Mon mari le patron, Gregory La Cava (1935)

Business aveugle

Note : 3.5 sur 5.

Mon mari le patron

Titre original : She Married Her Boss

Année : 1935

Réalisation : Gregory La Cava

Avec : Claudette Colbert, Melvyn Douglas, Michael Bartlett, Raymond Walburn, Jean Dixon, Katharine Alexander

L’avantage avec le cinéma parlant, c’est qu’on avait tout plein d’histoires prêtes à l’emploi, écrites depuis des années pour Broadway, qui n’attendaient plus qu’à être produites à peu de frais en pleine Grande Dépression. Toutes les années 30 ont profité de ce matériel. Bien sûr, ici, pour me contredire, le film a bénéficié d’un scénario original écrit par un spécialiste du genre, Sidney Buchman (bientôt crédité pour Horizons perdus, Cette sacrée vérité, Vacances et Monsieur Smith au Sénat, excusez du peu), adapté lui-même d’une histoire de Thyra Samter Winslow.

Si tout ce qui brille ne vient donc pas forcément de Broadway, ce qui est sûr, c’est qu’un type de films s’impose rapidement au sein des studios : la comédie basée sur les dialogues et tournée dans un minimum de décors. Là encore, beaucoup d’exception pour confirmer la règle générale : le genre ne manquera pas d’innover pour se démarquer des productions faciles, aussi, en « allant sur le terrain ». Ce qu’on appelle, semble-t-il, très tôt la screwball comedy revient donc plus volontiers poser ses valises sur la côte est d’où elle tire le gros de son inspiration, retardant ainsi le mouvement qui depuis les années 10 faisait de la Californie le nouveau terrain de jeu favori des studios. Un des tournants dans ce domaine est sans doute New York – Miami : on reste sur la côte est, mais on plante déjà un peu les graines des codes futurs en sortant des décors limités intérieurs pour un large choix de « locations » dicté par les impératifs d’un genre que la comédie assimile pour l’occasion : le road movie. (Il y a aussi de nombreuses variations muettes de comédies burlesques basées sur le voyage, et le road movie comique deviendra un genre en soi à Hollywood, jusqu’à Thelma et Louise ou Rain Man…)

On n’en est pas encore tout à fait là puisque si avec Mon mari le patron la screwball allie beaucoup des stéréotypes du genre, il est encore beaucoup question de décors en studio et d’intérieurs limités. Peu de « screwball », mais beaucoup de dialogues et (comme le titre du film l’indique assez bien) une romance, forcément contrariée, entre un homme et une femme que tout oppose. Une caractéristique du genre puisqu’en guise de séduction, les couples en passent plus volontiers par les chamailleries. Autre caractéristique : la mise en relief, cocasse ou non, entre les différentes classes sociales à l’heure de la crise (un aspect prétendument social très — trop — marqué par exemple dans Les Voyages de Sullivan ou dans Godfrey). Le film est bien moins connu que d’autres opus du genre (parfois du même La Cava : toujours Godfrey sera tourné l’année suivante ou Pension d’artistes encore l’année suivante) alors qu’il est servi par deux acteurs que le public de connaisseurs a appris à apprécier dans quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre : Claudette Colbert (la reine du genre, pourrait-on presque dire) et Melvyn Douglas. (Le film est toutefois cité dans les deux bibles référençant les films du genre que j’ai partagés dans cette liste.)

Les deux acteurs sont parfaits. La simplicité de Melvyn Douglas tranche assurément avec la manière de jouer de l’époque — pas étonnant avec un jeu si moderne et si simple qu’il ait eu une carrière s’étirant sur plusieurs décennies. Le reste de la distribution est épatant, et la précision de La Cava à les diriger se remarque à travers les mimiques et les attitudes comiques qu’ils déploient sans jamais tomber dans l’excès ou la répétition : juste ce qu’il faut pour apporter comme dans une symphonie la note juste au moment opportun. La gamine, celle qui joue sa tante et l’habitué des seconds rôles, Raymond Walburn, sont tous formidables à sans cesse donner au public de quoi les amuser. Ce cinéma sobrement burlesque ne tient pas seulement de Broadway, mais aussi bien du slapstick (voire de la pantomime, car à l’image du jeu de la tante, on use beaucoup plus de jeux d’attitude, de réactions, de lazzi que du coup de bâton ou de la tarte à la crème) comme seul Hollywood pouvait en proposer dans les deux décennies qui précèdent.

Si le film jouit d’une moindre renommée que d’autres screwball comedies de la même époque, c’est donc moins le fait de la direction ou des acteurs que d’un scénario encore perfectible (cela a son avantage de céder à la facilité de l’adaptation d’une comédie éprouvée à Broadway). L’idée d’opposer monde du travail et monde domestique est parfaite, mais elle oblige à trouver un équilibre que le film ne rencontrera jamais. Pour permettre une montée en tension jusqu’à un dernier acte censé réunir tous les éléments qui précèdent dans un dénouement gentiment paroxysmique, il faut encore pouvoir ne pas s’éparpiller et ne pas laisser en route des éléments auxquels le spectateur tient. La petite virée en auto des deux pochetrons suivis de madame m’a ainsi paru un bien triste accomplissement. Les trois donnent l’impression d’être partis en vacances en laissant la tante et la gamine derrière eux. Les allers-retours avec l’amie et le bellâtre ne me semblent pas beaucoup plus indispensables : leurs rôles sont utilitaires et aucune réelle amitié ou complicité ne se nouent entre eux et le personnage de Claudette Colbert. On a par ailleurs du mal à croire en cet amour : une confidence dans un restaurant, c’est un peu sec comme manière d’aborder les sentiments. Il aurait peut-être été préférable de montrer les conséquences de cet amour contrarié et ce que la secrétaire aurait pu faire pour attirer le regard de son patron. C’est seulement dans l’acte suivant qu’un jeu de séduction et de quiproquos se met en place et qu’on entre véritablement dans la comédie et le joli n’importe quoi (la screwball donc).

Le premier acte ne s’est pas toutefois montré si inutile, car il a permis au personnage de Claudette Colbert de montrer son assurance dans les deux domaines habités désormais par la femme moderne qu’elle incarne : le travail et le savoir-faire domestiques (bourgeois). Comme l’a souvent montré la comédie américaine des années 30, elle a sans doute joué un rôle important dans l’affirmation d’un stéréotype de femme émancipée, moderne et citadine qui sera bientôt étouffée par le code Hays avec ses femmes conservatrices au foyer ou ses femmes fatales. Le personnage de Douglas ne peut pas se passer de sa secrétaire, et le film, tout comme lui, ne manque jamais de rappeler qu’elle est loin d’abattre le travail d’une simple secrétaire. Une fois qu’elle se fait inviter chez son patron, elle montre qu’elle saurait tout aussi bien y faire pour mettre de l’ordre dans la famille de l’homme qu’elle aime que dans ses affaires…

On note au passage que le personnage de Colbert, tout en faisant mine de ne pas connaître « Paris au printemps » (l’actrice a vécu ses premières années à Paris), montre un savoir-faire tout ce qu’il y a de plus français pour punir la gamine : lui administrer une fessée… Ces séquences avec l’odieuse fille du patron sont les plus réussies du film, dommage qu’on les ait vues si peu se répéter et mal se conjuguer avec les oppositions « romantiques » entre la secrétaire et son désormais mari. Le problème d’équilibre, il est là : dans les autres screwball comedies, on a souvent une paire qui concentre toute l’attention. Ce n’est pas pour rien qu’on parle parfois de comédie de remariage pour la screwball. Il y aurait presque un côté Vous ne l’emporterez pas avec vous, mais avec un axe dramatique la moitié du film qui ne concernerait pas la famille. Une histoire, même dans une comédie, même dans une screwball censée aller dans tous les sens, c’est souvent une question de bons équilibres.

Les spectateurs wokes actuels que nous sommes peuvent même faire la moue quand, après avoir tant fait pour la cause de la femme active et indépendante, le personnage que joue Claudette Colbert conseille à une femme qui souhaite la prendre comme modèle de filer auprès de son homme et de ne pas trop attendre de la vie active… Un « tout ça pour ça » assez inattendu.

D’autres propositions dramatiques sont à peine plus convaincantes, mais même sans une trame parfaite, avec de tels acteurs, avec de telles lignes de dialogues ou de telles situations finement burlesques, le spectateur en manque du genre ayant tari sa réserve de comédies américaines aura de quoi contenter sa soif avant de trouver meilleur parti. Qu’est-ce qui ferait figure aujourd’hui de nouveau Broadway pour les comédies ? La télévision ? Une explication potentielle de la mort de la comédie américaine. Maintenant que la télévision, ou plus précisément, les plateformes de streaming produisent des séries de superhéros et de la science-fiction, que restera-t-il bientôt au cinéma américain ? La comédie… musicale ?


Mon mari le patron, Gregory La Cava 1935 She Married Her Boss | Columbia


Sur La Saveur des goûts amers :

99 screwball comedies (par Byrge & Miller & Sikov)

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