Michel Serres rappelle qu’il ne faudrait pas confondre ou mêler “identité” et “appartenance”. Dire « je suis » Français, Juif, musulman, etc. serait un contresens. Il faudrait dire plutôt « j’appartiens à ce groupe qui se définit comme étant français (juif, etc.) ». Le problème, c’est qu’il est plus facile d’exprimer verbalement l’identité (« je suis ») que l’appartenance à un groupe (« j’appartiens »).
La langue, en allant au plus simple, discrimine. Même en le rappelant cent fois, c’est vain de chercher à lutter contre la facilité. La langue devient le “réel” et non le seul outil nous permettant de conceptualiser le monde.
De la même manière, il faudrait considérer toute reconnaissance de traits, comportements ou discours jugés “racistes” (ou discriminants) comme étant intrinsèquement discriminants et racistes. Si on ne peut pas parler d’identité pour discriminer dans un sens négatif, on ne peut pas plus le faire dans un sens jugé positif. Il est en effet pratique d’envoyer à la face de l’autre et comme argument suprême qu’il est (ou son discours) raciste ou discriminant, alors qu’il serait plus juste de rappeler que l’appartenance à un groupe n’est pas une identité. (Le même problème prévaut chez certains féministes qui prétendent ou croient défendre l’égalité des sexes tout en soulignant davantage des clichés qui ne peuvent résoudre la question de discrimination faite aux femmes quand ils adoptent un discours de type « nous les femmes, vous les hommes, vous êtes… / les femmes pensent, agissent, font ainsi, tandis que les hommes, etc. ». Le langage est toujours discriminant.)
Plus on se présente avec l’idée de défendre des “minorités”, des “peuples”, des « identités nationales », plus on tend, à travers le langage, à perpétuer les conditions de tensions qu’on cherche pourtant à résoudre. C’est pourquoi j’aurais tendance à penser que le devoir de mémoire par exemple constitue à lui seul un obstacle à l’objectif qu’on prétend lui donner. Ce serait un peu comme une voiture qui irait de droite à gauche et qu’on essaierait de faire aller droit : on ne va pas droit en donnant un coup de volant au sens opposé, mais en arrêtant de le tourner.
Est-ce que les mots pensent à travers nous ? Non, les mots « expriment » parfois mal notre pensée, mais ils ne pensent pas à travers nous. Le problème est le même qu’en traduction. C’est l’idée passant d’une tête à une autre, sorte de téléphone arabe permanent (ou juif pour ne pas faire de jaloux) qui impose le travestissement ou la simplification d’une idée ; et beaucoup l’usage : la langue étant essentiellement un outil qui se remodèle sans cesse en fonction de ce que ceux qui la pratiquent en font justement au sein d’un groupe. La nuance peut-être présente dans la pensée se perd une fois exprimée à travers des mots.
Il me semble bien qu’on puisse penser sans mots avant de s’exprimer, même avec des concepts abstraits et complexes, sinon on ne serait pas en mesure de conceptualiser des idées sans en connaître les termes, et on serait alors incapables d’en “repenser”, d’en “re-conceptualiser” d’autres.
Si la langue est un outil parfois imparfait et trahit parfois la pensée (exactement comme la traduction, encore), elle ne précède pas la pensée. C’est même un des dangers des “penseurs” possédant un important bagage philosophique ou habitués à certains usages et chemins de pensée (le piège des heuristiques ou d’un vocabulaire riche et personnel). Avec beaucoup de mots et de concepts savants, on peut raconter tout un tas de conneries. Et le “verbe” (ou les “mots”) exprimant toujours insuffisamment ce à quoi il est censé se référer, peut être amené, pourtant dans un cadre que l’on croit logique, proposer une pensée biaisée dès sa concept-ion.
C’est pourquoi je propose toujours à mes élèves primates de ne pas tant s’offusquer quand on le rappelle qu’ils ne disposent pas encore du langage. Ce matin, je disais encore à Daisy, une des guenons du parc où j’officie : « Mais pense ! Songe à penser avant de vouloir singer les hommes avec ses baragouinages ! Oublie Descartes et son “ Je pense donc je suis “ (elle lit trop de philosophes) : l’existence précède le verbe, et précède même la pensée ! Tu existes, Daisy, avant de savoir que tu existes ! Et comme tu le sais déjà, contente-toi déjà d’être… »
Une autre fois, alors que je disais, en gros, la même chose à un groupe de chimpanzés ventriloques, l’un d’eux se lève, furibond, et me lance quelque chose qu’il avait probablement digéré depuis des heures : « Et pourtant, elle pense ! » J’avoue que sans saisir l’ampleur de l’événement, tout nigaud que j’étais, je lui ai répondu simplement : « Mais Galilée, je ne dis pas le contraire… Veux-tu te rasseoir ? » J’avais dû le vexer parce qu’il commence alors à avancer lentement vers moi me regardant fixement tandis que les autres se mettent à fredonner My Way. Il ne pouvait pas parler, mais je voyais dans son œil décidé qu’il n’en pensait pas moins. Et j’entends alors les paroles dans ma tête :
« Je me lève, je marche, et je te bouscule : le lâche, tu ne te réveilles pas. Comme d’habitude. Avec toi, je remonte dans l’arbre, j’ai peur que tu te prennes pour moi. Comme d’habitude. Ma main épouille tes cheveux, presque malgré moi. Il fait froid sans toi. Comme d’habitude. Tu me tournes le dos. Comme d’habitude… »
(Mes excuses au genre humain, à la raison, aux primates, toussa…)
Chers téléspectateurs, vous venez de voir en images la preuve que la religion est, et doit rester, une affaire personnelle. Toi et Dieu, ça te regarde, c’est affaire de religion. Moi et toi, c’est affaire de politique, on se met d’accord sur du factuel.