Control, Anton Corbijn (2007)

Garage et panier à linge

Note : 2.5 sur 5.

Control

Année : 2007

Réalisation : Anton Corbijn

Avec : Sam Riley, Samantha Morton, Craig Parkinson, Alexandra Maria Lara

Les biopics réussis n’existent pas, il n’y a que des biopics qui nous évoquent des éléments de notre propre histoire qui savent nous brosser dans le sens du poil. Il y a, à côté de ça, des biopics qui ne sont déjà plus des biopics et qui savent s’écarter de la réalité et de l’hagiographie pour ne plus faire de leur sujet qu’un sujet fictionnel comme un autre ; on parlera alors déjà moins de biopics justement parce que trop de libertés ont été prises. Le Casanova de Fellini serait ainsi plus un antibiopic.

(Et les antibiopic, c’est pas automatique.)

J’avais accueilli celui (le biopic) sur Freddy Mercury avec une certaine bienveillance : je peux y adhérer mollement parce que Queen, ça me parle, et on reçoit d’autant mieux ce type de film si on accepte l’idée qu’on est en train de voir un objet évoquant l’histoire d’un personnage connu et qu’on ne tend pas au chef-d’œuvre. C’est purement illustratif. On peut évidemment être ennuyé par la manière dont un film peut dépeindre nos icônes favorites, mais cela ne changera pas grand-chose à la valeur essentiellement évocatrice d’un biopic.

Ici, Joy Division, ça ne me parle pas. La musique me fait l’impression d’un tambour de machine à laver lancé à pleine vitesse, et la voix du chanteur au brame d’un renne en rut. Pire que tout, avec l’évocation de sa vie de poète maudit, on plonge dans les pires clichés du genre qui font que les petites filles adorent ces icônes pour ce qu’elles représentent plus que pour ce qu’elles accomplissent. Et je ne suis plus une petite fille.

Tout y passe au rayon des stéréotypes de connards instables érigés en victimes de leur génie : beau gosse ténébreux au regard perdu dans la fumée de cigarette, grand dadais qui émeut les filles parce que tu vois les grands, c’est viril, c’est réconfortant. Grand dadais qui émeut les filles parce que tu vois, un homme viril qui pleure, c’est touchant et beau. Et puisque le grand dadais plaît aux filles, la première fille qu’il convoite lui tombe dans les bras, et il croit que c’est ça l’amour. La vie est toujours facile pour les grands ténébreux, alors il pense qu’on se marie sur un claquement de doigts, et puis on décide de faire des gosses sur un coup de tête. Et puis la réalité sort du brouillard, bonjour papa, et là, le grand ténébreux se rappelle que c’est encore qu’un gamin et qu’il voudrait tant profiter de la vie. Alors, il profite : un jeune homme avec une voix caverneuse, ça attire toujours les filles. Dure, la vie est trop dure avec lui ! Voilà qu’il en aime une autre à présent ! C’est la vie, quand on en cherche une autre et qu’on est beau garçon, on se crée forcément des problèmes. Grave dilemme : comment prendre son pied avec une fan du band et ne pas faire pleurer la femme qu’on a épousée ? Quelle sensibilité, quel écorché vif, il pense à sa femme ! Ah, oui, mais il y a pensé quand à sa femme en fait ? En plus, elle s’acharne sur lui la vie ! Comment un si bel homme peut-il être touché par la maladie ? Pas une maladie innocente, non, une maladie sur laquelle tu es totalement vulnérable, sans control. Freddy Mercury avait le sida, Claude François était malade des ampoules, eh bien le Ian, il est entre les deux. Il ne mourra pas de l’épilepsie, parce que les muses qui avaient pris Molière sur scène ne veulent pas de lui. Alors pour échapper à la mort disco, il essaie de mourir comme Jim Morrinson et quelques autres : en se saoulant. Qui ne voudrait pas mourir après avoir vu La Ballade de Bruno sur la BBC 7 ? Mais voilà, Ian est pas assez bourré, ni pour mourir élégamment dans son vomi ni pour succomber à une crise qu’il a provoquée. Ç’aurait été mourir en héros, affronter la maladie en face, la défiant. Mais non, ça ne marche pas. Lui reste la méthode Claude François. Pas très rock’n’roll, ça. Pas grave, la postérité se chargera d’en faire quelque chose de réellement punk. Après tout, quoi de plus naturel que de se pendre dans la buanderie quand on fait de la musique de garage.

Non, désolé, aucun attrait pour ce genre de types. Parce que si les bons biopics ne marchent qu’à travers les évocations qu’elles insufflent à travers la pellicule, les poètes maudits c’est pareil : je n’y crois pas. Je ne crois pas aux histoires personnelles qui parasitent, souvent a posteriori, le prétendu génie d’un artiste. Je ne crois qu’au talent. Puisque tout naturellement de ce que j’en ai vu, tous les artistes sont de toute façon dans leur vie personnelle, des connards égocentriques. Le mieux qu’on pourrait en faire serait ainsi de dégommer cette part d’ombre, illustrer ce décalage entre la vie des artistes et la perception qu’a d’eux-mêmes leur public ou l’héritage supposé qu’ils laisseraient après leur passage éclair sur terre. Je sépare l’homme de l’artiste : je ne m’intéresse qu’au second. L’artiste fait le biopic : l’artiste est mauvais, le biopic l’est tout autant.

Restait la possibilité de s’écarter du sujet réel pour en faire un objet purement fictionnel, pleinement irrespectueux du héros construit par la postérité, mais ce n’était pas l’option choisie. Heureux les artistes maudits, car le royaume des biopics leur appartient.


 

Control, Anton Corbijn 2007 | Becker Films, CINV, Claraflora


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Jackie, Pablo Larrain (2016)

Jackie

Note : 1.5 sur 5.

Jackie

Année : 2016

Réalisation : Pablo Larrain

Avec : Natalie Portman, Peter Sarsgaard, Greta Gerwig

Niveau de néant et de mauvais goût affligeant. Pour dire, c’est tellement vulgaire et vain que ça donne l’impression d’être réalisé par Gaspar Noé.

Dans quel film sérieux rejoue-t-on un assassinat dont les images, gores et déjà connues de tous, les rendent de toutes évidences superflues dans une reconstitution ? Quel sens cela peut-il avoir de reproduire des images du réel avec des images identifiées comme fausses et aussi grand-guignolesques ? Les scénaristes à Hollywood ont-ils si peu de talent qu’on vienne à se dire que ce serait une bonne idée d’imiter ainsi les pires images vues à la télévision ? De les reproduire en couleurs et avec force détails ? Je me posais déjà cette question avec le film sur Neil Armstrong : quel intérêt autre que bassement illustratif ces films peuvent-ils avoir ? Quand on raconte une histoire, on choisit un angle, on choisit une petite histoire à côté de la plus connue pour lui donner du relief, on va aux origines, on retrace un parcours pour faire dans l’illustratif historique et éducatif. Quel intérêt cela a-t-il de passer par une interview où le personnage en question se montre odieux, pour produire ensuite des flashbacks combinant des pitreries d’acteurs imitant un personnage à la télévision, présentant les petits salons de la maison blanche, et les quelques heures et jours suivant l’assassinat de Kennedy, dévoiler cet événement historique à travers les yeux d’un personnage aussi futile ?!

Il y a aucun scénario, c’est un pot-pourri kaléidoscopique de séquences ayant aucun rapport entre elles. Et on tente de leur donner un sens en en faisant le récit subjectif d’un personnage placé aux premières loges de l’histoire d’un des événements les plus marquants de l’histoire américaine… Faut voir qui a écrit le scénario, ça en dit un peu sur la qualité qu’on pourrait s’attendre à ce niveau. Quant à la mise en scène, j’ai évoqué Gaspar Noé, mais avec ces caméras à l’épaule et ce montage haché, on serait presque chez Lars von Trier. Le réalisateur ne doit pas être capable de savoir où planter sa caméra dans une scène, je ne vois aucune autre explication. Le cinéma hollywoodien façonné par et pour les Oscars, c’est vraiment parfois des pitreries honteuses et consternantes.

Jackie dit : « Sortez de la salle. » Alors, je sors.


 
Jackie, Pablo Larrain 2016 | Fox Searchlight Pictures, LD Entertainment, Wild Bunch

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Une vie cachée, Terrence Malick (2019)

Illustrationnisme malickien

Note : 2.5 sur 5.

Une vie cachée

Titre original : A Hidden Life

Année : 2019

Réalisation : Terrence Malick

Avec : August Diehl, Valerie Pachner, Maria Simon, Bruno Ganz

Une nouvelle fois, c’est désespérant, le cinéma de Terrence Malick fait pschitt avec moi. J’avais entendu dire qu’il revenait aux choses sérieuses, mais qu’a-t-il pu réaliser ces dernières années pendant que j’avais le dos tourné pour qu’on parle ainsi de retour ? Parce qu’on est d’accord : s’il est question de retour, c’est un retour vers le cinéma de The Tree of Life, pas celui de La Moisson du ciel et de La Balade sauvage. Parce que celui-là, éclipsé de longues années on ne sait où et réapparut avec La Ligne rouge, il semble bien égaré, loin des sphères créatives de notre siècle. Non pas que je regrette qu’il ne puisse plus nous proposer d’autres chefs-d’œuvre de cette trempe (quoi que), mais les films sont réalisés de manière si différente qu’on pourrait presque penser qu’il y a un cinéaste différent derrière la caméra. Changer de style, c’est une chose, surtout après plusieurs décennies de mutisme ; il se trouve que celui-là, affirmé depuis The Tree of Life avec palmes et lauriers qui vont avec, par son systématisme, et son outrance aussi, ne me touche pas.

Trois heures, c’est assez long quand on s’ennuie, alors puisque j’ai été très tôt laissé sur le quai, j’ai essayé de comprendre ce qui distinguait ce style malickien du nouveau siècle et pourquoi j’en étais si étranger.

Il se trouve qu’avant que commence le nouveau siècle, à peine avant que Malick revienne aux affaires, un autre cinéaste, avec un film en particulier, propose une manière originale de réaliser des films. J’étais jeune, probablement influençable, et c’est à cette époque que mes goûts et ma cinéphilie se sont forgés, et chaque nouveau devient un événement, une découverte. Ce cinéaste, c’est Lars von Trier. Après des années de recherches formelles déjà souvent remarquées lors des festivals ou ailleurs, il décide de monter avec d’autres cinéastes, le dogme 95. Une proposition de cinéma radicale qui remettait un peu au goût du jour les alternatives ou les vagues des années 60. Réussite plus ou moins convaincante, les films du dogme respectant les principes prônés sont rares, et le mouvement ne compte probablement qu’un grand film, Festen. Pourtant le mouvement aura une influence, à mon sens, importante sur la manière de faire et de regarder des films.

Comme souvent avec les contraintes sont nées des idées pour essayer de les contourner. C’était peut-être la seule bonne idée du dogme : transgresser des règles trop strictes devenait un impératif pour arriver à proposer des projets qui tiennent la route. Lars von Trier s’en est probablement très vite rendu compte, et c’est dans ce contexte que Breaking the Waves apparaît. C’est une claque pour beaucoup de monde, le film fait sensation à Cannes, et il fait un peu office (déjà), si le dogme 95 était une réforme, de contre-réforme. (On n’est jamais aussi bien contredit que par soi-même.) De la contrainte technique de départ ne reste plus grand-chose, mais Lars von Trier en ressort avec un film beaucoup plus réaliste que d’avant le dogme (il ne s’interdisait pas de tourner en studio, avec des ambiances, des cadrages, des éclairages travaillés), donc d’une certaine manière, épuré de son vernis expérimental. Les sujets semblent toujours un prétexte à de multiples expérimentations, mais un peu comme s’il avait été tout ce temps prisonnier de son studio, de son cadre, le voilà qu’il redécouvre les vertus du tournage en extérieur et que le monde a probablement plus d’idées à montrer que lui pourrait jamais en faire sortir de son imagination. À l’occasion également, dans certains films si je me rappelle bien (notamment Europa), l’outrance ou le sentimentalisme hystérique pouvaient déjà être de mises. Et cela, il l’a mis au cœur de son « système » pour établir le style de Breaking the Waves. Il l’a même laissé éclater cette outrance, au point qu’on parlait à l’époque de mélodrame. Tout cela, grâce à la performance d’Emily Watson notamment (et plus tard sur le même principe avec Björk). S’il semble encore si peu s’intéresser aux histoires, au moins Lars von Trier comprend qu’il peut déléguer la chose à des acteurs qui, un peu à l’image d’une Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc, arriveront à capter tout l’intérêt et la sympathie du spectateur, chose qu’il n’aura alors donc plus à faire ; mais des acteurs, aussi, appréciant tout comme lui verser dans l’extrême, la passion, l’exubérance… À tel point qu’on pourrait même presque non plus parler de mélodrame réaliste, mais carrément de naturalisme (presque : parce que ce serait ignorer le désintérêt pour le cinéaste pour le réel, paradoxalement, le naturel ici est employé comme un effet, une pâte, un rendu, à tel point que personnellement j’irais même jusqu’à qualifier ce cinéma d’expressionniste). Quand chacun s’applique à essayer de définir un style à travers des termes en isme, c’est que quelque chose se passe. On ne sait pas qui a raison, mais tout le monde est d’accord pour parler la même langue, ou du moins le même mode : l’interrogatif.

Le cinéaste danois avait fini de tâtonner : il avait trouvé un style qui faisait mouche. Or comme souvent, quand un film atteint son public, autrement dit s’il arrive à toucher une grande variété de spectateurs, ça relève un peu du miracle ou du hasard. Quand on ne croit ni à l’un ou à l’autre, on parle élégamment de sérendipité. Un phénomène auquel les artistes ne sont pas étrangers : Lars a tellement expérimenté jusqu’à Breaking the Waves, qu’il a trouvé un style, certes qui lui est (ou lui était) propre, mais qui tout d’un coup a convaincu tout le monde. Quand on cherche, on trouve. Pas forcément ce dont on cherchait au départ, mais voilà : tout d’un coup, il se passait quelque chose. D’à la fois novateur et de rigoureusement traditionnel (ça pourrait être la définition d’un chef-d’œuvre vu qu’aucune de ces œuvres majeures n’a en réalité été inventée à partir de rien).

Pourquoi est-ce que j’évoque pendant tout ce temps Lars von Trier et Breaking the Waves ? On m’a sans doute vu venir : on trouve dans les films de Terrence Malick de nombreuses correspondances avec ce cinéma qui avait tant réveillé les spectateurs et la manière de faire des films. Je crois l’avoir déjà dit en d’autres circonstances : on ne fait plus des films de la même manière depuis Breaking the Waves. (Peut-être même que ce cinéma-là a été inspiré par la télévision : Urgences, notamment).

Aujourd’hui, ce qui reste dans la manière de filmer, c’est surtout une chose : la caméra est mobile. Elle ne glisse même plus comme avec un steadicam : il faut que l’image bouge comme si la scène était filmée au caméscope (les jeunes ne savent plus ce que c’est). Il faut rappeler qu’avant ça, les années 80 étaient encore marquées par l’influence dans le cinéma hollywoodien des cadres propres, néoclassiques, imposés par Lucas à toute une génération de cinéphile, puis d’un Ozu pour beaucoup de cinéastes moins « commerciaux ». Si un Tarantino par exemple ne s’est jamais aventuré là-dedans*, une grosse partie de la production à la fin du siècle s’est mise à proposer des cadres filmés à la Parkinson. C’est encore une constante aujourd’hui, et pour tous les types de cinéma (peut-être même plus pour le cinéma commercial, paradoxalement).

*

D’autres propositions techniques lancées ou réexploitées par Lars von Trier ont fait leur trou dans le style (ou la mode) nouveau qui était en train de se normaliser pour les années à venir. Parmi elles, le jump cut. C’est étonnant de voir à quel point un procédé utilisé à l’origine par Godard servant, à mon sens, beaucoup plus comme un effet de distanciation sur le public (parce que le spectateur se sent sortir tout d’un coup de la continuité invisible du film) est devenu un passage obligé pour dynamiser un montage, abreuver le spectateur d’images, et ainsi le noyer derrière elles (ce qui hypothèque toute possibilité de mise à distance de l’image et donc de la situation, du sujet ou du film). Lars von Trier avait eu l’idée de monter ainsi des plans parfois improvisés par les acteurs sans se soucier de la continuité et des soucis de faux raccords parce qu’avec une caméra mobile, d’une part, c’était devenu impossible à régler sur un « plateau » (souvent en extérieur), et d’autre part parce qu’il s’est très vite rendu compte qu’une fois passé le souci de continuité (quand on fait jump cut sur jump cut, on est obligé de ne plus s’en étonner), le procédé pouvait s’apparenter à une ellipse. Voilà comment une contrainte technique est devenue une proposition, puis une norme narrative. Lors du montage se posait alors beaucoup moins la question du raccord (mouvement, temporalité) que la quantité d’informations, d’expressions, d’actions pouvant être délivrées ainsi au regard du spectateur dans une même séquence. Les personnages n’ont plus à arriver ou sortir des pièces, traverser des couloirs, faire quelques pas pour rejoindre un partenaire : on taille dans le gras, on ne garde que des plans où l’interaction est franche et immédiate (une action, une émotion, une ou deux répliques tout au plus : on est revenu au bon vieux « une idée un plan » d’Abel Gance). On gagnait alors en densité, c’est vrai, mais on perdait à mon avis en élégance, et surtout ça laissait beaucoup moins le temps à l’imagination et à la réflexion du spectateur de se développer (j’y reviendrai plus tard).

Globalement dans ce cinéma, on n’a plus le temps de voir. On subit plus qu’on ne regarde. C’est bien pourquoi c’est avant tout le cinéma commercial qui s’est emparé du filon (avouez que c’est amusant : Godard influençait un demi-siècle plus tard le cinéma commercial — après une parenthèse timide parmi les cinéastes du nouvel Hollywood sur ce procédé seul — à confirmer).

Une vie cachée, Terrence Malick (2019) | Fox Searchlight Pictures, TSG Entertainment, Elizabeth Bay Productions

L’un des autres éléments techniques, stylistiques, et, il faut bien le concéder, narratifs, qui s’est fait en réaction, ou en complément, avec le cinéma de Lars von Trier, c’est l’utilisation quasi systématique de la musique d’accompagnement. Et pas n’importe quelle musique. Quand les trois quarts de la durée d’un film sont accompagnés pour prendre le spectateur par la main, ce n’est plus du cinéma, c’est de l’opéra d’ascenseur. Rarement, bien sûr, il n’était, au départ, question de musique narrative : il est plus question de musique comme son nom l’indique « d’accompagnement », servant à illustrer, souvent de manière invisible, une séquence, et ainsi diriger émotionnellement le spectateur. Mais force est de constater que quand tout un film est orchestré, malgré la pauvreté de la musique proposée, elle finit par diriger la structure du récit, peut-être même plus qu’un découpage. Quand on utilise une musique spécifique (pas une musique d’ambiance, mais une identifiable parmi d’autres, une qu’on remarque) pour ralentir, accélérer le rythme, illustrer un état émotionnel ou une avancée dramatique par l’intermédiaire d’un montage-séquence (presque toujours accompagné musicalement), cela a un sens narratif ; quand on ne fait plus que ça tout du long avec de la musique d’ascenseur (ou d’ambiance), quel sens narratif cela peut-il avoir ? On se croirait parfois retourné au temps du muet quand les séquences « dialoguées » se faisaient par l’intermédiaire des cartons : moins il y en avait, plus c’était parfois vu comme une qualité. Plus question d’ailleurs de « morceaux », mais bien de musiques d’accompagnement, d’ambiance, sans grande structure, étirée sur deux ou trois notes. Ce que j’appelle « musique de sèche-cheveux » ou comme ça m’est arrivé pour Dunkirk, « musique de broyeur sanitaire ».

Que reste-t-il de tout ça dans le style de Terrence Malick ? Eh bien à peu près tout. Tout cela ou presque était déjà présent dans La Ligne rouge (postérieur à Breaking the Waves), mais à ce moment, il était encore contraint de suivre les codes, non pas du dogme 95, mais des studios et donc de leurs impératifs commerciaux : si le style et le traitement changeaient, le sujet était résolument « commercial ». Malick préférant filmer les nuages et les petits oiseaux, pas sûr que ses manières aient plu à Hollywood, mais un tel cinéaste, appréciant tout comme Lars von Trier, aussi (en plus de la pluie) les acteurs excessifs, ce n’était pas difficile pour lui de trouver des acteurs pour ses prochains films (surtout compte tenu de l’aura qui était alors la sienne après plus de deux décennies retirées dans sa grotte). Malick devint ainsi un cinéaste de festival et le chéri des cinéphiles en quête de nouveaux héros (comme je l’avais été quinze ans plus tôt). Beaucoup sans doute pour les nouveaux sujets abordés dans ses films, peut-être moins pour sa capacité à sentir l’air du temps en matière de style, à se l’approprier, jusqu’à en faire un style bien établi, à la fois héritier de Lars von Trier donc, mais aussi de beaucoup d’artifices (désolé de le dire ainsi mais c’est comme ça que beaucoup de ses procédés m’apparaissent) si bien utilisé à notre époque, tant dans le cinéma commercial qu’indépendant.

Qu’est-ce qui caractérise finalement le style malickien ? Un style qui s’appuie encore sur des mouvements de caméra à l’épaule ; mouvements qui ne peuvent toutefois être trop violents parce que du fait des optiques à grande profondeur de champ, les distorsions de l’image seraient trop grandes si le cadre embrassait trop de décors dans un même mouvement. Et la nausée est évitée grâce aux jump cuts, assez fréquents. Donc le cadre est mouvant, libre, en permanence, mais si on va de droite à gauche ou de bas en haut sans problème, on suit rarement un même mouvement dans sa continuité (tout au plus on verra deux ou trois mouvements, ensuite, on coupe). Ça donne certes une impression de liberté au cadre, plutôt appréciable, et le montage rapide permet de passer très vite à autre chose. C’est ainsi que Malick use prioritairement de plans rapides (2 ou trois secondes en moyenne, je dirais), et il peut ralentir le rythme quand il lance un chapitre nouveau, une séquence importante faisant avancer « l’intrigue » (ici, ce qui fait avancer le simple devenir de notre personnage principal face à son idée fixe : ne pas faire allégeance à Hitler et refuser de se faire soldat). Ce qui change diamétralement avec 1996, c’est donc l’usage intensif de la musique : elle va s’intégrer rapidement à la séquence pour déclencher un autre niveau de narration qui est presque toujours un montage-séquence.

Je le dis souvent, je préfère de loin le montage-séquence au plan-séquence. Il est pour moi plus inventif, et permet beaucoup plus de possibilités narratives assez proches de celles de la littérature. Seulement, avec des réalisateurs comme Coppola ou Scorsese, spécialistes du procédé, et vénérés par la génération des réalisateurs du nouveau siècle, on a assisté à une inflation du temps octroyé aux montages-séquences dans les films. Le procédé est traditionnellement utile pour ponctuer un film, le faire respirer, passer d’un chapitre à l’autre ou au contraire pour servir de climax opératique dans un finale (Coppola l’utilise souvent ainsi). C’est une inflation remarquable principalement dans le cinéma américain : David Fincher, Sofia Coppola, Aronosky, sont des habitués du procédé.

Là où la sensibilité du spectateur que je suis commence à se montrer susceptible, c’est quand des cinéastes ne semblent faire plus que des montages-séquences. Et parmi ceux-là, Malick.

Le système de Malick est rodé. Pratiquement chaque séquence obéit à la même logique : pour commencer, le rythme est lent, on s’installe dans un décor (souvent un paysage), puis un personnage (secondaire souvent) vient faire avancer l’action, des dialogues se mettent alors timidement en marche, on est encore là dans du Lars von Trier de 1996, parfois avec la même fougue sentimentalo-spirituelle et la même poésie ; et puis tout d’un coup, comme si Malick ne faisait pas confiance au propre rythme de la scène, à sa force évocatrice, dramatique, il commence à y intégrer de la musique ; une musique venant très vite lancer à son tour une première gorgée de montage-séquence, parfois en flashback (par exemple pour suggérer qu’un personnage repense à des événements passés et heureux), parfois en montage alterné (pour mettre en parallèle les situations du mari, puis de la femme, une fois séparés), et cela ne s’arrête plus jusqu’à la fin de ce qu’il faut bien appeler un « chapitre », généralement identifiable par un noir. Le noir fini, on tourne la page, et on repart pour une séquence : nouvelle entrée en matière lente, plusieurs plans situant les décors, une situation qui sera bientôt altérée par un élément perturbateur, etc., et presque toujours Malick refuse de s’installer dans la scène, lance l’artillerie grinçante des violons et le montage-séquence. Cela ne devient plus qu’un cinéma de montage-séquence dictant presque à chaque seconde par le montage dense et la musique directrice (plus que de contrepoint) ce que le spectateur doit voir, penser et ressentir. Il y a des variations à tout cela bien sûr, mais globalement, c’est ainsi que s’articulent les séquences de Terrence Malick.

De ce que j’en comprends, ce n’est pas le côté systématique de la méthode qui me gêne, au contraire, j’aime bien les schémas circulaires, le recours à des techniques ou procédés récurrents… Non, ce qui me gêne, et me laisse sur le carreau dans ce système, c’est qu’on n’entre jamais dans le cœur du sujet, et qu’au lieu de proposer un cinéma dramatique (basé sur l’action, les conflits, la contradiction, l’opposition, comme un bras de fer permanent entre différentes forces et protagonistes), Malick ne propose plus qu’un cinéma illustratif.

Je m’explique. Pour développer une intrigue, un conflit, un problème, une opposition, dans un film ou une histoire toute simple, ça passe par des scènes. À l’intérieur de scènes, on y trouve des dialogues, souvent des échanges de regards, des silences, pour essayer de comprendre l’un ou l’autre personnage. Des personnages qui se tournent autour, s’évitent, se touchent (de la mise en scène, quoi, celle avec des acteurs, pas des caméras). Chaque histoire procède de cette manière, avec des scènes qui se développent, puis une ellipse, et une autre qui commence, etc. Quand toutes les séquences, ou presque, ont vocation à devenir des montages-séquences, tout l’intérêt dramatique, toute la tension créée par les acteurs autour des enjeux particuliers de leur personnage et de conflits plus ou moins explicités, tout le cheminement « naturel » d’une séquence pour arriver à une conclusion, puis forcer un noir de transition pour passer à une autre séquence obéissant à ces mêmes principes, eh bien, tout cela n’existe plus. Que devient la matière dramatique proposée par Malick à chaque nouvelle entrée en matière ? Elle s’évanouit peu à peu derrière une suite d’images illustrant une situation sans jamais la faire avancer : cette matière dramatique reposant traditionnellement sur l’avancée dramatique de la séquence, toute cette dramaturgie du conflit verbalisé, frontal, entre deux forces (qu’elles s’opposent ou qu’elles s’allient pour faire corps contre une autre force hors champ) se faisant face dans un même espace, ce que pardon, on peut littéralement traduire par « mise en scène », eh bien presque tout ça chez Malick se fige d’un coup dès que la musique est lancée. Tout ne devient plus alors qu’illustration et expressions faciales.

Et sur ce dernier point, il est peut-être important de rappeler qu’une expression ne provoque pas toujours une émotion : l’émotion, c’est au spectateur de la ressentir, pas à l’acteur, surtout quand il ne dispose que d’à peine quelques secondes pour exprimer, expurger presque, quelques émotions rarement bien finaudes. Prenons l’idée d’une bombe : montrer une bombe, puis une autre, et encore une autre dans une surenchère de répétitions absurdes, ne provoquera pas plus de peur chez le spectateur. Ce qui émeut, c’est de savoir d’où elle vient, où elle va et à qui elle est destinée, ainsi que les probabilités qu’elle explose. La surenchère « substantive » de diverses émotions répliquées dans un montage-séquence de quelques dizaines de secondes n’augmente pas l’émotion chez le spectateur, il la noie.

Quelques exemples. Imaginons que l’enjeu dramatique d’une séquence soit de « mettre en scène » l’humiliation d’un personnage (il y en a beaucoup dans le film : la femme qui finit par être une pestiférée dans le village ; l’homme maltraité par ses gardes, etc.). Dans une mise en scène classique, on va s’évertuer à développer une scène dans sa continuité, avec des rapports de force allant parfois crescendo basés sur des principes simples d’action-réaction (tension entre deux personnages, l’un dit à l’autre de s’asseoir sur une chaise, par exemple, l’autre s’assied, puis le premier enlève la chaise, l’autre tombe, puis se relève, humilié, nouvelle tension, jeu de regard, de corps, etc.). Que fera Malick avec la même situation de départ ? Il va la filmer cinquante fois, le plus souvent probablement avec de l’improvisation en demandant aux acteurs de proposer à chaque fois quelque chose de différent, et au montage, il se retrouvera avec assez de matière pour proposer une séquence très courte, souvent répétitive car reproduisant la même situation (avec des variantes de lieux et de personnages par exemple, comme quand Malick décrit les relations de la femme avec les villageois par une suite de situations très courtes, humiliantes, mais répétitives parce qu’elles illustrent une même idée), il usera de pas mal de jump cuts pour remédier aux soucis des raccords et capables d’illustrer en une succession de mini-situations identiques une situation plus générale…

On pourrait, à ce stade, parler de densité. C’est vrai, c’est dense. Mais la répétition d’une même image (ou même situation censée illustrer la même émotion) apporte-t-elle à chaque fois quelque chose de plus significatif pour un récit ? N’est-ce pas plutôt une densité de façade ou au mieux une simple collection d’illustrations identiques ? Quand je fais des énumérations, quand je multiplie les phrases nominales, les virgules, les paraphrases, est-ce que je raconte une histoire ou est-ce que je m’enlise ?

Mon problème, il est là avec le style de Malick. Il monte un film (plus qu’il ne le met en scène) comme moi j’écris des commentaires de films.

On entend souvent dire par ailleurs, depuis vingt ans, que Malick propose un cinéma contemplatif. Contemplatif parce qu’il filme les nuages, la pluie, les chenilles ou les bambins dans les bras de leur papa ? Est-ce que regarder cinquante images par minute sur Instagram, c’est contempler ces images ? À ce rythme, on ne contemple pas. On subit. Et on like.

Beaucoup de jolies images dans son film, c’est vrai. Mais la contemplation n’est-ce pas avoir le temps de regarder ? Je n’ai rien contre la vitesse, il faut de la densité pour raconter une histoire, mais il faut aussi un temps pour apprécier la pesanteur d’un regard, d’un paysage si, à ce moment de l’histoire, il dit quelque chose sur l’état d’esprit du personnage. Si tout est rapide, même quand on illustre cent choses lentes, plus rien ne l’est. Si on ne nous laisse pas libre de regarder, on ne voit rien, et ce qui reste ce sont des images imposées. Un paradoxe. Malick, cinéaste de la contemplation ? Quand dans son cinéma nous laisse-t-il le temps de profiter des images, d’une ambiance ? Qu’il laisse notre esprit vagabonder dans son film, bon sang ! essayer de percer les secrets de ses personnages, assister à leur doute, à leur colère !… Qu’il nous laisse notre part de spectacle, celle qui fait intervenir l’imagination. L’imagination, elle ne naît pas en multipliant les images à la place du spectateur, mais au contraire en le laissant libre de regarder, de se perdre dans le cadre, libre de se laisser émouvoir par un regard qui dure plus de deux secondes ! C’est un peu comme dans le montage (raté) de Luc Besson dans Le Cinquième Élément quand son personnage principal regarde sur un écran une suite de catastrophes, d’images d’archives émouvantes, d’enfants en pleurs ou de champignons nucléaires… On ne ressent rien dans le film : on voit juste un personnage l’être, mais ces images, à nous, lancées à une telle rapidité, ne peuvent pas nous émouvoir. L’émotion, elle se fait sur la durée. Si on la commande, cela devient une injonction. C’est bien pourquoi certains ramènent Malick à la publicité. Pas à cause des jolies images, mais parce que ses montages-séquences (les publicités en sont pratiquement toujours) au lieu de provoquer de l’émotion ne sont que des injonctions émotionnelles : « Pleure ! », « Indigne-toi ! », « Aie pitié ! » « Ressens la joie ! »…

Ben, non.

Et cela, je serais d’autant moins susceptible de l’accepter qu’il y a une autre particularité dans ce style malickien qui me jette totalement hors de ses films. Outre « l’illustrationnisme impératif » de son style, c’est également son « néo-expressionnisme » qui me gêne. Pas un expressionnisme dans lequel les décors serviraient à illustrer (toujours) l’état d’esprit psychologique d’un personnage, mais un expressionnisme qui serait une recherche permanente de l’excès émotionnel de ses acteurs. Je le dis plus haut, c’est précisément la voie vers laquelle Lars von Trier s’engouffrera après quelques expérimentations. Pourtant, dans Breaking the Waves, les excès me paraissaient justifiés, et c’était peut-être d’autant plus efficace pour moi que le personnage principal masculin étant physiquement entravé dans ses mouvements, les excès de jeu d’Emily Watson me paraissaient être une réponse logique face à la frustration que son personnage et son partenaire pouvaient ressentir. C’est souvent la contrainte qui légitime les excès…

Quelles sont les contraintes exposées dans Une vie cachée ? Bien sûr, le personnage principal refuse de s’engager dans l’armée, mais est-ce que c’est une contrainte assez forte, ou assez bien exposée, pour créer une frustration qui sera elle-même suivie d’excès émotionnel ? Comme si Malick se moquait d’exposer les contraintes de départ provoquant une frustration, qui elle-même justifierait des excès, et que son seul objectif était d’illustrer les excès émotionnels de ses personnages sans en montrer la cause (ce qui pourrait être une révision extrême du principe bressionnien selon lequel il faut montrer les conséquences, mais les causes). Comment adhérer à ça ? Pour qu’il y ait « pitié », au sens quasi aristotélicien, sympathie et identification avec les personnages, il faut qu’on comprenne l’origine, le cheminement, justifiant leurs excès. Montrer un personnage qui pleure sans me montrer pourquoi il pleure ne me fera pas participer à son émotion. Le voir hurler pour je ne sais quelle raison ne me fera pas partager ce qu’il ressent…

Mais nous ne sommes peut-être pas tous égaux en tant que spectateurs. Comme nous ne le sommes pas en tant qu’acteurs… Je vais évoquer brièvement mon expérience d’acteur. Dix ans de théâtre amateur, j’ai pu remarquer certaines différences d’appréhension du métier parmi les acteurs. Pour faire court, il y a les acteurs réfléchis (froids) et les sentimentaux (les excessifs). Les deux s’entendent rarement. On pourra le deviner, j’étais classé parmi les acteurs froids. Et je n’ai pas beaucoup de respect pour les acteurs excessifs. Parce que, pour eux tout, est paradoxalement facile : il suffit d’en faire toujours trop et le tour est joué. La question de la justesse ne se pose jamais. Pas plus de celle de l’efficacité sur le public, de la cohérence avec le personnage ou la pièce jouée. Seul compte, l’émotion (même pour dire : « passe-moi le sel »). Or, une bonne partie des acteurs (et des spectateurs qui les suivent, puisqu’une grande partie de ces acteurs ne sont rien de plus que des spectateurs qui s’émeuvent à leur place) sont des acteurs excessifs. Je me suis prêté une fois à l’exercice, afin d’aller dans leur sens (moi aussi, j’aime expérimenter) : j’ai fait n’importe quoi, mais je m’étais amusé à « ressentir » le plus possible (en réalité, on ne ressent rien, on fait semblant, et plus gros c’est, plus ça passe), et là les compliments avaient commencé à pleuvoir. On se serait cru dans un film de Lars. Bref, tout ça pour dire que ces acteurs non seulement m’insupportent, mais les mauvais metteurs en scène qui les laissent faire ou les encouragent encore plus. Surtout, je les trouve dangereux. À regarder de loin comme ça des acteurs qui hurlent, ça peut paraître anodin. Mais si les émotions peuvent se fabriquer, jouer avec son corps comme d’un instrument auquel on ne prend pas soin, peut réserver quelques mauvaises surprises. Le problème, c’est que bien souvent ces acteurs, dans leurs excès, sont physiquement incontrôlables. Parfois, ils se blessent ou blessent les autres. Quand je vois par exemple l’actrice dans Une vie cachée s’acharner sur une pauvre clôture en bois après avoir raclé de ses mains la terre de rage…, à aucun moment, je n’entre dans son jeu ou ne suis ému. Je me demande juste ironiquement si comme Joaquin Phoenix, la chance de se blesser dans sa furie ne lui permettra pas de glaner un prix d’interprétation quelque part… Non, je n’aimais déjà pas beaucoup ces manières en tant qu’acteur, je ne les cautionne pas beaucoup plus en tant que spectateur. Quelqu’un qui perd son sang-froid, à l’écran ou dans la vie, on le regarde avec distance, pas avec compassion. C’est d’ailleurs tout l’effet que me laisse le cinéma de Malick : une grande et permanente mise à distance. Involontaire cela dit. Je suis bien persuadé que Malick est convaincu que tous ses procédés sont immersifs pour son public. Et sans doute pour certains l’est-il. Pas pour moi.

J’en reste là. Désolé pour l’écriture en montage-séquence. Pas la force de revoir tout ça au montage. Vous auriez mis une petite musique d’accompagnement par James Newton Howard ou Hans Zimmer, et ç’aurait été sans doute une épreuve moins difficile (ou peut-être pas).


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La Fin d’Hitler / Le Dernier Acte / Der letzte Akt, Georg Wilhelm Pabst (1955)

Note : 4 sur 5.

La Fin d’Hitler / Le Dernier Acte

Titre original : Der letzte Akt

Année : 1955

Réalisation : Georg Wilhelm Pabst

Avec : Albin Skoda, Oskar Werner, Lotte Tobisch

Une tension permanente et des acteurs phénoménaux : si Albin Skoda réussit l’incroyable défi d’interpréter Hitler, c’est surtout Oskar Werner qui impressionne. Si le premier joue tout en puissance et en vocifération (sans jamais tomber dans la caricature, joli exploit), le second joue plus en subtilité, en charme, avec une écoute et une imagination assez sidérantes, un charisme aussi, une précision, et une capacité à jouer sur différents niveaux ou tonalité qui me laisse sans voix… Un exercice (c’est un quasi-huis clos) à montrer à tous les prétendants acteurs.

La mise en scène de Pabst est également pleine d’inventivités. Les mouvements de caméra et les gros plans arrivent à illustrer la tension de fin de règne qui souffle durant tout le film. Certaines surimpressions sont magnifiques, tout comme les jeux d’ombre (comme ce visage casqué de soldat placé devant la porte du dictateur s’apprêtant à se suicider et qui restera dans l’ombre). La dramatisation en revanche de l’inondation de la station de métro est probablement de trop, laissant penser à une pièce rapportée pour sortir opportunément du bunker (même s’il s’agit d’un fait historique, présenter l’épisode comme un dernier caprice du Führer me paraît bien inutile, le reste parle déjà proprement contre lui).

La musique également est parfois un peu too much, notamment lors du dernier plan : alors qu’ils sentent les troupes soviétiques fondre sur Berlin, les derniers fidèles brûlent en hâte les corps d’Adolf Hitler et d’Eva Braun (cette précipitation était bien assez dramatique pour devoir ajouter une musique sur ce finale). Tout ce qui précède n’en est pas moins un joli tour de force, et ceux ayant le souvenir de La Chute avec Bruno Ganz y retrouveront la même atmosphère à la fois crépusculaire et hystérique. Il faut peut-être aussi apprécier le cinéma tourné comme du théâtre filmé. Difficile de faire autrement. Du théâtre donc, mais également, surprise du chef, un peu de champagne et de danse (plus beau passage du film d’ailleurs).

 


 

 

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Le Traitre, Marco Bellocchio (2019)

Le Traître / Il traditore (2019)
7/10 IMDb

Réalisation : Marco Bellocchio

Plus informatif que réellement spectaculaire ou divertissant. Une reconstitution de l’attentat contre le juge Falcone impressionnante. Et des acteurs bluffants. Les scènes de confrontation sont particulièrement savoureuses.

Le bon point, c’est qu’on échappe à tous les clichés sur la mafia : Bellocchio dit un peu partout dans la presse que ce n’est pas un film glorifiant la mafia à l’américaine et c’est vrai que sur ce point c’est parfaitement réussi. Impossible pour autant de se passer d’empathie à l’égard du personnage repenti grâce à qui le château de cartes s’effondrera, et même si on sent la volonté d’appuyer sur le côté beauf du bonhomme, la mise à distance n’est pas si facile à faire, voire désirable. C’est toute la difficulté de montrer des personnages réels, et réellement détestables, à l’écran.

Le mauvais point, c’est que c’est tout de même réalisé comme un film de télévision : laisser libres les acteurs pour qu’ils puissent s’exprimer, c’est bien, mais si on en donne trop, on ne maîtrise plus rien, et ce sont eux qui dirigent le film. Quand ils sont bons, au moins, ça passe.

 

 


Green Book, Peter Farrelly (2018)

Green Book

Réalisation : Peter Farrelly

Avec : Viggo Mortensen, Mahershala Ali

| Vu le 9 mai 2019 | 8/10

On le sait, le cinéma est affaire de sensibilité. On voudrait croire qu’un film projeté puisse être vu de la même façon par des millions de spectateurs. En réalité, aucun ne voit le même film. Comprendre pourquoi tel ou tel cinéphile adhère ou non à telle ou telle manière de faire reste un mystère, et quand on s’accorde sur un film, on fait encore semblant de nous accorder sur le fond quand on ne le fait en fait que plus grossièrement (ou binairement) : ceux qui aiment, et ceux qui font la grimace. C’est peut-être au fond un peu comme les paires de voyageurs plantés au hasard dans un train ou dans un bus : il n’y a pas de bons et de mauvaises personnes avec qui faire la paire, il n’y a que des individus avec qui on a le plus de chance de s’accorder, et les autres. Les frères Farrelly par exemple, c’est une paire qui en transport en commun m’a paru toujours, moi, bien accordée. Et le Peter seul s’en tire tout aussi bien, peut-être parce que son film traite d’une autre paire, allez savoir. Cela en devient même le sujet du film : savoir s’ils arriveront à s’accorder ou non.

Rien d’original donc dans cette histoire proposée. Une histoire, ça commence, ou c’est, presque toujours, une rencontre. Parfois aussi, une bonne histoire, c’est une histoire qui fonctionne selon le principe du voyage. Ainsi, les histoires de transport en commun, c’est une bonne manière de faire des rencontres : celles qu’on fait avec les autres, qu’on vous impose, que vous pensez choisir, et puis une autre, plus inattendue, plus existentielle, essentielle, celle qu’on fait avec soi-même. C’est dans les grandes occasions, les grands voyages, qu’on se dévoile, qu’on se découvre. Le road movie, une des plus vieilles histoires du monde. Et ça marche autant avec un couple hétérosexuel qu’avec deux paires de couilles (ou de nichons : Thelma et Louise, autre exemple réussi de film de voyage, même si la paire de copines se connaît déjà au début du périple). Ce n’est d’ailleurs pas la sexualité qui importe, parce qu’un peu comme en amour, dans un voyage, ce qui compte, ou plutôt ce qui gagne à être raconté, c’est le parcours : la séduction, le moyen, bien plus que le but, la fin, la destination (qui est presque toujours la même). C’est vrai ensuite que les péripéties souvent mises en œuvre dans ce genre de films manquent parfois d’originalité, mais si ça marche depuis l’antiquité, pourquoi se priver d’une vieille recette de grand-mère qui fait à chaque fois son effet ? Si on reçoit différemment ces propositions de récit, c’est qu’on est tous programmés, et sensibles, à des détails qui nous échappent, qu’on peut éventuellement décoder, et qui sont toujours probablement affaire de mesure. On pourra donc refaire cent fois le même film, avec ces mêmes recettes, qu’on jugera toujours des petits détails faisant la particularité de chaque redite.

Je ne pourrais dire si je suis particulièrement amateur du genre (le road movie), en tout cas celui-ci, oui, me rappelle d’autres opus qui avaient déjà réussi à me combler : New York-Miami, Rain Man pour les deux références les plus évidentes. À chaque fois, un couple improbable, mal assorti et « que tout oppose » en apparence. L’alliance des contraires, le jeu des apparences, ça fait longtemps que les raconteurs d’histoire nous invitent sur ce terrain-là. Des évidences, des bonnes intentions, des espoirs, il y a un peu de tout ça, et personne ne s’accordera sur la qualité des assortiments. Le tout peut-être étant de respecter certaines règles et de ne pas chercher à faire bien original : un coulant au chocolat, ça reste un coulant au chocolat, on l’aime pour le coulant et pour le chocolat, on apprécierait assez peu y trouver du fromage ou de la langoustine. On soigne les détails donc. Et parmi ces détails, certains passent inaperçus quand ils sautent aux yeux des autres : j’ai cru comprendre que certains commentateurs n’avaient pas apprécié l’approche raciale du film, moralisatrice. Peut-être, mais comme chacun fait son film, ce n’est pas ce que j’ai vu : j’aime les rencontres dans les films, les oppositions, les voyages initiatiques seul ou à deux, la question raciale m’a donc paru accessoire, ç’aurait pu être un homo et un hétéro, un golden-boy et un autiste, un major et une mineure, une princesse et un wookie, Misse Daisy et son chauffeur, un rôdeur et un hobbit, un drogué et un cow-boy… peu importe, vu que c’est précisément l’opposition qui fait la saveur, le sel, le point de départ de tout voyage en commun. Alors un Rital raciste et un Noir BCBG, ma foi pourquoi pas. Parce que si la question raciale, moralisatrice, ne m’a pas personnellement choqué, c’est peut-être bien aussi parce que Farrelly a su pas mal la mettre de côté (à moins que ce soit moi). Bien sûr que c’est le sujet. Un sujet… un peu comme un vernis posé sur une planche : l’ossature, elle, est toujours la même. Et cette couche de vernis, aux colorations certes très classiques, elle ne m’a pas dérangé tant qu’on m’a réussi à ne pas me faire quitter des yeux la poutre qu’on agitait devant moi… Et la poutre, cette fois-ci, c’est le jeu d’opposition constant, appuyé, entre les deux personnages principaux.

Le film n’est pas sans défauts (visibles), et ils sont sans doute inhérents au contexte dans lequel il a été tourné : oui, c’est un film hollywoodien, mais Hollywood, c’est peut-être là aussi où sont le plus souvent le mieux écrits ce genre de concepts. L’Amérique, de par sa géographie, est propice à ce genre d’histoires. Disparités culturelles, ethniques, sociales, et de grands espaces parcellés d’îles homériques ou d’auberges tolkienniques. Alors la musique peut parfois être un peu forte, donner trop clairement le sens du vent émotionnel, elle s’écaille devant mes yeux assez vite pour que je puisse profiter à plein du bois dont je me chauffe, celui, poutrement plaisant, (ré)chauffé par ce fou de Peter, et qui consiste, rien de plus, qu’à chanter un vieux refrain qui me plaît. Comme le disait feu Chewbacca, dans un grognement, en réponse à la princesse qui s’étonnait de la rusticité du transport en commun qui devait les ramener à bon port : « Ce sont les vieilles casseroles qui chantent la meilleure soupe. » Ou quelque chose comme ça.

 


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L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu, Andrei Ujica (2010)

L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu

Autobiografia lui Nicolae Ceausescu Année : 2010

4/10 IMDb

 

Réalisation :

Andrei Ujica

archive.ro…

Aucun travail éditorial (si tant est qu’on puisse parler pour un documentaire de travail éditorial) : on assiste juste à un montage d’images d’archives sans autre cohérence que chronologique ayant pour sujet Ceausescu. À peine voit-on quelques images du procès expéditif qui introduit et conclue le film, un peu comme pour en accentuer l’effet spectaculaire déjà connu de « l’histoire officielle » servie alors sur les écrans de télévision. Je ne vois donc pas bien l’intérêt. On en ressort avec un peu d’empathie pour le dictateur, c’est dire si l’effet produit est pour le moins étrange et laisse comme un arrière-goût d’inabouti.

On peut même dire que ces trois heures d’archives sont pénibles à voir, autant que pourraient être celles passées par un documentariste ayant visionné bout-à-bout trois heures de rushes aux archives de la télévision locale…

Les plus adroits y auront sans doute vu un sens caché et imaginé voir une sorte de génie à nous exposer ici certains signes, sauf qu’on aura très franchement bien du mal à me convaincre d’y voir autre chose que ce qu’un ordinateur aurait pu tout aussi bien monter…


 


Jeanne d’Arc, Cecil B. DeMille (1916)

Note : 3.5 sur 5.

Jeanne d’Arc

Titre original : Joan the Woman

Année : 1916

Réalisation : Cecil B. DeMille

Pour mémoire :

— L’époque est au montage alterné et à la fresque historique, l’année où Griffith s’essaie au montage parallèle avec Intolerance. DeMille mêle une poignée d’actions simultanément, séparées spatialement de quelques mètres. Son recours au plan précédent faisant passer le montage alterné comme simple procédé pour accentuer l’intensité est parfois un peu facile (revenir au plan précédent, si c’est pour montrer strictement la même action dans sa continuité, c’est là que le montage alterné semble revenir en arrière et manquer d’efficacité, mais ça reste rare ici ; si on reprend également exactement dans la précédente continuité, le principe du ‘pendant ce temps’, ça ne marche pas, car il faut pour cela couper les fractions de seconde écoulées lors du plan de coupe — pas toujours respecté ici).

— Respect quasi permanent du principe du « une idée un plan » (une action dans un plan consiste à montrer, le temps de ce plan, le début d’une action jusqu’à sa fin, ou, si celle-ci est longue et descriptive, ne la montrer qu’une poignée de secondes).

— Quelques champs-contrechamps parfaits et avec raccords (dont un situant la caméra en hauteur et en plongée, l’un des personnages étant sur un cheval et en regarde un autre de haut).

— Des raccords plus ou moins dans l’axe. Quelques faux raccords dans le mouvement et des combinaisons d’axes aléatoires (typique quand un plan rapproché est monté et introduit à l’intérieur même d’un plan maître, comme un cheveu arrivant sur la soupe ou un plan monté sortant d’un autre film).

— Usage dominant des plans américains auxquels se collent parfois des rapprochés au niveau de la taille.

— Surimpressions inventives pour les visions de Jeanne.

— Pantomime un peu lourde et une Jeanne sans charme.

— Grande inventivité à la fois en termes d’actions descriptives et en choix des cadres pour les scènes de foule ou pour les plans d’ensemble (on parle bien de Cecil B. DeMille).

— Une version romantique amusante un peu blasphématoire, mais censée réveiller l’élan patriotique des alliés face aux méchants envahisseurs allemands. La ficelle est grosse, mais c’est conforme aux élans, là, mélodramatiques, de l’époque.

— Notons aussi que malgré les considérations auteuristes actuelles, c’est aussi à cette époque la mise en place par la Paramount de ce qui est devenu aujourd’hui une évidence qu’on croirait presque l’héritage d’une longue histoire : le star-system. Sur l’affiche, le nom de l’actrice (inconnue aujourd’hui) est plus grand que le titre du film (ou que celui du réalisateur). Titre qui d’ailleurs traduit en français ne respecte pas la nature du film volontairement révisionniste et propagandiste.

— À signaler aussi que les extérieurs pour ce type de productions ont définitivement établi leurs quartiers à Los Angeles : le film a été tourné dans le parc en banlieue de la ville où Griffith venait de tourner Naissance d’une nation : le Griffith Park (sans aucun rapport avec D.W. d’ailleurs).


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1916

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From the Journal of Jean Seberg, Mark Rappaport (1995)

Note : 4 sur 5.

From the Journals of Jean Seberg

Année : 1995

Réalisation : Mark Rappaport

Film-essai touchant, parfois brillant, prêtant à l’actrice, puisqu’on assiste comme le titre le laisse entendre au récit de son journal fictif, une certaine dose d’autodérision. La force de l’aphorisme filmé, « à la Godard »,

Parce que comme chez Godard, la rhétorique est toujours plus forte que la vérité, que les diverses assertions… La tentation de certains qui se prennent parfois un peu au sérieux. On triture la matière du réel pour en présenter une histoire, plus jolie, plus touchante ; on tord le sujet à son profit en le reléguant au rang d’objet.

Ç’aurait été plus simple de faire une biographie bien sûr, même avec des images d’archives, mais c’est tellement plus « arty », gartyfiant, d’écrire un texte (une dissertation presque) dans lequel on se prend au « je », et où on imagine ce qu’aurait pu nous dire Jean Seberg de sa carrière après son suicide. C’est plus là l’œuvre, ou la démarche, d’un cinéphile énamouré d’une des icônes du cinéma, que d’un critique ou d’un essayiste ; et c’est aussi sans doute ça qui est appréciable dans cet étrange objet filmique (en plus des véritables talents d’écriture et la fantaisie de Mark Rappaport).

Le parallèle avec Vanessa Redgrave et Jane Fonda est bien vu, cependant on aurait tort d’y voir autre chose qu’un simple « truc » reléguant la démarche au niveau précisément de la fantaisie, et qui ne peut être acceptée qu’à partir du moment où on se prête au jeu d’un journal écrit par Jean Seberg. Aucune pertinence historique dans cette mise en parallèle (quoique, les similitudes sont nombreuses, voire les coïncidences, qui à elles seules mériteraient certainement un film, pour l’anecdote au moins), mais un simple prétexte à évoquer les sujets de la vie de l’actrice.


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Trois Places pour le 26, Jacques Demy (1988)

Trois Places pour le 26

5/10 IMDb

Réalisation : Jacques Demy

Une histoire du cinéma français

« De Montand on pouvait niquer sa fille sans que ça pose aucun problème… »

Voilà comment pourrait être sous-titré le film. La légèreté douteuse de Jacques Demy… En somme, c’est Peau d’âne + Œdipe que Demy tente de nous faire passer pour quelque chose de fun… L’inceste est un vrai sujet de film qui ne peut être accessoire autour d’une vieille histoire d’amour et d’un film sur l’ambition (ou sur l’arrivisme). Traité par-dessus la jambe, ça devient vulgaire. Surtout quand la trame est ainsi cousue de fil blanc, quand on voit le truc consternant arriver bien avant, et quand on y fonce droit. Des petits cris quand les masques tombent, et là où commence Œdipe, Demy lui finit son spectacle d’un haussement d’épaules :

« Mais voyons, c’est pas grave : c’est fou ce que tu ressembles à ta mère. »

Sinon, (mauvais) hommage aux rehearsal movies de l’âge d’or. On n’aura finalement qu’une confrontation entre Montand et Françoise Fabian (Dieu qu’elle est belle), pas assez pour créer une tension, évoquer les souvenirs, les problèmes, se moquer de l’autre, etc. Quant à la partition purement rehearsal, c’est complètement raté : la fille remplace au pied levé la comédienne prévue, et peu alors de rebondissements suivent.

Exploitation lisse et maladroite. C’est vrai aussi que ce qui est apprécié chez Jacques Demy, c’est son amateurisme, sa naïveté. On y retrouve d’ailleurs pas mal de Golden Eighties tourné deux ans plus tôt par Chantal Akerman.


Trois Places pour le 26, Jacques Demy 1988 | Renn Productions