Les bonnes intentions

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot
Année : 2009
Réalisation : Serge Bromberg, Ruxandra Medrea
Avec : Romy Schneider, Bérénice Bejo, Serge Reggiani, Jacques Gamblin
Belle autopsie d’un désastre. La démarche est originale : réaliser un documentaire-enquête sur un film inachevé longtemps resté une légende en en expurgeant des rushes devenus aujourd’hui célèbres.
Rater un film pour un cinéaste de génie, ce n’est pas rare, ce qu’il l’est déjà plus, c’est d’être incapable de le finir, et de voir plusieurs décennies après un distributeur chercher à en recoller certains morceaux… Netflix avait déjà golemisé le film inachevé de Orson Welles, The Other Side of the Wind, avec un résultat contrasté. L’occasion en tout cas de découvrir pourquoi certains films peuvent tourner à la catastrophe. Ces films ont plus de valeur historique que réellement artistique.
Ayant pris un peu la grosse tête après quelques succès, Clouzot voit donc les choses un peu en grand pour un film psychologique. Au milieu des années soixante, la psychologie, du moins les troubles psychologiques, c’est un peu les effets spéciaux d’aujourd’hui : son recours est facile, souvent racoleur, coûte moins cher que la technologie ou les décors exotiques, donc beaucoup de cinéastes, y compris des vétérans, se lancent dans cette mode.
Le projet semble avoir pris des dimensions disproportionnées quand un studio américain s’en est mêlé, et on sait ce que l’argent des studios a fait de cette décennie à Hollywood… Le paradoxe, c’est que Clouzot cherchait, et pensait pouvoir faire, quelque chose d’innovant avec de gros moyens.
De ce qu’on peut voir de ces séquences en couleurs, « cinétiques », c’est plutôt réussi, reste à savoir si ça peut avoir sa place dans un film narratif. En 1964, date du tournage du film, c’est aussi l’année où Teshigahara tourne La Femme des sables : sans savoir si le réalisateur français avait eu les mêmes aspirations que le cinéaste japonais ou même si par hasard il avait vu le film que Teshigahara avait lui achevé, on peut deviner qu’autant sur le plan sonore que sur le plan des séquences d’hallucinations, c’était vers quoi Clouzot aurait sans doute voulu aller. Mais si cela marche dans La Femme des sables, c’est sans doute déjà parce que les effets sont très peu soulignés (rien que l’usage intermittent de la couleur aurait probablement proposé une accentuation trop marquée dans le film de Clouzot), mais aussi parce que, il me semble, dans le film japonais, les émotions que cherche à partager Teshigahara sont des émotions quasi primaires : le désir, l’incompréhension, l’inconfort, l’ennui, la peur… Alors que la jalousie, thème de L’Enfer, je n’ai pas beaucoup d’exemples en tête qui pourrait me laisser penser ou me convaincre que ce soit un sentiment particulièrement facile à rendre au cinéma.
La jalousie, d’une manière générale au cinéma, elle est éprouvée par les personnages, et le spectateur s’y identifie assez peu. Ce n’est d’ailleurs pas forcément toujours plaisant à suivre, puisqu’il s’agit d’un sentiment antipathique largement connoté négativement… C’est peut-être placé face à cette difficulté que Clouzot se trouve incapable de donner corps à ses personnages. On le voit bien d’ailleurs avec les plans qui nous restent : si Clouzot pense peut-être réinventer l’eau chaude avec ces séquences psychédéliques (alors qu’il ne fait que réinventer des effets quarante ans après de l’avant-garde), et si ces séquences prises séparément valent le détour (si personne ne peut savoir ce que ç’aurait pu donner montée dans un film, peut-être même en en gardant que des fragments infimes), le problème se situait probablement bien plus ailleurs.
Si aucune des séquences dialoguées n’est intégrée au montage par Bromberg (probablement parce qu’il manquait la piste sonore des séquences), restent les séquences en noir et blanc de la vie quotidienne que Clouzot aurait sans doute voulu monter en plans-séquences : les séquences sont muettes et le cinéaste y aurait sans doute ajouté une musique. Et le problème, c’est que ces séquences sont mal dirigées. Je veux bien croire que Clouzot était un réalisateur pointilleux qui préparait tout à l’avance, il avait manifestement des problèmes non seulement pour s’attirer la confiance de ses acteurs, mais aussi tout simplement pour les diriger. Que ce soit les premiers ou les seconds rôles. Tous surjouent affreusement là où, pour des séquences de la vie quotidienne, il faut en faire le moins possible. Plus encore, quand il est question de suggérer un sentiment naissant fait de suspicion, de peur de l’abandon, et de solitude. On ne montre pas tout ça avec si peu de délicatesse.
Je suis peut-être dur à juger Clouzot, et en faire presque la critique d’un film qui n’existe pas, mais après tout, le film a suivi le même sort que le film de Orson Welles, lui-même inachevé, monter des décennies plus tard, avec là encore une particularité : pouvoir faire non seulement la critique d’un film inachevé, mais aussi affirmer que le film dans le film, réalisé, là encore en couleurs, par la femme du réalisateur, était beaucoup plus intéressant que le film du réalisateur lui-même ; donc faire la « critique » d’un film inachevé, s’amuser à en deviner les faiblesses (quitte à se demander si le réalisateur lui-même, voire toute l’équipe, n’était pas tout aussi conscient des mêmes faiblesses), ça devrait rester possible. Comme à mon habitude, je prends mes aises avec les films des autres (et c’est d’autant plus facile si le réalisateur n’a pas fini son film et n’est plus de ce monde) : le spectateur a tous les droits.
Une étrangeté historique donc, pleine d’informations, qui diffère sans doute avec le film inachevé de Welles par la volonté d’en faire un film à part entière sur le film en question, pas prétendre achever l’œuvre ratée d’un cinéaste qui manifestement avait souhaité faire chier son monde plutôt que de faire son travail.
L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, Serge Bromberg, Ruxandra Medrea (2009) | Lobster Films, France 2 cinéma, Canal +