Expos & voyages
Millet et une nuit à Amsterdam
Récit d’un voyage express
Le samedi 7 décembre, alors qu’une nouvelle semaine de grève dans les transports se profile, ma copine me propose de partir deux jours en début de semaine à Amsterdam. Je fais les yeux ronds : « Moi, partir ? Dans deux jours ? Pour un pays étranger ?! » Je sors rarement de Paris, pas l’âme d’un grand voyageur. Je hais les préparatifs, les découvertes sur le tard, les mauvaises surprises. Et par-dessus tout, je déteste perde mon bonnet.
Seulement voilà, il faut parfois se faire violence pour sa belle, et comme j’ai envie de lui faire plaisir, j’arrête de réfléchir, et je lui dis oui. Depuis vingt ans, en dehors des séjours chez la famille, je ne suis sorti qu’une fois de la capitale, c’était déjà avec elle au printemps, mais c’était en France, pour trois jours entre Arles et Avignon. Si mademoiselle veut partir, alors partons. Ses voyages à elle semblent être conditionnés par un seul facteur : Vincent van Gogh. Le principal motif de ce voyage : une exposition sur l’influence qu’aurait exercée Jean-François Millet sur le peintre hollandais. Ce sera également l’occasion de voir la plus grande collection d’œuvres de van Gogh dans le musée à qui il a donné son nom dans la capitale hollandaise.
Youpi. Des expos, des expos, des expos !
Nos moyens sont limités, du moins les miens, et comme on aime le partage des ressources, je nivelle toutes les opportunités vers le bas, et j’en suis fier. De toute façon, grève oblige, point de Thalys pour se rendre en Hollande, et rejoindre l’aéroport en temps de grève, cela doit déjà être une aventure en soi. Les cars Macron semblent donc tout indiqués pour ce voyage. J’avais été malade au printemps en allant dans le Sud par ce biais, mais je préfère encore passer par là que devoir me saigner pour un voyage. Le meilleur moyen de survie quand on est pauvre, c’est encore d’être radin. On fera donc ça.
Le lendemain, c’est décidé. À moi de payer le transport, à elle, l’hôtel. Je n’aurai qu’à payer ma place pour le musée, « mais non, inutile de réserver, tu regarderas sur place ». Plutôt méfiant, je préfère tout de même acheter en avance, mais pas moyen, c’est elle qui décide de la chronologie des événements, impossible de lui fixer une tranche horaire afin de réserver en ligne. La maline. Tout est fait pour me sortir de ma zone de confort… D’autant plus qu’elle voudra en profiter pour jeter un œil à un autre musée voisin dans le centre d’Amsterdam, le Rijksmuseum. Tout ça en cinq ou six heures. Et alors que pour elle tout est simple : armée de son badge de guide-conférencier, elle pense pouvoir accéder à tous les musées nationaux du monde et de Navarre.
J’arrive chez elle au soir. Rien n’est préparé. Elle est Coréenne, et le sens de l’improvisation fait partie de leur charme, un trésor national. Jamais rien n’est impossible pour un Coréen, et mieux vaut toujours tard que trop tôt. Des fois qu’on s’ennuierait. Je lui propose de faire les courses, histoire de prévoir quelque chose au moins à manger dans le bus. « Pas la peine ! Mais pourquoi tu veux manger ! » C’est vrai quoi. On achète quand on a faim, au dernier moment.
Elle préfère rester au chaud, collée à son iMac, en rêvant du voyage, et me demander quelle chambre d’hôtel je préfère. Me demander ce que je préfère, pour moi, que ce soit pour une paire de basket, un menu ou une chambre, ça peut parfois ressembler à une offense. Je veux juste dormir à un prix raisonnable. Elle décide donc, et son choix s’arrête sur une jolie chambre en plein centre de la capitale, pas trop loin de la gare routière où notre bus « FlixBus » est censé nous téléporter.
Oui, dès que j’ai eu l’adresse de l’hôtel, c’est la première chose que j’ai regardée, histoire… de ne pas trop le faire à la coréenne, et de prévoir un minimum. Si j’ai si peu voyagé durant toutes ces années, c’est peut-être aussi parce que ça doit être follement chiant de m’avoir sur le dos à vouloir tout prévoir, à tout vérifier, à m’inquiéter pour un rien. Mais je me promets de faire des efforts, et de le faire, un peu épicé, à la coréenne.
Il est l’heure de se coucher. Parce que ce n’est pas tout de s’amuser à regarder sur GoogleMap si la maison d’Anne Frank est dans le centre, il faut aussi dormir : le bus est à 6 h 15, dans un coin que je connais bien pour y aller peut-être tous les jours, non loin de la Cinémathèque, et par où j’étais déjà passé pour me rendre à Arles : la gare routière de Paris Bercy. Au moins, là-dessus, je pars confiant.
« Attends, il faut que je prépare mes affaires ».
Deux heures du matin.
Le charme… féminin. Parce que ce n’est pas le genre de choses qui prend dix minutes, même pour une seule nuit dans la jungle néerlandaise.
Réveil à 5 heures et des poussières. Rien à manger. Les épiceries ne sont pas ouvertes. On grignote des fruits et des gâteaux. La bohème (quelqu’un me souffle à l’oreille : « la vie, quoi »). J’ai jamais vécu. Il semblerait que cette femme ait décidé de me sortir de ma cave à vampire, de mon trou à rat. Une championne.
L’alarme de mon téléphone sonne. J’avais prévu de partir à 5 h 30. Le billet indique qu’il faut être sur place à 6 h. Trente minutes pour rejoindre Bercy, même en temps de grève, on prend la 1 et la 14, les deux seules lignes qui marchent. L’aventure ferroviaire, on la laisse aux Parisiens, c’est bien pourquoi elle a décidé de quitter ce monde le temps d’un begin-week culturel.
5 h 35, on part. Ç’aurait vraiment été moins drôle s’il n’avait pas fallu courir. Le métro nous passe sous le nez. On attend un peu. Arrivés au parc de Bercy, il faut encore courir sous la flotte. Pas de parapluie. On n’est pas déjà partis qu’on se croirait sur une autre planète.
La gare de Bercy en vue. Pas grand monde, c’est sale, c’est moche, rien n’est indiqué. Il est 6 h 02. On cherche, on tourne, on transpire, on est mouillés. Pas de bus. Des bus partout, mais aucun bus pour Amsterdam. On tourne encore, on regarde les panneaux indicateurs : ils ne marchent pas. On tourne encore, l’heure avance. Arrive 6 h 15, l’heure prévue de départ, et je commence à en avoir ras-le-bol. Je veux retourner dans mon trou, prendre une douche, dormir, mourir, ne plus aller à Amsterdam, dire au revoir à Millet et van Gogh, et surtout faire un doigt à FlixBus.
J’allume l’appli. Ma copine me donne une connexion Internet, mais il n’y a rien dans le coin, pratiquement aucun réseau. Je pianote sur leur truc presque aussi vert que moi. « Où est votre bus ? » Il a déjà passé Bobigny, et il s’éloigne. Où est votre bus ? Dans ton cul.
J’ai comme l’impression qu’il y a un chauffeur qui est parti en avance pour ne pas se coltiner trois heures d’embouteillage. Il y avait combien de personnes dans son bus ?
Je reçois un message de FlixBus : « Notez votre voyage. »
Je ne pleure pas, mais on dirait bien. Et à force de tournicoter comme un imbécile afin d’identifier tous les bus, mon sac s’est déchiré, et je dois le porter dans mes bras comme un enfant. Quand on veut tout prévoir, mais qu’on ne prévoit pas que la pluie anéantira son fragile sac en papier, et avant que l’agitation et la nervosité finissent de l’achever. Triste sac qui ne verra jamais van Gogh, ni Millet, ni Rembrandt, ni Vermeer, ni le quartier aux putes d’Amsterdam, ses canaux ou les champignons magiques…
Et moi, je chante in petto… « Elle a voulu voir Amsterdam, peut-être qu’on verra Vierzon. »
En vrai, je n’ai pas beaucoup d’humour quand je rate un bus. J’ai l’impression d’avoir œuvré pour le réchauffement climatique sans en avoir profité. Pour une fois que je pouvais faire exploser mon bilan carbone…
Je fais un peu la tête. Je marche dans le parc de Bercy en traînant des pieds et en envoyant valser les cailloux qui se trouvent sur mon chemin. Paris s’éveille, Amsterdam s’éloigne, et moi, je bats la mesure.
Ma copine tente de me remonter le moral. C’est presque amusant d’avoir raté un bus quand on aime l’improvisation. Ça fait du bien au cœur.
« Peut-être qu’on peut trouver un autre moyen de nous rendre à Amsterdam ! »
Amsterdam… Je veux rentrer, me délaisser de tout mon barda en charpie, dormir et prendre une douche.
Arrivés chez elle, juste le temps de se débarbouiller un peu, et elle trouve un BlablaBus d’ici trois quarts d’heure. Au même endroit. Elle veut revenir sur le lieu du crime. Que ne ferait-elle pas pour Vincent van Gogh… ?
Je ne suis plus très lucide. Je dis OK.
Alors nous voilà repartis. Avec un parapluie, et on court. Encore. Et on sue, encore. Et on oublie qu’on a un parapluie. Et puis, je m’étonne de ne pas porter le sac que je lui avais demandé de porter avant de repartir. Silence. « Quel sac ? »
Pas grave. Elle se passera juste de ses lentilles et de ses produits de beauté pendant deux jours. Dramatique pour une Coréenne. Mais elle encaisse ; elle en pince vraiment pour ce van Gogh.
On court. Encore. On sue, encore. On traverse le parc de Bercy. Impression de déjà-vu. Et puis l’illumination. Comme le chat dans la matrice. L’écran des départs de bus est allumé. C’est Noël avant l’heure. La plus belle illumination de Noël que la ville lumière puisse nous offrir. Et notre bus est là. Car… blablabla, c’est beaucoup plus sérieux que les autres nouilles qui roulent à vide et te font pleurer dans la pluie comme dans Quatre Mariages et un enterrement.
On ne comprend pas un mot de ce que racontent les conducteurs du bus, on n’évite pas les bouchons à la sortie de la capitale, mais on est partis pour l’aventure. Cette fois, c’est fait.
Enfin… l’aventure, si je peux encore la repousser, c’est pas plus mal. Après avoir couru deux marathons, on est lessivés, et à la pause déjeuner, la faim commence à se faire sentir. Je me goinfre de gressins, mais la pause arrive. Je ne veux pas descendre du bus, on est en Belgique et je n’ai pas confiance. Je dois m’acclimater d’abord. La Belgique, quoi. Ma copine, elle, toujours courageuse, et plus aventureuse que moi, se jette hors du bus dans l’espoir de revenir avec quelque gibier sous le bras afin de nourrir son homme moderne avachi dans un bus. C’est dans ces moments-là que je l’aime le plus.
Le temps passe. La pause est de vingt minutes. Je n’ai plus seulement l’estomac qui se serre. Je guette sa réapparition. Et là, je la vois arriver en furie. « Je t’ai appelé quatre fois ! Pourquoi tu ne réponds pas ? Je ne savais pas ce que tu voulais comme sandwich, alors je ne t’ai rien pris ! »
C’est dans ces moments-là que je l’aime le moins.
Ben oui quoi, dans un bus, je me mets en mode avion. Logique.
Je m’enfile les derniers gressins en jetant un ou deux regards de chien battu sur son sandwich. Je sens qu’elle veut me le faire payer. Je suis Monsieur Mode Avion qui le prend jamais et qui se sert de son téléphone pour tout sauf pour téléphoner. Un boulet. Mais ma victoire est proche : je connais son estomac. Il se réveille souvent, il a une grande gueule, mais il est tout petit et arrive rarement à finir les repas qu’elle lui donne. Je ne suis pas seulement Monsieur Mode Avion, mais aussi pour elle, Monsieur Poubelle. J’ai pris cinq kilos depuis que je termine ses repas. Partir à l’aventure pour moi, souvent, ça se résume à finir sa gamelle (attention, il faut parfois du courage pour finir des plats très épicés et acides).
Quelques éoliennes et des serres chauffées plus tard, on arrive à la gare routière à l’ouest du centre d’Amsterdam. Ça caille sa race ; il y a un vent de folie. Je sors mon bonnet, mais c’est bien le maximum que je puisse offrir à mon corps affamé. On prend une passerelle pour rejoindre le Tram 19 qui nous conduira à notre hôtel. Le métro est plus rapide, mais la vie est belle ! Je veux voir la ville !
(Deux secondes, j’ai un double appel.)
Je suis un autre homme. Sur la passerelle, mon bonnet ne fait qu’un tour en voyant les parkings à la sauce hollandaise. Point d’automobile, pas le moindre SUV en vue, mais… des vélos. Des vélos à perte de vue, entassés sous la pluie, livrés au vent, et parfois sans le moindre cadenas. Des vieux vélos tout pourris au premier regard. Des petites reines de grands-mères que personne n’oserait enjamber sous nos latitudes. Un cimetière à vélo ? Non, non. Un parking à vélo. Sont super écolos ces Hollandais.
Et puis, juste là où il faut, un automate distribue des tickets pour les transports en commun. Rien de plus simple, tout est même indiqué en français. Un ticket pour 24 heures fera l’affaire. Il est 16 heures et notre… FlixBus est à la même heure demain mardi. Si moi je comprends, tout le monde peut comprendre. L’esprit pratique. Je ne suis pas sûr que ce soit aussi simple à Paris pour les étrangers.
Le tramway est à taille humaine. Une petite machine qui a fait son temps mais qui roule encore, et qui surtout, ne donne pas l’impression de dominer la route et ses occupants. Le tramway parisien est un monstre. Toute une chaussée a été consacrée pour son seul passage, et ils ont plus l’allure des petits TGV ou de grosses murènes en quête de proie. Et dans le centre-ville, tout est ainsi, à taille humaine. Et c’est reposant. Les immeubles ne dépassent pas trois ou quatre étages. La plupart du temps, le rez-de-chaussée est laissé aux commerces, ce qui évite les villes-dortoirs. On vit, on travaille, on sort, et on dort dans un même espace commun. La rue est le centre de tout, et elle n’est pas écrasée par l’architecture. Pas besoin dans ces conditions de multiplier les arbres plantés dans le bitume pour déminéraliser l’environnement : la pierre est accueillante, le béton discret. On file de plus en plus vers le centre, et je sais que ce n’est pas partout ainsi, mais le petit côté provincial de la ville donne franchement envie d’y habiter. Et les rues ne sont pas bondées. Aucune impression d’effervescence, mais le juste équilibre pour ne pas donner non plus à voir une ville morte. Tout semble à portée de main, on ne lève pas trop la tête, et quand on le fait c’est pour deviner à quoi pouvait bien servir le crochet au faîte des façades des maisons.
Nous voilà dans le centre-ville. Il nous faut encore marcher un peu pour rejoindre notre hôtel situé place Rembrandt. Le plus étonnant quand on marche dans les rues, c’est l’absence de voitures et le bruit qui va avec. Et pour moi qui suis rarement attentif à ce qui m’entoure en ville, des dangers potentiels, c’est assez reposant. Les touristes sont nombreux, beaucoup de Latins et de Français notamment, et on les remarque assez facilement : ce sont les seuls qui ne sont pas à vélo et qui traversent n’importe où sur la chaussée, même sur les voies d’accès du tram (qui passe pratiquement partout en fait, comme dit plus haut, c’est le tram qui circule sur une route, pas une route voire tout un espace qui se transforme pour laisser place au monstre).
Très marquant aussi, moi qui me plains sans arrêt de l’usage du bitume (donc de pétrole) sur la chaussée et les trottoirs, tout ici est constitué de pavés ou de dalles rectangulaires. Dans le centre-ville au moins, le bitume y est extrêmement rare.
Rien à faire des monuments portant l’étendard des villes, une ville, c’est ça :
Sont super écolos ces Hollandais.
Bref, tout cela est pour l’instant fort charmant. Mais on va un peu déchanter en arrivant à l’hôtel.
Pourtant merveilleusement bien situé puisqu’en plein centre-ville, on se demande comment un tel hôtel peut encore exister à notre époque. Il est vrai que les bâtiments modernes sont rares dans le centre-ville, ça fait partie du charme. Seulement, on pourrait imaginer que les infrastructures, l’hygiène, le matériel, suivent… Hé, ben…
À peine la porte ouverte qu’il faut monter un escalier raide à faire peur. On demande une caution à ma copine qui me semble énorme, et on fait une copie de sa carte de crédit, recto verso, avec un petit post-it sur les trois derniers chiffres pour inspirer confiance… Heu, oui, sauf que tu peux regarder les chiffres et foutre le post-it après. Je ne vois même pas bien comment tu pourrais foutre le machin sans regarder où tu le places et donc voir quels sont ces chiffres facilement mémorisables. Ma copine ne s’inquiète pas plus que ça. Apparemment, c’est normal.
On nous donne les clés, et ça m’amuse, parce qu’en allant à Arles au printemps, je m’étais étonné d’avoir un pass au lieu d’une clé, et ma copine m’avait dit que les clés, presque plus aucun hôtel n’en avait.
Que les hôtels craignos sans doute.
On monte au second où est censé se trouver notre chambre. Les deux portes-fenêtres sont ouvertes alors qu’il fait dix degrés dehors. De l’eau croupit encore sur le sol et semble avoir séché toute la journée puisqu’on distingue des marques un peu partout. Le plafond est jauni par des traces d’humidité. Bref, ça sent mauvais. Manifestement, il y a eu une inondation dans la chambre, et ils ont essayé d’écoper si on peut dire toute la journée. Parce que pour faire bonne impression, les draps sont parfaits. Le plus effrayant, c’est qu’en essayant de fermer la porte-fenêtre, on s’est rendu compte que la vitre était cassée. Un courant d’air avait probablement refermé violemment la porte en bois et la vitre se serait ainsi brisée. On regarde l’état des prises électriques : les fils étaient à nue à vingt centimètres de la flaque qui se tenait étrangement à côté du lit (intact donc lui).
Je me demande si notre mauvaise fortune du matin, la pluie, le vent, la sueur, tout ça ne nous a pas suivis jusqu’ici. Mais on reste calmes. C’est l’aventure. Et puis, on ne reste qu’une nuit, Vincent nous attend… Ça ne peut plus être pire.
Je descends à la réception retrouver la gentille jeune fille un peu obèse qui nous avait accueillis. C’est mademoiselle qui paie l’hôtel, mais pour jouer les durs, la crevette s’en mêle. C’est quand il faut aller se plaindre à la réception d’un hôtel miteux dans un pays de dévoreurs d’enfants qu’on reconnaît les grands hommes.
La jeune fille ne doit pas avoir quinze ans. Mais rien ne m’arrêtera, je descends, l’air décidé mais poli. (Et je prépare mon texte en anglais.)
La gamine à la réception est occupée avec trois clients, mais je me lance : « Il y a de l’eau sur le sol de la chambre ! » Quatre têtes étranges se tournent vers moi. Quoi, c’est mon accent qui pose problème ?… Je réalise un peu tard que j’aurais pu attendre de crier au feu quand on m’aura sonné, et que ce genre de répliques d’entrée au théâtre, si on ne la place pas au bon endroit, ça fout comme un froid.
La réceptionniste tente de sauver les meubles et de faire bonne figure devant ses nouveaux clients, et me voyant planté comme un piquet m’explique avec son accent verhoevien que je peux remonter, elle arrive…
Je remonte donc voir ma belle. Je bombe le torse, je pourrais presque faire des claquettes dans la flaque. La jeune réceptionniste monte peu de temps après, s’étonne sincèrement de la présence de la flaque, ferme la première porte-fenêtre et ruine la vitre de la seconde en tentant de la fermer. Mieux vaut que ça tombe par sa faute. L’hôtel est pourri mais la réceptionniste est parfaite. Elle nous invite à prendre un thé à la réception et s’empresse de prévenir le manager.
Je passe les détails parce que ça m’obligerait à évoquer mon anglais déficient. Mais le manager, qu’on verra jamais parce qu’il devait sans doute être en train de se saouler quelque part, nous propose de nous installer dans une autre chambre… pour six. Ce n’est pas un hôtel, mais une auberge de jeunesse. Heureusement, on sera seuls. Les dortoirs, c’est la classe.
La chambre ne sera pas bien meilleure, mais au sec, et on a une superbe vue sur la patinoire qu’ils installent chaque soir sur la place en virant les bronzes censés reproduire grandeur nature La Ronde de nuit de Rembrandt. À se demander aussi si des clients avaient créché dans la chambre depuis les années 70 : mobilier vieux et pourri, la porte coulissante de la salle de bains qui s’ouvre toute seule comme dans les films d’épouvante, un centimètre de poussière sur les rideaux, un convecteur électrique qu’on ne parvient pas à allumer, une wifi du siècle dernier…
Et avant qu’on se décide à partir casser la croûte, ma copine a une réplique de génie : « J’ai oublié de regarder les commentaires sur booking.com. »
C’est pour ça que je l’adore.
Il n’est pas six heures, on est crevés, mais on a faim. Et on n’a pas franchement envie de nous éterniser dans un dortoir qui a sans doute servi la dernière fois lors de l’âge d’or de l’industrie du porno à Amsterdam.
Un petit tour dans la nuit sur Rembrandtplein. Place animée au caractère un peu provincial malgré ses touristes, son tramway qui passe ni vu ni connu dans la rue avant de la laisser aux vélos et piétons, son siège social de… booking.com (le monde est petit), et un écran géant façon Times Square faisant tourner 24/24 une publicité pour… Uber (alors qu’il n’y a quasi aucune bagnole qui roule sur la place).
J’arrête la visite, on a faim, il va falloir se trouver une place pour gueuletonner. Les places, ce n’est pas ce qui manque. Quelques restaurants japonais ou chinois, et puis des « steaks & grill », et puis aussi des « hamburgers », et encore des « steaks & grill »… Bref, ils ne connaissent que la viande dans ce coin, c’est à faire peur. Heureusement qu’en termes de variété gastronomique, on se rattrape sur le fromage et le dessert.
C’est donc parti pour un restaurant de hamburgers et de frites. Il est six heures, et c’est désert. Une sorte de Five Guys avec personne dedans et où le serveur vient vous offrir la carte comme dans n’importe quel restaurant parisien. Le voyage s’étant parfaitement déroulé, l’hôtel étant parfait, c’est fête, alors on prend tous deux un Cheese Deluxe. Leur hamburger le plus copieux avec, à part, des frites mayo. Un peu de protéines animales de temps en temps, ne peuvent pas faire de mal, ni à mon estomac, ni à la planète.
Le serveur est charmant, à la cool. Rien dans les mains une fois les cartes des menus données. J’essaie de comprendre son accent davien comme il essaie de comprendre le mien. Je le titille un peu parce que moi je sais comment on prononce « mayonnaise ». Ça le fait rire parce qu’il est poli. Je m’excuse aussitôt, parce que peut-être bien que « mayonnaise » fait aussi partie de leur dictionnaire comme « parking » fait partie du nôtre, et alors, ils ont leur propre prononciation de « mayonnaise » et je suis un con de faire le fier qui sait tout.
Nos Cheese Deluxe arrivent. Il nous propose quelque chose, mais j’y comprends que dalle. Ma copine fait moins la fière et accepte les couverts proposés. C’était donc ça. Me voilà peu fier, sans couverts, moi qui vais devoir se tartiner un hamburger de trente centimètres de haut avec les doigts. À peine que je l’empoigne que j’entends des craquements et que le pain se brise comme une vitre. C’est de la biscotte. À tous les coups, leurs hamburgers sont réchauffés au four. Heureusement, il n’y a personne, et un peu comme dans un magasin de chaussure, le serveur nous a à l’œil. Voyant sans doute que mon Cheese Deluxe ressemble de plus en plus à une chambre d’hôtel trois étoiles, il vient aux nouvelles. Seulement, les mains graisseuses, la bouche pleine et mon anglais balbutiant, je ne sais dire que « fourchette », et le jeune homme, parfaitement logique me ramène, une main dans le dos façon garçon de café sur les Champs… une fourchette. Il aurait dû comprendre pourtant que je dis « couverts » comme lui prononce « mayonnaise » et me ramener la petite sœur de la fourchette. Qu’est-ce qu’il veut que je fasse avec une fourchette sinon ramasser les miettes ?!… Ben, j’ai trop honte. Alors, c’est ce que je vais faire. Finir mon hamburger à la petite cuillère façon puzzle. Après tout, je suis pour l’occasion, et en bon Français, critique gastronomique, il faut bien mettre la fourchette dans le cambouis pour comprendre de quoi est fait ce mets étrange et barbare.
Au-delà du pain croustillant assez peu pratique et de la sauce qui simule un dégât des eaux dans mon assiette, je remarque l’étrange couleur du steak haché. D’un blanc bleuté évoquant les serviettes hygiéniques. Pas très saignant. Et peut-être pas aussi protéiné que je l’espérais. Les frites, en revanche, sont délicieuses. C’est bien connu pour la cuisson de celles-ci, plus l’huile est dégueulasse, meilleures sont les frites. Je ne voudrais pas voir l’état de leur bac à huile.
Une fois fini, je demande l’addition. À la cool, toujours, le serveur me rend un cylindre de ferraille de la main à la main. Tope là, gars, les soucoupes pour la monnaie, on voit ça qu’à Paname.
Bon prince-pingre, je laisse cinquante centimes. Peut-être pas autant qu’il aura laissé négligemment dans sa caisse en comptant mes trente piécettes, c’est en tout cas le prix de mon ignorance concernant l’usage des pourboires dans le pays du libéralisme.
Il est encore tôt, alors on se promène dans les rues. Je me dis qu’il fait bon vivre dans le cœur d’Amsterdam, mais, bon sang, leurs magasins, supérettes ou pièges à touristes, il n’y a rien de tout ça qui me passionne. On croise pas mal de Français à ce moment-là en quête de produits illicites. Manifestement, le centre-ville fait pas mal son blé sur l’herbe et les champignons magiques. Et parfois, ça se sent. Non, moi ce qui me passionne, c’est l’architecture de la ville. Au sens large. L’agencement des ruelles, des canaux, celui, souvent désorganisé, des bâtiments comme au Moyen Âge ou dans Baldur’s Gate. Et puis ces vélos. Tout le monde y passe : les vieux, les jeunes, les parents, les ploucs, les branchés, les riches et les plus pauvres… Une véritable épidémie où il fait bon vivre. La ville est tellement plus humaine avec des habitants le cul collé sur une selle, le nez derrière un guidon, pas devant un écran de smartphone ou derrière la vitre teintée d’un tank. La bicyclette, il faut la tancer pour la faire avancer, il faut y mettre du sien. Le bien-être urbain, ça se gagne à la pédale. Sans compter qu’avec leurs vélos du temps où les Hollandais gagnaient l’Alpe d’Huez, ils prennent tous de grands airs à humer le sens du vent comme Jacques Tati le faisait si bien dans Jour de fête. Nos Vélib’ sont des épaves avant même de rouler, des machins en plastoc tout juste bons à rouler dans un concours de dînette ; les leurs sont des antiquités qui donnent envie de les cajoler.
Non, je n’ai rien fumé.
Après quelques courses (sans trousse de toilette, ma belle aura du mal de se passer d’une brosse à dents), on rejoint l’hôtel. Le chauffage a été mis. C’est la guerre pour choisir le meilleur lit. Il y a un peu le choix. Rideau sur la pub Uber qui illumine toute la place. Dodo.
Au matin, on a prévu de partir vers 8 heures pour le musée van Gogh. C’est que la veille, j’ai essayé de réserver mes places, et il n’y en avait plus. Je panique pour un rien, mais pour ma copine « tu verras sur place. » On verra, mais on y va à la première heure, quand l’affluence est minime, je préfère.
On check out. J’apprécie la réceptionniste du matin, toute aussi gentille que celle de la veille, mais le regard totalement éteint comme si elle avait dû affronter trois deuils la même semaine. Et puis je m’étonne qu’elle file à la chambre pour checker si on n’avait pas cassé un carreau ou laissé le robinet ouvert, des fois… Un peu l’impression d’être pris pour un escroc par des escrocs. Grand honneur. Mais la petite n’y peut rien. J’ai juste l’impression de me retrouver cette fois dans Un mariage et quatre enterrements.
Et c’est là que j’ai dû perdre mon bonnet. Ballot. Je m’étais dit pas de pourboires. Où avais-je donc la tête… Mon bonnet, mon précieux bonnet tout peluché que je ne reverrai sans doute jamais plus. Comment ferais-je sans toi. Les mains, ça va encore. Mais la tête… alouette. Allons, vite au chaud.
Un petit-déjeuner vite pris au McDo du coin. Le jour où Mars comptera ses premiers colons, ils se retrouveront tous au McDonald, je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre. Ce n’est pas de la gastronomie, mais tout le monde y parle la même langue. « And you ? » « Heu… same thing. » « Egg & Cheese ? » « No. Heu, pancakes. » « Coffee ? » « No coffee. » Regard en coin de la caissière du genre « c’est quoi ce type ?! » Et c’est ma copine qui paie. « Might be a lunatic. »
Tout le monde y parle la même langue, sauf les types dans mon genre.
Un petit tour en tramway, le temps de comprendre que depuis qu’on le prend la veille, la voix dans les haut-parleurs s’adresse à nous en anglais pour nous rappeler de bien checker-out en sortant. Bien curieux usage. J’étais déjà étonné que leurs cartes n’aient ni bande magnétique, ni puce, ni code-barres, ni rien, et pourtant comme par magie quand on check-in, ça fait bip-bip ; tout aussi étonné de voir le côté pratique des trams avec des voitures par lesquelles on monte, et d’autres, par où on descend ; étonné de voir que posté tranquillement sur son siège, derrière un pupitre royal, un contrôleur était justement disposé à l’entrée de la rame par où les voyageurs montaient dans le tram (beaucoup plus l’effet de contrôle, ça laisse surtout une étonnante impression de convivialité et de sécurité : les trams sont vieillots, mais lui, on a l’impression qu’il est aux commandes de l’Enterprise) ; et voilà maintenant que je découvre que pour sortir, il faut présenter son pass… C’est presque poétique. Une manière de dire merci pour le voyage (ou de peaufiner les statistiques de la compagnie de tram).
Il n’est pas encore 9 heures. On est trois pèlerins à venir pour l’ouverture. Une hôtesse chaudement vêtue, à la cool, nous précise que ce n’est pas ouvert. Je reste quelques secondes la bouche ouverte : je connais les vigiles postés à l’extérieur du musée du Louvre, et on n’est pas accueilli comme ça. Alors, c’est peut-être plus cool quand il n’y a personne. Mais s’il y a personne, pourquoi prendre soin de poster du personnel à l’extérieur avant l’ouverture du musée ? Ils ont un putain de sens pratique qui me fascine. Bref, elle nous demande si on a nos billets, je dis que non, et elle nous indique une borne où les acheter. La réservation était donc inutile aussi tôt dans la journée, en revanche, je commence à douter que ma copine, avec son pass du ministère français de la culture, puisse ainsi rentrer sans réservation. Mais toute timide qu’elle est, et un peu têtue, elle hésite. Elle sort enfin son accréditation professionnelle censée lui ouvrir la porte de tous les musées nationaux en Europe, et avec un grand sourire courtois, sûre d’elle, la jeune hôtesse lui assure que ça ne lui permettra pas d’entrer. Toujours un peu têtue (ben, c’est une fille), ma copine tarde un peu avant de se résigner à prendre sa place. Un doute lui traverse l’esprit : le musée Van Gogh ne serait-il pas un musée national ? Peut-être cela a-t-il suffi pour la convaincre.
On entre dans le musée. À la cool. Personnel adorable. On file droit dans l’aile des expositions temporaires. Les expos permanentes, c’est tellement mainstream. En même temps, on a renoncé aux grèves parisiennes, raté des bus, cassé des vitres et mangé des hamburgers rien que pour Millet. Et à l’origine, je voulais pondre un article que sur l’expo. Alors Vincent pourra bien attendre.
Les travées sont vides, on ne sait pas encore qu’il est interdit de prendre les œuvres en photo, alors dès qu’on sort l’appareil, le vigile nous repère et nous demande de ranger notre engin de malheur. Pas à la cool, ça. C’est quoi ce pays où tout est permis sauf de photographier (sans flash, hein) des vieilles croûtes ?… Admettons. Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir raconter dans mon article sans le support photographique des œuvres de l’expo ?! Encore un article à meubler.

Le Moissonneur, Jean-François Millet (Pastel, Hiroshima Museum of Art)

Paul Cézanne, Le Moissonneur d’après Millet (Croquis, Philadelphia Museum of Art)
Je récite donc ma leçon, histoire de pouvoir la réviser quand je serai gâteux. Jean-François Millet, inconnu avant que ma copine me souffle son nom à l’oreille, est un peintre réaliste, de l’école de Barbizon, du milieu du XIXᵉ, et initiateur, voire maître, des peintres impressionnistes souvent plus connus que lui. La plupart de ses œuvres sont disséminés un peu partout dans le monde. Deux ou trois au musée d’Orsay, et beaucoup dans des musées américains ou japonais (l’exposition rejoindra d’ailleurs Saint-Louis après Amsterdam). C’est le peintre des petites gens, de la ruralité, du travail des champs. On retrouvera beaucoup de ses thèmes de prédilection chez les peintres impressionnistes, en particulier Pissaro et Van Gogh, dont certaines œuvres sont des copies, ou des répliques. À la fin du XIXᵉ, Millet est même probablement le peintre le plus renommé de l’époque, et son Angélus, peu avant que La Joconde devienne le tableau le plus fameux du monde, était à la fois le plus cher et le plus reproduit. La postérité de ses sujets a depuis curieusement passé la main du côté de celui qui l’adulait, Vincent van Gogh. Outre L’Angélus, il est l’auteur des Glaneuses, des Meules, du Semeur, des Planteurs de pommes de terre, de L’Homme à la houe… L’exposition dévoile également un bon nombre de tableaux s’inspirant des mêmes faits naturalistes peints par Léon Lhermitte avec un sens du détail et du réalisme étonnant.

Vincent van Gogh, Le Semeur 1888 (Musée van Gogh Amsterdam, Fondation Vincent van Gogh)

Jean-François Millet, Le Semeur Museum of Fine Arts Boston
L’exposition Millet achevée, on transvase dans les salles principales réservées au peintre hollandais. C’est la cohue. Toutes les écoles des Pays-Bas semblent faire du musée un pèlerinage indispensable à l’éducation de leurs chères têtes blondes. La collection est impressionnante. Je ne m’étends pas, tout le monde connaît le bonhomme et son travail et je n’en sais pas beaucoup plus qu’avant mon passage. La découverte, c’était Millet.

Flou de La Chambre de Van Gogh à Arles (Musée Van Gogh – Fondation Vincent van Gogh, Amsterdam)
Il nous reste deux ou trois heures avant notre départ. On déjeune sur la place des musées. On aura juste le temps de faire un saut au Rijksmuseum.
Superbe bâtiment, de l’ancien, contrairement au musée Van Gogh. Mais au sous-sol tout a été aménagé pour accueillir les visiteurs façon centre commercial comme au Louvre. Beaucoup d’espace, de la modernité, des boutiques, etc. Ma copine retente sa chance à l’accueil pour savoir si elle peut se faufiler gratos avec son badge de guide-conférencier français (on n’a pas une heure, ça ne vaut pas le coup de prendre une entrée). On lui répond la même chose qu’à l’entrée du Van Gogh. Ma copine réplique qu’elle n’a jamais eu de problèmes pour rentrer dans les musées nationaux en Espagne, au Portugal ou en Italie, et là on sent le regard du bonhomme friser, et je l’entends très fort penser : « C’est peut-être pour ça qu’ils ont des dettes ». Ici, on paie.
Et on n’entre pas.
À nous… la boutique du musée. Je pourrais dire que j’ai vu à Amsterdam La Ronde de nuit et La Laitière sur des mugs et des parapluies. Ma famille avait dû passer dans le coin, on avait à la maison dans mon enfance, une reproduction de La Laitière en… laine. Le summum du kitsch. À moins que ce soit des Playmobil géants de Marten Soolmans et Oopjen Coppit…
Pas le temps de s’attarder, on passe prendre en vitesse nos affaires à l’hôtel (vous n’auriez pas vu mon bonnet par hasard ?), on se perd un peu, on récupère le 19 pour refaire le trajet inverse de la veille. Et en laissant vagabonder mon regard sur cette ribambelle de vélos dansants, je m’aperçois… que la plupart n’ont pas de freins. Casse-cous les Amstellodamois ? Après une brève recherche, il semblerait en fait qu’ils aient un dispositif de freinage sur rétropédalage. La grande classe. Un dispositif interdit en France. Casses-couilles.
On check-out du tram, et on attend désormais… notre FlixBus. Sachant que celui de la veille nous avait posé un lapin, je suis limite inquiet. En plus, le vent se lève, et quand je n’ai pas mon bonnet, je n’ai pas les idées claires. Mais on est en avance. Du reste, des agents hollandais de la compagnie se pèlent les miches pour informer les voyageurs. On est bien à des kilomètres de Paris…
Un bus Eurolines apparaît, flanqué en petit d’un logo FlixBus. Un vieillard tout ébouriffé descend de sa carriole ; il a dû être charretier dans une autre vie. Les Hollandais se chargent de l’embarquement. Jusque-là tout va bien.
Ça démarre. Placés à la seconde rangée de droite, on sera aux premières loges pour assister au spectacle consternant qui va suivre.
Jusqu’en Belgique, aucun problème notable. Puis arrive la pause, c’est la nuit. Le conducteur nous explique qu’il va devoir s’arrêter pour sa pause réglementaire. Il doit se reposer 25 minutes ou quelque chose comme ça, sans quoi il a une amende. Nous, on s’en fout, qu’il la fasse sa pause réglementaire, c’est normal, et ça permet à tout le monde de béqueter et de se dégourdir les pattes. Enfin, tout le monde…, je reste prudent, un bus à vite fait de partir sans ses passagers… Et contrairement à l’aller, ma copine préfère prendre son repas, assise, au chaud sur son siège.
Problème, toutes les places pour les bus ont été monopolisées par des camions. Le conducteur ne trouve alors rien de mieux que de se garer à l’embouchure d’une bifurcation, juste en face du panneau spécifiant l’emplacement réservé aux bus sur la voie de gauche. Or, il ne faut pas longtemps pour que ça klaxonne derrière. Évidemment, le bus ainsi placé empêche le passage des deux voies. Un chauffeur routier avec un accent de l’est tapote à sa vitre et lui demande de bouger ses fesses. Notre conducteur reste inflexible et lui explique en français que toutes les places ont été chapardées par des camions. L’autre ne veut rien savoir. D’ailleurs les deux ne parlent pas la même langue, même si dans ces conditions, on n’a pas forcément besoin de traducteur. Les esprits s’échauffent, le conducteur lui dit qu’il a sa pause réglementaire à faire et qu’il n’a pas le droit de bouger. S’il remet le moteur en marche, les vingt minutes qui viennent de se passer ne seront pas comptabilisées… L’autre ne comprend rien et se moque de ses explications, retourne dans son semi-remorque et se met à klaxonner à la mort.
On commence légèrement à se tendre dans le camion. Surtout que maintenant une voiture derrière s’y met aussi. Et tout ça, alors que le conducteur parle tout seul, injurie la terre entière, nous fait le sous-titrage de ses emmerdes à venir s’il bouge son bus de là, et occasionnellement interpelle les passagers sans attendre de réponse, ou sans les entendre ou les comprendre. Les 25 minutes qu’il avait lui-même établies ne passent pas assez vite à son goût, donc il presse les horloges et se met à beugler sur les passagers qui tardent à venir. Il n’y a pas vingt minutes qui se sont écoulées, et le type gueule parce que les passagers ne respectent pas les horaires… Le plus tendu entre tous, c’est encore lui.
Quoi que. Un des passagers qui se trouvent à l’avant, parmi un groupe de potes venant sans doute draguer des minettes en France, estime que c’est le bon moment pour faire sa pause pipi et sort vite fait par l’avant. Le conducteur, toujours à insulter la terre entière dans sa barbe, le voit à peine sortir. Et à ce moment, alors que ça klaxonnait toujours derrière en cœur, le conducteur du semi-remorque vient à la porte et se met à gueuler dans un chinois indescriptible et pourtant parfaitement clair : de virer notre bus du passage. Là, tout y passe des deux côtés, même si je ne comprends que le français fleuri de notre conducteur. On frise les menaces de mort, et on en vient presque aux poings. Personne ne bronche dans le bus, surtout pas moi. Je connais la musique : si j’interviens, c’est tout pour ma pomme, il n’y a pas plus tête à claques que moi. Et le génie — pardon — c’est de le savoir. Je regarde donc mon film sur les boat-people au Vietnam, mais je garde un œil sur ce qui se passe devant moi. Des fois que le bus s’enflammerait ou que notre conducteur profiterait de sa pause pour défier en duel notre aimable conducteur venu de l’est (ou le contraire).
Heureusement, le conducteur de semi-remorque rejoint son camion, mais le nôtre de conducteur, semble comprendre que c’était un dernier avertissement, et se décide à avancer, au pas, sur la voie menant à l’autoroute. Au pas, toujours, timidement. Parce qu’il y a encore du monde dehors. Or, s’il avance, il ne reste plus qu’une cinquantaine de mètres avant de s’engager sur l’autoroute, et toutes les places étant prises sur le côté, pas moyen de se garer quelque part.
Le conducteur se met donc à gueuler s’il manque encore du monde. On entend, derrière, qu’il manque une dame, et les types de devant tentent d’expliquer au conducteur que leur pote n’est pas rentré et qu’il est allé pisser. Le conducteur explose : « Pisser ? Mais il y a des chiottes dans le bus !!! » Sur quoi, il n’a pas tout à fait tort… Mais respect pour ce garçon sorti pisser au plus fort de la crise : un véritable aventurier, un héros. En panique, ses potes tentent de le joindre sur son téléphone, tandis qu’à l’arrière du bus (qui continue de rouler au pas) quelqu’un annonce qu’il y a une dame qui court derrière le bus…
Le conducteur, à la limite de la rupture, lâche un : « mais qu’elle se dépêche !!! », suivi de différents « elle est où ? » La vieille dame grimpe finalement dans le bus, mais perdu dans un nuage de fumée de cigarette, et toujours à beugler des bêtises du genre « Vous ne respectez pas les temps de pause ! » (alors que ça fait 20 minutes qu’on est arrêtés), il ne la voit même pas rentrer dans le bus. Cacophonie la plus totale, et cela alors même que derrière ça continue de klaxonner sans discontinuer. On entend, derrière, des « elle est là, elle est là », alors que devant, les potes dont un seul semble être capable de s’exprimer en français, tentent diplomatiquement de faire comprendre au conducteur qu’il reste leur ami à récupérer. Le conducteur ne comprend rien à leur affaire et alors que le bus est au trot, il continue à beugler : « Mais elle est rentrée ou pas la bonne femme ? »
Et puis, je ne sais plus comment, le garçon s’est faufilé par l’entrée avant, le téléphone à la main, et on a pu partir.
Nous voilà sur l’autoroute dans la campagne belge, l’habitacle est plein de fumée, les fenêtres sont ouvertes. Et ça continue de gueuler. Le calme relatif après la tempête. Un peu comme à la fin de Speed quand il n’y a plus personne dans le bus et que toutes les vitres ont volé en éclats. Reste la bombe : est-ce que tout le monde est là. Un bonhomme un peu gauche se propose de compter. Mais comme au premier comptage, le conducteur m’avait semblé plus que laxiste, je doute un peu que ça serve à quelque chose. Enfin, nous voilà partis en direction de Lille, et je vais pouvoir finir mon chef-d’œuvre sur les boat-people vietnamien.
Arrivés à Lille. Une majorité des voyageurs sont arrivés à destination. Ma copine demande si elle peut sortir au chauffeur de bus. Elle n’a pas trop apprécié l’expérience des toilettes sans lavabo à l’aller, et voudrait pouvoir trouver des toilettes, comme ça, en plein milieu de Lille. Je la trouve bien courageuse, mais lui conseille de rester. Elle sort quelques secondes et comprenant sans doute qu’elle ne trouverait nulle part où aller, remonte dans le bus…
De nouveaux passagers se présentent. Le conducteur annonce 25 minutes de pause. Sa précédente, et épique, pause n’ayant pas pu être menée à son terme, elle n’a pas été comptabilisée. Il faut tout recommencer. On a une heure de retard, les nouveaux passagers peinent à comprendre ce qui justifie une telle attente. Et là, le conducteur, pendant bien une heure, s’adressant à un passager venu s’asseoir juste devant, refait le film à sa sauce (en évitant d’évoquer les insultes et le conducteur du semi-remorque). Quand on change de salle de spectacle et qu’on choisit soi-même la pièce à jouer, on s’offre toujours le meilleur rôle.
Le BlablaBus, à l’aller, on avait deux chauffeurs qui se relayaient. Si l’occasion se représente, j’oublierai FlixBus. Une catastrophe.
Fin du voyage. Paris Bercy, sa station qu’on laisse pourrir pour un futur extérieur de film postapocalyptique. Un rat passe devant nous, on est bien chez nous. Arrivés tout juste pour choper les derniers métros. Ma copine retrouve sa trousse de toilette. Et je ne sais toujours pas où j’ai bien pu égarer ce fichu bonnet.
Iamsterdam ;)
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