Un raisin au soleil, Daniel Petrie (1961)

L’argent du vieux

Note : 3 sur 5.

Un raisin au soleil

Titre original : A Raisin in the Sun

Année : 1961

Réalisation : Daniel Petrie

Avec : Sidney Poitier, Claudia McNeil, Ruby Dee, Diana Sands

Une mère noire américaine souhaiterait profiter de l’argent gagné avec l’assurance vie de son mari pour s’installer avec ses grands et petits enfants dans un quartier typique de la classe américaine… blanche. Le rêve américain du petit pavillon en banlieue. Problème, son aîné souhaiterait plutôt utiliser l’argent pour monter son entreprise avec quelques « potes ». Quelques tensions familiales sur la ligne…

Assez peu convaincant. Mal vieilli surtout. En un sens, on pourrait se féliciter de voir au cinéma des Noirs américains de la classe populaire chercher à se sortir de leur petit appartement ; dans l’autre, le film est rempli des petits détails qui affirment tellement une identité, pour le coup, parfaitement américaine (et pas forcément enviable) qu’on peine à s’autoriser une plus grande sympathie pour cette famille en quête d’un monde meilleur.

Parmi ces thèmes omniprésents qui font le American way of life : la place prédominante du rôle de l’argent dans la réussite ou la conception de la réussite d’une personne et a fortiori dans la perception pour toute une famille de la classe sociale à laquelle elle appartient (d’un côté, on peut supposer qu’un tel film ait pu donner envie à des Noirs de s’insérer dans des quartiers blancs de la classe moyenne, supposer encore que cela ait pu arriver à cette époque dans cette région de l’Amérique, et cela jusqu’à aujourd’hui où plus personne ne s’étonnerait d’un tel mélange racial, mais justement, ça ne peut que renforcer toujours l’idée que la dernière barrière généralement admise en Amérique reste celle de la différence sociale) ; la place encore de la religion dans une famille qui se veut respectable (c’est habituel dans le cinéma américain, en particulier dans un cinéma où pour valoriser des « bons Noirs » on les présente comme de bons serviteurs de Dieu, sauf qu’ici, on a même droit à un sermon particulièrement violent et stupide de la mère à l’encontre de sa fille qui se dit vouloir être médecin et manquait de respect à l’égard de leur dieu chéri, ou encore quand il est question d’avortement) ; ou la place aussi de l’homme censé devenir le chef de famille.

C’est un cinéma tellement communautaire, avec des valeurs (américaines) ou des préoccupations si éloignées des miennes qu’il est difficile d’entrer en empathie avec ce type de personnages. Avec une culture qui serait tout autre, il y aurait la force de l’exotisme sans doute, mais puisqu’il s’agit d’une culture et des valeurs dont on soupe tous les jours du matin au soir, non merci. Pour 1961, ça avait sans doute de quoi éveiller l’intérêt ; aujourd’hui, ça paraît plutôt rétrograde. Paradoxalement, avec des films situés en Californie, à New York ou ailleurs, on a rarement ce problème, car la diversité raciale et sociale, soit on la constate dans l’environnement du film, soit elle est partie intégrante de la trame. Le rêve américain exposé ici, celui de disposer d’une belle maison dans un quartier tranquille de banlieue, on le voit rarement aussi frontalement exposé dans un film : soit c’est un but vague et lointain qui sert de moteur à une intrigue, soit c’est une situation de départ et le rêve est ailleurs. Un rêve inaccessible et lointain, c’est comme un mythe (un peu comme celui du cowboy qui fait des hold-up dans l’espoir un peu fou de s’acheter un ranch), on n’y prête pas attention. Si c’est déjà une réalité, c’est souvent pour montrer le revers du décor (les meilleurs films visent à exposer les valeurs du American way of life pour mieux les critiquer). Ici, en faire un sujet de film destiné à des populations noires et pauvres, ça valide la légitimité d’un tel rêve auprès des populations en quête d’idéal et de réussite. Ce n’est pas franchement ce qu’on peut espérer de mieux à des populations en difficulté.

Le film n’est pas non plus sans défauts. Étant d’habitude assez conciliant avec les pièces de théâtre adaptées pour l’écran, je serais ici plus dubitatif : il faut reconnaître que la pâte « Broadway » donne au film une allure un peu vieillotte et figée (même pour un film où les personnages ont précisément envie de prendre l’air). 1961, le cinéma hollywoodien se cherche et préfère augmenter la puissance des éclairages intérieurs dans des studios qui semblent toujours plus faux au lieu de casser les murs, de prendre de la hauteur, filmer en décors naturels, voyager, changer et diversifier les “plateaux”. On n’y est pas encore, on s’inspire de la scène, et ça commence à sentir le renfermer. Ce qui passait très bien quinze ou vingt ans auparavant commence à se faire dépasser par des évolutions et de nouvelles habitudes de tournage qui émergent un peu partout dans le monde. J’adore Sidney Poitier, mais il a besoin d’espace. Le voir danser presque et le voir remuer les bras avec son élégance habituelle dans un espace aussi riquiqui, ça fait sans doute son petit effet au théâtre, mais à l’écran, on aurait envie de lui dire qu’il en fait trop…


Un raisin au soleil, Daniel Petrie 1961 A Raisin in the Sun | Columbia Pictures


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Boyz’n the Hood, John Singleton (1991)

Boys, boys, boys

Note : 3 sur 5.

Boyz’n the Hood

Année : 1991

Réalisation : John Singleton

Avec : Cuba Gooding Jr., Laurence Fishburne, Hudhail Al-Amir, Angela Bassett

Le film a peut-être une valeur documentaire importante, et a sans doute ainsi le mérite de montrer la réalité des banlieues noires de Los Angeles à la fin du siècle dernier, mais difficile de voir un tel film sans être tenté de dire qu’une partie des problèmes que se créent ces populations, en plus du manque d’éducation et de moyens, en plus des discriminations dont ils sont victimes depuis toujours, est issue en partie des mauvaises solutions adoptées pour faire face à leur misère. Solutions qui passent prioritairement par l’affirmation outrancière de soi au détriment des autres, et surtout par une masculinité exacerbée, toxique et aux conséquences souvent morbides. Loin d’être une option endémique à la Californie, option probablement plus contrainte que réellement choisie, c’est en réalité la même trajectoire commune qui semble être toute promise à différentes populations délaissées du monde issues de l’immigration forcée ou de la colonisation.

Quand une société délaissée est coupée de ses racines culturelles profondes, invisibilisée ou au contraire victimisée dans le grand récit national sans possibilité de s’identifier à des figures autrement plus positives et marquantes que des figures locales du banditisme, on se raccroche aux petites branches disponibles sur le bas du tronc nu de l’arbre, et pas forcément les meilleures options pour se tirer d’affaire : la violence et la masculinité qui va avec. C’est la même logique de ghetto connue dans le monde entier : ces micros sociétés sont le fruit du rejet de leur société mère, pas des micros sociétés qui se sont faites seules. À cette société mère de réintégrer d’abord ses enfants au sein de la canopée commune. Autrement, violence et masculinité morbide ne cesseront d’y faire la loi, et ceux n’en étant pas victimes continueront à penser et dire que la plus grande part, voire la seule, des responsabilités de cette misère en revient à ceux qui en sont victimes. Ce serait un peu comme leur donner un bâton pour qu’ils puissent mieux s’entre-tuer (ce n’est d’ailleurs pas qu’une allégorie : dans les années 80, l’administration Reagan a favorisé ces violences à travers son système judiciaire — on voit ça illustré, de mémoire, dans la série documentaire The Power of Nightmares).

Se toiser en permanence entre hommes du même groupe pour éveiller sans cesse sa part masculine ou éprouver les limites virilistes de ceux qui en sont exclus, siffler les filles dans la rue sans porter intérêt à la peur qu’on puisse leur faire subir dans un milieu où le viol ne doit pas être le dernier crime perpétré, les traiter invariablement de “putes” tout en espérant finir dans les bras de l’une d’elles avant d’aller voir ailleurs, avoir une logique de clan ou de meute quitte à défendre son territoire face à un autre clan, défendre (sic) les siens quand ils sont humiliés par des “étrangers” qui ne manqueront pas à leur tour de se venger sur eux avec une arme située un cran au-dessus sur l’échelle de la violence, c’est pour beaucoup les signes ici d’une masculinité mal placée, dangereuse et toxique.

Si l’absence de l’État est ici coupable, il est à noter que presque toujours, c’est cette virilité envahissante, exposée et éprouvée en toutes circonstances, qui devient alors à chaque fois l’étincelle qui embrase un environnement construit autour de cette concurrence virile. Voir la mère du personnage censé être le « bien élevé » du lot dire à son ex-mari que c’est à lui de montrer à leur fils comment doit agir un homme, le père a beau être honnête et représenter une image positive du film, c’est avec ces logiques qu’on perpétue une culture fortement sexuée et oppressive pour ceux qui la perpétuent, la promeuvent ou en sont directement victimes : les hommes qui ne seraient pas assez “virils” et les femmes pas suffisamment à leur place. Ces dernières ne sont souvent réduites d’ailleurs qu’à leur seule condition de pute ou de mère, et il n’y a ni choix ni alternatives pour elles puisque ce sont les hommes qui définissent quand ça leur chante laquelle des deux entre la pute ou la mère elles doivent être. On le voit ici, même quand elles arrivent à s’émanciper de ce milieu, comme le personnage que joue Angela Bassett, elles sont incapables de s’émanciper des codes sociaux qui régissent leur environnement passé et donc de sortir de cette logique d’oppression constante largement genrée qui est en partie à l’origine de leurs problèmes…

Difficile ainsi de trouver la juste distance pour mettre en scène ces réalités crues, car se pose toujours le même problème quand vient nécessaire d’illustrer ou de dénoncer certaines formes de violences : le risque d’en faire au contraire la promotion. Se contenter d’en montrer les victimes, chercher à mettre en avant ceux qui cherchent à en sortir (avec succès ou non), finir sur une note sanglante pessimiste, tout cela peut se révéler souvent inutile si au cœur du récit, on assène des messages contraires instillant la confusion en adoptant des mouvements de caméra, un montage ou une musique qui laissent entendre qu’on prend en réalité fait et cause pour ce culte de la toxicité masculine…

Heureusement que la distribution exceptionnelle atténue l’écœurement qui nous envahit face à un tel déversement de misère et de violence sociale ou physique : ça fait plaisir de voir un Laurence Fishburne jeune et toujours aussi charismatique ; Cuba Gooding Jr et Ice Cube crèvent l’écran par leur talent et joueront souvent par la suite les utilités pour l’industrie cinéma des beaux quartiers blancs de la ville.


 

Boyz’n the Hood, John Singleton 1991 | Columbia Pictures


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La Fin d’une liaison, Neil Jordan (1999)

Serment cinq, Dieu.

Note : 2 sur 5.

La Fin d’une liaison

Titre original : The End of the Affair

Année : 1999

Réalisation : Neil Jordan

Avec : Ralph Fiennes, Julianne Moore, Stephen Rea

Joli prolongement des années 80 jusqu’à l’orée du nouveau millénaire avec cette épouvantable esthétique de film érotique. Remarquez, il y a une forme de logique à y retrouver Ralph Fiennes, lui qui apparaissait quelques années plus tôt dans La Liste de Schindler, film qui, malgré la volonté de Spielberg de faire moins « hollywoodien », notamment avec l’emploi du noir et blanc, reproduisait les mêmes réflexes esthétisants propres aux films de reconstitution historique.

Comme à mon habitude, je suis un spectateur dissipé qui s’échappe facilement du film qu’on lui propose, et je me plais alors à regarder par la fenêtre en imaginant ce qu’il aurait pu devenir s’il avait été fait autrement. Ainsi, je fais une petite infidélité à Neil Jordan, en tout cas en pensée, et je me suis demandé comment le film aurait pu être filmé à l’époque où ont lieu les faits, c’est-à-dire pendant la Seconde Guerre mondiale, et sous les bombes, en Angleterre.

Malgré le sujet « mélo », je doute qu’on y aurait mis alors une telle esthétique de maquillage « en couleurs » de l’histoire et musiques sirupeuses aussi envahissantes. Je pense qu’il y a même une certaine indécence (et ce n’est pas propre à ce film) à montrer cette époque, grise, pas seulement en couleurs bien sûr, mais à travers toute une esthétique bonifiant « le produit » comme en publicité. La lumière est toujours belle (du moins, le chef opérateur cherche à la rendre belle, plus qu’on ne le ferait pour un film non historique), les costumes sont neufs et invariablement propres, et la musique trop directive et omniprésente… C’est d’ailleurs peut-être cette dernière qui est le plus pénible dans ce genre de reconstitutions, car elle est le signe évident d’une volonté d’embellir le passé. Elle souligne le fait entendu qu’une telle histoire, dans un film à gros budget, doit être à la fois belle et dramatique.

Belle et dramatique ?

D’accord, alors ici, je vais m’autoriser à aller plus loin encore que la fenêtre vers laquelle je me tourne habituellement quand je m’ennuie d’un film ; je sors carrément de la salle et vais piocher un peu plus loin… Est-ce que le beau et le dramatique, c’est le ressort stylistique qui fait l’intérêt des histoires de Graham Green ? Je suis peut-être biaisé par l’image que j’ai des adaptations ou scénarios de l’écrivain vus à l’écran, mais pour moi Green c’est du réalisme, de l’intelligence et, un peu, d’humour (de légèreté, disons). Difficile de concevoir tous ces aspects dans une telle histoire qui, retranscrite comme elle l’est ici, passe pour une vulgaire histoire à l’eau de rose ? Faudrait-il encore que je lise l’histoire originale, quoi qu’il en soit, aucun réalisme ici, de l’intelligence certes mais de l’intelligence baignée dans une musique dramatique constante qui la fait presque instantanément passer pour un slogan publicitaire ; et bien sûr, pas le moindre humour.

L’intelligence et l’humour, surtout chez les Britanniques, c’est parfois la même chose. Les traits d’esprit, si on les avance sans la moindre subtilité, ce n’est plus de l’humour. Or, cet humour chez Graham Green, il me paraît évident dans quelques-uns des films auquel il a participé. Je sais que ça surprend certains, mais pour moi Fallen Angel et Le Troisième Homme sont des comédies noires. Pas des films noirs. J’en ai un plus lointain souvenir, mais il me semble bien avoir quelques réminiscences d’humour (fin toujours) dans Notre agent à la Havane. Alors, hasard ou non (peut-être même biais sélectif), ce sont tous des films de Carol Reed, et pourrait bien entendu n’y être pas tout à fait étranger. D’autres films adaptant le travail de Graham Green sont des produits purement américains, sans le moindre humour, et qui sont plutôt à rattacher à la mouvance, là oui, du film noir (Frontière dangereuse et Tueur à gage sont d’ailleurs d’excellents films). Pendant la guerre, une autre de ses histoires a par ailleurs été adaptée et prenait place en Angleterre dans un même contexte dramatique que celui de La Fin d’une liaison : Went the Day well? Et le film, bien que non réalisé par un Britannique, n’était pas non plus sans humour ou légèreté. Je creuse peut-être, et je ne connais sans doute pas assez l’œuvre de Graham Green, je soumets toutefois cette idée : n’y a-t-il réellement aucun second degré dans cette histoire idiote de maîtresse se découvrant un destin de bigote après avoir (pense-t-elle) sauvé son amant de la mort ?! Je ne dis pas qu’il faille s’en taper les cuisses ou tourner le geste de cette femme à la dérision, mais j’y vois, oui, une forme d’humour décalé, de hauteur ou de détachement, de ridicule à la Bovary, et quasiment de nihilisme, tout ce qui donne cette classe d’humour supérieur et délicat à l’humour britannique. Cet humour raté, ou non perçu, ne vaut pas que pour le personnage principal et ses lubies traitées au premier degré, mais même quand certains traits d’esprit sont retranscrits on ne les perçoit pas tel qu’ils sont écrits (et là, on aura du mal à n’y voir qu’une interprétation erronée de ma part) : dans la dernière séquence au cimetière, par exemple, Bendrix multiplie les répliques d’humour détaché typique de l’humour britannique, mais Ralph Fiennes (qui a beau être britannique) me paraît toujours trop « expressif », trop perturbé ou investi dans une expression à donner à son personnage, pour être capable de retranscrire ce genre de répliques qui nécessitent un grand détachement, ce petit air de ne pas y toucher qui fait la saveur de cet humour. Et à moins que ce soit, là encore, la musique envahissante, qui détonne et fasse tomber l’humour à plat.

Alors, on est dans le mélo, sans aucun doute, mais pour en revenir à mon idée initiale : les comédies sentimentales, ou les mélos jouant parfois la carte de l’humour, c’était un peu la règle au milieu du siècle dernier (paradoxalement, c’était plus une norme hollywoodienne que britannique : si on regarde les mélos de Michael Powell, on aurait du mal à y trouver le moindre humour). Mettons de côté l’humour (encore une fois, je suis peut-être le seul à voir de l’humour dans nombre d’histoires de Graham Green), et je serais curieux de voir des films contemporains adopter les codes des années 40 ou 50 pour réaliser un film dont l’histoire prend place lors de ces mêmes années. À quoi ressemblerait par exemple un film contemporain adaptant Brève Rencontre, mais avec les mêmes codes de l’époque ? Ou Waterloo Bridge (dont je n’ai vu que la version de 1931, alors qu’il existe une autre version célèbre tournée… au début de la Seconde Guerre mondiale ; ironiquement, il serait bon de savoir si le film adopte alors les codes plus ou moins existants des mélos du début des années 30 ou si on est déjà dans ceux des années 40-50). On voit par exemple dans La Fin d’une liaison, un nombre conséquent de scènes au lit, a fortiori souvent à poil, et beaucoup de séquences sont très courtes, comme c’est d’usage depuis les années 70. S’il fallait adapter Green ou une autre histoire de cette époque, ce serait une sacrée expérience de mise en scène de ne pas seulement prendre les histoires de l’époque, mais aussi les codes et les usages de mise en scène ; bien plus en tout cas que de reproduire à l’infini ces mises en scène de films à Oscar à l’esthétique pourtant proche du porno chic (Le Choix de Sophie, Julia, ou même La Liste de Schindler).

Et ce n’est peut-être pas seulement valable que pour ce film : pour être convaincu, aurais-je peut-être besoin que ces histoires soient tout bonnement… adaptées pour l’époque où elles sont tournées… (Sauf si bien sûr trop d’éléments du contexte historique se révèlent non transposables ; encore faut-il avoir un peu d’imagination et s’autoriser quelques audaces pour réfléchir à une transcription d’un contexte de guerre mondiale à un autre).

Le roman a connu une première adaptation, avec Deborah Kerr. L’occasion peut-être de répondre à mes attentes… et de voir en particulier comment le sexe y est abordé…

Une dernière chose me chiffonne, et il faut l’avouer, même si je suis le premier à regretter la logique de la politique des auteurs, je dois aussi reconnaître qu’il est difficile, en tant que spectateur, de s’en écarter. On est toujours un peu esclave de cette logique, même sous une forme légère. S’agissant de Neil Jordan, il est probable que la perception que j’ai du cinéaste se soit forgée à travers les premiers films que j’ai vus de lui. Pas ses premiers films, mais les premiers films que j’ai vus de lui. Signe qu’on est plus dans le cliché et le biais sélectif personnel que dans une véritable « logique » d’auteur. On aime d’ailleurs rarement qu’un cinéaste change de style personnel ou s’écarte de « ses » sujets de prédilection, ou sur lesquels on le pense moins crédible ou légitime (il y aurait une cohérence stylistique à suivre chez un auteur, et même une cohérence du spectateur — ou du critique — à imposer ainsi pour les autres, les « auteurs », des logiques qu’ils sont les seuls à voir…). Or, bien que n’appréciant pas beaucoup plus le cinéma de Neil Jordan d’avant cette mièvre et sirupeuse adaptation, difficile de m’enlever de la tête que voir Neil Jordan s’approprier des histoires londoniennes, ce n’est pas fait pour lui. Difficile de s’émanciper de ces préjugés qu’on se fait soi-même des auteurs, sans doute plus par paresse et goût de l’immuabilité que par réelle adhésion à la « politique des auteurs ». Neil Jordan sera toujours ainsi plus pour moi le cinéaste de The Crying Game ou de Mona Lisa que celui d’Entretien avec un vampire. Il faut probablement du génie pour arriver à varier les sujets et les genres, et le problème pour moi avec Jordan, c’est que quoi qu’il touche, il n’a jamais réussi à me convaincre. Les clichés ont tendance à plus se figer comme une plaque de béton pour les personnes qui ne nous aident pas, par leur génie, à nous émanciper de ces préjugés (c’est ta faute, Neil). Le style de Neil Jordan est à la fois académique et sans… style personnel bien défini. Impossible dans ces conditions de s’enthousiasmer ou d’être avec lui un minimum indulgent. Et paresse de mauvais spectateur ou non, je ne peux m’empêcher de penser que pour un Irlandais, le style de cinéma proposé par Neil Jordan manque étrangement (ou pas, puisqu’il s’agirait d’un cliché) de brutalité, d’épaisseur, et souffre toujours bien trop de mièvritude et de siruposité. Mais qui sait ?… peut-être que cette siruposité, c’était sa manière brutale à lui de coller à la légèreté de Green…

La Fin d’une liaison, Neil Jordan 1999 The End of the Affair | Columbia Pictures


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Little Women, Greta Gerwig (2019)

Note : 2.5 sur 5.

Les Filles du docteur March

Titre original : Little Women

Année : 2019

Réalisation : Greta Gerwig

Avec : Saoirse Ronan, Emma Watson, Florence Pugh, Laura Dern, Timothée Chalamet, Louis Garrel, Meryl Streep

Seule la fin me paraît plutôt réussie. Tout ce qui précède, sans surprise, reste décevant. Comme si Greta Gerwig ne proposait pendant deux heures qu’une suite de tonalités propres aux dénouements, avec ses séquences rythmées par des montages-séquences, sa musique ronflante. Résultat : un récit décousu avec cette impression permanente (et une vilaine manie des productions hollywoodiennes même quand elles sont destinées à un public censé être plus exigeant) d’être pris par la main pour nous tirer les larmes des yeux, et cette longue attente vite étouffée parce qu’elle ne viendra jamais d’une introduction digne de ce nom capable de nous exposer comme il le faut personnages et enjeux retrouvés tout au long…

Little Women, Greta Gerwig (2019) | Columbia Pictures, New Regency Pictures

Cet assemblage grossier sans queue ni tête pose un vrai problème narratif, surtout quand vient se greffer à ce château de cartes déjà bien fragile des flashbacks où ne finit plus que par dominer des séquences choisies pour leur potentiel dramatique exclusif. Quand on raconte une histoire, le sens général importe beaucoup plus que l’intérêt particulier des séquences qui la composent. À ce petit jeu d’échelle dramatique, on s’écarte des séquences mettant en évidence des informations essentielles à la compréhension d’une histoire pour se focaliser sur des situations. Une information, c’est froid, sans saveur, pourtant, s’il s’agit de bien mettre en évidence les ressorts d’une histoire, on ne peut y échapper ; tandis qu’une situation, ç’a quelque chose de rassurant (à tort) parce qu’on se dit qu’il y a quelque chose, là, qui se passe d’important. C’est un défaut qu’on pourrait malheureusement reprocher à beaucoup d’acteurs américains d’inspiration stanislavkienne passés à la réalisation. Chez les acteurs qui cherchent à donner un sens à chacun des mots prononcés, on dit au théâtre qu’ils « jouent les mots », cela pour dire qu’ils privilégient le détail sur le sens général. Il en va un peu de même des raconteurs d’histoires qui se perdent en route à vouloir donner un sens dramatique à chacune des séquences de leur film au détriment du sens général.

Cette idée de flashbacks d’ailleurs ne trouve son sens, et toujours, qu’à la fin, pour mettre un parallèle intéressant, mais le reste du film, le procédé ne sert qu’à brouiller un peu plus la structure et la définition des enjeux de tout ce petit monde (et ce n’est pas faute d’ignorer l’histoire, j’ai dû voir trois ou quatre versions différentes des Quatre Filles du docteur March).

Autre problème, le rythme frénétique qu’impose Greta Gerwig à ses acteurs et à son monteur : c’est réalisé comme un film d’action ou une bande-annonce, on ne voit rien, on n’a pas le temps de recevoir, on a à peine le temps de voir les cinquante émotions délivrées par les acteurs en un rien de temps. La situation est au cœur du dispositif, toujours.

J’imagine bien Gerwig efficace pour des films mettant en scène des périodes contemporaines, mais pour les reconstitutions, elle se plante autant qu’un Spielberg a pu le faire durant ses diverses tentatives de films en costumes. C’est peut-être d’ailleurs ce qui semble tant plaire dans sa manière de filmer et qui explique les nominations du film dans les récompenses hivernales. Parce que c’est vrai que c’est vivant… Sauf que, là encore, si pour certains personnages, ça peut se concevoir, imprégner son film d’autant d’émotions, c’est assez peu conforme aux usages suivis dans les rapports sociaux au XIXᵉ siècle, et plus la marque d’une société américaine actuelle dans laquelle il est bien vu, voire encouragé, d’affirmer et de partager ses sentiments. C’est paradoxal de mettre en lumière ce qu’il y a de plus moderne, d’émancipé pour les femmes… de cette époque, tout en éclipsant la nature d’une société par ailleurs, et au contraire, très rigide, pleine de codes, que tous les personnages mis en scène ici par Greta Gerwig semblent ignorer. Les rapports entre amoureux, par exemple, ne peuvent se montrer comme des rapports amoureux du XXIᵉ siècle, même si on peut supposer que cette modernité dans les rapports amoureux (mais tout aussi amicaux) entre individus de sexe opposé est une volonté de la réalisatrice. Non seulement ça concourt à donner au film une forme de vivacité parfois insupportable, forcée, mais du coup, on comprend moins la force pour une femme que ça pouvait être que de se mettre ainsi volontairement à l’écart des règles de la bienséance et des mariages entendus. Ce qui est parlant, c’est le contraste. Si on lisse, normalise et démocratise pour ainsi dire tous les rapports entre les personnages indifféremment de leur sexe, de leur âge, de leur position ou de leur classe, on ne comprend plus rien des enjeux de l’époque exposée.


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Once Upon a Time in… Hollywood, Quentin Tarantino (2019)

Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants hippies…

Note : 3 sur 5.

Once Upon a Time in… Hollywood

Année : 2019

Réalisation : Quentin Tarantino

Avec : Leonardo DiCaprio, Brad Pitt, Margot Robbie, Bruce Dern, Al Pacino

… et on n’eut jamais à séparer l’œuvre de la vie de l’artiste…

J’avoue être quelque peu désarçonné quant à la manière de saisir cet étrange objet proposé par Tarantino. D’une part, je vais être honnête, j’adorerais applaudir à nouveau un de ses films : pour être un fan de la première heure, j’ai toujours eu avec lui des attentes importantes et une relative bienveillance. Et cela malgré les nombreuses déceptions. (Tout le crédit d’ailleurs que je porte au petit Quentin, on le doit peut-être au seul Pulp Fiction ; et faudrait alors se demander si de mon côté, je n’ai pas vu et compris son film d’une manière trop personnelle — mais c’est aussi ça, la marque des chefs-d’œuvre, se laisser approprier par son public).

J’ai donc un léger souci avec Once Upon a Time in… Hollywood. Et il est assez simple : je ne le comprends pas (je m’y suis aussi globalement ennuyé, mais c’est lié). Si je ne le comprends pas, c’est bien que de toute évidence, Tarantino a voulu nous dire quelque chose. Un quelque chose de bien trop confus (comme toujours quand on décide de le faire avec un film). D’habitude, le réalisateur se contente de dire son amour du cinéma, c’est le principe des références permanentes, et de faire joujou avec. Ici, le principe me semble plus prétentieux (sans connotation), ou plus ambitieux disons, en brodant une histoire fictive autour d’une autre, sordide, connue pour avoir été un tournant dans la culture populaire américaine à la fin des années 60. Cette histoire tragique, c’est celle de Sharon Tate, femme de Polanski, assassinée dans sa résidence à Los Angeles par des disciples de la secte de Charles Manson alors qu’elle était enceinte… Quand on connaît cette histoire, plus ou moins en détail, on comprend vite le contexte supposé du film : Quentin Tarantino nous montre les quelques heures précédant la tragédie, il y mêle alors des personnages réels (Tate donc, Polanski et toute la clique, mais aussi quelques stars qui, comme toujours, ne semblent être que de simples joujoux sortis de la boîte à jouet du réalisateur) et des personnages fictifs. On aurait peut-être dû y voir déjà un indice de ce qui suivra, puisqu’il est question d’une vague starlette de la télévision sur le déclin et de sa doublure. De sa doublure… Je ne suis pas fort en symboles, mais peut-être faut-il y voir un jeu de superposition ou de niveaux de réalités divers… Je ne saurais trop expliquer cela, mais j’ai un peu l’impression que Tarantino, au-delà du symbole ou de la thématique de la copie non conforme, n’y voit pas mieux que moi dans son histoire (un peu comme un enfant — puisque Quentin ne cesse de jouer dans tous ses films — qui se mettrait à philosopher sur la vie).

À l’heure du film, je suis attentif à ce qui se passe, je ne comprends pas bien où Tarantino veut me mener, et il n’est pas encore question de discours sur la réalité et le cinéma ou sûr que sais-je encore. Ayant compris (ça, oui) que Tarantino n’allait cesser d’invoquer, pas seulement le passé comme il le fait d’habitude en amoureux cinéphile du cinéma d’autrefois, mais bien un fait divers qui fut un tournant, disons…, socioculturel, je regarde le film presque comme un documentaire. C’est peut-être mon tort, mais je pense à ce moment-là à Short Cuts d’Altman. Je n’en ai qu’un vague souvenir, mais je me souviens d’un film contant les dernières heures d’une poignée de personnages sans autre connexion que le fait d’habiter la même ville, encore Los Angeles, avant un tremblement de terre. Comme des relents de film pré-apocalyptique : le calme, la fête, les fleurs dans les cheveux, avant la tempête. D’un simple point de vue conceptuel, ce point de départ, ou ce sujet choisi par Tarantino, m’allait très bien : l’idée de faire intervenir à la fois le passé réel (allusion à un fait réel connu, sans compter les milliers de références culturelles) et le futur diégétique (la connaissance presque hitchcockienne d’un drame annoncé, la crainte de son accomplissement), ça me séduisait plutôt ; et c’est un peu grâce à ce type de procédés narratifs que le cinéaste de Pulp Fiction avait, d’une certaine façon, dynamisé le cinéma des années 90.

Ça restait séduisant, cependant, tant que le film gardait jusqu’à la fin cet aspect documentaire, choral, à la Altman (d’un Altman raté peut-être, je vais y revenir, mais tout de même). Le problème, c’est que le film prend un tournant… pulp inattendu (quoi que, s’agissant de Tarantino) et que là, je suis comme partagé sur ce qui a bien pu traverser l’esprit de Tarantino pour en arriver là. Quelles que soient les hypothèses plus ou moins probables pour expliquer ce revirement, j’ai peur qu’aucune n’arrive à me convaincre. Je veux bien croire que torde ainsi la réalité pour se rapprocher de la fiction ait été dès le début souhaité par Tarantino (logique du jeu de la « réalité-fiction-fiction-doublée-réalité »…) ; mais cela impliquant un fait réel, ce serait malgré tout d’un goût assez douteux (on ne fait plus joujou, cette fois, on réveille les morts, on joue à la poupée avec eux, on leur réinvente une histoire, et surtout on les fait échapper à leur fin tragique comme s’il était question d’un caprice de petit dieu omniscient).

L’hypothèse la plus probable, c’est encore que Tarantino n’avait aucune idée de ce qu’il voulait faire, qu’il se soit pris à rêver, tel l’adolescent éternel qu’il est, qu’il pouvait finir par trouver une issue intelligente après avoir pris la parole sans avoir la moindre idée de ce qu’il voulait dire ; et que le sujet choisi cachait en fait, non pas un discours, mais une fascination morbide pour un acte d’une extrême violence dont les éléments pouvaient évoquer chez lui le pire de ce qu’il se savait capable d’écrire tout en étant conscient qu’il lui serait impossible de le faire. L’invocation d’un tel fait divers aurait donc été un procédé pratique pour lui : elle lui permettait d’évoquer une séquence à la violence insupportable connue de tous sans jamais avoir à la montrer. Il aurait l’occasion de détourner les yeux au moment de la « scène à faire » attendue et crainte de tous, et de jouer à un autre petit jeu hypocrite plein d’une fausse catharsis : celui de retourner le destin et de massacrer les massacreurs. Une réalité alternative pour nous dire quoi ? Dans quel but ? Que c’était mieux avant, que Hollywood aurait été mieux (ou seulement différent) sans Charles Manson ? Vraiment ? Tarantino en défenseur de la culture hippie ? Ça n’a pas beaucoup de sens. Alors quoi ? Que la fiction est toujours profitable à la (tragique) réalité ou que Hollywood a toujours le pouvoir de tout faire pour que la réalité devienne fiction, et que, accessoirement, toute fin s’achève de manière heureuse (ce que suggère très fortement le dernier plan) ?…

Avant ce twist uchronien qui semble bien amuser Quentin (et qui peut être justifié par la nature même du massacre : les tueurs de Charles Manson — dans la réalité — s’étaient trompés de cible ; alors, s’ils s’étaient trompés, pourquoi ne pas imaginer ce que ça pourrait être s’ils se trompaient encore de cible…), le dilemme du film est là : arrive fatalement dans l’esprit du spectateur, comme dans celui de Tarantino, l’instant où on se pose sérieusement la question : comment montrer cette séquence d’une extrême violence ? Osera-t-il seulement la montrer ?

La solution la plus simple, la plus évidente, et la seule possible semble s’imposer alors : fermez les rideaux — ou plutôt rouvrez-les —, tout cela n’est qu’une farce, on va jouer. Et puisqu’il ne faudrait pas que cela soit seulement « rigolo », on invoque l’artifice (et le sens supposé qu’il serait censé prendre) de la « réalité alternative » (c’est du moins ce que j’aurais dit si j’avais compris le film). D’accord, Tarantino s’en tire en échappant à un « tout cela n’était qu’un rêve » (ou les effets d’une cigarette au LCD), en disant que tout ici n’est… qu’uchronie (et si, et si, et si…). Et… après ? Qu’est-ce que cette pirouette nous dit-elle du sujet en question, de la violence, du cinéma, de Hollywood en particulier ?… Ça n’a aucun sens, et c’est bien ça qui me pose problème. Si tout cela est du cirque, j’aimerais au moins qu’on ne m’ait pas fait croire le contraire. Surtout j’apprécierais que cela ne se fasse pas sur le dos de personnes réelles. D’accord, les artistes ont tous les droits, y compris celui de travestir la réalité ou l’histoire. Mais leur devoir, c’est aussi de le faire avec talent (et cohérence). Et dans ce Once Upon a Time… Tarantino en manque, de talent.

Ça, c’était pour le fond. Sur la forme, Tarantino fait… n’importe quoi.

Je vais commencer par ce que je connais le mieux, et par le positif. Je trouve peut-être du talent à Brad Pitt sur le tard, mais sa présence, c’est encore ce qui m’a le plus convaincu dans le film. Le ton juste (autrement dit, pour un Tarantino, la distance juste dans l’ironie : parce qu’il faut garder assez de distance dans sa composition pour laisser au spectateur l’occasion de finaliser l’humour, le ton tarantinesque, et ne pas tomber au contraire dans une interprétation qui se regarde jouer), le rythme juste, et un personnage qui, me semble-t-il, sait apparaître, aussi, différemment que tel qu’il semble écrit : il dépasse la fonction, il impose une présence, un style ; autrement dit, il ne joue pas à la lettre le rôle de la doublure niaise, lourde, vulgaire, bagarreur qu’on aurait pu craindre. L’âge aidant, peut-être, je le vois aller vers la simplicité, la distance…, tout ce qui fait qu’il a réussi cette fois-ci à me rendre son personnage sympathique.

Je ne peux pas en dire autant de Leonardo. Le fait d’arriver à prendre du plaisir à voir un des deux dans un buddy movie, c’est déjà pour moi un miracle statistique. Malgré tous ses efforts, DiCaprio n’arrive jamais ni à me faire rire, ni à m’attendrir. On pourrait même être en droit de se demander où sont les répliques tordues et amusantes du Tarantino du début, celui presque beckettien du verbe avant l’action (même si son Godot à lui finit toujours par arriver, un peu comme la bombe d’Hitchcock que l’ado Quentin se plairait certainement à faire exploser comme on joue avec un coussin péteur). Ç’aurait pu aider le pauvre Leonardo, qui force comme il l’a toujours fait, et qui n’a plus que ses grimaces pour nous divertir. À en croire les références laissées comme d’habitude par Tarantino comme des indices, son personnage serait un croisement entre un Clint Eastwood, un Burt Reynolds et d’autres stars hollywoodiennes, qui au contraire des deux premières, s’étaient exportées vers l’Eldorado italien à la fin de leur carrière. Un bel hommage fait par Tarantino à ces acteurs allant cachetonner en Italie aux heures les plus noires du système hollywoodien (les studios étant concurrencés par la TV, omniprésente dans le film). Un beau rôle auquel Leonardo ne fait pas vraiment honneur. Burt Reynolds, bien qu’un peu vieux (et surtout bientôt mort), aurait été parfait pour le rôle (la distance, il l’avait, le rôle lui serait allé à ravir justement parce qu’il avait suivi ce chemin… jeune, et tout simplement parce qu’il en était sans doute le principal inspirateur : on aurait frôlé le coup de casting de génie comme celui de proposer autrefois le rôle de Vincent Vega à John Travolta). Considérant que Brad Pitt serait la doublure, on aurait pu imaginer plutôt Luke Perry dans le rôle principal : là encore, le symbole aurait été joli, lui, le mal-aimé du cinéma à cause de son lourd passé à la télévision. Et surtout, surtout, parce qu’il est avec Brad Pitt, le seul acteur qui à mes yeux est irréprochable dans le film. Alors bien sûr, je ne suis pas directeur de casting, et on imagine ce que cela aurait pu donner (proposer des acteurs, littéralement, à l’agonie), mais quand un acteur ne vous convainc pas, on n’y échappe pas…

Parmi les autres acteurs peu convaincants, je pourrais citer le sosie de Steve McQueen (l’hommage des doublures de Tarantino va peut-être un peu loin). Je suis le seul à préférer un acteur ne ressemblant pas le moins du monde au personnage connu qu’il est censé représenter, mais disposant des mêmes caractéristiques : le charisme, le charme ?! Et puis, une telle star, on ne prend pas le risque de lui saloper la bouche avec des mots qui ne seraient pas les siens, même quand on est Tarantino ; un peu comme on évite de donner la parole à des Jésus ou à des Hitler si on ne veut pas être certains de tomber dans le ridicule.

Le pire, c’est encore l’actrice interprétant Sharon Tate. Même principe, un semblant de ressemblance, mais une actrice jouant au pied de la lettre son personnage et comprenant (si tant est que Tarantino lui-même ait compris la réussite de son style, quand il l’est…) mal le style du réalisateur. On pourra dire que jamais Tarantino n’a écrit de personnages féminins convaincants (Pam Grier paradoxalement respectait cette forme de distance, mais c’était une actrice trop limitée), et ce serait oublier l’un de ses personnages les plus emblématiques : celui de Mia Wallace interprété par Uma Thurman. Toujours une question de distance. Pourquoi la distance pour ce qui n’est qu’un personnage de gourde ? Justement parce qu’on se trompe, à mon avis, à faire de Sharon Tate une starlette décérébrée. Remarquez qu’on peut réaliser des chefs-d’œuvre tout en tombant dans la caricature et le dénigrement (Orson Welles salopait de la même façon la réputation de la géniale Marion Davies dans Citizen Kane), seulement ça n’aide pas quand le reste n’est pas non plus au niveau… Margot Robbie (Sharon Tate, donc) adopte la même méthode que celui qu’elle ne croise finalement jamais dans le film, Leonardo DiCaprio : l’outrance. Là encore, tout est question (et cela l’a toujours été chez Tarantino, on dira) de doublure et de mauvaise copie : Sharon Tate jouait les imbéciles, mais pour être convaincant dans cette difficile entreprise, je le répète souvent, il faut assurément ne pas l’être. Un personnage stupide, il ne faut pas le rendre plus stupide qu’il n’est, tel que suggéré à travers les dialogues ou les situations : il faut le rendre drôle. Je l’avais écrit en commentant le film dont il est vaguement question à un moment ici quand Tate se présente à l’accueil du film projeté dans lequel elle joue : dans La Vallée des poupées, son interprétation est ce qu’il y a de plus réjouissant dans le film. On voit d’ailleurs (très) furtivement son talent lors du film qu’elle va voir en salle.

Après ce long chapitre sur la distribution (et encore, je coupe au montage ce que j’aurais à dire sur la réalisation*), je reviens sur un des gros défauts du film. À un moment, le traitement m’évoquait Short Cuts d’Altman : le temps pris par Tarantino à décrire les décors disparus de sa ville fétiche, au-delà de l’énumération platement décorative (et ne faisant pas forcément sens aux spectateurs barbares), apportait une note documentaire à son film. Il le faisait pourtant toujours dans un style qui lui est propre : rien du naturalisme à la Altman, Tarantino, c’est plutôt les soldats de plomb, les trains électriques, les gros sabots, le musée Grévin ou La Classe américaine… Bref, c’est presque aussi documentaire que folklorique, comme pouvaient l’être les spectacles de Buffalo Bill sur le Far West.

Seulement, même avec cette approche, quelque chose clochait. Tarantino a toujours joué dans ses films sur la lenteur : le verbe précède toujours l’action, l’action étant la confirmation presque prédictive de ce qu’affirmait le verbe… Tarantino a, me semble-t-il, toujours fait reposer ses films, à l’échelle des séquences en particulier, sur la force d’une situation ; une force de situation qui tient pour beaucoup dans sa manière de faire imbriquer dans une intrigue souvent complexe des séquences éparses dont on devine peu à peu la cohérence sous-jacente. Or, ce qui pose problème dans Once Upon a Time, c’est que les situations reposent sur rien. On retrouve, c’est vrai, le même goût pour les croisements et ses hasards (ceux-là même qu’on trouvait dans Pulp Fiction ou dans… Short Cuts), mais contrairement aux autres films, c’est ici le style documentaire qui prime, vu qu’on n’a aucune idée, en dehors de la fin attendue, d’où Tarantino veut en venir : le montage alterné fait autour de trois personnages principaux (dont deux seulement se retrouvent régulièrement) ne laisse pas deviner une interaction réelle avant le dénouement. Si bien que cette lenteur habituelle, censée autrefois préparer le terrain pour une finalité crainte (un assassinat, ou un tout autre type de violence), devient institutionnelle et formater dans le seul but… de causer ou de « documenter ». Il ne s’agit plus de causer avant d’agir, mais de causer pour causer ou causer pour parsemer ses dialogues de références chéries. Le montage alterné permet de faire reposer l’intérêt d’une situation sur le dialogue des séquences entre elles. Quand le rapport entre les scènes est peu évident, fabriqué, le dialogue est tronqué et les séquences montées entre elles ne se répondent pas. Le rythme disparaît, au lieu d’éveiller la curiosité, on installe l’ennui et l’incompréhension. Il ne s’agit alors pratiquement plus de montage alterné, mais de montage parallèle (alternance de séquences sans rapport direct), procédé justement inventé, et sans grand lendemain, par Griffith dans le Hollywood naissant (Intolérance). On verrait Tarantino plutôt faire un hommage au nouvel Hollywood qu’à l’ancien.

À noter aussi que ce mélange de fiction et de réalité pose intrinsèquement un autre problème : on ne cesse (c’était mon cas) de se questionner sur la nature, réelle ou fictive, des éléments et événements mis sous nos yeux. Et ça nous place dans une position quasi-permanente d’inconfort. Ce dilemme ne naît pas avec Tarantino, mais son cinéma allant volontiers vers du fantaisiste, le grand écart entre faits réels et fiction, entre histoire et Histoire, fait d’autant plus réagir. (Je n’ai par exemple pas bien compris ce que le personnage de Brad Pitt allait chercher dans le ranch de la Manson Family. Je croyais qu’on y retrouverait Charles Manson — furtivement aperçu sur Cielo Drive pour une apparition semble-t-il « historique » —, et on tombe sur… Bruce Dern.)

On dira que je fais sans doute le difficile, mais je ne peux pas mentir. Tarantino est pour moi l’archétype du réalisateur qui prend sa caméra pour s’amuser et nous amuser, et qui dès lors qu’il tente de faire sérieux, à l’image et dans un style différent de Steven Spielberg, ne peut pas être pris justement au sérieux. Il y a des types, souvent très brillants, qui ont un don pour raconter des histoires, amuser, nous mettre en joie, et qui dès qu’ils essaient d’adopter un discours plus profond tombent dans d’épouvantables banalités. Eh bien, Tarantino est de ceux-là. J’apprécie sa volubilité, même quand elle s’exprime à travers la caméra, surtout quand elle passe par les mots ou par la création de personnages hauts en couleur. S’il s’agit de multiplier les références, les citations, de faire un travail documentaire, ou de tenir un discours sensé, je passe la main.

*à l’image du casting, je crois aux vertus des contraintes pour la réalisation : le « je peux le faire, donc je le fais » a rarement donné de grands films (le casting de Pulp Fiction, quand on y pense, était plutôt improbable, or Tarantino aurait déjà pu s’entourer des têtes d’affiche, au lieu de ça, il a filé à Bruce Willis… un rôle parmi d’autres ; et je continue de penser que DiCaprio n’était pas le meilleur choix pour le rôle — en même temps, s’il fallait m’écouter, il ne le serait jamais… le meilleur choix).


 

Once Upon a Time in… Hollywood, Quentin Tarantino (2019) | Columbia Pictures, Bona Film Group, Heyday Films


 

 

 

 

 

Liens externes :


 

Macbeth, Roman Polanski (1971)

Note : 4 sur 5.

Macbeth

Titre original : The Tragedy of Macbeth

Année : 1971

Réalisation : Roman Polanski

Avec : Jon Finch, Francesca Annis, Martin Shaw

Excellente adaptation. Polanski fait de Macbeth une tragédie presque lumineuse quand on la charge peut-être trop souvent d’obscurité. Il évite le ton sur ton et arriverait presque à gommer ce qu’il y a d’antipathique chez un individu à poursuivre une quête folle du pouvoir. Macbeth est plus montré comme victime du destin qui se joue de lui à travers les sorcières, que celui de sa femme manipulatrice. Les deux sont extrêmement jeunes ici, voire un peu naïfs. Pas con, puisque leur folie et leur sort final n’en deviennent que plus tragiques. Le côté lugubre de la pièce avait tendance à me rebuter un peu, mais avec un tel éclairage, il faut avouer que les deux Macbeth gagnent plus facilement notre sympathie. Bien meilleure adaptation en tout cas que celle de Welles* et de Kurosawa (les deux tombant, là, dans le piège du ton sur ton).

*Mis B donc 9 ou 8 au Welles, en fait, en 2006, pas grand souvenir.

Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point Macbeth, Hamlet et Richard III étaient structurées pratiquement de la même manière. Trois tragédies sur des usurpateurs, sur le pouvoir conquis ou à conquérir. Une entité initiale chargée d’éveiller et de prédire le sort, l’ambition, du personnage principal (Lady Marguerite, les sorcières, le spectre du père d’Hamlet). L’utilisation des éléments surnaturels entrant en contact avec le héros tourmenté (le père d’Hamlet, les sorcières mais surtout les visions des fantômes pour Macbeth, les fantômes également dans Richard III). Un combat annoncé contre un freluquet exilé (Fortinbras, Richmond, Macduff), et donc un combat final (à l’épée) se terminant par la mort du personnage principal. L’utilisation par le héros de personnages de seconde zone pour agir à sa place mais qu’il convainc lui-même de tuer avant de les faire tuer à son tour (les assassins divers dans Richard III, ceux qu’engagent Macbeth pour faire tuer Banco, et de manière plus détournée dans Hamlet, qui engage là des acteurs pour jouer un meurtre en espérant ainsi confondre — démasquer — le roi). Le rapport aux mains souillées après un meurtre et donc la culpabilité qui va avec (pas souvenir dans Hamlet cela dit). Un personnage qui peu à peu tombe dans la folie (qui parfois ne l’est pas toujours, comme avec l’intervention des spectres). Des consciences tourmentées par des actions (ou une quête du pouvoir) que d’autres voudraient qu’ils entreprennent en leur nom (moins clair dans Richard III qui passe pour l’arriviste de première, mais on voit bien aussi que sa monstruosité est cet élément qui le pousse comme une revanche à prendre le pouvoir, tout comme sa volonté à légitimer sa branche royale ; Hamlet est pressé par le spectre de son père et par sa conscience de fils à le venger ; Macbeth est lui poussé par sa femme). Trois pièces identiques avec un habillage différent…


En prime, un petit « raté » à la Cinémathèque.


Macbeth, Roman Polanski 1971 The Tragedy of Macbeth | Columbia Pictures, Playboy, Caliban Films Ltd.


Sur La Saveur des goûts amers :

Top films britanniques

Listes sur IMDb  : 

MyMovies: A-C+

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Les flics ne dorment pas la nuit, Richard Fleischer (1972)

Les flics ne dorment pas la nuit

The New Centurions
Année : 1972

Réalisation :

Richard Fleischer

Avec :

George C. Scott
Stacy Keach
Jane Alexander

9/10 IMDb

Sur La Saveur des goûts amers :

— TOP FILMS —

Listes sur IMDb :

Limguela top films

L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

Carnet sociologique d’une justesse de ton remarquable. Film qui devrait figurer dans le catalogue du National Film Registry : culturellement, historiquement et esthétiquement significatif d’une époque et d’un certain milieu…

Sympa de débuter la rétrospective bad cop, good cop à la Cinémathèque avec un film aussi remarquable…

On se croirait presque parfois dans du Wiseman, avec la bonne distance et en permanence ce refus des clichés, la bienveillance à l’égard des petites gens, voire des connards.

Du neo-noir très très sombre.

Les seules réserves que je ferais concerneraient la musique de Quincy Jones. Même si ça permet finalement aussi d’apporter un contraste dans des séquences purement d’action ou… domestiques. (« Hum, la bonne soussoupe pour son chéri ! »)


Les flics ne dorment pas la nuit, Richard Fleischer 1972 The New Centurions | Columbia Pictures, Chartoff-Winkler Productions,


The Younger Generation, Frank Capra (1929)

 Transmutation

The Younger Generation

Année : 1929

Réalisation :

Frank Capra

5/10 IMDb   iCM
Avec :

 

Jean Hersholt
Lina Basquette
Ricardo Cortez

Film sans grand intérêt tant son caractère hybride entre film muet et sonore en fait un objet pour le moins étrange et bâtard…

Ce qu’il y a de pire c’est encore toutes les séquences sonores dans lesquelles les acteurs peinent à trouver le rythme et le ton juste.

La fin échappe encore à tout ce marasme avec déjà une forme de vision optimiste dans la tragédie propre au cinéaste de La vie est belle.

Ce n’est pas une comédie, plutôt un drame bourgeois, un conte moral… L’argent ne fait pas le bonheur. Du Capra, oui, mais très brouillon.


The Younger Generation, Frank Capra 1929 | Columbia Pictures


Bessie à Broadway, Frank Capra (1928)

Retournements et travestissements

Note : 4 sur 5.

Bessie à Broadway

Titre original : The Matinee Idol

Année : 1928

Réalisation : Frank Capra

Avec : Bessie Love, Johnnie Walker, Ernest Hilliard, Lionel Belmore

La comédie est-elle vraiment un genre ? Parce que si le rire cache derrière l’explosion d’une farce crémeuse s’étalant en pleine poire d’une victime quelconque un petit fond de cruauté que les meilleurs gagmen parviennent aussitôt à saupoudrer de bienveillance salutaire et mielleuse, c’est peut-être un peu que la comédie par essence n’est qu’un drame déguisé. Le théâtre n’est-il pas fait depuis la nuit des temps d’un visage double représentant successivement ou simultanément la comédie et le drame ? Une même histoire, selon la tonalité qu’on voudrait lui donner, ne pourrait-elle pas être à la fois, ou alternativement, une comédie et un drame ? La satire n’est-elle pas la meilleure alliée pour pointer du doigt les travers des hommes ? Le fou du roi n’était-il pas le seul à être autorisé à dire à son maître ce qui avec d’autres leur vaudrait d’avoir la tête tranchée ? La comédie n’est pas un genre, mais un moyen. Pas de comédie sans larmes, sans cruauté, mais aussi sans humanité. Drame et comédie composent une même logique ; dans l’un ou l’autre, il n’y a que la vie que l’on représente à l’écran ou ailleurs dans toute sa complexité. Vouloir faire l’un ou l’autre, c’est déjà se tromper de route. Qu’une fable soit dramatique ou comique, elle repose toujours au début sur un même subterfuge, et à la fin, sur un retournement de « genre ». Voilà bien une certaine forme d’illusion comique pourrait-on dire, et aussi, le grand drame (sans rire) de notre époque où une comédie ne se vautre jamais totalement dans le burlesque pour ne pas avoir à se salir, à froisser quelqu’un. En restant digne, la comédie ne bouscule ni ne réveille jamais rien, pas même les zygomatiques du spectateur indifférent : nos comédies actuelles, en refusant d’être des farces, prétendent proposer des histoires où seul l’humour, le cocasse, pourrait être indifféremment répété sans que le spectateur n’ait à en tirer des leçons. On pouffe, et adieu. L’art de la fable (d’abord), si c’est l’art du retournement final (la morale), alors un spectacle où les tartes à la crème volent toujours dans le même sens, jamais vers ceux qui les envoient, est un spectacle navrant. Car il est bien là le génie incompris de la tarte à crème (ou de la baffe burlesque), dans sa capacité à se retourner contre son initiateur : un arroseur arrosé, c’est une réflexion sur le monde, une révolution de conscience. Il y a que ceux qui voient des cons partout qui retournent jamais leur veste. La comédie cruelle, retournée, dramatique, parfois romantique, c’est un basculement cathartique, un dévoilement, une révélation. En se soumettant à son charme, le spectateur n’y lève pas seulement les lèvres, mais sa personne tout entière. Alors non, la comédie n’est pas un genre, c’est une transgression du drame.

Prout.

(Ça, c’est la version moins prétentieuse pour définir la comédie.)

(Mais c’est plus amusant quand je me prends au sérieux, non ?)

La comédie doit donc toujours être tragique, cruelle, pour être réussie. Elle peut être sentimentale aussi, pas forcément dans le sens péjoratif, mais humaniste, façon amour du prochain, reconnaissance de l’étranger comme un individu égal et respectable, etc.

Là reposait déjà la réussite des comédies de Chaplin. Au burlesque, Chaplin, dans ses meilleurs moments, y ajoutait la romance, et souvent ce qu’il faut d’humanisme. Pas d’humanisme sans cruauté. On parlerait difficilement aujourd’hui de comédies romantiques pour les films de Chaplin, encore moins de comédies dramatiques ou de satires, mais toujours durant le muet, le romantisme (ou l’autre versant, plus cruel, voire sadique, et plus présent sans doute dans les purs slapsticks) s’allie souvent au burlesque : Harold Lloyd en est un autre exemple. Plus tard, au milieu des années 30, c’est la mal nommée screwball comedy que ce même Capra fera accoucher avec New-York Miami, avec le même principe. Pourtant la recette d’un homme et d’une femme (voués à être ensemble ou parfois même déjà en couple) dans une comédie où ils sont sur un pied d’égalité n’est là non plus pas nouvelle : on peut voir par exemple Le Mari à double face de Leo McCarey, et aux premières heures du parlant, ce sont même parfois les femmes qui dirigent les hostilités en mêlant dialogues savoureux et intrigues sentimentales avec les films de Mae West ou de Jean Harlow (déjà avec Frank Capra, déjà avec ce bellâtre de Clark Gable). L’idée a sans doute toujours fait recette. Si la comédie n’est peut-être pas un genre, mais une tonalité censée révéler la nature véritable des choses, elle retourne les préjugés, appuie là où ça fait mal, et libère encore les conflits enfouis pour les mettre en pleine lumière… « Pourquoi les petites Japonaises rient-elles ? » me demande un jour ma voisine de palier. Parce qu’elles sont gênées. Le rire (comme les larmes) est compassionnel, empathique, il réunit, il apaise… quand il a cessé d’être cruel. Mais c’est bien là l’astuce, il faut d’abord que le rire soit un moyen, pas une finalité (le rire gratuit du ton sur ton, et non le rire qui s’additionne à un autre « genre »), ensuite il faut encore que le rire, parfois cruel, se retourne contre celui qui rit. On serait dans un thriller, qu’on dirait que chaque comédie a besoin de son twist (le revirement est de toute façon un procédé commun en dramaturgie, autrement dit « nécessaire », pas du tout une astuce inattendue qui viendrait comme une cerise sur un gâteau qui vaudrait tout aussi bien sans cette petite touche grotesque).

Frank Capra donc, utilisera tout au long de sa carrière ce principe : des romances… burlesques, des drames sur l’ambition et le pouvoir… comiques, des fantaisies existentialistes tendance conservatrices… comiques. L’humour toujours pour faire passer la pilule. Bessie à Broadway (Matinée Idol en version originale) donne le ton.

Mais dans l’idée du retournement cathartique (et donc du mélange de « genres »), il va même un peu plus loin.

Si on peut parler de l’alliance de la comédie avec la romance comme d’un machin transgenre, attention au retournement de cerveau, parce qu’on retrouve là encore la même idée de retournement avec un autre aspect bien particulier du film : le subterfuge du travestissement. Si la comédie est une tonalité visant à retourner nos idées reçues en allant d’abord dans le sens de notre cruauté naturelle (ce qui est entendu, préjugé), puis en la retournant contre nous-même, il y a une forme de comédie un peu dédaignée aujourd’hui (justement sans doute pour manquer trop souvent à son devoir de « retournement ») qui est la comédie du travestissement. Le travestissement est un genre burlesque (un peu grotesque, primaire) dans lequel on inverse les rôles, on combine des éléments censés être opposés, tout cela pour donner une impression d’étrangeté qui, on ne sait parfois trop pourquoi, produit l’hilarité. Le type de travestissement le plus évident, c’est celui du travestissement sexuel, quand un homme (plus rarement une femme) se déguise avec des habits de femmes et adopte des manières efféminées. Billy Wilder ou Ernst Lubitsch avaient joué dans certains de leurs films de ce travestissement sexuel (le premier avait même trouvé une variante dans The Major and the Minor avec le travestissement de l’âge). Or il y a également un autre type de travestissement, commun au XIXᵉ siècle aux États-Unis jusqu’au milieu du XXᵉ et qui n’a peut-être son pendant en France qu’à travers les numéros d’imitateurs, c’est celui des blackface minstrel shows. Aujourd’hui oublié et mal vu car considéré un peu vite comme un numéro raciste mettant en scène un acteur blanc se grimant en personnage noir, le blackface minstrel show n’est pas pour autant un spectacle tourné vers la dépréciation des Noirs, en tout cas pas toujours, et surtout pas ici. Car oui, le personnage principal de cette comédie sentimentale est, un peu comme dans Le Chanteur de Jazz, une vedette de Broadway de ce type de spectacle dans lequel un Blanc se travestit en Noir.

Alors, si une comédie réussie, basée sur un retournement cathartique, doit passer par la cruauté, est-ce à imaginer que Bessie à Broadway à un petit quelque chose de raciste ? Eh bien non, parce que cet aspect est presque anecdotique dans le film : le héros, Don Wilson, est une vedette à Broadway dans cet exercice, mais cela ne sert que de base de départ, car très vite on le voit changer d’environnement et se rendre en province.

Ça me semble toutefois un élément qui mérite de s’y arrêter parce que là encore, l’idée du retournement bienfaiteur, révélateur, y est très subtilement présente, et il questionne presque notre manière de voir la comédie aujourd’hui.

D’abord, que signifie le matinée idol du titre ? Au début du siècle à Broadway une matinée idol, c’est une petite star du dimanche, l’idole des jeunes filles, des ménagères et des grands-mères. J’ai qualifié Clark Gable de « bellâtre » plus haut, c’est un peu ça, et l’équivalent au cinéma à l’époque du film pourrait être Rudolph Valentino. En France, la séduction en moins, un Laurent Gerra pourrait être une telle matinée idol (passant lui par la télévision et non la scène) ou un Christophe Rippert, que les adolescentes à la fin des années 90 devraient encore se rappeler aujourd’hui. Or si Don Wilson se grime en Noir, et puisque c’est lui que le titre du film qualifie ainsi, il n’en est donc pas moins l’idole des femmes. Si de nombreux minstrel shows étaient sans aucun doute clairement tournés vers la farce cruelle (sans volonté ni tentative d’en proposer un retournement) pour se moquer de l’archétype du personnage noir, souvent dans le Sud, ici le show de Don Wilson joue au contraire sur ce jeu de décalage décrit plus haut et qui est à l’origine de l’humour, du rire (la fascination et le recours au travestissement ne datent pas d’hier). Le décalage ici, c’est de présenter un Blanc que l’on devine derrière son maquillage, représenter un personnage noir, mais l’astuce, la sophistication, tient en ce que ce personnage noir se grime (dans l’esprit du petit Blanc du début du XXᵉ siècle) en homme respectable, adoptant lui-même les habits et les manières de gentleman (l’idée du retournement à double détente est bien présente). On s’y tromperait en voulant y voir un personnage antipathique et ce n’est pas inutile à comprendre pour être sensible à l’aspect sentimental du film…

Si le sens du burlesque, c’est de se moquer suffisamment pour procéder à un retournement cathartique et révélateur, capable de faire disparaître les différences et de faire entrer le spectateur en empathie avec celui dont il se moque, le blackface minstrel show, en lui-même, n’est ni offensant ni raciste. Nous ne sommes pas dans un théâtre itinérant dans le sud des États-Unis, mais à Broadway, et une matinée idol ne saurait être un personnage de Noir grossièrement décrit : avant tout, il doit séduire. En dehors de ce maquillage grossier, quels sont les attributs et les particularités de ce comedian ? Quand il chante, le blackface ministrel adopte les pas et les gestuelles de chanteurs de music-hall de l’époque, ce n’est pas une caricature de Noir, c’est un personnage à part entière, comme Arlequin ou Guignol : balais dans le cul, costume trois-pièces, canotier sur la tête…, c’est du Maurice Chevalier ou du Charles Trénet (on pourrait remarquer le jeu de bras, c’est exactement le même, et très caractéristique de l’artiste faisant son tour de chant). Ce blackface-là est un charmeur, à la fois séduisant et amusant, bref, le gendre idéal, et par conséquent, il n’a en lui pas une once de vice et ne se risquerait jamais à paraître aux yeux de ces dames… subversif. De mauvais goût ou pas, l’humour n’est-il pas toujours, et d’abord… raciste, non par idéologie (sinon il serait subversif) mais par facilité, caricature ? L’humour avant de révéler la nature humaniste des hommes doit bien passer par une certaine forme de cruauté, et donc se moquer d’une cible toute désignée. Sinon le retournement ne peut pas se produire. Pour rire, il faut de la cruauté, et de la honte. Et pour cela il faut grossir les différences, aller au plus simple, caricaturer, et donc opérer une certaine forme de racisme naïf. C’est un peu comme une réflexion : les idées ne tombent pas du ciel, il faut bien avant de s’interroger sur elles-mêmes, que l’on se prenne les pieds dans d’étranges sottises. Pourrait-on être bienveillant sans cruauté et sans misère ?

Alors oui, le minstrel, en tout cas le nôtre, celui de Frank Capra et de Johnnie Walker, est une sorte de pitre dont le rire vise un peu sans doute à nous questionner sur la nature de nos différences. Il est même à noter, que déjà à l’époque, certains blackface minstrels étaient joués par des Noirs, et on peut imaginer que le succès de Josephine Baker en France soit lié au même principe de travestissement. Plus tard, et si on extrapole un peu, certains attributs de cette image caricaturale se sont retrouvés dans l’imagerie Motown des années 70, en particulier avec Mickael Jackson adoptant certains accessoires (les gants du gentleman) et toute une gestuelle inspirée des mimes (dans un numéro de danse, on n’est jamais loin des numéros d’acrobatie, surtout à l’âge d’or de Broadway où Ned Wayburn, directeur d’une école de danse et chorégraphe des revues produites par Florentz Ziegfeld, intégrait une section « danse acrobatique » à ses cours). Avec Michael Jackson d’ailleurs, la fascination naît peut-être aussi un peu d’un décalage se jouant sur presque tous les tableaux : racial, sexuel, âge, musical. Bambi, c’est la matinée idol des années 70-80… et c’est un retournement transgenre permanent.

Si au départ, l’idée de travestissement racial peut paraître cruelle, la force du décalage (et du rire) c’est aussi de proposer de plus en plus une image lisse capable d’être acceptée par les demoiselles bien comme il faut. Ou comment, ce qui peut apparaître cruel au départ, aide au contraire à rapprocher les individus, non plus malgré, mais grâce à leurs différences. Si on dit parfois que l’amour et la haine peuvent être proches, il en est de même avec le rire cruel et le rire bienveillant. C’est au fond le même élan, et c’est dans la tête du spectateur qu’une différence se joue. Si le racisme met toujours mal à l’aise, et si le travestissement n’est pas une manière… déguisée de nous montrer autrement que les choses ne peuvent être aussi simples, on pourrait se demander si ce malaise, en tout cas au départ, n’est pas nécessaire pour être combattu. Exactement comme le fou du roi, seul capable de lui transmettre ce qui fâche. Jusque dans les années 90, en France en tout cas, l’humour raciste (ou considéré comme tel aujourd’hui) était encore accepté, et puis avec le politiquement correct, ce n’est plus le personnage caricaturé qu’on pré-juge, mais la légitimité de l’acteur à se moquer. Si on juge l’acteur et l’interdit de se moquer, on l’interdit de nous révéler notre propre bêtise, car quand au fond, l’acteur, le travesti, l’imitateur, le minstrel, le pitre, le fou, prend une cible qui apparaît aux premiers abords comme une victime, il ne fait rien d’autre que nous prendre comme cible nous. Juger de qui a le droit de se moquer, c’est alors nous interdire de porter un regard sur nous-même, et toutes les vertus du rire, de la dénonciation bienfaitrice, du retournement, tout cela s’évapore. Et la société devient tellement intolérante à ce qui est jugé à tort comme des écarts (ceux des fous) que le travestissement ne peut être qu’un art vulgaire et grossier. Depuis vingt ans, on ne rit plus et on a gagné une forme d’intransigeance, de dénonciation accusatrice (qui pointe du doigt les autres plutôt que nous-mêmes) et d’inquisition permanente entre les légitimes à se moquer de, et les non légitimes. Et comment en vient-on à dissocier, ségréguer, les deux sinon en nous rendant victime grossièrement de ce qu’on pense dénoncer ? Ainsi, on jugeait encore Coluche légitime quand il jouait l’abruti populo, mais Michel Lebb ne l’était déjà plus quand il imitait l’accent africain. De la cruauté à la bienveillance, c’est peut-être moins parfois aux acteurs mêmes de faire un effort pour passer de l’un à l’autre, mais bien au public de lutter contre ses propres préjugés. C’est à la société d’accepter et de rendre accessible des spectacles rendant possibles l’art discriminatoire (oui, oui) du travestissement, exactement comme on accepte les vertus de la caricature, car sans travestissement, pas de transgression de l’interdit, pas de mise à l’épreuve des peurs ou des préjugés irrationnels. La farce est au service de la société en nous proposant un « retour de bâton » profitable pour tous : on balance des tartes, on se moque, mais cela n’est pas suffisant, car vient ensuite le clou du spectacle sans lequel la fable hilare demeurerait inachevée… quand la tarte se retourne contre celui qui l’a envoyé. De la cruauté, ou du rire stupide, on en vient parfois à l’humanité, et au rire bienveillant qui nous rapproche, au rire heureux et intelligent, qui fait qu’on ne rit plus de mais avec.

Toutes ces digressions laborieuses sont en fait nécessaire (prout, prout) pour expliquer les deux mouvements du film. Si cet humour bien particulier (obligé de passer par la cruauté pour nous la renvoyer en pleine poire et ainsi réveiller l’humanité en nous) fonctionne en deux temps, l’introduction (le premier mouvement) peut sembler un peu lourde et laborieuse. Non pas qu’il faille une demi-heure pour jouer de la cruauté pour finir avec une autre où on se taperait sur les cuisses et se tiendrait fraternellement par l’épaule…, c’est plutôt qu’il faut du temps comme pour un numéro complexe au cirque pour mettre en place tous les éléments qui nous péteront à la gueule dans le dénouement. En réalité, tout le film tient sur ces deux ou trois séquences qui, en toute fin, permettent de donner du sens à tout le reste.

Dans un premier temps, on peine encore à comprendre les enjeux de notre histoire d’amour entre un minstrel à succès de la scène de Broadway se retrouvant engagé par accident dans une troupe itinérante en province et une jeune première dévouée à son art, un peu naïve et sans grand talent. L’alliance pour l’instant du burlesque et de la romance peine à faire mouche, et l’attention repose sur l’efficacité de quelques gags, autant dire qu’on navigue longtemps entre plusieurs eaux. Et puis dans la seconde moitié du film, tout s’envole, se précise, et gagne comme une sorte d’évidence inattendue. Qui s’invite à la fête pour donner un sens à tout ça ? La cruauté bien sûr, et son double retourné : l’humanité.

Ainsi, quand les amis de notre minstrel star proposent à notre petite troupe de théâtre de venir se produire à New York, ce n’est bien sûr pas pour en apprécier l’étendue des talents dramatiques, mais bien dans l’intention cruelle de se moquer d’eux.

Le travestissement est un subterfuge et on en rit d’autant plus que certains s’y laissent prendre. Et c’est parfois la vérité qui se travestit. Alors, quand c’est toute une troupe d’acteurs de province qui se laissent ainsi abuser, ridiculiser, on est déjà dans une sorte de retournement réjouissant mais la cruauté prendra vite le dessus. On se moque des gens un peu naïfs à qui on joue un mauvais tour. Ce n’est qu’une farce, mais une farce non pas sur scène, mais une vraie, à laquelle on participe malgré soi (jolie mise en abîme). On se pose alors inlassablement les mêmes questions. Ne rit-on pas toujours aux dépens de quelqu’un ? Le véritable rire (celui qui apaise, se fait cathartique) ne doit-il pas toujours se faire cruel avant de devenir tendre et compassionnel ?

Le spectateur (du film) sera finalement très vite placé en face d’une cruauté brutale, et à ce moment Frank Capra, avec son humanité, sa finesse, nous détourne de ceux qui se moquent sans retenue (les spectateurs new-yorkais). Qu’y a-t-il de mieux pour faire ressentir la cruauté des uns à l’égard des autres qu’un fou rire non communicatif ?

Le fou rire, on le gagne quand quelque chose d’abord nous amuse, gentiment, et puis dans une vaine tentative de prendre du recul parce qu’on en mesure déjà un peu la cruauté, on s’interdit de se laisser aller ; la gêne alors s’installe, on réprouve cet élan qui nous frise le regard, et plus on se retient, plus on s’amuse de nous-mêmes ; le basculement ici qui interdira un retour à la normale, c’est la connivence avec son voisin ; elle serait avec la victime de nos rires qu’elle se changerait déjà en empathie, mais elle se fait au contraire avec un autre qui nous offre le prétexte de rire un peu plus, de rire même de nous-mêmes. Si le retournement a lieu pour ces spectateurs, il ne fait que renforcer l’idée de départ et on ne s’éloigne qu’encore plus de celui contre qui on rit. On reste dans la cruauté. Mais si, au contraire, on ne participe pas à l’hilarité générale, au fou rire, c’est un autre basculement qui s’opère, et ce sont les spectateurs moqueurs qui deviennent le sujet de nos yeux scrutateurs. Si cette hilarité n’est pas la nôtre, elle en devient bien plus cruelle. Car avant cela, le subterfuge du travestissement organisé par Don Wilson et ses amis peut sembler un peu cruel, mais on ne s’en émeut encore pas beaucoup. On attend que la bombe explose. Et quand elle explosera enfin, reste deux possibilités pour le cinéaste.

Bessie à Broadway, Frank Capra 1928 The Matinee Idol | Columbia Pictures, Frank R. Capra Production

Dans cette seconde partie, la scène de la représentation (que l’on connaît déjà pour l’avoir vue dans la première partie), sera bien la catastrophe annoncée pour les acteurs qui la jouent. L’étincelle humaniste ici, et qui plonge le film dans une forme de comédie transgenre, vient de la volonté de Capra de nous montrer l’autre face du masque (celui du théâtre double). Don Wilson commence à avoir honte et semble regretter de faire subir ce supplice à ceux qui sont devenus désormais ses partenaires (encore plus pour celle qu’il aime). On a déjà entamé un processus de « reconnaissance ». On s’attarde aussi sur le regard presque d’enfant naïf du directeur de théâtre tout heureux d’assister aux débuts de ses acteurs sur les planches de Broadway et finissant en larmes incrédules devant le public hilare.

Frank Capra ne manque pas son retournement et fait du Capra : le gagman laisse place au clown triste et à son empathie. Il détourne les yeux et pointe son attention ailleurs que sur ces spectateurs indélicats en prenant le parti des victimes.

Action, réaction, champ, contrechamps, cruauté, empathie… La mise en scène est moins une affaire de technique que de proportion, de choix et de distance : dans ce dénouement, c’est bien la capacité de Capra à prendre enfin de la distance, à faire un choix clair, qui nous permet de regarder la situation sous un angle différent. On ne rit plus, on pleure, et le masque s’est retourné.

Le style Capra s’affirme même encore un peu plus, car déjà la fable doit s’achever sur une note positive. Ultime retournement des masques, c’est celui de son blackface minstrel qui vient à couler sous la pluie dans une excellente scène de « reconnaissance » (au sens dramaturgique comme au sens littéral). À l’hilarité stupide de la masse, Capra oppose déjà sa vision optimiste, naïve et plutôt conservatrice du « nous », un « nous » de petit comité, resserré autour du noyau familial (ou de ce qui le deviendra) et d’une « communauté », celles des acteurs de province. Cette séquence de « reconnaissance » sous la pluie deviendra (ou était déjà) un classique, voire un cliché, dans la comédie romantique.

« Comme les larmes dans la pluie », dira, un demi-siècle plus tard, un humanoïde… Les masques coulent, et c’est une autre réalité qui se présente à nous. Du rire, à la cruauté, au burlesque, on passe enfin à la romance, à l’amour de l’autre. Comme dans les contes pour enfant. Happy End. Magie du cinéma.

L’épilogue quant à lui, sonnera presque comme un dernier paragraphe à la fable : « Ils vécurent longtemps et eurent beaucoup de plaisir à s’aimer sur les planches d’un théâtre itinérant. »

La Grande Muraille, Frank Capra (1933)

Frank von Caprenberg

Note : 3 sur 5.

La Grande Muraille

Titre original : The Bitter Tea of General Yen

Année : 1933

Réalisation : Frank Capra

Avec : Barbara Stanwyck, Nils Asther

Capra s’essaie à la démesure stylistique de von Sternberg. Et au moins sur le plan du design, il faut dire qu’il fait sans doute un peu mieux. Ce n’est pas tant qu’on assiste à une orgie de décors, c’est surtout qu’ils sont particulièrement riches et soignés. On remarque également quelques trucs que le réalisateur au niveau du montage emploiera par la suite (« je me souviens » « je rêve… »).

Pour le reste, c’est bien trop statique : une fois que la Stanwyck est tenue captive, toute l’action patine, jamais les enjeux et les conflits reliant l’Américaine et son général chinois n’offriront un semblant d’évolution. Dans l’Empire contre-attaque (ou déjà Un nouvel espoir) par exemple, l’idée est de procéder à un montage parallèle pour attiser la tension, se faire rencontrer deux espaces, deux groupes opposés. Ici, l’opposition ne peut venir que de l’intérieur puisque les protagonistes sont tenus dans le même lieu. On est un peu comme dans le théâtre classique français dans lequel les tensions naissent d’une situation connue et déjà bien établie, devenant intenable, et où tout le développement qui vient est d’abord psychologique, tourné sur le dialogue plus que sur l’action. Seulement ce huis clos ne propose absolument rien pour entretenir efficacement l’intensité et donner à espérer voir le verrou sauter, puisque de conflit et d’opposition, il y en a peu en fait, et les enjeux mal définis ou dérisoires. On s’en moque en fait.

Un film donc plutôt hybride pour Frank Capra, qui dénote un certain savoir-faire, surtout au niveau du studio (la Columbia cherche, semble-t-il, à diversifier son catalogue, mais le fait avec un genre qui nécessite une trame bien plus serrée et des locations plus diversifiées ; on y arrivera notamment en adaptant des grands classiques de la littérature et en s’appuyant plus sur un « destin », un récit courant sur plusieurs années, plutôt que celui de ce qui pourrait n’être qu’un « épisode ») mais le tout reste trop… baroque pour être satisfaisant.


La Grande Muraille, Frank Capra 1933 The Bitter Tea of General Yen | Columbia Pictures


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