Targets, Peter Bogdanovich (1968)

Carton plein

Note : 4 sur 5.

La Cible

Titre original : Targets

Année : 1968

Réalisation : Peter Bogdanovich

Avec : Tim O’Kelly, Boris Karloff, Arthur Peterson, Nancy Hsueh, Peter Bogdanovich

Premier « carton »

Bonnie and Clyde vient de sortir, les studios sont moins regardants sur la violence exposée à l’écran, toutefois, on peut lire que pour faire passer plus facilement la pilule, la Paramount aurait tout de même imposé un carton liminaire condamnant les tueries de masse et appelant à une meilleure législation sur les armes. Peter Bogdanovich n’aurait pas voulu de cette introduction (elle fait peut-être un peu rire jaune aujourd’hui en voyant que la situation n’a guère évolué depuis), pourtant, pour moi, elle est essentielle à ce que le film ne pâtisse pas d’une brutalité confiée ainsi sans filtres au regard du spectateur, regard peut-être encore mal aguerri en 1968 à des approches manquant à ce point de mise à distance (mais même pour un spectateur actuel, il ne me paraît pas judicieux de faire l’économie d’une telle introduction).

Je suis loin d’être fan en général de ces annonces, mais le film est tellement froid et violent qu’un tel carton d’explication donne le ton pour la suite, annonce la couleur de la violence, et surtout, la condamne sans laisser de place au doute. Parfois, l’absence de doute, l’absence de mise à distance avec un sujet problématique, ça tue un film. Tout le contraire ici où l’évidence ne fait que le renforcer : sans le piratage du “message” initial par un autre imposé par le distributeur, sans le travestissement de l’orientation du film que ses auteurs auraient sans doute encore voulu plus violent (comme un gros pavé lancé dans la vitrine bien tranquille de ce grand magasin à jouet qu’est Hollywood), je ne suis pas sûr que cette approche sans fards à la violence n’aurait pas fini alors par provoquer un malaise suffisant à détourner définitivement le spectateur du film. Il y avait un risque sans cela à tomber dans les excès d’un Tueurs nés (tourné des décennies après, on y retrouve le même rapport à la violence) ou… dans ceux d’un Samuel Fuller (qui a d’ailleurs participé au scénario : pas fou le Sam, il file à un novice un film qu’il n’aurait même pas osé faire, histoire de le voir s’y casser les dents à sa place).

Manque de bol, Sam, Bogdanovich a eu la chance des débutants avec lui. Probable que sa femme, Polly Platt, ne soit pas étrangère non plus à la réussite du film (créditée pour diverses choses au générique, mais de mémoire, dans Le Nouvel Hollywood — où par ailleurs Bogdanovich y est présenté comme en enfoiré, surtout avec elle —, Peter Biskind y révélait qu’elle était largement responsable du succès du petit Peter sur ses premiers films). On peut imaginer aussi que l’écriture en séquences parallèles durant tout le film aurait pu permettre, même sans ce carton explicatif, une bonne mise à distance avec les séquences suivant l’évolution du tueur. Mais n’ayant pas pu expérimenter le film sans ce carton introductif, je ne pourrais pas en être certain… Ce serait intéressant d’ailleurs que des primospectateurs voient le film tel que Bogdanovich l’avait conçu.

Bref, l’histoire de ce carton illustre une nouvelle fois et à lui seul, toute la question parfois insoluble du traitement de la violence au cinéma. Et ce n’est pas rien d’être parvenu (peut-être malgré la volonté de Bogdanovich) à s’extirper sans dommage de ce piège.

Deuxième « carton »

Une fois la question de la distance avec la violence réglée, l’aspect le plus réussi selon moi du film, reste ces séquences de violence froide et de pure mise en scène dans lesquelles la caméra suit l’assassin. J’avais cru comprendre que La Bonne Année avait marqué un tournant avec une manière de coller un personnage avec une caméra mobile qui inspirera Stanley Kubrick (et plus tard Gus van Sant), mais apparemment, l’opérateur du film arrive à un même résultat cinq ans avant le film de Claude Lelouch (László Kovács est aux manettes, et l’année suivante, il signera l’image d’un film qui se place pas mal en termes de mobilité : Easy Rider).

Coller ainsi aussi près du tueur permet de créer une tonalité singulière, très réaliste, qui ne fait que renforcer la tension : dans la gestion du temps et le jaillissement soudain de la violence, puis très vite la peur du prochain moment où elle apparaîtra au milieu d’une normalité terrifiante, on y retrouve quelque chose à la fois d’Hitchcock et d’Haneke.

Et, paradoxalement, cette réussite n’aurait pas été possible sans un acteur jouant l’indifférence, la normalité. Le film est clairement un hommage au cinéma de papa (à la fin, notamment, c’est l’acteur du vieux monde interprété par Boris Karloff qui met un terme au chaos initié par cette jeunesse sans repères représentée par le tueur), et je suis persuadé qu’un Fuller, que le William Wyler de la Maison des otages, le Kazan des Visiteurs (tourné quatre ans après), ou tout autre aîné de Bogdanovich n’aurait pas manqué de demander à l’acteur qui interprète le tueur de jouer le personnage perturbé, névrosé, rongé par la culpabilité (comme c’est souvent le cas à l’époque des belles heures de l’application du code Hays). On le sait aujourd’hui, les tireurs de masse montrent souvent un détachement, une sérénité et une absence totale d’émotions durant leur tuerie. Et cela ne fait que renforcer le réalisme du film. Samuel Fuller ou Oliver Stone seraient éventuellement tombés dans un autre piège : ne pas en faire cette fois des névrosés, mais des fous s’amusant de leur toute-puissance criminelle.

On diffère ainsi dans Targets de l’approche réactionnaire de la violence au cinéma qui, comme cherchait à la représenter le code Hays, est toujours le fait de dégénérés. Même si on sent Bogdanovich soucieux d’honorer le cinéma de papa à travers sa vedette vieillissante, ce qui ressort du film, c’est surtout une critique féroce de la société américaine. Le jeune tueur n’est pas un détraqué sorti de l’ombre, au contraire : c’est précisément cette normalité de la vie en banlieue vantée par les promesses du rêve américain qui a rendu possible l’éclosion de la violence. Les promesses des pionniers d’un monde meilleur n’ont finalement pas été tenues : ce monde préfabriqué est en réalité une prison où confort et conformité vont de pair. Avachi douillettement dans son canapé pour suivre le programme du soir à la télévision, le futur tueur cherche encore une issue à sa violence encore contenue. Mais personne ne l’écoute. Ce monde standardisé dans lequel il erre sans but lui semble être fait pour un autre, et à force de déshumanisation, de désenchantement, il n’aura d’autre choix que de devenir un monstre pour détruire cette maison de poupées où rien ne semble lui être réel. Quand plus rien ne semble réel, même la mort n’a plus aucun rapport avec la réalité, et elle devient la seule limite que l’on s’autorise afin de sortir de sa prison. Le constat est assez clair : les monstres ne naissent plus dans les ruelles sombres des quartiers moites et pauvres des grandes capitales, mais des fausses promesses sur lesquelles l’Amérique s’est construite. Le rêve américain, quand on l’éprouve, n’est qu’un cauchemar de déshumanisation. Le bonheur ne peut être standardisé. Et les monstres ne sont pas ceux que l’on croit.

Roger Corman est à la production, en 1962, il réalisait son chef-d’œuvre, The Intruder, où on y voyait de la même manière un prédicateur raciste offrir une jolie image du mal : le diable s’habille en Prada comme dit l’autre, et peut-être que Corman aurait soufflé cette idée à Bogdanovich. « Who nose », comme dirait Peter “Droopy” Bogdanovich en bon français.


Targets, Peter Bogdanovich 1968 La Cible | Saticoy Productions


Sur La Saveur des goûts amers :

Structures narratives, sens des proportions et mise en scène : « Message invisible » dans Family Life et « message visible » dans Tueurs nés et dans In a Heartbeat

J’aime pas Samuel Fuller

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Nightfall, Jacques Tourneur (1957)

Dennis ou le Dernier Page Tourneur

Note : 4 sur 5.

Nightfall

Année : 1957

Réalisation : Jacques Tourneur

Avec : Aldo Ray, Anne Bancroft, Brian Keith

Fabulation en guise de commentaire détourné

(Harry Cohn était le directeur historique de la Columbia, distributeur de Nightfall. À la même époque, Dennis Hopper peinait à trouver du travail en tant qu’acteur. Le second essaie de faire comprendre au premier que le cinéma est à un tournant et qu’on en sent les prémices dans ce film. Dix ans plus tard, c’est la Columbia qui distribuera Easy Rider, l’un des films phares du nouvel Hollywood.)

— Allô ? Dennis ? Harry Cohn à l’appareil…

— Salut, chef !

— M’emmerde pas ! C’est quoi cette note de service que je viens de recevoir ? Je t’ai demandé d’espionner sur les plateaux et tu me ponds… des commentaires sur le film avec quelques… conseils ? Tu te foutrais pas un peu de ma gueule, gamin ? Qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ?

— J’étais avec Elvis comme vous me l’aviez demandé, chef. Je n’ai pas pu aller sur le film de Tourneur parce qu’il y avait trop d’extérieurs…

— Comment ça le film de Tourneur ? C’est Tyron Power qui me l’a proposé…

— C’est Jacques Tourneur qui le réalise, chef, c’est son film. Tyron Power a créé la Copa dans cette optique, pour donner plus de libertés aux…

— Ah oui ! C’est ce que tu dis dans ton machin : la politique des auteurs, c’est quoi ces conneries ?

— C’est français, chef !

— Si c’est français, c’est des conneries ! Bref, qu’est-ce que je lis là : « Ne vous êtes-vous jamais mis à regarder les couples dans le métro en essayant de deviner d’après la manière dont ils parlaient depuis combien de temps ils étaient ensemble ? » Mais bordel, Dennis, c’est quoi cette merde ? Tu crois que je prends le métro ? Tu te crois à New York ? Et puis, tu te prends pour un écrivain, c’est quoi cet immonde détour pour introduire une note de service ! Une putain de note de service où je te demande qui fait quoi sur un plateau !… Écoute-moi bien Dennis, je suis le dernier à t’offrir du travail, t’es sur la liste noire. En plus d’être un crétin de rouge à ce qu’on dit, il a fallu que tu ailles chercher des poux à Hathaway. T’es un malade, Dennis ! Donc si tu veux rester en Californie et éviter de retrouver dans ton putain de métro new-yorkais, tu fais ce que je te demande !

— Vous étiez bien pourtant heureux d’avoir reçu ma note de service sur la musique diégétique, chef !

— Si tu crois que j’y ai compris quelque chose à ta fichue note !… Mais je te reconnais au moins ça oui, Dennis. La musique pour Le Pont de la rivière Kwaï, ça marche du tonnerre. En plus du film, on vend à tour de bras cette musique qui ne nous a pas coûté un kopeck… Et c’est bien parce que t’avais l’oreille musicale que je t’ai fourgué avec Elvis, qu’est-ce que tu crois !

— Mais Harry, il m’emmerde ce type. Je peux pas prétendre éternellement être son pote…

— T’étais bien pote avec ce pédé de James Dean, je pensais au moins te faire plaisir ! Et m’appelle pas Harry, connard !

— Très bien, connard…

— Ni Harry, ni chef, ni connard, espèce de trouduc !!!…

— Très bien…

Nightfall, Jacques Tourneur 1957 Copa Productions (1)

Nightfall, Jacques Tourneur 1957 | Copa Productions

— Je reviens à tes commentaires : tu m’expliques les figures de style en moins ?

— Voyez-vous, il s’est comme passé un truc sur ce film. Je suppose que vous l’avez vu comme moi, lors de la première rencontre entre Anne Bancroft et Aldo Ray dans le bar…

— J’espère que tu plaisantes, elle n’en finit pas cette scène ! J’ai cru mourir !

— Elle est nécessaire pour exposer les personnages, développer leur psychologie…

— Attends, Dennis, j’ai raté un wagon : t’es acteur, pas scénariste, ça aussi c’est une idée de ta… politique des auteurs ? Tu veux te convertir, tu veux être le nouveau Dalton Trumbo ?

— Mais écoute, la psychologie, c’est très important, c’est l’avenir du cinéma. Laisser plus de champ aux acteurs, créer des personnages plus complexes, s’attarder sur les détails de la vie, les incertitudes…

— C’est ce que je dis : tu te fous de ma gueule ! Le cinéma, c’est l’action. L’action, c’est tout ce dont le public demande. Et ce que le public demande, c’est à nous de lui donner. L’offre. Et la demande.

— Mais Harry, si tu lui offres toujours ce qu’il attend, ton public va se lasser… Et puis merde, c’est de l’art aussi…

— J’ai rien entendu. Bon, explique-moi ce truc avec Aldo…

— En fait, je crois que ça tient plus d’Anne Bancroft. Aldo est très bon, mais il est encore meilleur dans cette scène parce qu’elle l’élève à un niveau que peu d’acteurs peuvent atteindre. Jimmy m’en parlait déjà, ce sont les nouvelles techniques de jeu à New York…

— Je ne compte pas importer dans mon studio ce jeu chiant à mourir où les acteurs se grattent les fesses en regardant les étoiles ! Ici, c’est Hollywood, c’est l’action qui détermine le rythme. À l’écran, dès que tu baisses le rythme, le spectateur s’endort et la prochaine fois, il ira voir ailleurs. J’ai vu ça pour Sur les quais : c’est bon pour décrocher des Oscars, mais je n’ai pas aimé le travail qu’a fait ce Français avec un accent bolchevik sur le film de Kazan. Ces scènes en extérieurs sont mal éclairées, ça fait vrai, mais est-ce que le public demande que ça fasse vrai ? Non. On vend du rêve. Pas cette lèpre néoréaliste…

— Et pourtant, je sens un truc, j’ai vu ça en rêve, Harry ! Je suis sûr qu’on va y venir.

— Mes couilles ! L’écran large, Technicolor, musique et action ! Le Pont de la rivière Kwaï ! Bon sang, Dennis, même quand tu as raison, t’es incapable de t’en rendre compte. Et tu veux devenir scénariste, ou critique, ou je ne sais quoi…

—… Réalisateur ! Un jour, je serai un putain de réalisateur ! Je serai aussi scénariste et je jouerai aussi dans mon putain de film, Harry ! et tu sais quoi, Harry ? c’est toi qui le distribueras ! Je ferai tout pour t’emmerder, mais tu finiras par le distribuer mon putain de film !!!

— Plutôt crever !

— Tu ne comprends pas, Harry ! T’es un dinosaure, le vieux Hollywood va s’effondrer et tu vas t’effondrer avec ! Tu vas crever espèce de fossile fasciste !!!

— Bon sang, mais c’est vrai ce que disait Hathaway ! t’es un véritable emmerdeur ! Et moi qui te file un job !… Qu’est-ce que tu en sais qu’on va crever ?! Que ton tour viendra ?! T’es rien ! tu ponds des notes de service, tu t’encanailles avec des têtes d’affiche, mais toi t’es rien ! t’es qu’un emmerdeur !

— J’ai raison, Harry ! et tu verras ! Tu verras que tous les acteurs passés par New York s’imposeront à Hollywood, et si Hollywood ne leur laisse pas les clés, il n’y aura plus rien ici ! Ce sera la Floride, il n’y aura plus que des vieux à siroter leur martini dans un transat !

— Eh bien parlons-en de ces acteurs de la « méthode »… Qu’est-ce que tu lui trouves à cette Anne Bancroft ?! Elle est censée être une actrice caméléon, comme ils le prétendent tous, et elle est pas fichue d’être crédible en mannequin ! Tu l’as pas vu marcher ?! ils ne vous apprennent pas ça les Français ?! On dirait une gourde qui avance !… Ils me font rire ces acteurs de Lee Strasberg… J’ai vu ce Paul Newman dans Marqué par la haine : si c’est ça l’Actor studio, donner un rôle d’Italien à un Irlandais, ça va vite capoter cette histoire ! D’ailleurs, ça l’est déjà… on dit qu’il tourne un western avec un type venu de la télévision. C’est déjà fini pour lui. Et tiens, ton Anne Bancroft, je la renvois illico à la télévision, elle aussi : ma « méthode » ! Et dans dix ans, je la sors du placard, et j’en fais une mère juive !

— Elle est Italienne.

— C’est donc qu’elle est déjà ringarde ! Les Italiens, c’est fini pour eux à Hollywood. Capra, Minnelli, Sinatra. On a eu note dose. Le temps est à l’Amérique profonde. Regarde Elvis, c’est lui l’avenir du cinéma. Il me faut des types comme Elvis !

— Je te le promets… Tu la reverras. Parce que les choses vont changer. Quand je suis défoncé, je vois le monde tel qu’il sera dans quelques années. Et je la vois, Harry. Je la vois, Paul Newman, et ce réalisateur…

— Arthur Penn… la télévision… quel cauchemar… Je veux Elvis ! Je veux du rêve sinon on va tous crever à cause de cette salope de télévision !

— Voilà ! tu comprends rien Harry. Tous, nous allons prendre le pouvoir ! et plus jamais rien ne sera comme avant ! Tu verras comment les acteurs qui sont capables d’improviser vont imposer une nouvelle manière de jouer. Le rythme sera ralenti, moins systématique, et ce sera la psychologie contrariée des personnages qui fera avancer ta putain d’action ! Pas ton putain d’Elvis ! Tu verras que c’en sera fini des tunnels de dialogues bien écrits ponctués par une musique de fanfare. La musique sera présente, oui, mais pour illustrer les états d’âme des personnages. Ou elle sera diégétique…

— Comme dans Le Pont de la rivière Kwaï

— Parfaitement !

— Et comme Elvis, bonté divine !!!

— Non, ce sera le temps du rock’n’roll non pas parce que vous voudrez mettre aux goûts du jour vos musicals, mais parce que le rock, c’est la vie, c’est la rue, et parce que c’est la vie, c’est naturel de l’entendre à travers la vision des personnages. Les vieux genres hollywoodiens, que sont les musicals, les westerns et les films noirs vont disparaître et réapparaître sous de nouvelles formes, que nous, déciderons de remettre au goût du jour… Comme dans L’Équipée sauvage… L’avenir est au western mécanique, aux musiques électriques, et aux paradis artificiels…

— Mais putain, Dennis, tu dis n’importe quoi ! Je comprends plus rien : c’est quoi… les films noirs !

— Tes putains de « crime films », Harry ! Ce sont les Français qui les appellent comme ça !

— Tu m’emmerdes avec tes Français ! Qu’ils s’y mettent à faire des films ces losers ! Ceux qui sont encore capables de faire quelque chose, ils sont ici, à Hollywood ! Tourneur, c’est bien lui qui a dirigé ta Bancroft !

— On ne dirige pas Anne Bancroft, Harry ! Tu n’as pas bien vu le film ! Je te le redis : pense à mes couples dans le métro…

— Très bien, monsieur je-vois-l’avenir, explique-moi ça deux secondes !

—… c’est pourtant simple. Elle parle dans cette scène comme si elle connaissait Aldo Ray depuis une éternité…

— Ah, voilà ! elle est là ta crédibilité ! ton génie !… C’est leur première rencontre ! ça tient pas la route !

— Elle est là la nuance, Harry. Et c’est ça que toi et tes congénères de l’ancien monde ne pourront jamais comprendre. C’est parfaitement délibéré de sa part : c’est une approche psychologique. On s’adresse ainsi aux gens quand on a déjà plus rien à attendre d’eux, quand on a des certitudes et la première d’entre elles : qu’on est déjà un loser…

— Je comprends mieux maintenant pourquoi elle porte un prénom français…

— As-tu remarqué comment elle parlait ? Il n’y a pas cinquante pancartes lumineuses qui s’éclairent à chaque fois qu’elle s’apprête à parler. Ça coule tout seul. Les acteurs de demain seront capables d’improviser, mais ils seront aussi capables de jouer avec simplicité le texte imposé : le corps disposera de sa vie propre, et les mots ne seront l’expression que d’une puissance intérieure, l’une et l’autre s’opposant aussi naturellement que je m’oppose à toi.

— Cette saloperie qui te fait parler a donc un nom ?! c’est un putain de « naturalisme » ?!

— C’est une nouvelle ère qui s’ouvre. Et ton Aldo fait pareil. C’est un acteur correct, mais il ne sera jamais aussi bon que dans cette scène… Parce qu’il a en face de lui une actrice qui lui facilite le travail.

— Dennis ?!

— Harry ?

— Je veux plus te voir. T’es viré. Ne compte plus travailler à Hollywood, ne pense même plus foutre les pieds en Californie. Henry avait raison. Tu es fou à lier. Je peux faire une dernière chose pour toi : je te paie ton voyage pour New York. Je suis sûr qu’on apprend beaucoup de choses sur la psychologie du personnage dans une rame de métro. J’ai eu ma dose.

— C’est la chose la plus sensée que tu aies jamais dite à mon attention, Harry. J’irai à New York, et je suivrai les mêmes cours qu’Anne Bancroft. Et que Jimmy…

— Jimmy est mort Dennis, fais-toi une raison et reviens à la réalité…

— Jimmy avait raison et vous avez tort ! L’avenir est aux auteurs, aux réalisateurs, aux acteurs, à la liberté et à la vie. La révolution viendra d’Europe, et Hollywood sera obligé de suivre en nous laissant les clés. Hollywood, Harry. Pas toi, parce que tu ne seras plus là malheureusement à l’heure de notre sacre pour venir nous embrasser le cul. Tu seras le premier à laisser ta place, mais tous les autres suivront. Un nouvel Hollywood est en marche : Anne Bancroft et Arthur Penn travailleront ensemble. Anne Bancroft, toujours, en ton honneur, baisera un jeune juif avant de le voir s’échapper avec sa fille : tout le monde baise tout le monde. Pas de bons, pas de méchants, ce sera ça le nouvel Hollywood. Parce que c’est ainsi qu’est la vie. J’ai eu une vision durant Nightfall. Tu vois, ces bus à la fin du film ? Ne trouves-tu pas choquant de faire ça en studio ?

Nightfall, Jacques Tourneur 1957 Copa Productions (2)

— Ça coûtait moins cher ! Il y avait déjà trop d’extérieurs !

— Bientôt, on hésitera plus à prendre la route et aller là où est la vie. On partira aussi pour être libérés de votre bêtise : laisser une équipe partir en extérieurs quelques semaines et imposer que les scènes du bus soient tournées en studio pour avoir plus de contrôle sur le tournage ?… Eh bien, j’ai eu cette vision, Harry, et un nouvel âge commencera, là, à l’instant où deux mômes irresponsables prendront la route à bord d’un bus vers une destination inconnue. Celle qui restera derrière et qui leur aura en même temps montré la voie, représentant le vieil Hollywood, ce sera elle, Anne Bancroft. Et ils partiront, loin de tout ça et d’eux-mêmes. Lonesome Cowboy, Harry. Easy Riders. Nos racines sont là : sur la route. Et nous allons y retourner pour de bon. Accompagnés, mais seuls, perdus. En recherche de quelque chose qui ne vient pas. Parce que c’est ça la vie. Et parce que bientôt, la vie qui s’imposera au cinéma sera celle des enfants de la guerre. Cette glorieuse génération de baby-boomers qui demandera sa place dans le monde et qui refusera de faire la guerre. Ils s’opposeront à leurs parents en faisant le choix de l’éternelle jeunesse, c’est-à-dire de l’irresponsabilité. Fini les happy ends où chaque chose doit revenir à sa place. Au contraire, tout devra remuer, et c’est cette agitation, cette incertitude, qu’on se doit de montrer au cinéma et qui ne se fait pas encore. Une errance. Une quête. Un abandon à soi-même et une attirance fatale vers le vide. On vous attirera ainsi vers le fond quand vous serez tout fatigués et nous seuls remonterons pour être les nouveaux géants. De nouveaux tyrans animés par leur seule irresponsabilité. Et quand les chefs de studios recevront des notes de service de la part des auteurs, ce ne sera que pour répondre « OK ».

— Je sais tout ça, Dennis. Et tu sais pourquoi ?

— Non.

— Parce que je fais aussi partie de ton rêve. Je suis déjà mort. Tu ne m’as jamais envoyé de note de service parce que tu es incapable d’écrire quoi que ce soit, Dennis. Ta vision du futur est exacte, mais elle reste incomplète. Tu feras Easy Rider, oui, et nous le distribuerons. Et ce sera un succès. Et puis, tu continueras à être ce que Dennis Hopper a toujours été. Un fou et un emmerdeur. Certains d’entre vous prendront le pouvoir. Anne Bancroft connaîtra le succès tel que tu en as eu la vision… Mais ceux qui prendront notre place la prendront et la garderont en appliquant nos méthodes. Et ceux qui comme toi refuseront de les appliquer en prétendant faire un cinéma de la méthode resteront en marge. Comme toutes les révolutions, Dennis : ton nouvel Hollywood ne durera qu’un temps. Le… néoclassicisme arrivera pour s’imposer dans la longueur sans même que vous vous en aperceviez. Il y a des opportunistes qui prendront la main quand nous partirons, et il y a les losers. Tu es un loser, Dennis. Et c’est ce que tu as toujours voulu être.

— FUCK YOU, Harry ! fumier !

— Easy, easy, Dennis. Je ne suis que le rêve d’un fou. Alors réveille-toi. Et que tombe la nuit.


Nightfall, Jacques Tourneur 1957 Copa Productions (3)

Le Plongeon (The Swimmer), Frank Perry, Sydney Pollack (1968)

Le Plongeon

Note : 5 sur 5.

Titre original : The Swimmer

Année : 1968

Réalisation : Frank Perry, Sydney Pollack

Avec : Burt Lancaster

— TOP FILMS

Réponse à Renaud/Morrinson (Je m’attarde) concernant l’interprétation du film :

Je pense que toutes les interprétations sont possibles, c’est l’intérêt de la chose presque. Je ne me rappelle d’aucune idylle par exemple (sauf avec la blonde baby-sitter — qui n’apparaît pas dans la nouvelle, je crois), et je doute que tout cela ne soit qu’un rêve. Je n’ai pas non plus pensé à un récit passé > présent. Pour moi, il s’agit bien d’une journée complète, on ne sait pas d’où il sort, et ce passé auquel il court, ou plonge, il le retrouve à travers ses rencontres, mais bien au présent, après sans doute un traumatisme ou quelque chose de ce genre. Je l’ai vu comme un type qui après une séparation ou une tragédie personnelle, après un séjour à l’asile, serait peut-être sorti, aurait perdu la mémoire, et se repointerait chez lui comme si de rien n’était en ayant oublié les dix dernières années de sa vie, et en devant alors faire face aux réactions médusées des gens qui l’ont connu.

Ça me semble évident, mais c’est peut-être parce qu’il m’est déjà arrivé de rêver ça : me retrouver là où j’avais vécu gosse, comme un point zéro marquant, avec tes habitudes, où tu voudrais bien revenir, mais où tu sais que tu ne pourras jamais.

Il y a un petit côté Alzheimer chez lui et, dans mon interprétation, c’était bien quelque chose de pathologique, une amnésie, liée très probablement à un traumatisme, une dépression, etc. Ensuite, ce n’est qu’une interprétation ; encore une fois, l’intérêt du film, c’est que rien n’est explicité et que chacun peut se créer sa sauce interprétative. Si quelqu’un explique le film en ayant tout compris et en imposant une seule version possible (je ne me rappelle plus très bien de ce que dit Thoret, mais c’est probable qu’il ait envie une nouvelle fois d’expliquer, trouver des symboles vaseux, etc.), ça n’a plus d’intérêt. Ça fait partie de ces histoires, presque mythologiques, qui deviennent universelles en en disant assez sur la vie et le monde tout en gardant une part de mystère. Il est normal alors que ça ne touche pas forcément certains spectateurs puisque c’est comme une boîte vide : si on n’y amène rien, si ce qu’on y voit ne nous inspire rien, ça sonnera… vide. Mais si on s’y laisse entraîner, si on commence à y venir avec ses propres bagages émotionnels, son histoire, ses peurs, ses obsessions, et qu’on y trouve toujours un écho dans le film, la boîte vide s’est remplie, et chacun aura une boîte différente. C’est le génie de l’art, capable de s’adresser à tout le monde, parfois, tout en s’adressant spécifiquement à chacun, comme un effet de miroir. Il suffit que l’angle donné ne soit pas le bon et on ne s’y reconnaît pas.

Thoret s’y est sans doute très bien vu et vu son imagination, sa capacité à voir des symboles, des références ou des révolutions partout (ou des intentions — surtout là où on peut difficilement parler d’auteur), c’est compréhensible qu’il adore le film et le mette au même rang que Le Lauréat. Il n’aurait pas tout à fait tort d’ailleurs. Quelle que soit l’interprétation que lui en fait, on ne peut pas nier que les deux films ont une approche “européenne” du cinéma (influencé par Blow up, je crois surtout). C’est-à-dire que tout à coup, les histoires n’avaient plus peur d’exposer l’ombre des choses, les mystères, l’incompréhensible, ou pour revenir à Antonioni, l’incommunicabilité. Toutes les années 70 seront sur ce même ton jusqu’à ce que Spielberg et Lucas y mettent un terme.

J’apprécie souvent ce genre d’histoires a priori absurdes qui refusent toute explication, sorte de machin existentialiste qui ne ressemble à rien, parce que ça me semble être un regard à la fois particulièrement déformé et pourtant si vrai de la réalité (Shakespeare ne disait pas autre chose, par exemple, déjà, tout comme Calderón avec La vie est un songe ou Cervantès à la même époque). Et ça, au XXᵉ siècle, ça a été pas mal transmis en France en tout cas par le théâtre de l’absurde. En attendant Godot, c’est tout aussi bizarre, existentiel et sans explications possibles. Pour reprendre le titre d’un machin de Peter Brook : tu as un espace vide, et c’est à celui qui regarde de le remplir, grâce aux suggestions de la scène ou de l’écran.


 

Le Plongeon (The Swimmer), Frank Perry, Sydney Pollack 1968 | Columbia Pictures, Horizon Pictures


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Le Lauréat, Mike Nichols (1967)

Qui a peur du loup ?

Le Lauréat

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : The Graduate

Année : 1967

Réalisation : Mike Nichols

Avec : Dustin Hoffman, Anne Bancroft, Katharine Ross

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Scénario d’une précision exceptionnelle. Il semble former une boucle sur le thème des passions amoureuses. On est presque dans un cheminement de héros antique ou dans la structure d’un récit dense et classique à la Racine…

Le point de départ de cette histoire, le début de la boucle, c’est Benjamin qui l’initie : un étudiant qui revient vivre chez ses parents, tout juste diplômé mais un peu déprimé et sans perspective d’avenir. Il est au niveau zéro de ses passions. Le diplôme aurait dû faire théoriquement de lui un homme, un adulte, pourtant s’il est fêté par sa famille et les amis de sa famille, lui sait qu’il a manqué quelque chose. Il n’est pas question, là, de ses études (dont on ne parlera jamais), mais de sa vie sociale, et plus particulièrement de sa vie amoureuse. La première scène à l’aéroport résume ce qui va suivre : en un regard, qui dure le temps d’une chanson, on a tout compris. Benjamin est perdu, et quand il regarde une jolie fille qui le croise hors-champ, il la regarde à la fois avec envie et avec gêne de peur qu’elle ne lui rende son regard… Benjamin revient de l’université sans ami, sans petite amie. Il revient en raté parce qu’il n’a pas su accomplir son passage à la vie adulte.

Benjamin se réfugie dans sa chambre alors qu’on le fête dans le reste de la maison. Là, déprimé, il est rejoint par Madame Robinson, qui lui fait le coup du « les toilettes, c’est pas ici ? ». Elle vient presque littéralement le sortir de son nid. On comprend tout de suite qu’elle flirte avec lui, mais lui continue de jouer les vierges effarouchées. On ne saura jamais si l’attirance de cette femme pour ce garçon pas franchement beau, sans aucune assurance, est juste feinte pour se taper un jeune lionceau, une proie facile…, peu importe en fait, tout le récit est centré sur Benjamin, et Benjamin ne veut pas savoir. Elle l’attire chez elle, le vampirise. On pourrait presque se croire chez Hitchcock où les scènes d’amour, disait-il, devaient être filmées comme des scènes de crime. Elle le tient dans ses griffes, elle joue avec lui, et lui gesticule comme une souris prise au piège ou comme le mâle de la mante religieuse qui sait que s’il obéit à ses pulsions sexuelles, il y laissera sa peau. On ne sait rien à ce moment des intentions de Madame Robinson, mais on sent que c’est le début de son cycle, de son initiation, qui va le mener à sa vie d’adulte.

Le Lauréat, Mike Nichols 1967 The Graduate | Lawrence Truman Productions

Benjamin se laisse séduire. Ils entretiennent tous les deux une relation cachée, au début, purement sexuelle, chacun semblant y trouver son compte. Très vite, cela ne suffit plus à Benjamin, il voudrait s’intéresser à la femme avec qui il couche. Il ne veut plus un corps, mais une âme sœur, une compagne avec qui communiquer. Mais Madame Robinson ne peut pas être cette femme. Elle a déjà tout compris des relations amoureuses et semble se désintéresser totalement de la chose, désabusée par la vie, blasée par les mirages de l’amour. Elle ne se sent par compte pourtant qu’elle tombe amoureuse de Benjamin. Un amour impossible, parce qu’il est basé sur la dépendance du corps : elle était alcoolique, elle devient accro à son jeune amant (simple interprétation, car une nouvelle fois, elle reste très mystérieuse derrière sa carapace de cynisme).

Alors, les parents de Benjamin, le voyant végéter dans la piscine toute la journée en attendant les nuits où ils ne savent pas ce qu’il devient, décident de le bousculer un peu en arrangeant une sortie avec une fille. Ce sera Elaine…, la fille de Madame Robinson. C’est un peu le sort qui s’abat sur Œdipe, la chance néfaste qui vous accable, le mauvais sort presque ordonné par les dieux que vous avez offensés… Les parents qui mettent leur fils dans les bras de la fille de sa maîtresse… Ce n’est pas Œdipe, mais les circuits narratifs ne sont vraiment pas loin d’être identiques.

Benjamin et Madame Robinson se trouvent devant le fait accompli, obligés d’accepter de jouer le jeu pour ne pas paraître suspects. Benjamin s’efforce donc de rendre la soirée la plus épouvantable possible pour Elaine. Mais c’est écrit, presque ordonné par les dieux. Benjamin, pour compliquer son sort, doit se laisser séduire par Elaine. Là, pas de psychologie, ça se fait très vite et sans aucune vraisemblance parce que les héros doivent tomber amoureux presque en une fraction de seconde : elle pleure, il la réconforte et l’embrasse. Ce serait traité de manière naturaliste, bien sûr, on n’y croirait pas une seconde. Comment un mec sans aucun charme, aussi rustre pourrait-il séduire une fille aussi jolie… ? Ce sont des héros de mythologie, ils ont en eux une force et un charme mystérieux qui subliment les codes de la vie quotidienne. Sur le seul plan du récit, on ne va pas s’embarrasser de vraisemblance en cherchant à expliquer ou rendre crédible une relation dans la longueur : seul compte le cycle initiatique de Benjamin. Chaque scène est une nouvelle aventure qui remet en question tout ce qui précède. Il n’y a pas de flottements dans le film : toute scène est comme une fulgurance, tout se construit et se reconstruit en même temps. On est toujours dans l’incertitude, non pas parce que le récit recèle des mystères ou des surprises (car on sait parfaitement où on nous mène : il n’y a pas trois cents chemins pour suivre ce cycle) mais parce qu’on s’identifie au personnage de Benjamin : c’est le résultat d’un récit collé à lui (il est présent dans toutes les scènes, dans pratiquement tous les plans : notamment au début, la caméra le suit d’un bout à l’autre des scènes, même si d’autres personnages interviennent et le sollicitent, un peu plus tard, on a même une vue subjective quand Benjamin enfile sa tenue de plongée… Le résultat en tout cas est parfaitement réussi).

On est à cet instant précis à la croisée des chemins. Benjamin a “péché” (dans le sens plus mythologique du terme) et il a là la “chance” de revenir à une vie plus conforme, une vie normale, ce à quoi il aspirait depuis toujours. Bien sûr, il faut maintenant qu’il gère et assume la situation, la relation croisée qu’il mène avec la mère et la fille.

Il ne fait aucun doute pour Benjamin que sa passion doit le mener à suivre la même route qu’Elaine, mais il doit maintenant affronter la passion jalouse de Madame Robinson. Le choix est évident, mais il ne sait pas encore comment elle va réagir et ne s’en préoccupe même pas. Il va pourtant découvrir, en allant chercher sa fiancée le lendemain, que la mère a une véritable passion, une dépendance très forte même, pour lui. Il ne peut plus y avoir de mensonge, on est à la moitié du film, et le sujet, ce n’est pas l’adultère : la révélation peut donc se faire ici, dans un grand chaos, dans un fracas de passions qui s’affrontent. Deux passions, quand elles s’accordent pour suivre le même chemin sont en harmonie et les corps, les personnages qui les renferment y trouvent leur compte, même si leurs passions défient les règles morales. Mais dès que les passions changent et veulent suivre des destins opposés, il faut que ça pète. Que ce soit Madame Robinson ou Benjamin, tous les deux ont gagné quelque chose et ils ne sont pas prêts à s’en séparer : elle le veut lui. Lui, veut sa fille… Triangle amoureux assez commun, sauf qu’on y ajoute là une dimension tragique, presque incestueuse. On ne peut pas se mettre d’accord avec une poignée de main. À cet instant, aucun compromis n’est possible. Après un tel climax de passions et d’affrontements, les personnages n’ont alors d’autres choix que de prendre leurs distances les uns avec les autres. Madame Robinson et Benjamin ne sauraient être à nouveau amants. Et Elaine, qui ne s’attendait pas à une telle révélation, se réfugie à l’université (une bonne petite fille).

Benjamin est allé aussi loin que possible, il doit entamer à présent un retour à la normalité dans son cycle. Cette normalité pour lui, elle passe par l’acceptation par Elaine de leur passion commune. Chose qui ne sera pas simple parce qu’il doit s’attendre encore à des affrontements et doit prendre le risque que sa passion, si elle n’est plus partagée, devienne une folie, une obstination malsaine et dérangeante. Loin de la furie Robinson, il espère, à l’université, retrouver sa belle… On reste dans la passion, et là, presque dans la folie amoureuse de Benjamin, prêt à tout pour préserver son amour, la question est devenue : est-ce que Elaine acceptera de le suivre dans sa folie, dans son refus des convenances sociales et de l’accompagner pour achever son cycle, vers quelque chose qui n’est plus seulement un cycle du devenir d’adulte, mais d’adulte contrarié, capable de vivre avec ses difficultés. À l’image du personnage de Madame Robinson, symbole et incarnation de l’adulte fracassé, obligé de créer des faux-semblants, des cycles parallèles, pour se maintenir en vie. Un peu comme si l’image de l’adulte, celle du personnage accompli était un leurre, mais qu’il fallait s’évertuer à préserver son image, parce qu’il n’y avait tout simplement pas d’autres issus. Aucun retour à la vie passée, insouciante et pure n’était possible…

Benjamin suit donc Elaine à l’université, l’épie, tel un obsédé, un malade d’amour. Au risque de passer pour un fou. Il doit la convaincre de le suivre… Nos décisions ne sont pas toujours déterminées par notre libre arbitre, par nos choix propres et conscients. Si dans la mythologie, les héros sont poussés par des considérations mythologiques, qu’ils ne sont en fait que les pantins des dieux. Là, on n’en est pas si éloigné que ça. Au fond, qu’est-ce que nous apprend l’histoire sinon que ce sont les circonstances qui décident à notre place ?

Après une première rencontre dans un bus, c’est Elaine qui vient le retrouver dans sa chambre. Les rôles ont changé. Si autrefois c’était Benjamin la proie, et qu’il s’était lancé dans les griffes de sa prédatrice ; là c’est Elaine qui prend le risque de venir se faire bouffer, vampiriser par son prédateur. C’est donc qu’il en reste une certaine forme d’amour, une certaine dépendance folle, ou du moins qu’elle veut affronter ses propres craintes pour pouvoir les apprivoiser. Elle veut savoir pourquoi Benjamin l’a suivie et ce qu’il compte faire. Elle connaît toutes les réponses. Même quand Benjamin lui dit que sa mère ne lui a dit que des mensonges à son propos, son cri est comme une forme de reconnaissance. Comprenant que sa mère lui a menti sur ses rapports avec Benjamin (en lui faisant croire à un viol), elle se retrouve une nouvelle fois dans la situation peu confortable de choisir entre sa mère et celui qu’elle aime. Et, il ne peut y avoir aucun doute sur son amour : on ne saurait conter dans une histoire mettant en scène des héros, des personnages sans passion… On pourrait être chez Cassavetes : sans passion, sans amour, sans confrontations épiques des désirs de chacun, il n’y a pas d’histoire. On est toujours dans l’excès, à l’apogée des possibilités, jamais dans la demi-mesure. Les héros ne sauraient se contenter d’un compromis. C’est tout ou rien.

Elaine pousse donc un cri, expression de son déchirement entre deux êtres qu’elle aime. Comme toujours les circonstances vont choisir à sa place. Ce cri a rameuté tous les pensionnaires, le logeur, et ce sera finalement son désir de sauver les apparences, les convenances, son refus de devoir tout raconter, tout dramatiser, qui va la calmer. La bête n’a plus de force et peut se laisser dompter. Mieux, c’est sans doute elle qui se laisse dompter par ses passions, car ce qui la ramène dans les bras de Benjamin, c’est la compassion qu’elle va avoir pour lui quand celui-ci se fera tancer par son logeur qui veut le voir quitter les lieux. Ce n’est pas la raison qui la ramène à lui. Les choix sont ailleurs que dans nos têtes. Elle ne s’est pas posé la question et n’a pas pesé le pour ou le contre. Elle n’a pas mesuré les conséquences de son retour auprès de Benjamin. Elle ne sait pas encore que cela impliquerait une cassure avec sa mère. Elle montre là, non seulement qu’elle n’est pas décisionnaire, mais qu’on est totalement esclaves de nos passions.

Les deux amoureux vivent heureux quelques instants. Lui ne semble pas prêt à penser au reste, il est insouciant et voudrait qu’ils se marient rapidement. Mais elle commence à se demander ce qu’il se passe et prend la mesure des événements en comprenant le poids de sa décision. Ils semblent suivre le même chemin, mais Elaine regarde encore en arrière pour regarder ce qu’elle a perdu, et en avant pour voir ce qui les attend au bout de leur cycle : elle sait qu’ils auront encore leurs démons à exorciser. À cet instant, lui la cherche du regard, et elle le voit à peine (plus tard, cela changera dramatiquement, ou ironiquement).

C’est comme si on fracassait deux bols de passions remplis à ras bord et que Elaine s’en trouvait éjectée. Elle se rappelle qu’elle a une mère qu’il va falloir affronter. Pourtant, c’est le père qui va être l’élément déclencheur de son départ. On l’avait rarement vu dans le film, et il rappelle que ce n’est pas seulement qu’une histoire de triangle amoureux : il est aussi le père d’Elaine et le mari cocu.

Le lendemain, Elaine a disparu. Dans une lettre, elle dit à Benjamin qu’elle l’aime, mais que ça ne peut pas marcher.

Benjamin fait alors des pieds et des mains pour la retrouver. Il sue essence et eau et la retrouve apprenant qu’elle se marie. En pleine cérémonie, il lui demande de partir avec lui. Une fois de plus c’est Elaine qui va devoir choisir ; encore une fois elle va décider sur un coup de tête. Les circonstances encore et toujours plutôt que le libre arbitre. Soit elle lui demande de partir et ce sera fini sans possibilité de retour, soit elle le suit se moquant des convenances et des démons qu’ils devront affronter toute leur vie. C’est finalement la réaction de ses parents, autoritaires, crachant presque sur son amoureux comme des singes enragés, qui va la décider à opter pour la solution la plus folle. Ce sont encore les passions qui commandent : on agit et on mesure les conséquences après.

Elle part avec lui, et c’est dans cette scène finale que se trouve tout le génie de la mise en scène de Nichols, toute l’ambiguïté de l’histoire. Ça ressemble à un conte de fées, avec sa fin heureuse : l’amour est sauf. Mais au lieu de nous dire « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », Nichols utilise en un regard, en un plan, une sorte de raccourci de toute leur vie à venir. Les deux amoureux fous montent dans un bus, c’est le point final de leur aventure, la fin du cycle pour Benjamin, aidé par les décisions heureuses d’Elaine. Il a enlevé sa princesse des griffes du méchant dragon, mais c’est une victoire plus sur les autres que sur lui-même. On comprend en un plan que cette union avec Elaine, il l’avait construite non pas pour les beaux yeux de sa belle, mais pour s’échapper des griffes de sa vamp. Il rit alors nerveusement, regardant droit devant lui : il a baisé le destin et les dieux, il pense avoir gagné. Dans le même plan, Elaine le regarde, attend qu’il lui rende son regard, cherche un peu d’amour en lui, de la complicité. Mais elle ne trouve rien. C’est déjà la fin. La boucle est bouclée sur un jeu de regards : le film commence sur le regard de Benjamin qu’il jette sur une fille en espérant qu’elle lui rende dans un aéroport, et se termine sur lui refusant de le rendre à la femme qui l’aime, dans un bus.

Ce que nous dit ce regard, c’est que la passion fait se rencontrer des hommes et des femmes, mais ils se trouveront rarement pour faire un chemin ensemble. Accompagner ne veut pas dire “avec” ; et à tout moment on peut “choisir” de prendre une autre voie — comme Madame Robinson, arrivée au bout avec son mari, cherchant à entamer un nouveau cycle avec Benjamin… Benjamin n’a pas achevé son initiation en terminant son cycle, mais en se rapprochant surtout du personnage perdu et cynique joué par Anne Bancroft.

L’amour n’existe pas. Il n’y a que la passion. Et la passion est capricieuse…

Le film est dans sa conception, d’une simplicité presque stupide à la Love Story, mais aussi plus complexe qu’il en a l’air. C’est un peu comme regarder un mur et y déceler petit à petit toutes les craquelures, ou les imperfections… Le génie d’un récit presque classique avec une unité d’action stricte, une boucle respectée. J’ai parlé de Cassavetes, mais il était encore plus simple de prendre comme référence le film précédent de Nichols. Parce qu’on est au même niveau sur le plan des passions dans Qui a tué Virginia Wolf ? On est dans la même démesure. La différence, c’est que dans Le Lauréat, on se focalise sur un personnage et qu’il n’y a aucune unité de temps (impossible). De la même manière, les personnages sont commandés par les émotions primaires, ils n’ont aucune retenue. Si Wolf est plus analytique, parce qu’il s’attarde sur des discussions qui vont réveiller de vieux souvenirs comme des démons cachés et amassés pendant longtemps sous un tapis, on reste néanmoins dans le même ton. L’unité de temps y est utilisée différemment mais participe à la même impression de tenue générale. Si Wolf est une suite de petits huis clos où les personnages, prisonniers, se mettent à vider leur sac, Le Lauréat utilise l’ellipse pour unir un ensemble de scènes soudées autour d’un unique thème. Le film a une tenue parfaite. Jamais on ne s’échappe du sujet, et on pourrait croire que tout ça s’effectue dans une période raccourcie comme dans l’univers classique. On ne s’appesantit que pour suivre Benjamin dans ses errances. En ce sens, ces quelques scènes “subjectives” et “chantées” ne sont rien d’autre que l’adaptation moderne des monologues d’autrefois. Si le film avait adopté le point de vue de Madame Robinson, nul doute que l’impression de suivre une pièce classique aurait été accentuée : Madame Robinson, c’est Phèdre tiraillée par ses passions coupables, son désir de vengeance, etc.


Petite remarque concernant la bande-annonce du film : À l’époque, on ne s’embarrassait pas de “spoils”. On savait très bien que ce qui faisait venir les spectateurs dans les salles, ce n’était pas de voir un film en étant surpris du début à la fin. L’intérêt d’un film n’est pas dans le déroulement de son intrigue, mais dans son atmosphère. Dans le comment et non dans le quoi. Quand on va voir Richard III ou Phèdre au théâtre, on n’y va pas pour être surpris…, on sait ce qu’on va voir. Donc, là, tout est raconté dans cette bande-annonce, même la fin. Gloire aux spoilages.



Spoil me!


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Cent ans de cinéma Télérama

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Sugarland Express, Steven Spielberg (1974)

Pare-chocs pétrolier

Sugarland Express

Note : 3.5 sur 5.

Année : 1974

Réalisation : Steven Spielberg

Avec : Goldie Hawn, Ben Johnson, Michael Sacks

Juste après Duel, Spielberg continue sur la voie publique. Cette fois, ce n’est plus un thriller, mais la cavale d’une femme et de son mari qu’elle est venue choper dans un pénitencier de quartier, tous deux légèrement benêts comme on n’en rencontre que dans l’Amérique profonde.

La mère s’est mise dans l’idée de récupérer son gamin qui lui a été enlevé par l’assistance publique. Mais elle et son jules pensent se faciliter la tâche en se faisant accompagner par un jeune flic qu’ils prennent en otage.

Et rendez-vous à Sugerland… Tout un programme. Une sorte de terre promise qui n’existe pas. La quête de l’impossible…

Tout le Texas se prend de passion pour cette femme qui veut récupérer son gamin à l’autre bout de l’État. Des centaines de voitures de flics les suivent à travers la campagne sans pouvoir rien faire parce que le chef de la police refuse qu’on tente quoi que ce soit contre ces “mômes”…

Image surréaliste quand les fugitifs (toujours suivis de trois cents bagnoles) traversent une petite ville sur le chemin de leur paradis. Accueillis en héros, ils reçoivent des cadeaux, et c’est une véritable kermesse qui se met en place pour les soutenir dans leur étrange périple.

Sugarland Express, Steven Spielberg (1974) | Universal Pictures, ZanuckBrown Productions

Quand ils arrivent à Sugarland, ils n’y trouvent pas leur gamin, mais la tragédie — une tragédie attendue, écrite à l’avance…

Spielberg avait déjà le ton et l’humour juste, celui des grands, comme cette scène dans laquelle les tireurs d’élite arrivent chez la famille d’accueil du môme, et la femme voyant tout leur arsenal, dans son vestibule, après un petit temps de réflexion et de légère panique, décide de prendre un grand vase qui traînait là sur une table de l’entrée et de le mettre en sécurité. Ça ne dure qu’une seconde, à la fin de la scène, c’est un détail dans le plan, la caméra ne filme pas la scène en gros plan, mais c’est tellement drôle — le souci du détail cocasse, subtil…

Tellement surréaliste que c’est une histoire vraie. Forcément. Sinon personne n’y aurait cru…

Goldie Hawn joue un personnage que reprendra vingt ans plus tard sa fille dans Almost Famous : déjantée, fofolle et capable de tout.

Et déjà avec la musique de… John Williams.



Listes sur IMDb :

MyMovies: A-C+

Liens externes :


Panique à Needle Park, Jerry Schatzberg (1971)

 

The Panic in Needle Parkpanique-a-needle-park-jerry-schatzberg-1971Année : 1971

 

Réalisation :

Jerry Schatzberg

7/10  lien imdb
 
Vu le : 10 mai 2007

Le film a sans doute convaincu Coppola de prendre Al Pacino dans le Parrain.

Le premier film important de Pacino donc (indépendant bien sûr). Il y fait… du Pacino. C’est censé être un acteur de composition, mais il fait depuis plus de 30 ans tout le temps la même chose. Cherchez l’erreur.

Le film est bon mais ce n’est pas un chef-d’œuvre. Dans la veine de ce qui se faisait à l’époque, façon nouvel Hollywood : glauque et très naturaliste, très chronique du quotidien (ou Journal d’une femme camée). Ça reste un peu timide malgré tout, superficiel. Dans le même genre on a vu mieux et avec un peu plus de second degré (Macadam Cowboy). L’Épouvantail me paraissait bien meilleur…