose un cinéma contemplatif. Contemplatif parce qu’il filme les nuages, la pluie, les chenilles ou les bambins dans les bras de leur papa ? Est-ce que regarder cinquante images par minute sur Instagram, c’est contempler ces images ? À ce rythme, on ne contemple pas. On subit. Et on like.

Beaucoup de jolies images dans son film, c’est vrai. Mais la contemplation n’est-ce pas avoir le temps de regarder ? Je n’ai rien contre la vitesse, il faut de la densité pour raconter une histoire, mais il faut aussi un temps pour apprécier la pesanteur d’un regard, d’un paysage si, à ce moment de l’histoire, il dit quelque chose sur l’état d’esprit du personnage. Si tout est rapide, même quand on illustre cent choses lentes, plus rien ne l’est. Si on ne nous laisse pas libre de regarder, on ne voit rien, et ce qui reste ce sont des images imposées. Un paradoxe. Malick, cinéaste de la contemplation ? Quand dans son cinéma nous laisse-t-il le temps de profiter des images, d’une ambiance ? Qu’il laisse notre esprit vagabonder dans son film, bon sang ! essayer de percer les secrets de ses personnages, assister à leur doute, à leur colère !… Qu’il nous laisse notre part de spectacle, celle qui fait intervenir l’imagination. L’imagination, elle ne naît pas en multipliant les images à la place du spectateur, mais au contraire en le laissant libre de regarder, de se perdre dans le cadre, libre de se laisser émouvoir par un regard qui dure plus de deux secondes ! C’est un peu comme dans le montage (raté) de Luc Besson dans Le Cinquième Élément quand son personnage principal regarde sur un écran une suite de catastrophes, d’images d’archives émouvantes, d’enfants en pleurs ou de champignons nucléaires… On ne ressent rien dans le film : on voit juste un personnage l’être, mais ces images, à nous, lancées à une telle rapidité, ne peuvent pas nous émouvoir. L’émotion, elle se fait sur la durée. Si on la commande, cela devient une injonction. C’est bien pourquoi certains ramènent Malick à la publicité. Pas à cause des jolies images, mais parce que ses montages-séquences (les publicités en sont pratiquement toujours) au lieu de provoquer de l’émotion ne sont que des injonctions émotionnelles : « Pleure ! », « Indigne-toi ! », « Aie pitié ! » « Ressens la joie ! »…

Ben, non.

Et cela, je serais d’autant moins susceptible de l’accepter qu’il y a une autre particularité dans ce style malickien qui me jette totalement hors de ses films. Outre « l’illustrationnisme impératif » de son style, c’est également son « néo-expressionnisme » qui me gêne. Pas un expressionnisme dans lequel les décors serviraient à illustrer (toujours) l’état d’esprit psychologique d’un personnage, mais un expressionnisme qui serait une recherche permanente de l’excès émotionnel de ses acteurs. Je le dis plus haut, c’est précisément la voie vers laquelle Lars von Trier s’engouffrera après quelques expérimentations. Pourtant, dans Breaking the Waves, les excès me paraissaient justifiés, et c’était peut-être d’autant plus efficace pour moi que le personnage principal masculin étant physiquement entravé dans ses mouvements, les excès de jeu d’Emily Watson me paraissaient être une réponse logique face à la frustration que son personnage et son partenaire pouvaient ressentir. C’est souvent la contrainte qui légitime les excès…

Quelles sont les contraintes exposées dans Une vie cachée ? Bien sûr, le personnage principal refuse de s’engager dans l’armée, mais est-ce que c’est une contrainte assez forte, ou assez bien exposée, pour créer une frustration qui sera elle-même suivie d’excès émotionnel ? Comme si Malick se moquait d’exposer les contraintes de départ provoquant une frustration, qui elle-même justifierait des excès, et que son seul objectif était d’illustrer les excès émotionnels de ses personnages sans en montrer la cause (ce qui pourrait être une révision extrême du principe bressionnien selon lequel il faut montrer les conséquences, mais les causes). Comment adhérer à ça ? Pour qu’il y ait « pitié », au sens quasi aristotélicien, sympathie et identification avec les personnages, il faut qu’on comprenne l’origine, le cheminement, justifiant leurs excès. Montrer un personnage qui pleure sans me montrer pourquoi il pleure ne me fera pas participer à son émotion. Le voir hurler pour je ne sais quelle raison ne me fera pas partager ce qu’il ressent…

Mais nous ne sommes peut-être pas tous égaux en tant que spectateurs. Comme nous ne le sommes pas en tant qu’acteurs… Je vais évoquer brièvement mon expérience d’acteur. Dix ans de théâtre amateur, j’ai pu remarquer certaines différences d’appréhension du métier parmi les acteurs. Pour faire court, il y a les acteurs réfléchis (froids) et les sentimentaux (les excessifs). Les deux s’entendent rarement. On pourra le deviner, j’étais classé parmi les acteurs froids. Et je n’ai pas beaucoup de respect pour les acteurs excessifs. Parce que, pour eux tout, est paradoxalement facile : il suffit d’en faire toujours trop et le tour est joué. La question de la justesse ne se pose jamais. Pas plus de celle de l’efficacité sur le public, de la cohérence avec le personnage ou la pièce jouée. Seul compte, l’émotion (même pour dire : « passe-moi le sel »). Or, une bonne partie des acteurs (et des spectateurs qui les suivent, puisqu’une grande partie de ces acteurs ne sont rien de plus que des spectateurs qui s’émeuvent à leur place) sont des acteurs excessifs. Je me suis prêté une fois à l’exercice, afin d’aller dans leur sens (moi aussi, j’aime expérimenter) : j’ai fait n’importe quoi, mais je m’étais amusé à « ressentir » le plus possible (en réalité, on ne ressent rien, on fait semblant, et plus gros c’est, plus ça passe), et là les compliments avaient commencé à pleuvoir. On se serait cru dans un film de Lars. Bref, tout ça pour dire que ces acteurs non seulement m’insupportent, mais les mauvais metteurs en scène qui les laissent faire ou les encouragent encore plus. Surtout, je les trouve dangereux. À regarder de loin comme ça des acteurs qui hurlent, ça peut paraître anodin. Mais si les émotions peuvent se fabriquer, jouer avec son corps comme d’un instrument auquel on ne prend pas soin, peut réserver quelques mauvaises surprises. Le problème, c’est que bien souvent ces acteurs, dans leurs excès, sont physiquement incontrôlables. Parfois, ils se blessent ou blessent les autres. Quand je vois par exemple l’actrice dans Une vie cachée s’acharner sur une pauvre clôture en bois après avoir raclé de ses mains la terre de rage…, à aucun moment, je n’entre dans son jeu ou ne suis ému. Je me demande juste ironiquement si comme Joaquin Phoenix, la chance de se blesser dans sa furie ne lui permettra pas de glaner un prix d’interprétation quelque part… Non, je n’aimais déjà pas beaucoup ces manières en tant qu’acteur, je ne les cautionne pas beaucoup plus en tant que spectateur. Quelqu’un qui perd son sang-froid, à l’écran ou dans la vie, on le regarde avec distance, pas avec compassion. C’est d’ailleurs tout l’effet que me laisse le cinéma de Malick : une grande et permanente mise à distance. Involontaire cela dit. Je suis bien persuadé que Malick est convaincu que tous ses procédés sont immersifs pour son public. Et sans doute pour certains l’est-il. Pas pour moi.

J’en reste là. Désolé pour l’écriture en montage-séquence. Pas la force de revoir tout ça au montage. Vous auriez mis une petite musique d’accompagnement par James Newton Howard ou Hans Zimmer, et ç’aurait été sans doute une épreuve moins difficile (ou peut-être pas).


Liens externes :


Green Book, Peter Farrelly (2018)

Green Book

Réalisation : Peter Farrelly

Avec : Viggo Mortensen, Mahershala Ali

| Vu le 9 mai 2019 | 8/10

On le sait, le cinéma est affaire de sensibilité. On voudrait croire qu’un film projeté puisse être vu de la même façon par des millions de spectateurs. En réalité, aucun ne voit le même film. Comprendre pourquoi tel ou tel cinéphile adhère ou non à telle ou telle manière de faire reste un mystère, et quand on s’accorde sur un film, on fait encore semblant de nous accorder sur le fond quand on ne le fait en fait que plus grossièrement (ou binairement) : ceux qui aiment, et ceux qui font la grimace. C’est peut-être au fond un peu comme les paires de voyageurs plantés au hasard dans un train ou dans un bus : il n’y a pas de bons et de mauvaises personnes avec qui faire la paire, il n’y a que des individus avec qui on a le plus de chance de s’accorder, et les autres. Les frères Farrelly par exemple, c’est une paire qui en transport en commun m’a paru toujours, moi, bien accordée. Et le Peter seul s’en tire tout aussi bien, peut-être parce que son film traite d’une autre paire, allez savoir. Cela en devient même le sujet du film : savoir s’ils arriveront à s’accorder ou non.

Rien d’original donc dans cette histoire proposée. Une histoire, ça commence, ou c’est, presque toujours, une rencontre. Parfois aussi, une bonne histoire, c’est une histoire qui fonctionne selon le principe du voyage. Ainsi, les histoires de transport en commun, c’est une bonne manière de faire des rencontres : celles qu’on fait avec les autres, qu’on vous impose, que vous pensez choisir, et puis une autre, plus inattendue, plus existentielle, essentielle, celle qu’on fait avec soi-même. C’est dans les grandes occasions, les grands voyages, qu’on se dévoile, qu’on se découvre. Le road movie, une des plus vieilles histoires du monde. Et ça marche autant avec un couple hétérosexuel qu’avec deux paires de couilles (ou de nichons : Thelma et Louise, autre exemple réussi de film de voyage, même si la paire de copines se connaît déjà au début du périple). Ce n’est d’ailleurs pas la sexualité qui importe, parce qu’un peu comme en amour, dans un voyage, ce qui compte, ou plutôt ce qui gagne à être raconté, c’est le parcours : la séduction, le moyen, bien plus que le but, la fin, la destination (qui est presque toujours la même). C’est vrai ensuite que les péripéties souvent mises en œuvre dans ce genre de films manquent parfois d’originalité, mais si ça marche depuis l’antiquité, pourquoi se priver d’une vieille recette de grand-mère qui fait à chaque fois son effet ? Si on reçoit différemment ces propositions de récit, c’est qu’on est tous programmés, et sensibles, à des détails qui nous échappent, qu’on peut éventuellement décoder, et qui sont toujours probablement affaire de mesure. On pourra donc refaire cent fois le même film, avec ces mêmes recettes, qu’on jugera toujours des petits détails faisant la particularité de chaque redite.

Je ne pourrais dire si je suis particulièrement amateur du genre (le road movie), en tout cas celui-ci, oui, me rappelle d’autres opus qui avaient déjà réussi à me combler : New York-Miami, Rain Man pour les deux références les plus évidentes. À chaque fois, un couple improbable, mal assorti et « que tout oppose » en apparence. L’alliance des contraires, le jeu des apparences, ça fait longtemps que les raconteurs d’histoire nous invitent sur ce terrain-là. Des évidences, des bonnes intentions, des espoirs, il y a un peu de tout ça, et personne ne s’accordera sur la qualité des assortiments. Le tout peut-être étant de respecter certaines règles et de ne pas chercher à faire bien original : un coulant au chocolat, ça reste un coulant au chocolat, on l’aime pour le coulant et pour le chocolat, on apprécierait assez peu y trouver du fromage ou de la langoustine. On soigne les détails donc. Et parmi ces détails, certains passent inaperçus quand ils sautent aux yeux des autres : j’ai cru comprendre que certains commentateurs n’avaient pas apprécié l’approche raciale du film, moralisatrice. Peut-être, mais comme chacun fait son film, ce n’est pas ce que j’ai vu : j’aime les rencontres dans les films, les oppositions, les voyages initiatiques seul ou à deux, la question raciale m’a donc paru accessoire, ç’aurait pu être un homo et un hétéro, un golden-boy et un autiste, un major et une mineure, une princesse et un wookie, Misse Daisy et son chauffeur, un rôdeur et un hobbit, un drogué et un cow-boy… peu importe, vu que c’est précisément l’opposition qui fait la saveur, le sel, le point de départ de tout voyage en commun. Alors un Rital raciste et un Noir BCBG, ma foi pourquoi pas. Parce que si la question raciale, moralisatrice, ne m’a pas personnellement choqué, c’est peut-être bien aussi parce que Farrelly a su pas mal la mettre de côté (à moins que ce soit moi). Bien sûr que c’est le sujet. Un sujet… un peu comme un vernis posé sur une planche : l’ossature, elle, est toujours la même. Et cette couche de vernis, aux colorations certes très classiques, elle ne m’a pas dérangé tant qu’on m’a réussi à ne pas me faire quitter des yeux la poutre qu’on agitait devant moi… Et la poutre, cette fois-ci, c’est le jeu d’opposition constant, appuyé, entre les deux personnages principaux.

Le film n’est pas sans défauts (visibles), et ils sont sans doute inhérents au contexte dans lequel il a été tourné : oui, c’est un film hollywoodien, mais Hollywood, c’est peut-être là aussi où sont le plus souvent le mieux écrits ce genre de concepts. L’Amérique, de par sa géographie, est propice à ce genre d’histoires. Disparités culturelles, ethniques, sociales, et de grands espaces parcellés d’îles homériques ou d’auberges tolkienniques. Alors la musique peut parfois être un peu forte, donner trop clairement le sens du vent émotionnel, elle s’écaille devant mes yeux assez vite pour que je puisse profiter à plein du bois dont je me chauffe, celui, poutrement plaisant, (ré)chauffé par ce fou de Peter, et qui consiste, rien de plus, qu’à chanter un vieux refrain qui me plaît. Comme le disait feu Chewbacca, dans un grognement, en réponse à la princesse qui s’étonnait de la rusticité du transport en commun qui devait les ramener à bon port : « Ce sont les vieilles casseroles qui chantent la meilleure soupe. » Ou quelque chose comme ça.

 


Listes sur IMDb :

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Liens externes :


M. Butterfly, David Cronenberg (1993)

M. Butterfly

M. Butterfly Année : 1993

5/10 IMDb

Réalisation :

David Cronenberg

Avec :

Jeremy Irons, John Lone, Barbara Sukowa

N’importe quel pékin sait que derrière les femmes de l’Opéra se cachent de hommes… Une confusion des genres risible tant notre René, tout naïf et forcément français qu’il est, s’efforce de ne pas voir le « poteau rose » sous la robe pudibonde de son M. Butterfly chéri.

En fait, le film est déjà fini quand on comprend la méprise. Lors de la première scène, j’avoue m’être laissé prendre : on se dit : « Bon, cette Chinoise n’est pas particulièrement jolie… » La suite est un désastre. Comme l’impression de voir un film sur un gosse de quinze ans qui croit encore au père Noël à qui l’entourage n’arrive pas à dire qu’il n’existe pas. Parce que moi je suis faible, et je suis un mufle cinéphile : toutes les femmes dans les films, je les embrasse en même temps que le héros (seulement si c’est consenti bien sûr, sinon je m’insurge avec elle, toujours). Et un chanteur d’opéra, j’avoue que c’est tout en bas dans les cartons de ma garde-robe à fantasmes (oui, j’ai une garde-robe).

Remarque, grâce à ce film, je crois avoir compris l’origine de l’expression « faire un bébé dans le dos ». Aussi, pour répondre à un personnage avec une poitrine dans le film, la position favorite de René, ce n’est en effet pas le missionnaire, sinon on l’aurait très tôt ramassé à la « petite cuillère » (à moins tiens, qu’en bon Français, René préfère les « petites grenouilles »…).

À oublier.


 


Mon épouse et la voisine, Heinosuke Gosho (1931)

Mon épouse et la voisine (1931)

7/10 IMDb

Réalisation : Heinosuke Gosho

Avec : Atsushi Watanabe, Kinuyo Tanaka, Satoko Date

Les Indispensables du cinéma 1931

Premier film parlant japonais, et c’est une comédie plutôt réussie.

Après une introduction burlesque quelque peu inutile avec un artiste peintre et une bagarre slapstickienne, un dramaturge s’installe avec femme et enfants dans un pavillon de banlieue et doit rendre un travail pour un théâtre, mais son travail se trouve être sans cesse reporté par d’incessantes interventions banales ou inattendues : ses enfants qui braillent, des visiteurs encombrants qui tardent à partir, les humeurs de sa femme, sa voisine chanteuse dans un groupe de jazz et qui répète dans son salon avec ses amis…

Kinuo Tanaka, toute pouponne en femme forcément indignée et boudeuse, y est déjà présente. Les mimiques de la femme contrariée sont déjà là, une maîtrise parfaite donnant à voir à chaque seconde, et… drôle (son agacement est un excellent contrepoint aux étourderies procrastinatrices de son mari).

Il y a déjà du Shimizu ou du Ozu ici (vu de Heinosuke Gosho jusque-là que le très bon Une auberge à Osaka, dans une tonalité bien différente).


Mon épouse et la voisine, Heinosuke Gosho 1931 Madamu to nyobo | Shochiku


 


La Goualeuse, Fernand Rivers (1938)

La Goualeuse

6/10 IMDb

Réalisation : Fernand Rivers

Mélange étrange de mélodrame à l’ancienne (avec fils caché, lignes de l’intrigue nouées sans vraisemblance, dévouement pathétique pour l’être chéri…) et de comédie.

Grâce aux acteurs, le volet comique est réussi, le mélo un peu moins. Mais l’intérêt se cache surtout ailleurs : c’est le seul film ou presque dans lequel on peut voir chanter Lys Gauty, la goualeuse du titre, qui se met donc à chanter en plein milieu de n’importe quoi, et ça, ça vaut sérieusement le détour. Dommage qu’on ne puisse la voir et l’entendre par ailleurs : une voix et une interprétation exceptionnelles, et une beauté espagnole à l’accent parigot à vous « embarquer » loin. C’est aussi elle qui possède la meilleure tirade du film, avec son réquisitoire contre la justice des riches. Bel aphorisme : « L’honnêteté, c’est un bateau qui s’embarque vers nulle part. »

Une agréable trouvaille de la Cinémathèque, typique d’avant-guerre, et honteusement oubliée, politique des auteurs oblige (parfois relayée pour une politique des stars).


Thriller, Michael Jackson (1982)

Le Poltergeist des waters

Thriller, Michael Jackson (1982)
 

Le plus important pour moi quand j’écoute de la musique, c’est le rythme. Il faut que je bouge mon petit cul ou que je remue la tête quand le corps est appelé à d’autres occupations. À l’école, on disait que je devais être sourd pour n’écouter que les chanteurs aveugles comme Ray Charles ou Stevie Wonder. T’as le rythme ou tu l’as pas. Aussi, quand on passe son enfance à l’hôpital ou sur le pot, on se moule des goûts de chiottes. Pourquoi devrais-je donc avoir honte d’aimer Tommy Faragher et son diurétique Look Out For Number One * quand il m’a comme libéré et maintenu en vie en 1983 ? Et pourquoi devrais-je renier celui qui m’a le premier fait lever de mon pot une fois ma mission achevée, après un si long thriller ? Dragées Fuca, c’était de la merde, les poires, c’était pour les pommes, ET (sorti en 82) et son étron magique ne me faisait déjà plus d’effet, non, il me fallait trouver autre chose. Et là, se pose une question tout existentielle pour un blondinet autiste du cul (qui ne voulait rien voir entrer ni sortir de son corps étranger) : Thriller fera-t-il longtemps de la résistance ? Eh ben, oui, depuis 1983, année où se sont cristallisées toutes les diarrhées symphoniques de mes passions musicales, Thriller reste premier, Tommy Faragher n’a qu’a bien se tenir (mais il frétille toujours avec son t-shirt jaune au cas où).

*

J’écoute rarement Thriller, remarque. Plutôt les Jacksons Five. Ce n’est pas moi qui commande, mais ma chère et tendre clé USB.

Thriller donc, c’est la révolution, pas forcément qu’en bien d’ailleurs. L’album est lancé comme un blockbuster. Michael Jackson est déjà une immense star depuis une dizaine d’années, et il produit ici un de ces machins rares où un artiste arrive à élever encore son niveau alors qu’il était au top. Un peu comme quand les enfants stars arrivent à s’affirmer une fois adultes : Fred Astaire, qu’il adulait, avait eu la même trajectoire, et c’est plutôt rare. Jackson avait une sorte de génie qui s’était révélé évident dès ses premières apparitions. Un touche-à-tout qui pouvait s’exprimer dans tous les aspects de la scène et en faire un événement, un blockbuster (comme Le Parrain et Jaws, qui, dans la décennie précédente n’avaient pas déçu quand on a voulu en faire des bombes commerciales).

Thriller, le clip, est à lui seul déjà un événement. Réalisé par John Landis, (qui venait de faire Le Loup-garou de Londres), le clip est aussi et surtout le début de la révolution MTV. Mais pour ma part, il s’agit d’un de mes plus anciens souvenirs. Et pour cause, comme je l’ai expliqué plus haut. Il a fallu une danse des zombies les tripes à l’air pour me faire la leçon et me faire prendre conscience de mon corps. À cinq ou six ans, chez des amis de mes parents, un soir, le clip passe à la TV et je reste scotché et fasciné par ce que je vois, debout à trois mètres de l’écran, façon Poltergeist (c’est l’époque, 1982). Je n’ai même pas eu à me dire que j’aimais Michael Jackson, il s’est imposé à moi, comme un monstre sacré, un totem, un dieu, une évidence. La poire magique. Je crois avoir eu deux idoles, enfant, Bruce Lee et Michael Jackson. Les deux purgeaient à leur manière les affaires courantes. J’ai voulu marier les deux dans une vaine tentative de créer une danse faite de coups de pied retournés et de postures ridicules, mais ça n’a pas marché. 1982-83, toujours, désolé, j’ai été nourri à ces années, et Tom Cruise (qui me ressemble en tout point sauf pour le génie — il ne peut pas tout avoir), n’était pas le seul à se la raconter dans Risky Business. Il y a des phénomènes étranges…, faites gaffe à ce que vos enfants écoutent ou voient à cinq ou six ans, ça s’imprègne durablement dans nos petits cerveaux. (J’ai dit que mon film préféré c’était Blade Runner ? 1982)

Mais Thriller, ce n’est pas qu’un clip (ou les clips), c’est aussi l’événement d’un moonwalk ressorti des placards pour en faire un gimmick, un lazzi, qui sera la marque Michael Jackson. Le mouvement existe depuis les années 30, mais puisqu’il n’a jamais été exécuté avec une telle épure, une telle perfection, l’effet est immédiat. Il faut se rappeler où et quand il a été exécuté pour la première fois. Durant un gala de la Motown, avec un public de connaisseurs. Rares dans la salle sont ceux sans doute qui connaissent le pas magique, et pour cause, il n’a pas été reproduit depuis des années. Le génie de Jackson, il est autant d’être capable d’exécuter à la perfection un tel mouvement, de se l’approprier, que de savoir faire confiance à des pros qui eux connaissaient le pas et l’ont retravaillé avec lui (sur le plan musical, il ne fait pas autre chose avec Quincy Jones à la production). Le petit Michael, quand il dansait au tout début, il singeait beaucoup James Brown. Ça remue, ce n’est pas un numéro structuré comme on l’entendait à Broadway ou ailleurs dans les années 20-30. Michael Jackson et donc Thriller, c’est ça, l’ambition, et la réussite, d’un art total. À la fois une performance du chant, de la composition, mais aussi de la danse. Pour en mettre plein la vue à ce public de connaisseurs, il fallait sortir un véritable numéro sorti de nulle part, qui tenait un peu aussi de la performance de magicien et d’archéologue. Il n’invente rien : il pille ce qui a disparu depuis des décennies, les meilleurs, pour réadapter la chose à sa sauce. Et ce jour-là donc, il y a quelque chose qui se passe et qui crée la légende Michael Jackson. Quand il exécute sur scène et devant les caméras Billie Jean le public est déjà aux anges. Avant le moonwalk, c’est déjà l’hommage et le “travestissement” des danses héritées de Broadway des années 20, avec une routine tout à fait particulière, unique, personnelle, une rigueur infaillible, des footworks, des gimmicks qui « prennent des poses », et tout ça qui donne à voir. Une performance. Rien de neuf là-dedans, il n’a cessé depuis son adolescence à aller de plus en plus vers ça. Et puis enfin, bien sûr, le climax. Même si Michael est moins concerné par le public que d’habitude, sans doute concentré sur ses pas et ses postures (et peut-être aussi par l’émotion propre qu’il veut donner à son interprétation), même si le playback enlève un peu de spontanéité (ça rajoute en fait au côté robotique de son numéro, qui tient donc à la fois de la danse de Broadway, du mime ou du théâtre), eh bien quand “il” s’arrête de chanter, que la musique s’attarde un peu, c’est là qu’il se lance, relève presque sa queue-de-pie et… recule comme quand une bonne poire vous aide à mieux glisser, avec classe et désinvolture, sur les peaux de bananes. L’art suppositoire, la giclée dans ta poire. Mais aussi le roi. Le roi Arthur face à la cour qui prouve sa vaillance en s’appropriant la légendaire Excalibur : la voilà l’évidence des dieux. L’épreuve de maturité est réussie : la preuve que les chevaliers attendaient pour faire de Michael le King of Pop. À ce moment-là, il n’y a plus de compétition entre les pros, tous adoubent le roi en hurlant. Si dans les années 60 les gamines jetaient leur culotte aux Beatles, le roi fait la même chose (ou presque) devant un public de pros.

Évidemment, je n’ai pas vu les images à l’époque, mais les mômes semblent capter comme personne l’air du temps, et comme pour thriller, j’ai l’impression d’être né avec ça :

https://www.youtube.com/watch ? v=d17ggav1Lto

On trouve sur Youtube des danseurs ayant inspiré Jackson ; certains pratiquaient des proto-moonwalks. Parmi ces influences, il y avait avec Fred Astaire, sans doute la meilleure danseuse de la première moitié du siècle, Eleanor Powell. Remarquez les poses de ce numéro tiré de Broadway Melody of 1938 :
https://www.youtube.com/watch ? v=Xn0-l69kzC8

À noter aussi que le tour de magie de Smooth criminal (Bad cette fois), le penché à 45° (qui est bien un tour de magie) est tiré de la version de 1940 (celle qui réunissait Fred Astaire et Eleanor Powell) :
https://youtu.be/uaIyxjnsfXY ? t=5 s

Pas qu’un album donc. Une révolution, un backwalk vers les plus belles heures de Broadway.


The Matrix, The Wachowski Brothers (1999)

Matrix

Note : 5 sur 5.

Matrix

Année : 1999

Réalisation : Les Wachowski

Avec : Keanu Reeves, Laurence Fishburne, Carrie-Anne Moss

— TOP FILMS

Certains films ne vieillissent pas, on vieillit à leur place.

(Et je parle du film initial. Pour la suite, très mauvais souvenir de cinéma et une de mes plus grandes incompréhensions. Aucune envie de réévaluer ces horreurs. Le premier se suffit à lui-même.)

Suite de notes.

La sidération au cinéma

Elle commençait dès la scène du bullet time avec Carrie-Anne Moss et cette pose improbable inspirée probablement du kung-fu… Il y a tellement par la suite de personnages ou d’interprétations ratées dans la « série » de films, alors que sa présence dans le film est si particulière…

Impressionné, le petit Nolan a dû l’être également. Ce qui m’avait marqué dans Memento l’année suivante, c’était justement qu’il reprenait deux des acteurs de Matrix en surfant pas mal sur les personnages qu’ils interprétaient dans le film plutôt que de s’emmerder à créer des personnages à part entière (ce qui était pour le coup, au-delà de l’opportunisme, pas mal efficace).

C’est un miracle ce film. Tout le reste qui navigue autour et qui se rétame alors que le film initial reste en suspension, c’est les marchands du temple. « Oh, c’est Jésus ! Il marche sur l’eau ! » (The Matrix). Puis : « Oh, putain, c’est Superman, il peut inverser le cours du temps ! » (Reload) Et encore : « Mais, mais… c’est Dieu ! Il se bat contre les planètes, les éléments, les Titans ! et… contre Lambert Wilson !!! » (Revolution)

The Matrix, The Wachowski (1999) | Warner Bros., Village Roadshow Pictures, Groucho Film Partnership

La scène de l’interrogatoire.

Cette scène ne me fait pas grand-chose, en dehors de son intro formidable sur écran, travelling avant, et l’écran qui devient le plan sans transition, puis la caméra qui descend l’air de rien pour recadrer… On ne voit presque rien, mais c’est fait au millimètre. Puis, avec l’agent Smith qui tournicote son élastique pour ouvrir son dossier, le même dossier qu’il met de côté, histoire de faire comprendre à Neo qu’ils peuvent tout oublier… C’est de la danse aussi dans cette scène mais on ne doit pas apprécier la même chose. J’aime beaucoup plus l’interrogatoire avec Morpheus quand il lui fait le speech humanité = virus. Et pour rester sur la danse, c’est fou dans les scènes de poursuite ou de baston à quel point le rythme est parfaitement géré : ils avaient compris que le rythme, ce n’est pas une question de vitesse, mais d’alternance entre mouvements rapides et mouvements lents pour “digérer”, respirer, avant de repartir. À ce niveau, la poursuite sur les toits en dents de scie au début dit tout : les bruits des pas lents quand ils montent, puis rapides quand ils descendent. Sans oublier que le bullet time, c’est déjà en soi un “soupir” qui s’étire dans la partition… C’est une symphonie, ce truc. Bref, je m’emballe, je rends les armes.

La scène « escape » de Trinity au début du film.

En musique classique, pour bien finir un morceau, il y a ce qu’on appelle la cadence. C’est quand tu as une phrase où tu sens venir la fin, et ça s’arrête brutalement — comme les fameux noirs à la fin des films de… Nolan —et ça pousse le public, bien sûr, à applaudir. Ils font ça dans cette scène juste après le bullet time, quand elle bastonne tous les flics et avant que les agents Smith lui collent aux basques. Il y a un plan final avec une pause brutale, et on comprend que c’est la fin de la baston… De l’opéra.

Le dernier coup, c’est l’accord final qui précède ce “soupir”. Mais pour que l’effet (la cadence) marche, il faut le coup final ET la pause qui vient après. D’ailleurs, il n’y a que ça dans cette séquence, mais des cadences intermédiaires, ou des points-virgules, ou donc visuellement, tu as un mouvement rapide qui s’arrête brutalement souvent rehaussé d’un effet sonore, typiquement le « vouh ! ». Par exemple, quand elle saute à travers la fenêtre, tu as plein de plans rapides, et ça se termine brutalement par une “pause”, elle, avachie dans les escaliers, les flingues tendus vers la fenêtre. Le changement de rythme, c’est ça la cadence. Et puis hop, elle dit « get up », et là, elle ne se relève pas mollement : elle gicle hors du cadre avec un effet sonore et un cut niveau montage.

Autre exemple. Quand ils montent à l’échelle pour atteindre le toit, je présume quand même qu’ils ont été aidés d’un filin ou d’une sorte de trampoline pour faciliter leur élévation parce que tu ne montes pas une échelle aussi facilement. Résultat, tu as « ta ta ta ta » très rapide avec, si je me rappelle, un mouvement de travelling arrière pour donner une sorte de relief au mouvement, et avant de repartir en courant, tu as l’effet de descente de l’échelle, très bref, mais indispensable pour créer du rythme. C’est un vrai modèle. Même pour accentuer l’effet lors des toits en dents de scie, la caméra fait un travelling d’accompagnement latéral mais s’élève et descend en même temps que les “danseurs” là encore pour donner du relief et du rythme. Après, il y a bien sûr le génie de créer des décors comme ça, parce que j’ai vu d’autres séquences des films suivants, et ils montrent le même sens du rythme sauf que ça tombe à plat plus souvent parce que les décors selon moi sont moins à la hauteur (paradoxalement plus grandioses, mais justement, il n’y a pas le côté organique, carton-pâte, poussiéreux, des décors du premier, comme ceux dans « ils sont derrière les murs », quand Morpheus se fait capturer, ou celle de la station de métro).

 

Bullet time.

Apparemment, la technique utilisée conditionnait pas mal ce qu’il était possible de faire (axe de caméra et décors réduit en studio sans doute) alors que le procédé aurait complètement changé par les deux suivants, le numérique apparaissant, et là tout devenait possible. Il y a donc à la fois la magie du “seuil” entre deux mondes qui disparaît et la surenchère vers un monde auquel on ne peut plus croire (sans compter qu’une fois que Neo comprend ses capacités à l’intérieur, mais surtout en dehors de la matrice, bah c’est fini, ça devient un film de super-héros). Alice Wachowski est restée dans son terrier et elle n’a plus jamais revu la lumière.

Vu le : 24 juillet 1999, commenté essentiellement dans les années 2010


2020

En réponse à : « Jamais compris l’hostilité envers ces 2 films, ils forment une trilogie parfaite avec le 1ᵉʳ ».

Le premier se suffit à lui-même. Le récit est intelligible, l’action et les effets spéciaux à taille presque humaine. Visuellement, il est plus reposant pour les yeux et fait la part belle au récit plus qu’à l’action multi-joueurs et aux explications à la con. La suite est un naufrage total qui annonce d’ailleurs peut-être déjà celui des films de Nolan : des labyrinthes visuels incompréhensibles et moches. Annonciatrice peut-être aussi d’un conflit de générations entre spectateurs. Ceux de Jaws laissant place à ceux de Mega Jaws 3D Remix.



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